samedi 20 mai 2017

Cybercolonial 2e partie : Du rififi à Kakundakari-ville chapitre 19 10e partie.



Elle titubait, vacillait comme une ivrognesse ayant abusé du sirop de crapule des barrières comme au temps de la jeunesse de Frédéric Tellier. Ses yeux papillonnaient, avaient du mal à focaliser, bien qu’elle parvînt à distinguer les jacquemarts munis de leur maillet et accoutrés de leur ridicule pagne de peau de bête. Rien n’avait changé, nul événement remarquable n’avait eu lieu. Séléné toujours à sa place illuminait d’un halo blafard la cloche et les deux automates de maures dont la pruine de vert-de-gris n’avait pas évolué d’un iota. De fait, les aiguilles de l’horloge ne s’étaient avancées que de trois petites secondes alors que l’impression d’un écoulement d’éternité subsistait dans la conscience de la poétesse.
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Toujours dressé devant elle, plus ironique que jamais, Dan El fixait son adversaire. Oscillant dans un état intermédiaire entre le songe mortifère et la conscience, la jeune femme voulut recommencer le combat, brandissant à nouveau sa main gauche au doigt serti de l’anneau dont elle espérait qu’il jetât son feu en direction de l’Expérimentateur. Or, elle ne put qu’esquisser ce geste car elle constata avec effroi que la Chevalière du Pouvoir, à demi fondue, s’était amalgamée à son annulaire. Plus jamais, elle ne pourrait l’ôter, le bijou faisant partie d’elle, à moins quelle acceptât une mutilation radicale et irréversible. Elle n’était hydre ni lézard. Cet amalgame, cet alliage inédit de chair, d’os et de métal, représentait une osmose, une symbiose mimétique et symbolique de sa défaite. C’était une adhérence insane, comme un ongle incarné poisseux, empoicré d’ichor, suintant de chancissure. Cela l’affectait, la flétrissait telle la marque fleurdelisée au fer rouge du bourreau sur Madame de La Motte.
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Mais Madame de Saint-Aubain refusait encore de se soumettre, de se résigner à cette meurtrissure. Malgré sa pugnacité, elle payait là le prix de son obstination déraisonnable. S’approchant encore davantage de la cloche aux jacquemarts, s’y accolant presque, lors que l’heure de la sonnerie allait retentir dans la nuit, nu-tête, échevelée, elle jeta :
« Tu n’es pas Pan Logos, tu m’as trompée ! »
Rien ne permettait d’endiguer son exaltation destructrice. En un geste de désespoir renouvelé, Aurore-Marie s’entêta, pointant encore son doigt monstrueux, horrible squelette carné de métal fondu, tendu en direction de son ennemi, lui hurlant son invective haineuse.
Sa voix se faisait vulgaire, goualeuse, méconnaissable, transfigurée en son contraire ; la possession d’A El avait repris son œuvre après quelques pérégrinations quantiques.      
- Pan Chronos, Pan Phusis, Pan Zoon ! Ralliez-vous à moi… Débarrassez-moi de ce faux Père, de ce faux dieu ! Tuez le faux dieu, oui, tuez-le.
Notre furie renouvela sa psalmodie absurde en latin de cuisine.
Daniel, goguenard, interrompit cette invocation ridicule, cette récitation d’aliénée qui, désormais, résonnait telle une imprécation. Or, ces paroles n’avaient strictement aucun effet sur lui.
- Madame, répliqua le Préservateur avec un flegme de façade, se retenant de rire, votre vision de l’Evolution est erronée. Trop linéaire, trop anthropocentrique, trop vertébro-centrée, trop mammalienne… comme l’aurait écrit le grand paléontologue américain Stephen Jay Gould. En votre énumération stérile et dérisoire, où donc sont passés Echinodermata, Mollusca, Insectia, Arthropoda, Crustacea, Vermis et d’autres ?
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Le visage empourpré par la colère et l’incompréhension, la poétesse fixait toujours Dan El qui, hilare, avait envie de jouer avec cette poupée ridicule.
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Mais, à l’instant, la cloche fut frappée. C’était à croire qu’un enchantement avait ensorcelé les jacquemarts. Le maillet du second automate, au lieu de cogner le métal, heurta la tempe de la malheureuse folle qui, gravement meurtrie, le front ensanglanté, s’effondra entre les bras du pseudo-daryl. Laissant parler sa compassion bouddhique et son éducation humaine, le Ying Lung souleva avec douceur le corps de celle qui ne pesait plus rien, moins encore qu’une âme, et l’emporta en bas de la tour. Or, l’enveloppe mortelle de la jeune femme, ce prestige déjà décrit, subissait une métamorphose tout à fait remarquable, devenant pareil à la poudre des écailles d’une aile de papillon, luisant d’une lumière ténue dans la nuit embrumée.

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Un tourbillon stroboscopique
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 assaillait ce qui demeurait vaille que vaille de la conscience quantique de Madame de Saint-Aubain. Un prisme coloré des trois teintes fondamentales diffractait la lumière primaire jusqu’à constituer un mélange éclatant multicolore aquarellé en aquatinte puis en manière noire, qui finissait en des coulées impressionnistes rappelant tout à la fois Turner
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 et Monet. Un antique manège de chevaux de bois ne cessait de tournoyer, égrenant une ritournelle grinçante et ennuyeuse d’orgue de Barbarie. Le chant du limonaire formait de simples amoncellements de cartons perforés d’informations binaires, zéro et un, qui s’accumulaient en tas pliés en accordéon. Des têtes fulmineuses de singes bleuâtres et violâtres aux crocs aiguisés de magots, coiffées de ridicules calots de chasseurs d’hôtel,
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 tour à tour écarlates ou d’un vert viridien ou néphrétique, vociféraient, survolant l’éther tandis que ce qui servait d’yeux à la psyché de l’ex-poétesse essayait d’accommoder le panorama sans cesse changeant. Traversant les prismes, les stroboscopes et les tournoiements kaléidoscopiques, « elle » parvint cahin-caha, par une restitution analogique improbable, à reconstituer la séquence au cours de laquelle celle qui ressemblait à Barbara Steele déposait sa dénonciation dans la gueule du lion de pierre.
La scène recommença ; la main fut dévorée une nouvelle fois par le fauve. Mais, par un brusque retour en arrière, comme une pellicule défilant à rebours, elle reprit à son début. Alors, un nombre indéterminé d’actes semblables s’enchaîna imparable, avec, juste chaque fois, une infime nuance de détails, de variations prouvant que celle qui avait été Aurore-Marie de Saint-Aubain se trouvait emprisonnée dans une micro-boucle temporelle locale. Curieusement, la jeune femme conservait en mémoire les différences de chacun des extraits recommencés. Tantôt, c’était la main gauche qui glissait le pli ; d’autres fois, la droite accomplissait ce geste de délation mais ce n’était pas tout. Les divergences s’accumulaient. Parfois, la main était nue. A d’autres moments, elle était gantée de filoselle, de coton, de chevreau ou d’agneau. Cette ganterie passait d’une nuance bleu glacier puis anthracite à beurre frais. Il arrivait qu’elle fût neuve, ou effilochée, ou encore le cuir usé, ou bien trouée à un doigt ou comportant des accrocs reprisés. De même, la toilette de la femme, jusqu’à son physique ainsi que l’appareil de la muraille subissaient des modifications tantôt imperceptibles, d’autres fois brusques et complètes. Brune, blonde, rousse, petite, maigre, grasse, élancée ou menue, nonante années ou quatorze ans à peine, la délatrice jetait toujours la même lettre dans une gueule de félin lui-même sujet à variations : serval, guépard, jaguar, Smilodon, panthère des cavernes, ocelot, cougar, tigre, ligron, lynx, puma, léopard stylisé des armoiries anglaises, chat des forêts norvégiennes, persan,
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 d’Egypte, nouveau-né aux yeux aveugles ou matou chenu de vingt ans, rugissant, crachant, feulant, miaulant, ronronnant, le félidé était toujours là.
Vieille dame aux béquilles coiffée encore à la Fontange, traits successifs de Yolande de la Hire, Betsy Blair, Deanna Shirley, Marie d’Aurore, Angélique de Belleroche et même Violetta,  fillette Regency aux pantaloons dépassant de l’ourlet de la robe, flapper des années folles les cheveux coupés et plaqués à la garçonne avec un chapeau cloche, courtisane élisabéthaine au volumineux vertugadin, au busc alourdi de pierreries, au visage androgyne plâtré de blanc de céruse,
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 Egyptienne à l’épaisse perruque de jais surmontée d’un cône de graisse, à l’impudique robe de lin plus que transparente, K’Toue protégée par des peaux d’ours et de renne cousues avec des aiguilles d’os, au teint laiteux, à la puissante arcade sus-orbitaire surmontée  d’une tignasse flamboyante,  Dame de Beauté
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 à la face lunaire et au front haut et épilé, portant une robe fourrée d’hermine et de vair, le ventre proéminent comme l’exigeait la mode du XVe siècle avec, en sus, un hennin de taille respectable, crinoline, paniers, tournure, drapé de peplos, tunique retenue par des fibules en or, bliaut, Asiatique chaussée de tongs aux lourdes semelles surélevées, Amérindienne d’Amazonie dans le plus simple appareil, Massaï à la traditionnelle tenue en tissu bigarré alternant le rouge et le blanc, au cou emperlé de différents colliers de cauris, Inuit à parka et kamiks, Targuie dévoilée aux lourds bracelets martelés, enfin, émule de E.E à la robe vichy rose empesée par un jupon de coton amidonné, à la queue de cheval oxygénée, Barbara Steele était devenue tout cela tour à tour en une fraction de seconde.
Mur de brique, de torchis, de pisé, cyclopéen, polygonal, béton nu, grès, marbre du Pentélique, basalte, quartz rose, alvéoles insectoïdes, corail, dentelles gothiques flamboyantes, baroque, néo-classique, fonte, verre, calcaire blanc taillé des pyramides… la muraille suivait le mouvement des métamorphoses. Cela allait si vite que ce qui avait tenu lieu de cerveau à l’entité Aurore-Marie ne parvenait plus à emmagasiner l’information désormais subliminale. Lors, elle effectua un premier saut quantique imprévisible, parcourant à l’accéléré les dernières années de sa vie.
Un tribunal, en réplique fidèle des procès retentissants de Madame Bovary et des Fleurs du Mal, condamnait au pilon un ouvrage d’une licence extrême Le Trottin, bien que son auteure se fût crue à l’abri en l’ayant publié sous le pseudonyme de Faustine. Le juge – un vieillard madré bien que pudibond -  prononçait la sentence, Anastasie frappait. Nombreuses étaient les personnes perspicaces, gravitant dans le milieu des salons littéraires, à avoir deviné l’identité réelle de l’écrivaine, Aurore-Marie de Saint-Aubain. Cependant, les sympathies allaient à la condamnée qui reçut des félicitations d’Angleterre même signées d’Oscar Wilde en personne.
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Un nouveau saut. Dans une rue sordide du vieux Lyon non encore restauré, la poétesse étranglait et poignardait une pauvresse d’à peine onze ans, Louise. Tout se brouillait dans la tête d’Aurore-Marie. Au crime, se superposaient une dissection publique à la faculté de médecine de la capitale des Gaules, où officiait son médecin personnel Frédéric Maubert de Lapparent, des séquences de poses photographiques équivoques où la baronne de Lacroix-Laval était partie prenante, mettant en scène sa propre nièce Agathe, vêtue de ses seuls dessous, en émule du révérend Dodgson, et l’exécution publique d’un innocent, Hubeau, accusé à la place de madame la baronne du meurtre de Louise, sous les applaudissements d’une foule avide de sang.
Un saut encore… Aurore-Marie affrontait son propre époux, Albin, qui venait de découvrir ses peu reluisants secrets : l’arme du crime, toute une garde-robe de gamine de douze ans, dont elle aimait à se vêtir en douce, dissimulée dans un dressing, et le manuscrit original du recueil de poésies obscènes Pages arrachées au Pergamen de Sodome. Madame de Saint-Aubain avait troqué ses légendaires anglaises contre un chignon pesant miellé, entremêlé de mèches cendrées. Convalescente, elle avait bien maigri, ayant séjourné de longs mois à la Riviera, après qu’une violente hémoptysie l’eut prise lorsque la police était venue l’interroger dans l’enquête du meurtre de Louise Ballanès. Hubeau, géant obèse, assistant de Maubert de Lapparent, avait révélé sa véritable nature avant que sa tête ne fût tranchée : un reliquat d’Aruspucien, égaré à la fin du XIXe siècle sur la Terre, à la suite de la grande crise qu’avait connue sa planète lorsque son peuple avait été anéanti par une épidémie d’auto vampirisme. 
L’affaiblissement irrépressible de la poétesse se conjuguait avec un chagrin profond lorsqu’elle avait été informée du décès de Marguerite de Bonnemains et du suicide de Barbenzingue sur sa tombe à Ixelles. La mélancolie profonde de Madame la poussait à de longues méditations dans la serre ou devant son portrait fraîchement exécuté par Basil Hallward. Dans cette chronoligne moribonde altérée, dans ce cul-de-sac voué à la dissolution, à l’extinction et au gommage, le peintre décadent, amant sous-entendu de Dorian Gray,
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 avait trouvé une existence charnelle, s’étant incarné tel un anti-verbe. Oscar Wilde, en visite à Lyon au mois d’octobre 1891, avait recommandé Basil à Aurore-Marie. Inspiré de la Femme au Perroquet de Manet, le tableau la montrait debout avec son cacatoès Alexandre.
Un nouvel élan poussa la baronne à travers un réticulé quantique au sein d’un boyau qui la propulsa en une autre ellipse au mois de juillet 1893. Dans le parc de Lacroix-Laval, une amazone juvénile étrennait son premier vrai cheval. La créature mère virtuelle reconnut sa propre fille et sa voix éthérée tâcha de la mettre en garde :
- Lise ! Attention…
Mais cela ne suffit pas. La monture butta contre un obstacle incongru, une grotesque statue saint-sulpicienne renversée, écaillée, à demi brisée, un Saint Roch provenant des collections de bigote de feue tante Olympe, décédée depuis près de vingt ans. Tout le monde avait oublié cette sculpture d’un kitch consommé qu’Albéric de Lacroix-Laval, père d’Aurore-Marie, avait voulu utiliser comme épouvantail à moineaux. Les tempêtes du printemps avaient abattu ledit saint. A l’instant où la cavalière de douze ans allait choir et se rompre la nuque, le temps se suspendit. La pré-adolescente ne comprit pas ce qui lui arrivait car, alors qu’elle se voyait tomber de sa monture, elle se retrouva sans transition, non pas dans un cadre sylvestre mais dans un patio où une fontaine glougloutait alors que l’air était parfumé et que des effluves de jasmin se diffusaient dans cette partie du souterrain. Non point groggy mais stupéfaite, Lise manqua s’évanouir lorsqu’elle aperçut le comité d’accueil constitué d’un homme d’une monstrueuse laideur, au front fuyant, à la blondeur pâle, mais dépourvu de menton. L’inconnu la saluait tout en prononçant des paroles incompréhensibles ressemblant davantage à des borborygmes qu’à des mots articulés.
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- K’Tou n’dolong ark taarg… les hommes qui marchent debout saluent la jeune Niek ’Toue, faisait Uruhu en ayant enchaîné en français de sa voix si grave et si sourde le compliment de bienvenue.
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Mais tout là-bas, en 1893, il y avait bien un cadavre gisant dans l’herbe piétinée et foulée aux côtés du Rouan, soufflant des naseaux, sa robe luisante de sueur. Albin le père, découvrant la tragédie le premier, voulut alors abattre la noble monture comme dans cette péripétie célèbre de la course hippique d’Anna Karénine. Aurore-Marie s’y opposa fermement. Fomentant un plan machiavélique et tortueux dans sa tête de malade, la poétesse prit l’incroyable décision de se substituer à sa propre fille après que celle-ci eut été clandestinement inhumée. Mais quel était donc ce cadavre ?
Un succédané, une enveloppe non biologique, pas même putrescible, un peu comme cette simulation de légionnaires morts du Bordj ruiné dans le marteau de l’enclume recréé par le sieur Johann van der Zelden, à l’apparence de Lise. Mais ce leurre suffit à tromper le couple éploré. La nuit, Aurore-Marie criait son désespoir et invectivait Daniel sur tous les tons, s’étouffant en sa rage, crachant çà et là le sang.
- Tu n’as pas tenu ta promesse. Tu es le menteur par excellence. Je te hais… je te hais…
En Outre-Lieu, Lise fut confiée aux bons soins de Daisy Belle de Beauregard, de Birgit Langström

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et de Louise de Frontignac. Elle ne rencontra le Préservateur qu’au bout de quelques jours, après son acclimatation. Bien vite, elle devina la supra nature de celui-ci.
Cependant, le périsprit d’Aurore-Marie poursuivait ses pérégrinations ellipsoïdales tout en perdant sa substance peu à peu, celle-ci s’échappant par fils, par torons luminescents orangés, sans qu’elle réalisât cette forme inédite de mort définitive. Elle vivait dupliquée en une bilocation toujours plus réaliste les derniers mois de son parcours terrestre. Elle menait en quelque sorte une double existence, Lise-leurre d’institution catholique fondamentaliste lyonnaise s’énamourant d’une jeune Espagnole, adulte consomptive prenant, fait incroyable, un amant mâle dont son génie transcendait le sien, le compositeur Claude Debussy.
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 Elle l’ignorait ; à la tuberculose désormais galopante, s’était superposé un squirre ovarien. Sautant une ultime étape, elle se vit agonisante à la fin de l’hiver 1894, prise de délire, récitant les poèmes naïfs composés en ses primes années, avant que le Parnasse et l’Art pour l’Art ne gâchassent son talent spontané.
Avant qu’elle rendît le dernier soupir, la baronne de Lacroix-Laval, en présence de son époux, d’un prêtre et d’une enfant de douze ans au prénom de Delphine et au physique d’Espagnole – il était aisé de deviner qu’il s’agissait là de l’ultime béguin platonique d’Aurore-Marie sous les oripeaux de sa défunte fille – la baronne, écrivons-nous, débitait une confession précipitée, avouant d’une part à la fillette son mensonge et d’autre part à Albin de Saint-Aubain, qu’elle l’avait trompé avec Claude Debussy. Or, elle avait perdu l’enfant qu’elle attendait du compositeur, ce qui avait quelque peu accéléré sa marche vers la mort. Après qu’elle eut murmuré « pardon », elle rendit à la parfin le dernier soupir, un filet ténu de sang s’écoulant de ses lèvres bleuies. A l’instant même où la poétesse venait de passer dans l’autre monde - on ne pouvait préjuger quel Dieu accueillerait son âme, bien qu’elle se fût reconvertie in extremis au catholicisme de son enfance - un ectoplasme astral flotta au-dessus du tout récent cadavre, au grand effroi de l’alter ego de la défunte, les vivants ne percevant pas le phénomène.
Cependant, une personne était en retard : l’agonisante l’avait attendue vainement. Il était aisé de comprendre qu’il s’agissait de Deanna Shirley en chair et en os. La future star avait éprouvé des difficultés à convaincre le Préservateur de la nécessité de sa présence en un tel lieu et un tel temps voués à l’effacement pur et simple, sans sauvegarde. La capricieuse vedette en devenir méjugeait du danger encouru. Soit la non-existence définitive, soit passer pour folle dans un Lyon où nul n’aurait jamais entendu parler d’Aurore-Marie de Saint-Aubain dans une chronoligne remise en place. Daniel Lin ne souhaitait pas que l’artiste achevât ses jours, internée à la Salpêtrière quelque part dans la première moitié du XXème siècle.
Le spectre dissocié de la fraîche dépouille prenait consistance à la grande terreur du succédané infime subsistant encore de Madame. C’étaient ses propres restes exhumés un siècle après trépas d’un caveau voué à la démolition par extinction du lignage. Cette image « tridimensionnelle » était une vue fantasmée et gothique conçue par les dernières connexions neuronales et gliales de l’écrivaine dont les fulgurances électriques allaient s’affaiblissant pour s’éteindre dans un temps fort proche. En ses dernières volontés, Aurore-Marie avait émis le vœu qu’Albin la fît enterrer revêtue de sa toilette nuptiale. Ce fut pourquoi le squelette, qui, désormais, se dressait dans la chambre face au succédané de la baronne, arborait une robe de mariée en dentelles avec des points d’Alençon, d’une teinte ivoire passé
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 mais comportant des salissures innommables, des tâches impures, tout en laissant deviner, à travers les jours du corsage partiellement décomposé, une cage thoracique en cours de dislocation. Parallèlement, la tête de mort était couronnée de fleurs d’oranger fanées et d’un voile effiloché empoussiéré tandis que les griffes de la main droite tenaient serré un bouquet desséché des mêmes fleurs. Le tout dégageait une effluence surie, un pot-pourri de salissures terreuses, mais le plus atroce était la subsistance de longues mèches torsadées d’un blond passé adhérant encore au crâne jauni.
Cette créature d’épouvante, se rapprochant de ce qui était encore le Ka de la baronne pour quelques millisecondes, lâchant le bouquet qui tomba aussitôt en poussière, étreignit Aurore-Marie, emprisonnant en un étau son cou flexible et pellucide de ses doigts effilés de squelette sans que les mains se disloquassent. La mort exerça son œuvre finale, la cyanose gagna alors la grande prêtresse des Tétra-Epiphanes et tout se dilua.
En un pli cacheté demeurait la Chevalière du Pouvoir redevenue intacte. Aurore-Marie avait demandé à Albin de l’adresser à celui qu’elle avait désigné comme son successeur, le poète décadent, Gabriele d’Annunzio.     
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A suivre...
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