vendredi 1 mars 2024

Café littéraire : Annie Ernaux : Les Années.

 Par Roger Colozzi.


Annie ERNAUX, au Café littéraire du 29 février 2024, avec Les Années, 2008

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D’un prix Nobel l’autre

 

L’esprit de vengeance, même froide, n’est surtout pas un sentiment de bon aloi, et Annie Ernaux l’utilise cependant pour justifier de son écriture. Et cette écriture apparaît très vite comme un exercice de souffrance et de rumination : « la genèse difficile de presque tous mes livres » (2022), affirme l’autrice et première femme française prix Nobel de littérature en 2022*, à 82 ans, quand « notre » Colette nationale l’aurait mérité, bien plus jeune, et de haute plume !

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Et quand, pour expliquer son travail d’une écriture à la fois « sociale et féministe », elle proclame écrire pour, je cite : « venger [sa] race – i.e. son extraction sociale – et venger [son] sexe », elle ne se souvient pas de la rengaine à la mode : « ...on choisit pas sa famille, on choisit pas ses parents. » Et, poursuit-elle encore : « cela ne ferait qu’un désormais. »

À partir de son « moi » – un ego surdimensionné, ou, inversement, et plus sûrement, hyper-complexé  – la dame d’Yvetot passe à un « surmoi », constitué à l’origine grâce à, ou à cause de, l’identification aux parents, par l’intermédiaire de conflits avec le « moi », des sentiments de culpabilité, lesquels, selon elle, les engendre, englués qu’ils sont dans le navrement (sic).

 Yvetot

Yvetot… Normande donc, tel Maupassant qui y fit un ou deux ans de petit séminaire. Mais aura-t-elle, dans un siècle et plus, toute la notoriété de l’auteur d’Une Vie, œuvre à laquelle d’ailleurs elle se permet pourtant, en passant, une référence ? « P’être ben qu’oui, p’être ben qu’non... »

En réalité, à l’inverse du prix Nobel 1957, lequel parvint, en dépit de ses origines misérables, et avec Le Premier homme (l’œuvre ultime en élaboration, jamais achevée), à sublimer, « orienter sa passion, son art, vers une valeur sociale positive, un bénéfice moral », l’autrice des Années ne parvient pas à une totale résilience ou presque jamais, que très rarement en tout cas.

Dans une double préface (2011-2022) à L’Atelier noir [L’Imaginaire, Gallimard], Annie Ernaux cherche encore et toujours à justifier son œuvre autobiographique, qui se veut faussement impersonnelle et rédigée, précise-t-elle, « dans une sorte d’atelier sans lumière et sans issue, et dans lequel je tourne en rond, à la recherche des outils [pour] le livre que j’entrevois, au loin, dans la clarté (ouf !) ... », quand Blaise Cendrars, lui, autre prix Nobel hautement légitime mais jamais décroché, affirma de son côté, poétiquement universel : « Je tourne en rond dans la cage des méridiens, comme un écureuil dans la sienne... » Lumineux, « sylvain-tessonnien » !

Annie Ernaux, décidément, n’en a pas fini de régler son compte à – ou avec – son passé, à l’écoulement des années – les voilà ! – courant de l’immédiat après-guerre jusqu’à nos jours, années-miroir de ses peines sociales, professionnelles, sentimentales, de genre enfin ; certes, comme l’a écrit Simone de Beauvoir, autre Nobel potentiel à son époque : « On ne naît pas femme, on le devient... », mais alors avec plus ou moins de bonheur, d’épanouissement ! Ce qui est loin d’être le cas de l’autrice de La Honte, 1997.

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Défilent ainsi, par le truchement de photos retrouvées, de notes archivées, les souvenirs du passage des années, de l’après-guerre à 2007, les événements sociaux, politiques, nationaux et mondiaux, les mœurs enfin, que le lecteur (la lectrice) retrouve pour les avoir simultanément connus, vécus. Trop vite, hélas ! Le temps fuit, passe... 

Et, revenant sur cette manière d’écrire, voulue impersonnelle, peu inventive, plate, neutre, l’écrivain Philippe Pichon de conclure son article du mois par : « La Chatte de Colette nous manque. Pas celle de madame Annie. » [Service Littéraire, n° 177, janvier 2024 : La vie est un roman. Ernaux ou l’écriture du degré zéro.]

 

Place à la discussion...

Roger Colozzi

 

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* Selon les termes de l’Académie suédoise : « pour le courage et l’acuité clinique avec lesquels elle révèle les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle. »