dimanche 3 mars 2013

Le Couquiou épisode 2.



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Le baron Jean-Louis d’Arthémond, quarante-cinq ans, propriétaire de la métairie Saint-Joseph et chasseur invétéré, habitait une vaste propriété mal entretenue, un peu délabrée, avec sa femme Julie, trente-neuf ans et ses trois enfants, Dominique, l’aîné, dix-sept ans, Lucille, onze ans et Paul, le benjamin, neuf ans. C’était un homme imbu de sa personne, qui regrettait l’ancien temps et méprisait la paysannerie. Il n’était guère féru d’idées nouvelles, ni en matière agronomique, ni sur le plan social. Ce fieffé conservateur tolérait à peine que son épouse fût d’origine roturière, et n’avait pas scolarisé ses enfants à l’école publique, préférant un lycée privé pour Dominique et de dispendieux répétiteurs, maîtres d’études et répétitrices pour les deux cadets.

La famille d’Arthémond possédait deux bibles : la Vulgate catholique et L’Encyclopédie familiale des éditions Larousse, un gros volume relié en noir, édition 1951,
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 qui serinait entre autres que l’enfant était le but de la famille. Cet ouvrage commençait judicieusement par une citation érudite tirée du Bourreau de soi-même de Terence : Homo sum, humani nihil a me alienum puto. Il fallait, pour résoudre le moindre problème du foyer, consulter obligatoirement ce machin, afin d’y rechercher une solution idoine. L’intransigeance du baron s’étendait à la tenue : il interdisait à Lucille de porter des pantalons en hiver et des shorts l’été ; la fillette devait se contenter de robes à smocks, toujours les mêmes, à manches longues lorsqu’il faisait froid, courtes et ballons quand le soleil dardait. Mais maman acceptait qu’elle arborât des vestes ou cardigans et qu’elle mît de temps à autre des jupes plissées à carreaux. Le port des socquettes et des chaussures vernies à brides, surtout le dimanche à la messe, faisaient partie de ses obligations vestimentaires. De plus, Lucille s’était vue imposer la persistance de l’usage des rubans dans les cheveux, qu’elle nouait à ses nattes ou couettes châtains quoiqu’elle se trouvât grande pour ces parures. Elle rouspétait, avant d’obéir. Dominique et Paul s’avéraient à peine mieux lotis : blazer et cravate, sans omettre les culottes courtes pour le plus jeune, étaient les seules toilettes tolérées, chez un père à principes pour qui il était normal de ne jamais apparaître débraillé, fût-ce à bord d’un yacht de plaisance (qu’il ne possédait pas). 
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La demeure, à l’aspect de vieux manoir, située à plusieurs kilomètres de Châlus, là où un carreau fatal d’arbalète avait mis fin à l’existence du roi Richard Cœur de Lion, paraissait assez datée, bien que sa construction remontât à peine à l’époque romantique. Elle comprenait une volière et un pigeonnier, vestiges, reproduits avec exactitude, avec une historicité confondante, de ces manifestations et affirmations du pouvoir nobiliaire d’avant 1789. Les pièces en étaient vastes et fraîches, difficiles à chauffer ; les plafonds hauts et rustiques, afin de leur conférer une allure limousine, ou de terroir, comportaient des solives d’un chêne vieux et épais, taillé dans la masse, qui avait noirci avec l’âge. Pour parfaire ou aggraver (c’est selon) l’impression de froidure des aîtres, il était coutumier qu’on aérât tout en grand dès potron-minet, sauf en cas d’intempéries (plutôt nivales de préférence). Lorsqu’on lavait les draps – et Monsieur le baron exigeait qu’on les changeât chaque quinzaine – il fallait absolument les étendre au dehors, à même l’herbe, afin qu’ils s’imprégnassent bien de la rosée du matin supposée sentir bon.
Madame la baronne Julie recevait ses amies une fois la semaine ; toutes s’adonnaient à d’homériques parties de bridge ou faisaient des réussites, entrecoupant ces jeux de cartes répétitifs de petites collations où la pingre maîtresse des lieux ne faisait servir qu’un thé de qualité médiocre, accompagné de biscuits et de madeleines un peu rances.

C’était la vie de château de province, en plein Limousin en cours de désertification, renfermée, monotone. Monsieur le baron n’aimait pas la presse locale, trop orientée, trop radicale selon lui : il n’acceptait que Le Figaro, dont, par flemme, il obligeait sa chère épouse à lui en faire la lecture. On avait bien tenté de l’abonner au journal de Clermont-Ferrand, faute d’un autre titre l’agréant (à quoi bon savoir ce qui se déroulait à Limoges, Guéret, Ussel, Millevaches, Tulle ou ailleurs ?), la célèbre Montagne, avec ces textes fameux de monsieur Vialatte, qui toujours se concluaient par un C’est ainsi qu’Allah est grand, mais, comme nous étions en pleins événements d’Algérie et que, parler d’Allah, c’était selon Jean-Louis d’Arthémond prendre position en faveur du FLN, donc des rouges, des Sartre,
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 porteurs de valises et compagnie, et ce, d’autant plus que Monsieur le baron avait jugé le contenu de ce quotidien trop orienté, trop socialiste, l’idée avait été promptement abandonnée, sitôt suggérée. Jean-Louis d’Arthémond se déclarait, par euphémisme, modéré. Usant de la litote, il déclarait qu’il n’était pas mauvais de se dire modéré, car c’était mieux que de se proclamer conservateur, voire réactionnaire. Mieux aurait valu souffrir de lipémie que de voter en faveur d’un parti politique avancé. Il aimait prononcer ce mot modéré en détachant chaque syllabe, presque en l’épelant « mo…dé…ré… » comme dans ces méthodes syllabiques d’apprentissage de la lecture héritées des petites écoles du XVIIe siècle. En fait, c’était bel et bien un fieffé partisan de la réaction, qui regrettait avec amertume la bonne déculottée ou rouste de l’an 40 et portait encore en son cœur le deuil du Maréchal… Il considérait ses métayers comme des moins-que-rien, des propres à rien. Un beau jour, il avait mis la main sur deux des bouquins de son fils aîné, Les Animaux dénaturés de Monsieur Vercors et Balaoo de Gaston Leroux. Bien qu’il jugeât et considérât la science-fiction et le fantastique comme de la sous-littérature de gare, il les avait quand même lus, presque à l’insu de sa femme, comme on le fait d’un écrit pornographique, et il y avait trouvé fort exact le portrait des anthropopithèques, ces grosses brutes poilues mal dégrossies inspirées des Pithécanthropiens qu’il comparait aux blousons noirs, quoiqu’il trouvât rabaissant pour ces hommes-singes javanais primitifs, presque insultant pour eux, de les assimiler à cette chienlit moderne droguée au rock n’roll.

En dehors de quelques sorties équestres où Lucille pouvait arborer tout son soûl son unique toilette culottée et d’une chasse ou deux à la saison idoine, on s’ennuyait donc ferme chez les Arthémond. Outre les chiens rabatteurs de gibier, des braques surtout, à cause d’une allergie atavique de Lucille aux poils mi-longs des setters, les pigeons et les chevaux, le seul autre animal toléré destiné à agrémenter l’intérieur de la demeure était un jacquot gris du Gabon, qui amusait les enfants du babil éraillé de son bec d’où parfois s’extirpaient des jurons de vieux loup de mer. Pas de cinéma, pas de télévision, dans la province qui plus était la moins bien lotie en musées intéressants, à l’exception de celui des faïences et émaux de Limoges. Le père tout-puissant n’acceptait que la radio ; encore s’agissait-il d’un vieux poste d’avant-guerre, d’une de ces fameuses boîtes à jambon. Les trois enfants, pour égayer la demeure, avaient puisé quelques idées divertissantes dans L’Encyclopédie familiale Larousse, notamment, parmi les choses de l’esprit : il s’était agi de monter un petit spectacle théâtral, point trop ambitieux, peu susceptible de polémiques et de progressisme non plus, car le dramaturge choisi avait soutenu Pétain. C’étaient les piécettes sans prétention de Léon Chancerel
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 qui avaient obtenu les faveurs de Dominique, Lucille et du petit dernier. Ainsi, pour L’Impromptu du Médecin, au titre très moliéresque et archaïque, les idées de maquillage du personnage de l’homme sain avaient été puisées dans les pages cornées du gros bouquin pesant. L’Encyclopédie familiale citait d’ailleurs en exemple les œuvres du sieur Chancerel, suggérant qu’elles étaient simples, faciles à jouer, à mettre en scène … Elles ne sollicitaient pas le cerveau, ne poussaient guère à la réflexion existentialiste sur la condition humaine, sur l’être et le temps, l’être et le néant ou l’Homme coupe-papier de Dieu, comme toutes ces salauderies parisiennes modernes de Sartre, Camus, Ionesco, Vian, Adamov, Audiberti
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 et consort, le seul auteur moderne acceptable par les Arthémond étant Sacha Guitry. Ainsi, tous compensaient l’ennui par ces activités palliatives de l’esprit.
Bien que l’on s’ennuyât, que toute l’existence des Arthémond fût bercée par le doux balancement ronronnant de la vie désœuvrée caractéristique de la province profonde – le fort répulsif Massif Central – l’esprit d’aventure parvenait tout de même à habiter les deux garçons du couple. Ils se consolaient aux exploits des grands explorateurs ou des navigateurs du passé ancien ou proche, des Cabral, Magellan ou Gerbault, faisaient leur ordinaire des Conquérants d’Heredia, songeaient sans cesse à la recommandation de Baudelaire homme libre, toujours tu chériras la mer. Pour ce qui concernait les terres émergées, l’enfer vert sempervirent amazonien avait leur préférence. Dominique rapportait à Paul les récits de voyages du colonel Fawcett, de Jules Crevaux, de Raymond et d’Edgar Maufrais, père en quête de son fils ; il ne chicanait pas, ne bluffait pas aux évocations – à peine fantasmées – de la luxuriance de la forêt prétendue vierge, de sa faune incroyablement riche, de la jungle sud-américaine peuplée de coupeurs et réducteurs de têtes hostiles. Paul s’abreuvait aux pages de Jules Verne, aux romanesques péripéties de La Jangada, du Superbe Orénoque… Il s’imaginait en aventurier, se frayant un chemin à la machette parmi les lianes enchevêtrées, égaré dans cette forêt profonde virtuelle, intangible et impalpable, surgie de son imaginaire, forêt peuplée de cris et de bruissements, qui vous enivrait de ses odeurs entêtantes de végétaux croupis, sa chemise déchirée collante de transpiration, appréhendant l’attaque des Indiens Piaroas ou Chavantes.
Lucille, quant à elle, rêvassait contes de fées, princesses captives, stupidités infantiles pour son âge… Elle aurait voulu vivre au temps de la princesse de Clèves, dans une cour fastueuse de la Renaissance, en quelque château de la Loire, vêtue d’atours d’une somptuosité inégalée, parée de pierreries, d’hermine et de zibeline. A côté des anciennes princesses, les stars de cinéma lui paraissaient mal fagotées, médiocre et vulgaires.
Dans tous ces jeux, ces distractions sollicitant leur imagination, les trois enfants parvenaient à rejoindre une sorte d’état proche de la félicité, surtout lorsqu’ils en venaient à imiter Les Disparus de Saint-Agil,
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 ce fameux film d’avant-guerre, avec Serge Grave et le sublime Erich Von Stroheim, dans lequel on parlait de la société secrète enfantine des chiche-capons. Il était prévisible que les esprits de cette progéniture, attentistes, en quête de l’inattendu, de l’événement insolite rompant avec un quotidien morne, ne pourraient que se passionner et s’impliquer dans l’enquête consécutive à l’enchaînement de faits, dramatiques et étranges, qui allaient se succéder opinément en cette contrée, faits dont la découverte du cadavre dans le champ par le père Martin servirait de prélude. Le corps de l’inconnu avait été trouvé dans une parcelle de terre arable appartenant au baron d’Arthémond ; cela conduisit les gendarmes à une intromission dans les petites affaires de Monsieur. Ils s’immiscèrent dans la propriété, car il leur fallait percer l’identité du mort, et la raison de sa présence en ce champ. Ils devaient savoir si une disparition était à déplorer parmi les employés de Jean Louis d’Arthémond. On ne pouvait, sans faire preuve d’une insultante indécence teintée de mépris, les qualifier de serviteurs, de domestiques, sans se croire revenu deux cents ans en arrière…

A suivre.
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