samedi 4 mai 2013

Le Couquiou épisode 6.



Les gendarmes étaient venus interroger Jean-Paul Consac à l’hôpital, lorsque le médecin avait jugé qu’il était en état de parler. Ses propos allaient être rapportés par tous les quotidiens locaux et par Le Figaro. Ils s’avérèrent incohérents, bourrés de surnaturel et de superstition ancestrale paysanne.  

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Le blessé demeurait en observation, séjournant dans la seule structure hospitalière correcte de la région, à Limoges même. Le gouvernement gaulliste planchait sur une réforme indispensable de modernisation des hôpitaux français, qui accusaient un retard conséquent par rapport à ceux de nos voisins britanniques et ouest-allemands. Les indignes salles communes où, il n’y avait pas encore si longtemps, des bonnes sœurs infirmières s’affairaient, ces vestiges d’un passé révolu synonymes de mouroir infect, à l’odeur prégnante de désinfectant, où les germes nosocomiaux se propageaient avec une facilité déconcertante et inacceptable pour une France moderne, cèderaient enfin la place à une structuration plus alvéolaire, plus individualiste, plus hygiénique et sûre, en chambres pour seulement deux-trois patients, isolant mieux les malades de la contagion infectieuse que ces ridicules rideaux de lits insuffisants pour assurer l’intimité des parfois moribonds. Cela lorsqu’on ne s’en débarrassait pas purement et simplement, lorsqu’on ne les jetait pas inhumainement dehors pour désencombrer la place, afin qu’ils aillent mourir ailleurs, chez eux, en toute tranquillité
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Ce n’était pas le cas de Jean-Paul Consac. Il était certes sur la bonne voie, mais avait besoin d’un soutien psychologique. Il fallait qu’il se fît à l’atroce mort de sa femme, dont ces satanés officiers de police judiciaire, lui imposaient, pour les besoins de l’enquête, de ressasser les circonstances. L’ordre faisait son travail, et on manquait bien sûr de psychologues dans les hôpitaux, mais aussi à l’école, où les camarades de classe de Marc et Aglaé Consac s’acharnaient à les accabler, sans aucune compassion. Méchanceté de l’enfance innocente… Jean-Paul était atterré, anéanti par la perte de Jeannine. Il pleurait aussi celle du troupeau, de Julienne, de toutes les autres vaches. Accompagné de deux gendarmes auxiliaires, dont un chargé de la sténo, le brigadier Dullin, qui le questionnait, s’imposait l’obligation de faire preuve de tact ; on ne guérit pas comme ça d’une plaie psychique. Les gendarmes devaient éviter un sacré écueil, empêcher que l’atmosphère de cet interrogatoire d’un témoin sur un lit d’hôpital tourne à une mauvaise dramatique policière télévisée avec Raymond Souplex
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 ou au roman noir américain de gare mal traduit en argot. L’homme allongé devant eux arborait encore tous les stigmates de son épreuve. Les corvidés fous lui avaient occasionné des blessures profondes au cuir chevelu, au front, au menton et aux bras. C’était miracle que les yeux eussent été épargnés, qu’ils aient échappé à l’acharnement des becs. Le crâne, le visage, les membre de la victime émergeant des draps blancs, étaient couverts de bandages de gaze, de pansements épais, renouvelés avec constance. Tel quel, le blessé rappelait cette photo de Léon Blum alité, la tête bandée et tuméfiée, après son odieuse agression par les camelots du roi en 1936, lors des obsèques de Jacques Bainville.
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 Essayant de surmonter sa peine irrémissible, monsieur Consac, balbutiant avec difficulté plus qu’il ne parlait, en mêlant son français d’expressions patoisantes, appuya sur l’aspect surnaturel de l’attaque, comme le père Martin, en témoin indirect, avant lui.  

« Vous nous dites que les nuées d’oiseaux semblaient agir de manière coordonnée, délibérée.
- Ben… C’est…comme s’ils étaient télé…télé…
- Téléguidés, n’est-ce pas ?  compléta le brigadier Dullin.
- Co…comme s’ils obéissaient à que’que chose ! Ou à que’qu’un ! Un matagot, peut-êt’ ben ! C’est un sorcier, un chat sorcier, un garou ou j’sais pas quoi ! J’ai cru bien voir des bois de cerf dressés dans un fourré, qui dépassaient.
- Attendez, vous parlez de garou, de chat… Vous allez au cinéma ?
- Jamais, m’sieur le brigadier !
- Parce qu’on croirait, à vous entendre, qu’un loup-garou ou un homme métamorphosé en chat-sorcier aurait tout fait, aurait commandé aux oiseaux, comme dans un mauvais film d’horreur anglais ou américain. Or, vous vous contredisez : vous avez déclaré : bois de cerf.  
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- J’ai pas causé d’un homme transformé en chat ou en loup. Que’ques minutes avant qu’j’aille à la rescousse de ma pauv’Jeannine, alors que j’travaillais là-bas, aux emblavures,  à surveiller si les semailles elles étaient bonnes, ben enfoncées dans les labours, si l’épouvantail il tenait ben et faisait son office d’effrayeur à oiseaux, j’ai entendu comme une espèce d’brame !
- Cet été, vous avez été négligent. Vous n’avez pas procédé au débroussaillage des entours du champ comme l’ordonnent les arrêtés municipaux. Le garde champêtre aurait dû vous verbaliser. Ce qui fait que n’importe qui pouvait se dissimuler dans les taillis, homme déguisé en cerf ou autre.
- Pas n’importe qui ! Une chose, ou ben…un êt’ maléfique ! Il veut la mort du grain, que les oiseaux le bouffent ! Qu’ils nous bouffent tous ! C’est un nécromant, pour sûr ! Il a jeté un sort sur toute la contrée ! Il veut not’ruine ! Not’ malédiction ! Il va encore frapper !
- Vous vous exaltez trop, monsieur Consac. Conservez votre calme, ménagez-vous. » 
L’infirmière préposée aux soins du blessé s’approcha, inquiétée par son agitation. La santé du témoin importait autant que la résolution de l’affaire. Dullin allait devoir mettre encore plus de gants s’il voulait éviter le blâme de sa hiérarchie au cas où Consac craquerait. Il savait ces cul-terreux, ces métayers et fermiers, habités par un caractère un peu prolétaire et séditieux, tout comme les ouvriers porcelainiers proches. Ils pouvaient fourbir leurs fourches, leurs faux et leurs fléaux à la moindre rumeur parisienne lésant leurs intérêts séculaires. Sans oublier qu’il leur arrivait de braconner de temps à autre, comme des Raboliot, pour enrichir leur souper. Ils s’arcboutaient au droit de chasse, privilège égalitaire acquis de haute lutte depuis 1789, ce qui leur permettait la possession légitime de fusils. De plus, ils voyaient d’un mauvais œil la perspective du Marché commun, qui leur imposerait productivisme et modernisation forcée. Ils alliaient le conservatisme, le traditionalisme et la superstition la plus obtuse à un esprit vindicatif, solidaire, communautaire et coopératif certain, à une conscience aiguë de l’injustice. Une fois le problème des événements d’Algérie réglé, le pouvoir du Général saurait y mettre bon ordre. Le vote paysan était crucial. On le savait depuis 1848.
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Et on devrait malgré tout rédiger le rapport, dresser procès-verbal, transmettre au parquet  toutes ces assertions, ces accusations irrationnelles, toutes les calembredaines de ce Consac ! Le choc traumatique n’expliquait pas tout. Qui était l’accusé, ce « monsieur X », ce « sorcier » aux andouillers de cerf ? Un être impalpable, surnaturel, capable de se transmuter en animal, une créature de film d’horreur bon marché et risible ? Ou, plus raisonnablement, si les oiseaux agissaient de leur propre gré, cela voulait dire que quelque chose avait déréglé leur instinct. Avec toutes ces bombes atomiques… Peut-être bien que l’explosion du Sahara, l’hiver dernier, y était pour beaucoup…
Dullin ne put tirer davantage du blessé. L’infirmière pria les gendarmes d’en rester là. Il y aurait des fuites dans la presse, à la radio, à la télévision peut-être, malgré le secret de l’instruction. Ça serait tout bénef’ pour les plumitifs de messieurs Lazaref, Amaury, Beuve-Méry et consort, qui joueraient le rôle de la caisse de résonance, médiatiseraient ce fait divers à outrance, menaçant à terme l’ordre public et la crédibilité de la France. Le brigadier Dullin imaginait déjà dans La Montagne la parution d’un billet railleur, d’une chronique satirique signée Alexandre Vialatte, qui, sur un ton voltairien, ironique, conclurait immanquablement par la formule habituelle : Et c’est ainsi qu’Allah est grand. Pourquoi pas, après, une manchette du Canard enchaîné avec ses calembours douteux, dénonçant l’impuissance des autorités à prendre la main dans le sac ce dresseur d’oiseaux nécromancien ?  
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Le brigadier Dullin était las. Sorti de l’hôpital, il vint s’adosser à la portière passager de la fourgonnette 203 noire de service et, la visière du képi négligemment relevée, alluma une Gitane. Notre gendarme prit le temps de fumer, décompressant enfin. Il semblait contempler les volutes de fumée blanche s’élevant, puis s’effilochant dans l’air rafraîchi de l’automne. Ceux qui prenaient ses ordres, expectatifs, le laissèrent se délasser. Le mégot consumé, il l’écrasa sur l’asphalte du talon de sa botte droite. Ayant repris du poil de la bête grâce à ce stimulant tabagique, il dit à ses hommes :
« On y va, les gars. On va dresser ce f…tu procès-verbal d’enquête.
- Chef, on reprend telles quelles les paroles de ce fou ? J’ai tout sténographié mot pour mot.
- Négatif Bréjoux ! On édulcore, on atténue le trait, et on envoie le tout, bien ficelé, au procureur ! »  

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Il triomphait, une fois de plus. Empli d’allégresse, il en riait. La Nature, à laquelle il commandait, venait de tailler des croupières à cette fausse civilisation usurpatrice des pouvoirs divins de la Terre ancestrale des chasseurs-cueilleurs. Ces descendantes d’aurochs dénaturées, dégénérées, cette femme aussi, avaient payé. Justement, légitimement. Maintenant, il était en quête de sa prochaine victime, afin d’assouvir, de parachever sa vengeance. Jamais rassasié, jamais satisfait. Il luttait, seul contre tous. Il voulait que se restaurât le Règne divin de l’Ancien Monde symbiotique, quand l’Homme-simien-redressé-érigé aux peaux de bêtes appartenait à la Terre, quand il s’excusait auprès du gibier sacré d’avoir dû le tuer pour vivre, pour s’approprier son Pouvoir. Ici, les proies différaient : il ne pouvait les consommer rituellement. Au contraire, il devait se prémunir du sang et de la chair des autres, impurs, souillés par les engrais imposés à la Terre, par la consommation illégitime de ses fruits, empêcher qu’ils le contaminent. Obvier par conséquent à tout contact direct avec l’impureté des corps des soi-disant civilisés et de leurs esclaves avilis qu’ils appelaient bétail… 
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C’était pourquoi il châtiait toujours ses ennemis par l’intermédiaire des représentants fauniques de la Nature. Il maîtrisait trois des quatre éléments : feu, eau, terre. Ses alliés détenaient le Pouvoir sur le quatrième, l’air.
Clairvoyant, il eut une révélation, une illumination. Ses yeux médiumniques luisirent dans les ténèbres. Il sut qui frapper la prochaine fois. La Terre-Mère le lui ordonnait. Il lui obéissait, en bon serviteur de la Déesse originelle. Il ferait ce que devait...afin de La satisfaire. Il repartit de sa tanière, de sa bauge, par-delà de nouveaux monts, de nouveaux vaux, réincarné en l’Esprit animal adéquat, transmuté, vif, surpuissant. Afin de frapper et vaincre encore, de sacrifier les victimes expiatoires à la Mère de toute chose. Leurs chairs viles et traîtresses seraient rachetées, rédimées, sanctifiées par la propitiation, par l’Offrande nouvelle. Il était, s’était décrété Vie et Mort…

 A suivre...
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