mardi 20 mai 2025

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 11 3e partie.

 Cependant, le devoir diplomatique m’appelait. Murat nous informa tous de l’imminence d’un spectacle allant au-delà de la diplomatie. Il ne s’agissait pas de La Scala,

 Description de cette image, également commentée ci-après

 qui pourtant devait donner une représentation d’un opéra de M. Paisiello.

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 Je n’entendais pas grand’chose à la virtuosité de l’opéra italien, bien que notre souverain excellât en ce domaine, attirant à Paris tout ce que la péninsule comptait de jeunes talents tels Cherubini,

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 Spontini et Paër.

 Description de cette image, également commentée ci-après

 Je dus me rendre au Castello Sforzesco,

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 qui devait servir de décor à la démonstration d’El Turco. « Enfin, me dis-je ! Je séjourne à Milan avant tout pour cela. »

Nous prîmes place en la grand’salle du Castello, où autrefois, Maître Léonard avait organisé des fêtes surprenantes au service de Ludovic Le More. Une cinquantaine d’invités privilégiés avait été conviée à la démonstration.

Van Kempelen

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 attendait l’assistance et avait déjà procédé à l’installation du joueur d’échecs.

 Reconstitution du joueur d'échecs

 C’était un homme d’un certain âge qui alliait l’obséquiosité du courtisan à la raideur allemande. Il portait un habit démodé proche de ceux en usage à la cour de Vienne sous feu Joseph II.

 Illustration.

 D’emblée, la mécanique d’exception exerça sur moi une fascination extraordinaire et je ne pus m’empêcher d’en observer tous les détails, toute la somptuosité orientale.  Demeurant à peu de distance de l’objet fabuleux dans l’attente que l’hôte nous invitât à nous asseoir, j’exhibai un face-à-main de théâtre et commençai un examen discret. Quelques dames s’approchèrent et la galanterie, me distrayant quelques instants, m’imposa le baisemain. De même, un autre loyaliste notoire, inopinément présent pour « espionner » Murat, le détestable Blacas, ce mielleux favori du comte de Provence, cet exécuteur des basses œuvres loyalistes, s’inclina devant moi, me saluant en hypocrite patenté. Qui se ressemble s’assemble : Chateaubriand et Decazes se tenaient à proximité, tels une coterie, tandis que le lieutenant Beyle demeurait à distance. Les mondanités furent entrecoupées d’observations admiratives de la chose, d’exclamations de ces dames, quoique Van Kempelen nous interdît de toucher sa « création ».  

Seul le grand Philidor,

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 prétendait-on, eût pu battre El Turco ; cependant, ce champion, musicien et théoricien hors pair, notamment du gambit, était mort, chargé d’ans, à Londres, en 1795. Cette partie de titans du damier, des plus hypothétiques, conjecturale même, n’avait pu se produire car jamais van Kempelen n’en avait fait la publicité, préférant que courût la rumeur de l’invincibilité de son champion artificiel, laissant gonfler sa réputation jusqu’au mythe. 

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Fait curieux : en position de repos, l’automate tenait l’avant-bras droit légèrement relevé, replié au coude, la paume de la main en avant, bien en évidence. Ceci me fit songer à ces statues sacrées d’Asie, des Indes ou d’ailleurs, représentatives du Bouddha.

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 Les adeptes de cette religion qualifient cela de geste de paix. Par conséquent, le turban mahométan ou moghol qui coiffait le joueur jurait avec cette main et la turquerie de l’ensemble me sembla forcée. L’aspect originel de l’androïde ne devait point ressembler à cela. Le costume à la turque qui le vêtait était d’une facture plus récente que le reste. Par-dessus la ceinture damassée du dolman ottoman à brandebourgs brochés de l’automate, une étrange bande de cuir ceignait ses reins. Elle était ornée de symboles sibyllins et je me trouvais trop distant pour que mes yeux pussent en distinguer toute la subtilité. Je déchiffrai pourtant quelques signes, semblables à des glyphes ou idéogrammes mystérieux, toutefois bien différents de ceux qui nous avaient été révélés récemment en Egypte.

 Image illustrative de l’article Écriture hiéroglyphique égyptienne

 Il y avait ce qui ressemblait à une roue dentée aux côtés d’un casque antique de chevalier avec en sus l’écu armorié et l’estoc, ainsi qu’un animal articulé apparenté à une crevette ou à une écrevisse.

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 Ladite bande

 Vue d’artiste d’une Machine de Turing (sans la table de transition)

 entourait toute la taille d’El Turco et fort habile de la vue eût été celui qui aurait été capable d’en faire le tour et de discerner lesdits symboles sur toute la circonférence. C’était là pressentais-je la principale énigme posée par l’automate, la raison primordiale qui poussait notre roi à le convoiter. Je me promis de la résoudre.

Le Baphomet – si toutefois il s’agissait bien de lui – avait connu en plusieurs siècles bien des aléas, des métamorphoses et des remaniements considérables. En cette orée du XIXe siècle, il ne ressemblait plus guère – à l’exception de la ceinture ornée de symboles – aux descriptions des chroniqueurs médiévaux, notamment l’Anonyme de Saint-Flour,

 

 ce moine auvergnat du temps du saint roi Louis IX qui avait rédigé une Histoire de l’Ordre de la Bonne Mort. 

 Statue de pierre peinte au milieu d'un décor gothique.

El Turco jouissait d’une réputation d’invincibilité. N’avait-il pas battu Catherine la Grande en personne ? Ne s’était-il pas mesuré au Prince de Ligne, à l’archiduc Léopold et à Frédéric le Grand, qui, courroucé d’avoir été vaincu par une machine, avait renversé l’échiquier ?

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Afin de ne point mettre en doute qu’il s’agissait d’une mécanique, Van Kempelen, comme avant chaque partie publique, procéda aux préliminaires de présentation et d’ouverture des différents compartiments du meuble sur lequel reposait le jeu d’échecs, ainsi que du dos de son Turc factice, révélant des rouages et engrenages complexes nous fournissant la preuve soi-disant irréfutable de toute absence de supercherie.

Les pièces du jeu ainsi que le damier me fascinèrent encore davantage que l’androïde lui-même. Leur travail était difficile à dater. Les pions noirs paraissaient sculptés dans l’ébène et les blancs dans l’ivoire, cet ivoire - prétendait Van Kempelen - que l’on extrait des dents démesurées des taupes sibériennes

 Dessin d'un mammouth sans trompe vu de profil avec des annotations manuscrites.

 qui, parfois, lors de la débâcle qui suit l’hiver des steppes, surgissent des profondeurs de la terre, si l’on en croit les légendes rapportées par les peuplades iakoutes, tchouktches

1906

 ou toungouzes. Georges Cuvier penchait pour l’hypothèse de momies d’éléphants primitifs piégés autrefois dans le gel et la tourbe.

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 Il avait eu le loisir d’examiner une de ces momies, bien abîmée, mais qui avait conservé des défenses impressionnantes, dépouille qu’un voyageur intrépide avait rapportée de Sibérie centrale jusqu’au Muséum. Une fourrure rousse adhérait encore à la charogne dont les loups et tigres blancs avaient dévoré la trompe. J’admirai en connaisseur la patine de ces pions, patine qui témoignait d’un usage répété. Çà et là, les pièces blanches se mouchetaient de tachetures jaunâtres et de minuscules fissures témoignant de l’ancienneté de l’ivoire tandis que les noires laissaient deviner les veinures vénérables des arbres multiséculaires dont elles étaient issues. Ces arbres avaient en quelque sorte donné leur vie pour que le présent jeu d’échecs fût des plus efficients. On avait sculpté et taillé les pièces afin qu’elles tinssent parfaitement l’équilibre sur l’échiquier et fussent d’un maniement tactile aisé. Le vieux bois comme le vieil ivoire témoignaient de l’ancienneté d’El Turco qui, avant Van Kempelen, avait connu des possesseurs multiples, dont, prétendait-on, Tamerlan et les grands khans Moghols.  

 Illustration.

Quant au damier lui-même, il s’agissait d’un remarquable ouvrage de marqueterie dont la façon témoignait d’une expertise soit rhénane, soit bohémienne, œuvre d’un artisan inconnu ayant peut-être vécu sous la Guerre de Trente Ans. Les carreaux blancs semblaient nacrés et les noirs laqués.

Je n’étais point un néophyte puisqu’en 1785, la chance m’avait été donnée d’affronter Philidor en personne. Je confesse avoir été battu par le champion qui, généreux et magnanime, daigna – peut-être était-ce en raison de mon nom illustre et de mon rang, afin de ne point me fâcher ? – m’enseigner les rudiments du gambit,

 Gambit de Budapest — Wikipédia

 cet art insigne qui consistait à sacrifier des pions lorsqu’il le fallait afin de parvenir à ses fins contre son adversaire, un art dont il fut l’initiateur et le théoricien. Nécessité fait loi, dit-on. Ainsi appris-je de l’auguste bouche et des doigts experts du grand musicien et joueur le gambit de la Dame. N’y voyez point un libertinage voilé, un jeu de mots grivois qui eût enchanté Monsieur de Riquetti de Mirabeau.

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 Mon étude achevée, je rangeais mon face-à-main.

Van Kempelen tapa des mains, invitant le gratin à apprécier le confort des fauteuils et des chaises en plus de la qualité du spectacle. La représentation allait débuter. Je m’assis à deux rangs derrière le prince Borghèse.

 Camille Borghèse

 Joachim Murat, chef de notre délégation, figurait logiquement au premier rang. Bientôt, espérait-il, un royaume à sa mesure serait taillé pour lui. Pourquoi pas celui des Bourbons de Naples qu’il convoitait et comptait rebaptiser royaume parthénopéen ? Neipperg et son ordonnance Apponyi avaient répondu à l’appel de l’étrangeté. Leur dolman rivalisait d’ostension et d’ornements superfétatoires avec celui de Murat en personne. C’était à qui affichait le plus de galons, de brandebourgs et de passepoils, sans oublier les dragonnes des sabres – car ils avaient pris soin de venir avec leur attribut tranchant – qui étaient suspendues en des nœuds complexes, tout comme les glands de leurs bottes à la Souvorov tant cirées à la perfection qu’elles brillaient autant que des psychés, reflétant çà et là des éléments ornementaux du parquet et des pieds des fauteuils sur lesquels chacun reposait. Les pistolets d’arçon et les sabretaches aux courroies ouvragées avaient bénéficié des mêmes soins maniaques. Toutefois, un détail nuançait la somptuosité guerrière des uniformes : le catogan de l’aide de camp Apponyi frisait le ridicule en cela que, à la semblance de ces portraits de profil de Monsieur Toussaint-Louverture,

 Toussaint Louverture

 ce grand rebelle de Saint-Domingue, il pendait, démesurément long et mince, en une torsade si serrée qu’elle rappelait la queue d’un rat blanchie à la chaux, plutôt que la natte tressée d’un mandarin chinois.

De même, Neipperg et Murat, rivaux on ne savait pourquoi, paraissaient s’observer en chiens de faïence, s’épiant mutuellement tout le temps que dura le spectacle.

Après que Van Kempelen eut mis le mécanisme en marche, un curieux tic-tac d’horlogerie se fit entendre. Les engrenages de l’androïde activèrent son bras droit. Finie, la main de paix ! Elle s’abaissa vers les pions. Ce geste était semblable à un défi. Le champion attendait que son premier adversaire se mesurât à lui. Qui donc se dévouerait ? Qui ne se montrerait point pleutre devant l’inquiétante mécanique trop humaine ?

Me préoccupant d’avantage du public, je l’observai, spéculant sur le courageux adversaire potentiel d’El Turco.  La présence du comte di Fabbrini en ce lieu me stupéfia. Etait-ce à dire qu’il me surveillait ? Avant qu’il ne fût assis, il m’adressa un regard noir, comme chargé de reproches et de méfiance. Redoutait-il que je trahisse ma mission et mon roi au profit de tous ces loyalistes de la coterie de Blacas que ce dernier avait eu la goujaterie de me présenter ? Seul Monsieur de Chateaubriand trouvait grâce à mes yeux. Je le savais farouche, ancré dans ses convictions, pétri dans la critique et le reproche, sévère envers l’ancienne famille royale, quelles qu’eussent été les responsabilités et les fautes de Louis XVI – celles-ci étant bien lourdes – dans ce qu’il fallait bien qualifier de coup d’Etat du connétable Buonaparte. Le Bourbon, malgré la mise en garde de ses frères, avait fait preuve de naïveté et de faiblesse. Son indécision – même Henri III avait su faire preuve de hardiesse lorsqu’il s’était résolu à l’assassinat au nom de la raison d’Etat – avait été fatale à son trône. Marie-Antoinette et Madame Royale lui avaient explicitement fait comprendre que, pour préserver son autorité, il eût fallu qu’il agît comme ses prédécesseurs envers Jean sans-Peur, le duc de Guise, Biron et Concini.

 Image illustrative de l’article Concino Concini

 Ainsi s’expliquait l’inimitié tenace de François René de Chateaubriand à l’égard de Louis XVI. Il souhaitait certes un roi légitime, à condition qu’il fût à poigne. Et la poigne s’incarnait pour l’heure en la personne de Napoléon le Grand.

A la parfin, un premier courageux se jeta dans l’arène.

Tour à tour le prince Borghèse, Murat lui-même, divers courtisans jusqu’à Pauline en personne, se mesurèrent, par jeu, à l’implacable mécanisme anthropomorphe. Le spectacle promettait de sombrer dans la monotonie, tant El Turco, affichant une morgue synthétique accompagnée d’une insolence impavide, maîtrisait en un tour de main ses adversaires inconscients et inexpérimentés. Il lui suffisait de quelques minutes et d’une poignée de coups pour les vaincre à chaque fois. A la défaite sans appel de Murat, Neipperg arbora un peu discret sourire. Giovanni Torlonia,

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 duc de Bracciano et comte de Pisciarelli, s’avéra légèrement plus coriace, donnant davantage de fil à retordre au champion. Sans doute ses origines auvergnates, alliées à ses fonctions prestigieuses d’administrateur des finances du Vatican, y étaient-elles pour quelque chose dans sa pugnacité. Torlonia, calculateur comme tout ami du pape, tint une demi-heure – du moins pus-je mesurer ce laps de temps avec ma montre de gousset, sans que je regrettasse ne pas posséder quelque chronomètre qui m’eût permis d’ajouter à la partie le nombre précis des secondes. Certes, le duc de Bracciano s’était concentré sur les pièces, observant attentivement la position de chacune sur le damier avant d’avancer son jeu, mais cela n’avait pas été assez et, après quelques coups hasardeux de l’Italien au résultat desquels El Turco ne perdit pas un pion, comme s’il avait lu dans les pensées de l’adversaire et eût anticipé le moindre geste de sa main droite, il lui suffit de trois autres coups pour terrasser le compétiteur. Penaud, Torlonia abandonna, la mine contrite, son roi et sa reine perdus, sans que je pusse subodorer que cette défaite, aussi glorieuse que celle de La Hougue selon Louis XIV, obérât ses chances d’obtenir sous peu le marquisat.

A suivre...