Elle titubait, vacillait comme
une ivrognesse ayant abusé du sirop de crapule des barrières comme au temps de
la jeunesse de Frédéric Tellier. Ses yeux papillonnaient, avaient du mal à
focaliser, bien qu’elle parvînt à distinguer les jacquemarts munis de leur
maillet et accoutrés de leur ridicule pagne de peau de bête. Rien n’avait
changé, nul événement remarquable n’avait eu lieu. Séléné toujours à sa place
illuminait d’un halo blafard la cloche et les deux automates de maures dont la
pruine de vert-de-gris n’avait pas évolué d’un iota. De fait, les aiguilles de
l’horloge ne s’étaient avancées que de trois petites secondes alors que
l’impression d’un écoulement d’éternité subsistait dans la conscience de la
poétesse.
Toujours dressé devant elle,
plus ironique que jamais, Dan El fixait son adversaire. Oscillant dans un état
intermédiaire entre le songe mortifère et la conscience, la jeune femme voulut
recommencer le combat, brandissant à nouveau sa main gauche au doigt serti de l’anneau
dont elle espérait qu’il jetât son feu en direction de l’Expérimentateur. Or,
elle ne put qu’esquisser ce geste car elle constata avec effroi que la
Chevalière du Pouvoir, à demi fondue, s’était amalgamée à son annulaire. Plus
jamais, elle ne pourrait l’ôter, le bijou faisant partie d’elle, à moins quelle
acceptât une mutilation radicale et irréversible. Elle n’était hydre ni lézard.
Cet amalgame, cet alliage inédit de chair, d’os et de métal, représentait une
osmose, une symbiose mimétique et symbolique de sa défaite. C’était une
adhérence insane, comme un ongle incarné poisseux, empoicré d’ichor, suintant
de chancissure. Cela l’affectait, la flétrissait telle la marque fleurdelisée
au fer rouge du bourreau sur Madame de La Motte.
Mais Madame de Saint-Aubain
refusait encore de se soumettre, de se résigner à cette meurtrissure. Malgré sa
pugnacité, elle payait là le prix de son obstination déraisonnable. S’approchant
encore davantage de la cloche aux jacquemarts, s’y accolant presque, lors que
l’heure de la sonnerie allait retentir dans la nuit, nu-tête, échevelée, elle
jeta :
« Tu n’es pas Pan Logos, tu
m’as trompée ! »
Rien ne permettait d’endiguer
son exaltation destructrice. En un geste de désespoir renouvelé, Aurore-Marie
s’entêta, pointant encore son doigt monstrueux, horrible squelette carné de
métal fondu, tendu en direction de son ennemi, lui hurlant son invective
haineuse.
Sa voix se faisait vulgaire,
goualeuse, méconnaissable, transfigurée en son contraire ; la possession
d’A El avait repris son œuvre après quelques pérégrinations quantiques.
- Pan Chronos, Pan Phusis, Pan
Zoon ! Ralliez-vous à moi… Débarrassez-moi de ce faux Père, de ce faux
dieu ! Tuez le faux dieu, oui, tuez-le.
Notre furie renouvela sa
psalmodie absurde en latin de cuisine.
Daniel, goguenard, interrompit
cette invocation ridicule, cette récitation d’aliénée qui, désormais, résonnait
telle une imprécation. Or, ces paroles n’avaient strictement aucun effet sur
lui.
- Madame, répliqua le
Préservateur avec un flegme de façade, se retenant de rire, votre vision de
l’Evolution est erronée. Trop linéaire, trop anthropocentrique, trop
vertébro-centrée, trop mammalienne… comme l’aurait écrit le grand paléontologue
américain Stephen Jay Gould. En votre énumération stérile et dérisoire, où donc
sont passés Echinodermata, Mollusca,
Insectia, Arthropoda, Crustacea, Vermis et d’autres ?
Le visage empourpré par la
colère et l’incompréhension, la poétesse fixait toujours Dan El qui, hilare,
avait envie de jouer avec cette poupée ridicule.
Mais, à l’instant, la cloche fut
frappée. C’était à croire qu’un enchantement avait ensorcelé les jacquemarts.
Le maillet du second automate, au lieu de cogner le métal, heurta la tempe de
la malheureuse folle qui, gravement meurtrie, le front ensanglanté, s’effondra
entre les bras du pseudo-daryl. Laissant parler sa compassion bouddhique et son
éducation humaine, le Ying Lung souleva avec douceur le corps de celle qui ne
pesait plus rien, moins encore qu’une âme, et l’emporta en bas de la tour. Or,
l’enveloppe mortelle de la jeune femme, ce prestige déjà décrit, subissait une
métamorphose tout à fait remarquable, devenant pareil à la poudre des écailles
d’une aile de papillon, luisant d’une lumière ténue dans la nuit embrumée.
*****
Un tourbillon stroboscopique
assaillait ce qui demeurait vaille que vaille de la conscience quantique de Madame de Saint-Aubain. Un prisme coloré des trois teintes fondamentales diffractait la lumière primaire jusqu’à constituer un mélange éclatant multicolore aquarellé en aquatinte puis en manière noire, qui finissait en des coulées impressionnistes rappelant tout à la fois Turner
et Monet. Un antique manège de chevaux de bois ne cessait de tournoyer, égrenant une ritournelle grinçante et ennuyeuse d’orgue de Barbarie. Le chant du limonaire formait de simples amoncellements de cartons perforés d’informations binaires, zéro et un, qui s’accumulaient en tas pliés en accordéon. Des têtes fulmineuses de singes bleuâtres et violâtres aux crocs aiguisés de magots, coiffées de ridicules calots de chasseurs d’hôtel,
tour à tour écarlates ou d’un vert viridien ou néphrétique, vociféraient, survolant l’éther tandis que ce qui servait d’yeux à la psyché de l’ex-poétesse essayait d’accommoder le panorama sans cesse changeant. Traversant les prismes, les stroboscopes et les tournoiements kaléidoscopiques, « elle » parvint cahin-caha, par une restitution analogique improbable, à reconstituer la séquence au cours de laquelle celle qui ressemblait à Barbara Steele déposait sa dénonciation dans la gueule du lion de pierre.
assaillait ce qui demeurait vaille que vaille de la conscience quantique de Madame de Saint-Aubain. Un prisme coloré des trois teintes fondamentales diffractait la lumière primaire jusqu’à constituer un mélange éclatant multicolore aquarellé en aquatinte puis en manière noire, qui finissait en des coulées impressionnistes rappelant tout à la fois Turner
et Monet. Un antique manège de chevaux de bois ne cessait de tournoyer, égrenant une ritournelle grinçante et ennuyeuse d’orgue de Barbarie. Le chant du limonaire formait de simples amoncellements de cartons perforés d’informations binaires, zéro et un, qui s’accumulaient en tas pliés en accordéon. Des têtes fulmineuses de singes bleuâtres et violâtres aux crocs aiguisés de magots, coiffées de ridicules calots de chasseurs d’hôtel,
tour à tour écarlates ou d’un vert viridien ou néphrétique, vociféraient, survolant l’éther tandis que ce qui servait d’yeux à la psyché de l’ex-poétesse essayait d’accommoder le panorama sans cesse changeant. Traversant les prismes, les stroboscopes et les tournoiements kaléidoscopiques, « elle » parvint cahin-caha, par une restitution analogique improbable, à reconstituer la séquence au cours de laquelle celle qui ressemblait à Barbara Steele déposait sa dénonciation dans la gueule du lion de pierre.
La scène recommença ; la
main fut dévorée une nouvelle fois par le fauve. Mais, par un brusque retour en
arrière, comme une pellicule défilant à rebours, elle reprit à son début. Alors,
un nombre indéterminé d’actes semblables s’enchaîna imparable, avec, juste chaque
fois, une infime nuance de détails, de variations prouvant que celle qui avait
été Aurore-Marie de Saint-Aubain se trouvait emprisonnée dans une micro-boucle
temporelle locale. Curieusement, la jeune femme conservait en mémoire les
différences de chacun des extraits recommencés. Tantôt, c’était la main gauche
qui glissait le pli ; d’autres fois, la droite accomplissait ce geste de
délation mais ce n’était pas tout. Les divergences s’accumulaient. Parfois, la
main était nue. A d’autres moments, elle était gantée de filoselle, de coton,
de chevreau ou d’agneau. Cette ganterie passait d’une nuance bleu glacier puis
anthracite à beurre frais. Il arrivait qu’elle fût neuve, ou effilochée, ou
encore le cuir usé, ou bien trouée à un doigt ou comportant des accrocs
reprisés. De même, la toilette de la femme, jusqu’à son physique ainsi que
l’appareil de la muraille subissaient des modifications tantôt imperceptibles,
d’autres fois brusques et complètes. Brune, blonde, rousse, petite, maigre,
grasse, élancée ou menue, nonante années ou quatorze ans à peine, la délatrice
jetait toujours la même lettre dans une gueule de félin lui-même sujet à
variations : serval, guépard, jaguar, Smilodon, panthère des cavernes,
ocelot, cougar, tigre, ligron, lynx, puma, léopard stylisé des armoiries
anglaises, chat des forêts norvégiennes, persan,
d’Egypte, nouveau-né aux yeux aveugles ou matou chenu de vingt ans, rugissant, crachant, feulant, miaulant, ronronnant, le félidé était toujours là.
d’Egypte, nouveau-né aux yeux aveugles ou matou chenu de vingt ans, rugissant, crachant, feulant, miaulant, ronronnant, le félidé était toujours là.
Vieille dame aux béquilles
coiffée encore à la Fontange, traits successifs de Yolande de la Hire, Betsy
Blair, Deanna Shirley, Marie d’Aurore, Angélique de Belleroche et même
Violetta, fillette Regency aux
pantaloons dépassant de l’ourlet de la robe, flapper des années folles les cheveux coupés et plaqués à la
garçonne avec un chapeau cloche, courtisane élisabéthaine au volumineux
vertugadin, au busc alourdi de pierreries, au visage androgyne plâtré de blanc
de céruse,
Egyptienne à l’épaisse perruque de jais surmontée d’un cône de graisse, à l’impudique robe de lin plus que transparente, K’Toue protégée par des peaux d’ours et de renne cousues avec des aiguilles d’os, au teint laiteux, à la puissante arcade sus-orbitaire surmontée d’une tignasse flamboyante, Dame de Beauté
à la face lunaire et au front haut et épilé, portant une robe fourrée d’hermine et de vair, le ventre proéminent comme l’exigeait la mode du XVe siècle avec, en sus, un hennin de taille respectable, crinoline, paniers, tournure, drapé de peplos, tunique retenue par des fibules en or, bliaut, Asiatique chaussée de tongs aux lourdes semelles surélevées, Amérindienne d’Amazonie dans le plus simple appareil, Massaï à la traditionnelle tenue en tissu bigarré alternant le rouge et le blanc, au cou emperlé de différents colliers de cauris, Inuit à parka et kamiks, Targuie dévoilée aux lourds bracelets martelés, enfin, émule de E.E à la robe vichy rose empesée par un jupon de coton amidonné, à la queue de cheval oxygénée, Barbara Steele était devenue tout cela tour à tour en une fraction de seconde.
Egyptienne à l’épaisse perruque de jais surmontée d’un cône de graisse, à l’impudique robe de lin plus que transparente, K’Toue protégée par des peaux d’ours et de renne cousues avec des aiguilles d’os, au teint laiteux, à la puissante arcade sus-orbitaire surmontée d’une tignasse flamboyante, Dame de Beauté
à la face lunaire et au front haut et épilé, portant une robe fourrée d’hermine et de vair, le ventre proéminent comme l’exigeait la mode du XVe siècle avec, en sus, un hennin de taille respectable, crinoline, paniers, tournure, drapé de peplos, tunique retenue par des fibules en or, bliaut, Asiatique chaussée de tongs aux lourdes semelles surélevées, Amérindienne d’Amazonie dans le plus simple appareil, Massaï à la traditionnelle tenue en tissu bigarré alternant le rouge et le blanc, au cou emperlé de différents colliers de cauris, Inuit à parka et kamiks, Targuie dévoilée aux lourds bracelets martelés, enfin, émule de E.E à la robe vichy rose empesée par un jupon de coton amidonné, à la queue de cheval oxygénée, Barbara Steele était devenue tout cela tour à tour en une fraction de seconde.
Mur de brique, de torchis, de
pisé, cyclopéen, polygonal, béton nu, grès, marbre du Pentélique, basalte, quartz
rose, alvéoles insectoïdes, corail, dentelles gothiques flamboyantes, baroque,
néo-classique, fonte, verre, calcaire blanc taillé des pyramides… la muraille
suivait le mouvement des métamorphoses. Cela allait si vite que ce qui avait
tenu lieu de cerveau à l’entité Aurore-Marie ne parvenait plus à emmagasiner
l’information désormais subliminale. Lors, elle effectua un premier saut
quantique imprévisible, parcourant à l’accéléré les dernières années de sa vie.
Un tribunal, en réplique fidèle
des procès retentissants de Madame Bovary
et des Fleurs du Mal, condamnait au
pilon un ouvrage d’une licence extrême Le
Trottin, bien que son auteure se fût crue à l’abri en l’ayant publié sous
le pseudonyme de Faustine. Le juge – un vieillard madré bien que pudibond - prononçait la sentence, Anastasie frappait.
Nombreuses étaient les personnes perspicaces, gravitant dans le milieu des
salons littéraires, à avoir deviné l’identité réelle de l’écrivaine,
Aurore-Marie de Saint-Aubain. Cependant, les sympathies allaient à la condamnée
qui reçut des félicitations d’Angleterre même signées d’Oscar Wilde en
personne.
Un nouveau saut. Dans une rue
sordide du vieux Lyon non encore restauré, la poétesse étranglait et
poignardait une pauvresse d’à peine onze ans, Louise. Tout se brouillait dans
la tête d’Aurore-Marie. Au crime, se superposaient une dissection publique à la
faculté de médecine de la capitale des Gaules, où officiait son médecin
personnel Frédéric Maubert de Lapparent, des séquences de poses photographiques
équivoques où la baronne de Lacroix-Laval était partie prenante, mettant en
scène sa propre nièce Agathe, vêtue de ses seuls dessous, en émule du révérend
Dodgson, et l’exécution publique d’un innocent, Hubeau, accusé à la place de
madame la baronne du meurtre de Louise, sous les applaudissements d’une foule
avide de sang.
Un saut encore… Aurore-Marie
affrontait son propre époux, Albin, qui venait de découvrir ses peu reluisants
secrets : l’arme du crime, toute une garde-robe de gamine de douze ans,
dont elle aimait à se vêtir en douce, dissimulée dans un dressing, et le
manuscrit original du recueil de poésies obscènes Pages arrachées au Pergamen de Sodome. Madame de Saint-Aubain avait
troqué ses légendaires anglaises contre un chignon pesant miellé, entremêlé de
mèches cendrées. Convalescente, elle avait bien maigri, ayant séjourné de longs
mois à la Riviera, après qu’une violente hémoptysie l’eut prise lorsque la
police était venue l’interroger dans l’enquête du meurtre de Louise Ballanès.
Hubeau, géant obèse, assistant de Maubert de Lapparent, avait révélé sa
véritable nature avant que sa tête ne fût tranchée : un reliquat
d’Aruspucien, égaré à la fin du XIXe siècle sur la Terre, à la suite de la
grande crise qu’avait connue sa planète lorsque son peuple avait été anéanti
par une épidémie d’auto vampirisme.
L’affaiblissement irrépressible
de la poétesse se conjuguait avec un chagrin profond lorsqu’elle avait été
informée du décès de Marguerite de Bonnemains et du suicide de Barbenzingue sur
sa tombe à Ixelles. La mélancolie profonde de Madame la poussait à de longues
méditations dans la serre ou devant son portrait fraîchement exécuté par Basil Hallward.
Dans cette chronoligne moribonde altérée, dans ce cul-de-sac voué à la
dissolution, à l’extinction et au gommage, le peintre décadent, amant
sous-entendu de Dorian Gray,
avait trouvé une existence charnelle, s’étant incarné tel un anti-verbe. Oscar Wilde, en visite à Lyon au mois d’octobre 1891, avait recommandé Basil à Aurore-Marie. Inspiré de la Femme au Perroquet de Manet, le tableau la montrait debout avec son cacatoès Alexandre.
avait trouvé une existence charnelle, s’étant incarné tel un anti-verbe. Oscar Wilde, en visite à Lyon au mois d’octobre 1891, avait recommandé Basil à Aurore-Marie. Inspiré de la Femme au Perroquet de Manet, le tableau la montrait debout avec son cacatoès Alexandre.
Un nouvel élan poussa la baronne
à travers un réticulé quantique au sein d’un boyau qui la propulsa en une autre
ellipse au mois de juillet 1893. Dans le parc de Lacroix-Laval, une amazone
juvénile étrennait son premier vrai cheval. La créature mère virtuelle reconnut
sa propre fille et sa voix éthérée tâcha de la mettre en garde :
- Lise ! Attention…
Mais cela ne suffit pas. La
monture butta contre un obstacle incongru, une grotesque statue
saint-sulpicienne renversée, écaillée, à demi brisée, un Saint Roch provenant
des collections de bigote de feue tante Olympe, décédée depuis près de vingt
ans. Tout le monde avait oublié cette sculpture d’un kitch consommé qu’Albéric
de Lacroix-Laval, père d’Aurore-Marie, avait voulu utiliser comme épouvantail à
moineaux. Les tempêtes du printemps avaient abattu ledit saint. A l’instant où
la cavalière de douze ans allait choir et se rompre la nuque, le temps se
suspendit. La pré-adolescente ne comprit pas ce qui lui arrivait car, alors
qu’elle se voyait tomber de sa monture, elle se retrouva sans transition, non
pas dans un cadre sylvestre mais dans un patio où une fontaine glougloutait
alors que l’air était parfumé et que des effluves de jasmin se diffusaient dans
cette partie du souterrain. Non point groggy mais stupéfaite, Lise manqua
s’évanouir lorsqu’elle aperçut le comité d’accueil constitué d’un homme d’une
monstrueuse laideur, au front fuyant, à la blondeur pâle, mais dépourvu de
menton. L’inconnu la saluait tout en prononçant des paroles incompréhensibles
ressemblant davantage à des borborygmes qu’à des mots articulés.
- K’Tou n’dolong ark taarg… les
hommes qui marchent debout saluent la jeune Niek ’Toue, faisait Uruhu en ayant
enchaîné en français de sa voix si grave et si sourde le compliment de
bienvenue.
Mais tout là-bas, en 1893, il y
avait bien un cadavre gisant dans l’herbe piétinée et foulée aux côtés du
Rouan, soufflant des naseaux, sa robe luisante de sueur. Albin le père,
découvrant la tragédie le premier, voulut alors abattre la noble monture comme
dans cette péripétie célèbre de la course hippique d’Anna Karénine. Aurore-Marie s’y opposa fermement. Fomentant un plan
machiavélique et tortueux dans sa tête de malade, la poétesse prit l’incroyable
décision de se substituer à sa propre fille après que celle-ci eut été
clandestinement inhumée. Mais quel était donc ce cadavre ?
Un succédané, une enveloppe non
biologique, pas même putrescible, un peu comme cette simulation de légionnaires
morts du Bordj ruiné dans le marteau de l’enclume recréé par le sieur Johann van
der Zelden, à l’apparence de Lise. Mais ce leurre suffit à tromper le couple
éploré. La nuit, Aurore-Marie criait son désespoir et invectivait Daniel sur
tous les tons, s’étouffant en sa rage, crachant çà et là le sang.
- Tu n’as pas tenu ta promesse. Tu
es le menteur par excellence. Je te hais… je te hais…
En Outre-Lieu, Lise fut confiée
aux bons soins de Daisy Belle de Beauregard, de Birgit Langström
et de Louise de Frontignac. Elle ne rencontra le Préservateur qu’au bout de quelques jours, après son acclimatation. Bien vite, elle devina la supra nature de celui-ci.
et de Louise de Frontignac. Elle ne rencontra le Préservateur qu’au bout de quelques jours, après son acclimatation. Bien vite, elle devina la supra nature de celui-ci.
Cependant, le périsprit
d’Aurore-Marie poursuivait ses pérégrinations ellipsoïdales tout en perdant sa
substance peu à peu, celle-ci s’échappant par fils, par torons luminescents
orangés, sans qu’elle réalisât cette forme inédite de mort définitive. Elle
vivait dupliquée en une bilocation toujours plus réaliste les derniers mois de
son parcours terrestre. Elle menait en quelque sorte une double existence,
Lise-leurre d’institution catholique fondamentaliste lyonnaise s’énamourant
d’une jeune Espagnole, adulte consomptive prenant, fait incroyable, un amant
mâle dont son génie transcendait le sien, le compositeur Claude Debussy.
Elle l’ignorait ; à la tuberculose désormais galopante, s’était superposé un squirre ovarien. Sautant une ultime étape, elle se vit agonisante à la fin de l’hiver 1894, prise de délire, récitant les poèmes naïfs composés en ses primes années, avant que le Parnasse et l’Art pour l’Art ne gâchassent son talent spontané.
Elle l’ignorait ; à la tuberculose désormais galopante, s’était superposé un squirre ovarien. Sautant une ultime étape, elle se vit agonisante à la fin de l’hiver 1894, prise de délire, récitant les poèmes naïfs composés en ses primes années, avant que le Parnasse et l’Art pour l’Art ne gâchassent son talent spontané.
Avant qu’elle rendît le dernier
soupir, la baronne de Lacroix-Laval, en présence de son époux, d’un prêtre et
d’une enfant de douze ans au prénom de Delphine et au physique d’Espagnole – il
était aisé de deviner qu’il s’agissait là de l’ultime béguin platonique
d’Aurore-Marie sous les oripeaux de sa défunte fille – la baronne,
écrivons-nous, débitait une confession précipitée, avouant d’une part à la
fillette son mensonge et d’autre part à Albin de Saint-Aubain, qu’elle l’avait
trompé avec Claude Debussy. Or, elle avait perdu l’enfant qu’elle attendait du
compositeur, ce qui avait quelque peu accéléré sa marche vers la mort. Après
qu’elle eut murmuré « pardon », elle rendit à la parfin le dernier
soupir, un filet ténu de sang s’écoulant de ses lèvres bleuies. A l’instant
même où la poétesse venait de passer dans l’autre monde - on ne pouvait
préjuger quel Dieu accueillerait son âme, bien qu’elle se fût reconvertie in
extremis au catholicisme de son enfance - un ectoplasme astral flotta au-dessus
du tout récent cadavre, au grand effroi de l’alter ego de la défunte, les
vivants ne percevant pas le phénomène.
Cependant, une personne était en
retard : l’agonisante l’avait attendue vainement. Il était aisé de
comprendre qu’il s’agissait de Deanna Shirley en chair et en os. La future star
avait éprouvé des difficultés à convaincre le Préservateur de la nécessité de
sa présence en un tel lieu et un tel temps voués à l’effacement pur et simple,
sans sauvegarde. La capricieuse vedette en devenir méjugeait du danger encouru.
Soit la non-existence définitive, soit passer pour folle dans un Lyon où nul
n’aurait jamais entendu parler d’Aurore-Marie de Saint-Aubain dans une
chronoligne remise en place. Daniel Lin ne souhaitait pas que l’artiste achevât
ses jours, internée à la Salpêtrière quelque part dans la première moitié du
XXème siècle.
Le spectre dissocié de la
fraîche dépouille prenait consistance à la grande terreur du succédané infime
subsistant encore de Madame. C’étaient ses propres restes exhumés un siècle
après trépas d’un caveau voué à la démolition par extinction du lignage. Cette
image « tridimensionnelle » était une vue fantasmée et gothique
conçue par les dernières connexions neuronales et gliales de l’écrivaine dont
les fulgurances électriques allaient s’affaiblissant pour s’éteindre dans un
temps fort proche. En ses dernières volontés, Aurore-Marie avait émis le vœu
qu’Albin la fît enterrer revêtue de sa toilette nuptiale. Ce fut pourquoi le
squelette, qui, désormais, se dressait dans la chambre face au succédané de la
baronne, arborait une robe de mariée en dentelles avec des points d’Alençon, d’une
teinte ivoire passé
mais comportant des salissures innommables, des tâches impures, tout en laissant deviner, à travers les jours du corsage partiellement décomposé, une cage thoracique en cours de dislocation. Parallèlement, la tête de mort était couronnée de fleurs d’oranger fanées et d’un voile effiloché empoussiéré tandis que les griffes de la main droite tenaient serré un bouquet desséché des mêmes fleurs. Le tout dégageait une effluence surie, un pot-pourri de salissures terreuses, mais le plus atroce était la subsistance de longues mèches torsadées d’un blond passé adhérant encore au crâne jauni.
mais comportant des salissures innommables, des tâches impures, tout en laissant deviner, à travers les jours du corsage partiellement décomposé, une cage thoracique en cours de dislocation. Parallèlement, la tête de mort était couronnée de fleurs d’oranger fanées et d’un voile effiloché empoussiéré tandis que les griffes de la main droite tenaient serré un bouquet desséché des mêmes fleurs. Le tout dégageait une effluence surie, un pot-pourri de salissures terreuses, mais le plus atroce était la subsistance de longues mèches torsadées d’un blond passé adhérant encore au crâne jauni.
Cette créature d’épouvante, se
rapprochant de ce qui était encore le Ka de la baronne pour quelques
millisecondes, lâchant le bouquet qui tomba aussitôt en poussière, étreignit
Aurore-Marie, emprisonnant en un étau son cou flexible et pellucide de ses
doigts effilés de squelette sans que les mains se disloquassent. La mort exerça
son œuvre finale, la cyanose gagna alors la grande prêtresse des
Tétra-Epiphanes et tout se dilua.
En un pli cacheté demeurait la Chevalière
du Pouvoir redevenue intacte. Aurore-Marie avait demandé à Albin de l’adresser
à celui qu’elle avait désigné comme son successeur, le poète décadent, Gabriele
d’Annunzio.
A suivre...
*****
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