dimanche 10 juillet 2011

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain : chapitre 5


Avertissement : ce roman est déconseillé aux mineurs de moins de seize ans.
Chapitre V
Lorsqu’elle eut franchi le seuil de la bibliothèque d’Elémir, tendue de lourds tapis de Perse, Cléore comprit qu’elle venait de pénétrer dans le sanctuaire de la Sacrée Décadence. Elle resta quiète et coite, comme frappée de mutité, d’amuïssement. Seule la mobilité de ses magnifiques prunelles vaironnes trahissait son étonnement au spectacle fantasmatique du nonpareil lieu. Ce fut pour elle une épiphanie, une révélation divine. Elle fut à jamais convertie à la philosophie du marquis, idéologue, Destutt de Tracy d’un monde nouveau en gésine qui lors, devait surgir, tout renverser sur son passage, sens dessus-dessous.
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Sanctuaire était le mot adéquat que babillaient ses lèvres purpurines. Elle, la fille adventice, étrangère, avait l’impression de commettre un sacrilège, de violer cet espace consacré au culte de la nouvelle Kali. Une fois la porte passée, Cléore eut le pressentiment, certes symbolique, qu’elle ne pourrait plus reculer, que s’en aller serait se déjuger. Elle en eut le cœur gros. Emue, elle ne parvint pas à réprimer un tremblement des mains. Son épiderme diaphane de rousse souffrit de diaphorèse. Des gouttes de sueur perlaient sur son cou, sur le duvet érubescent de sa nuque de cygne. Mais la présence d’Elémir la rassurait et bientôt, en son organe cardiaque, dont les battements ralentirent, l’émotion de celle qui pensait se damner retomba. La détumescence du viscère où siégeaient les passions succéda au gonflement. Le sort en était jeté ; elle serait la maudite, celle qui engendrerait l’opprobre autour d’elle.
Elle acheva de retirer ses gants, dénoua le foulard de son chapeau qui retenait ses boucles, les secoua, comme si elle s’ébrouait. Ses yeux d’aigue-marine et d’ambre automnal se satisfirent du spectacle, quoiqu’ils se dévergondassent à l’examen des polissonneries de grand art qui pullulaient en cet outre-lieu satanique. Cléore gaverait son estomac fragile de couleuvres et d’ivraie ; elle absorberait l’ergot du diable ; elle humecterait sa bouche fruitée et vermeille de la lie épaisse du calice, de la cigüe vomique, du sang corrompu, épais, noir, de ce Graal de malheur.
Elle vit tout, observa tout, toucha à tout, se délecta de tout, questionnant son ami, se surprenant à tolérer, puis à approuver, la présence de tous ces bibelots, objets, ouvrages et œuvres plastiques de ces modernes Sodome et Gomorrhe dont Elémir était le gardien, le Grand-Prêtre. Ses petits doigts minces frémissaient d’aise au toucher excitant des pièces étranges de ce musée-bibliothèque. Cléore s’émouvait à la transgression de tous les interdits, effectuée avec une allégresse croissante, à la satanisation progressive de son âme au fur et à mesure qu’elle avançait dans sa visite, dégustant comme à Cythère ou Sybaris l’aménité du lieu.
Lorsqu’elle demandait : « Cette statuette, où l’avez-vous achetée ? » ou encore : « Ce livre, combien vous coûta-t-il ? », sa voix de précieuse, de Lady, acquérait des inflexions tour à tour langoureuses et câlines. Elémir commentait l’historique et la provenance géographique de chaque babiole précieuse par des gestes éloquents de ses mains pommadées, enduites de quelque onguent mystérieux du genre populéum. En muscadin attardé – car il usait du même parfum qu’eux – il répondait ; ne se contentant pas, comme les incoyables, d’omettre toute prononciation du r, il se mit par caprice à amuïr aussi le s du fait qu’il exécrait le peuple, la multitude, le communard, le rouge en général et toute revendication de la Sociale qu’il prononçait ‘ociale, usant d’une aphérèse tranchante comme un couperet. A chaque commentaire osé, les joues de lait rosé de Cléore rougissaient ; des auréoles pourprines les animaient, trahissaient sa honte ambiguë en même temps que son excitation à la découverte de territoires inconnus. Tout en se déniaisant, elle traçait en son cerveau une nouvelle carte du monde, imago mundi, Weltanschauung, terra incognita faite de senteurs exotiques, enivrantes, de poisseuses blettissures de débauche, de saveurs poivrées et torrides, d’us et coutumes qui nous eussent parus barbares et obscènes alors que dans ces contrées soi-disant arriérées, ils paraissaient des plus naturels. Elémir représentait l’ultime épigone d’un rousseauisme perverti, qui regrettait ce temps de l’innocence antédiluvienne où toute chose était possible, où les Tables de la Loi n’avaient pas encore entravé l’instinct. Cléore constata en Elémir un ophiolâtre. Il aimait le Serpent, le Mal, car ce Mal incarnait la Connaissance. Yahvé s’était trompé et le Serpent, symbole du Porteur de Lumière avait raison. D’un vivarium, sis au début de la pièce, persifflaient les langues bifides de ces froides bêtes, de ces pythons molures et autres boas constrictors aux écailles multicolores, aux motifs épidermiques complexes et harmonieux. Ces ophidiens visqueux aux escarboucles fendues firent horreur à Cléore qui n’aimait que les chats. Mademoiselle remarqua que l’adoration du marquis pour cette faune allait jusqu’à un tatouage discret, transparaissant sur la nuque quoique recouvert partiellement par le col de soie de la robe mandarinale. Elle identifia l’amphisbène, cette créature fabuleuse à deux têtes.
Le mitan de la bibliothèque était tout entier occupé par une volière deçà-delà plantée de cerisiers du Japon, lors en fleurs. C’était un spectacle merveilleux de voir voler de branche en branche aras rouges, bleus ou verts, inséparables, mainates, perruches, rosalbins, jacquots du Gabon, cacatoès, colibris, serins, toucans, calaos, pinsons au gros bec et paradisiers. Cette cage d’onyx et de fer forgé au compliqué tarabiscot s’emplissait des jacassements des oiseaux tropicaux aux plumages agrestes, des sifflements et paroles des papegais multicolores, jouant aux pipelets avec faconde, imitant qui la locomotive en marche, qui le vagabond aviné, qui encore la concierge bavarde… Au-dessus de la volière, une coupole rappelait l’architecture dominante de la demeure. Elle s’ouvrait, tel un impluvium ou plutôt, comme ses semblables des observatoires. A cette volière, afin que les volatiles ne se sentissent point dépaysés, Elémir avait annexé une serre tropicale où croissaient seringas, palétuviers, fougères arborescentes, arums, bambous sacrés, bougainvillées et pulicaires. Un sas permettait aux oiseaux de passer d’un lieu à l’autre, de se bâfrer des graines, de boire aux ruisselets d’eau vive sans cesse alimentés par un jeu subtil de pompes et de saouler leurs becs orangés des pulpes des goyaves et fruits de la passion.
Cléore parcourut les rayonnages de la bibliothèque. De ses petites dents étincelantes, qu’on eût pu croire encore de lait, émergeait le murmure de leurs titres. La surprise fut grande : les ouvrages de dévotion intransigeante du siècle janséniste se mélangeaient avec cette fameuse littérature obscène débordant des librairies du Directoire. Le c… de la soubrette cohabitait en toute quiétude avec L’Augustinus et le Mars Gallicus de Jansénius,
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Le v… du Pape ou la nonne troussée avec De la fréquente communion d’Antoine Arnauld, sans omettre les inconvenants et anglophones Memoirs of shabby pantaloons, by an anonymous aristocratic bitch of 1830. Des monographies édifiantes consacrées à Bérulle et l’oratoire, à Saint Jean de La Croix, à Dom Mabillon, à Saint François de Sales, à Thérèse d’Avila, à Marguerite-Marie Alacoque, à Sainte Jeanne de Chantal, à Angélique Arnauld ou à l’abbé de Saint-Cyran ne rougissaient point de partager leur place avec Le Satiricon, Les cent Nouvelles nouvelles, Les Contes de Canterbury, Chevalier Organ de Louis-Antoine Léon de Saint-Just et L’art d’honorer ses montures d’Ahmed Ibn Al-Rumi. Les iris fascinés de la comtesse de Cresseville reconnurent une édition princeps de l’Optatus Gallus, que d’aucuns attribuaient au Cardinal de Richelieu en personne. A coté de cela, il y avait tout Sade, tout Restif, toutes Les Mille et une nuits, Elzévirs en édition bilingue français-arabe. L’ouvrage le plus précieux était un manuel poëtique d’un érotisme extrême, un in-quarto illustré d’estampes épouvantables de stupre et de concupiscence, dû à la plume antique d’Elephantis, l’autre grande poëtesse de la Grèce après Sappho, recueil d’épigrammes retrouvés on ne savait comment, bien qu’on pensât toute l’œuvre perdue. Son cuir en était tout vieux, tout tanné, comme tavelé de jaunissures de pus, blet et craquelé bien qu’étrangement duveteux çà et là. Elémir en révéla la nature à Cléore :
« Ma chère mie, le volume que vous admirez là a été relié dans des peaux de foeti humains avortés de quatre mois. Leur duvet utérin ou lanugo est encore visible. Je vous invite à caresser ce cuir d’avortons ; six ont été nécessaires pour obtenir ce résultat. C’est très doux au toucher. »
Ne comprenant pas pourquoi le marquis, peut-être par forfanterie latine, disait foeti au lieu de fœtus, elle s’exécuta. Elémir n’avait point menti : cette peau morte ainsi attouchée la combla d’aise.
Le moko, ou plutôt, la momie maorie, vint ensuite, horrifique. Cléore n’était point pusillanime mais là, c’en fut trop. Elle cria face à cette vision de la Mort. Une envolée belle y répondit, comme à un coup de feu. Il était inévitable qu’à cette stridulation de biche effarouchée, les oiseaux paniquassent et tentassent de s’échapper, mais ce fut peine perdue, leur volière étant close. Elémir en émit un rire méphistophélique.
« Ma dépouille de guerrier Maori tatoué impressionne toujours les non-prévenus. Cette pièce n’est point courante, il est vrai. Aucune des collections d’ethnographie d’Europe ou d’Amérique n’en répertorie de semblable, se contentant des seules têtes… »
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Il s’attarda à l’horreur morbide exposée dans sa cloche de verre. Son épiderme d’homme illustré se constellait de figures énigmatiques, d’a-formes indéchiffrables, sans qu’aucun pore ne restât immaculé, sans sens aucun pour ceux qui n’étaient point à leur parfum sauvage. Cet homme-squelette grimaçant, sec comme un vieux bois, eût fait jalouser et saliver tous les mathurins des sept mers. Elémir avoua qu’il lui arrivait de soulever la cloche, prêt à s’adonner à un rituel macabre de long toucher sensuel des signes et langages racornis. Selon le marquis, cette atrocité défunte et décorée à l’excès, parée pour la célébration d’un culte indigène conçu par une pensée en enfance, était une œuvre d’art primitive.
La suite de la bibliothèque comprenait un coin salon de thé, fumoir et bar tout à la fois, avec piano en prime, meublé de moelleux fauteuils crapauds capitonnés de pourpre avec reps, chintz, cannetilles et napperons de dentelles de Calais. Des toiles de Jouy et des paravents nippons dépliés ajoutaient au décorum précieux. Le bar lui-même s’agrémentait de force bibelots dans le style Liberty, bibelots qui jouaient la carte anglo-indienne. Deux cloisons tendues de cretonne ponceau servaient à accrocher de nouvelles salauderies artistiques qui n’eussent point dépareillé dans un lupanar pompéien. Une table basse, ronde, en acajou vernissé, était prête à recevoir le service à thé car les sets délicats, aux armes des Bonnemaison, aux broderies arachnéennes, y étaient jà posés. Cléore commençait à languir. Elle piaffait d’impatience, tant Elémir, tout occupé à l’exposition de ses goûts peccants, paraissait en avoir oublié jusqu’à la raison de la présence de son amie ici. Elle fit mine de rougir devant les compositions particulières qu’accueillaient les cloisons cretonnées.
Non que ses yeux se fissent prudes. Non que le remords la touchât justement telle la grâce ; mais cet antre de libertin, de roué, commençait à lasser son équanimité, sa douceur rousse. Elle fit semblant, hypocrite, de se voiler la face. Ses yeux, malgré elle, ne pouvaient se défaire du spectacle de cette aquarelle de Forain où, toutes jupes relevées, une cocotte peroxydée et roucoulante, au visage enfariné et surchargé de mouches de galante, chevauchait avec extase le gisant d’airain d’un politicien célèbre. Cléore savait que de telles scènes d’onanisme n’étaient point rare au Père-Lachaise ; ce monument funéraire était réputé pour sa virilité[1].
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A force de frottements obscènes de femmes en manque de la chose, qui d’ailleurs appartenaient à toutes les classes sociales, la zone incriminée de la statue avait fini par se décolorer, par s’oxyder, par se vert-de-griser avant l’heure, toute imprégnée qu’elle était des sécrétions impudiques de ces Messaline, Isabeau, Salomé et Dame Putiphar du XIXe siècle. La rumeur courait selon laquelle des gitons, des éphèbes, des sigisbées invertis et autres mirliflores étaient aussi de l’expérience… Monsieur le préfet de police avait dû prendre des mesures radicales et clôturer le monument de bronze ; mais, comme métamorphosées en ces fameux passé-singe et autres monte-en-l’air de la pègre apache, ces dames en œstrus passaient outre au risque de la perforation, de l’empalement, escaladaient le tout comme on le fait d’un simple escabeau et peuplaient les nuits du cimetière de leurs cris de volupté féline.
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Cette image de la luxure se tenait front à front, face à face avec une autre, une huile exécutée par un peintre breton. Le paganisme celtique et les rites de fécondité propitiatoires constituaient la dominante du sujet. Le peintre avait représenté une jeune Bigouden en rut, même pas vingt ans peut-être, d’une nudité intégrale à l’exception de sa coiffe d’Armorique, à la toison de blonde, en train de se frotter contre une de ces pierres érigées, de ces roches aux fées que l’on nomme menhirs. Sans doute suppliait-elle quelque divinité chthonienne de la rendre gravide.
Elémir proposa à Cléore de fumer :
« Cigare ? Cigarette ?
- Un simple londrès me suffira, merci. »
Un domestique nègre, torse-nu et gras, fit son apparition. Il tenait une boîte à cigares en laque de Chine sur le couvercle de laquelle on voyait une bonzesse troussée par un buffle. Le torse épilé de ce Numide mamelu et ventru luisait d’huile. Ses reins étaient ceints d’une peau de panthère comme il est d’usage dans les chefferies coutumières de l’Afrique ancestrale et son crâne rasé coiffé d’une chéchia de feutre écarlate. De grands anneaux de cuivre, dits en esclavage, alourdissaient et allongeaient le lobe de ses oreilles d’ébène. Ses pieds se chaussaient de babouches en peau de chèvre. Il souriait, toutes dents dehors, et ce rictus de béatitude lui conférait une personnalité d’enfant satisfait de lui-même. Elémir choisit deux cigares dont il coupa le bout puis congédia le serviteur au physique de poussah :
« Toi y en a pouvoir disposer. »
L’homme reparti, Cléore prit son londrès qu’Elémir alluma à l’aide d’un briquet à hydrogène d’un nouveau modèle américain, d’un verre argenté et adamantin, au socle de cornouiller vernissé, avant de procéder de même pour le sien. La comtesse en profita pour s’étendre, pour s’anonchalir dans le fauteuil crapaud. Ses yeux mi-clos semblaient refléter une langueur infinie tandis qu’elle tirait de longues bouffées de ce tabac cubain. Le moment s’offrait enfin à elle d’exposer les motifs de sa visite.
« Cher, cher ami…commença-t-elle d’une voix feutrée, étudiée, de lasse Dame du Monde. Vous connaissez ma propension à ne rien entreprendre comme le commun. Si je sollicite votre avis, c’est pour une raison bien simple. Toutes mes autres relations, confites comme vous le savez en cagoterie de mauvais aloi, réprouveraient mes projets et me voueraient aux gémonies. C’est pourquoi je me confie à vous, sans autre exclusive, tant, je le crains, le côté répréhensible de mes actions futures pourrait tomber sous le couperet de la loi… Vous êtes le seul à pouvoir me comprendre. Nous partageons désormais une communauté de pensée… Nous aimons la Décadence et abhorrons tout conformisme.
- La loi ? Quelle loi ? La Sienne ? s’insurgea le marquis en désignant un antique Christ en croix catalan polychrome, un Ecce Homo de douleur, suspendu à un mur tourmenté de stucs grotesques, qui rachetait par son supplice toutes les atrocités exposées en ce lieu. Je suis en ce moment dans une phase d’abjuration, après ma période dévote. Il ne peut rien contre moi ; a fortiori, ce prétendu Rédempteur, si vous êtes mon alliée, ne vous châtiera pas non plus.
- Mais la rédemption, très cher, représente l’inverse de l’expiation ! Jésus nous sauvera, quel que soit le poids de nos fautes…
- Il n’y a ni Enfer, ni Paradis ! Le monde est ce que nous en faisons. Balancez-moi ces résidus béats de catholicisme et agissez sans peur. La mort engendre le néant ; il n’y a rien après elle…
- Marquis, seriez-vous agnostique ?
- J’aime l’islam, les croyances des primitifs et même le jansénisme, lorsque je ressens une envie pressante de changer…Sinon, je ne crois qu’en moi-même, qu’en la Connaissance sacrée que le Serpent de la Gnose nous offre. »
Les lèvres de la belle tremblèrent.
« Marquis, ami, j’ai grand’peur… pourtant, je bois vos paroles…comme la honte.
- La honte bue, la honte bue ! Billevesées ! Sophisme ! Lâcheté de calotin ! »
Rageur, Elémir se leva. S’emportant comme s’il eût dû fustiger son domestique de tantôt, il passa sa colère sur le Christ de bois qu’il décrocha, puis replaça tête en bas, avant de cracher sur cette croix vénérable, commettant là un sacrilège de chevalier du Temple.
« Dépouillez-vous de votre peau scrupuleuse ! hurla-t-il, le regard halluciné. Salomé, dévoile-toi ! Comediante ! Tragediante ! jeta-t-il, tel Pie VII à Napoléon.
- Je...je…puisqu’il le faut. Je me soumets, m’en remets à vous, Elémir. Pardonnez-moi, Seigneur, de grâce, pour mes futurs péchés. J’aime…Je…j’ai découvert que j’aime à me vêtir en fillette…parce que…
- Avouez, Cléore ! Satan, le Prince du Monde vous le rendra !
- …parce que…je crois préférer les petites filles à la compagnie des hommes…Elles…sont jolies, mignonnes…leurs rubans euh…
-Etes-vous une tribade, une disciple de Psappha ?
- Je…joue encore à la poupée et j’aimerais à partager les jeux de toutes ces blondines, vêtue à leur semblance.
- Vous évoquez les fillettes de la bonne société, point les pauvresses de la multitude. Or, elles sont trop chaperonnées, trop dans le carcan… Jamais vous ne pourrez (il buta)…assouvir avec elles vos désirs cachés ! »
Cléore éclata en larmes. Ces épanchements lacrymaux pathétiques illuminèrent ses joues rosées, lui conférèrent l’aspect d’une sainte de pacotille aux yeux exorbités par l’extase mystique.
« Merci, mon Dieu…pleura-t-elle. Je l’ai dit.
- Ce sont les filles du peuple qu’il vous faudra amadouer, rendre comme vous, afin qu’elles consentent à partager vos…plaisirs. Apprenez que vous n’êtes point la seule à dissimuler de telles tendances. Vous devez faire équipe, joindre une communauté de femmes portées sur leur propre sexe…
- Mais, elles sont entre adultes…
- L’amour grec inversé… Laissez-moi achever. Avez-vous entendu parler du club des anandrynes ?
- Il y eut sous la Monarchie des libelles infamants qui accusaient la reine Marie-Antoinette de fomenter avec Yolande de Polignac un complot de tribades, afin qu’elles prissent le pouvoir à la place des hommes. On les nommait les anandrynes, du fait de leurs mœurs inverties. Je connais la question.
- Les anandrynes sont une réalité. Elles existent toujours. Elles bénéficient de financements secrets. Leur but n’est pas que politique. Elles veulent bien sûr promouvoir l’amour entre femmes, mais aussi, accessoirement, entre filles et femmes. Sachant les fillettes de la bonne société inaccessibles, elles ont pour projet d’instituer une sorte de Saint-Cyr, à la semblance de l’institution de Madame de Maintenon, œuvre de charité où l’on éduquerait les petites pauvresses…
-… une œuvre philanthropique ?
- Pas seulement, ma Cléore adorée. Il s’agit de former les cadres de demain…
- Pour une révolution politique à la Lysistrata, ou à l’Olympe de Gouges ?
- Une révolution des moeurs…qui passera par cette institution très spéciale.
- Dites un lupanar pour Dames !
- Ce projet va au-delà. Nous avons tous les deux la fortune et je suis prêt à nous engager tous deux dans la réalisation de ce phalanstère voué au culte de Psappha et Bilitis. »
Cléore réfléchissait aux paroles d’Elémir. Elle tirait des bouffées nerveuses, répétées, presque de convulsionnaire, de son londrès dont la consumation épandait une fumée âcre qui irritait ses bronches délicates. Elle toussotait tandis qu’un solfatare bouillait dans sa mignonne cervelle d’oiselle superficielle. Elle ne pouvait que constater les profondes divergences entre sa volonté d’assouvir un désir égocentrique et jouissif, immodéré, son intempérance, et les desseins d’Elémir, plus porté vers la mise à bas de l’ordre moral judéo-chrétien. Depuis sa rupture avec le Dieu de ses parents, elle se définissait comme amoraliste et matérialiste. Elle se contentait de vivre désormais sans précepte aucun. Elémir, au contraire, affichait des convictions immoralistes, comme s’il eût voulu substituer un système nouveau à celui, qui, selon lui, était devenu haïssable et vermoulu. Cette volonté de proclamer la mort de Dieu, de mettre un terme aux fondements bimillénaires de la Civilisation occidentale devait lui venir d’une certaine philosophie allemande, dont l’influence allait croissant. Cléore n’y comprenait mie à tous ces traités illisibles écrits par des demi-fous. Il y avait d’abord eu ce Schopenhauer qui avait provoqué des ravages chez les bonnes consciences. Désormais, un autre sévissait, un prophète des Temps Nouveaux, de l’immoralité, de l’Homme surpassant l’Homme, dont l’importance, néfaste, allait de l’avant, sans toutefois que ses livres fussent pour le moment accessibles hors la langue de Schiller. On ne pouvait plus lors parler de misanthropie mais, bien pis, d’anthropophobie, vomie à la face de tous les gens ordinaires. Leur exécration ne suffisant plus, leur éradication suivrait… N’y prenant garde, absorbée par ses pensées invasives, la comtesse brûla ses doigts de talc délicats au tronçon de son cigare moribond.
« J’ai grand mal ! » criailla-t-elle en secouant sa main droite.
Elémir broncha à peine, se gaudissant de la douillette poupée érubescente, aussi belle en cet instant de dolor que la Marie-Madeleine de Bellini. Il proposa de terminer cette entrevue fructifère par la boisson d’Albion. Il sonna Shoshiro Senseï, son maître de thé japonais, un vénérable vieillard de quatre-vingt-cinq ans, qui avait servi le shogunat Tokugawa, avant que son office ne fût supprimé par la révolution du mikado Mutsu Ito.
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Prise d’un spasme incoercible, la petite gorge de Cléore déglutit. La pourpre aux joues, les pupilles presque d’une transparence d’eau – du moins pour qui observait son œil gauche turquoise -, elle n’objecta plus rien, se pliant aux quatre volontés de son ami, devenu son maître à penser, son Socrate corrupteur. Elle comprit que les filles de rien lui étaient destinées. Ses rêves de volupté aristocratique s’envolaient.
Le maître de thé fit son entrée à pas menus, comme une vieille geisha engoncée dans son kimono de soie. Il paraissait sorti d’une antique estampe qu’eût possédée un daïmio des temps féodaux d’Oda Nobunaga et d’Hideyoshi. Sa vêture traditionnelle répétait un bien connu motif cher à tous les estampeurs émules d’Hokusai : le mont Fuji. Son visage paraissait impavide, presque mort, tavelé d’un labourage d’ancienneté extrême, comme passé au coutre d’une charrue qui l’eût parcouru en boustrophédon et son regard revêtait un aspect vitreux. L’homme était aveugle-né. Il se déplaçait en tenant une canne noueuse de merisier à la main gauche alors que sa dextre simienne supportait seule le poids d’un service à thé d’un vert céladon lactescent à force de pâleur. Ce service n’était point une réplique vendue à Liberty pour quelques esterlins. Il était authentique, de facture chinoise ; sa fabrication remontait à la dynastie Song du Sud et avait compté Tokugawa Ieyasu parmi ses éminents propriétaires. Originaire d’Honshu, Shoshiro Senseï se vantait lui-même d’appartenir à une dynastie immémoriale de maîtres de thé dont on eût pu suivre la généalogie depuis le VIIIe siècle, du temps où Nara était la capitale du Japon.
Il officia, posément, lentement, procédant selon un rituel réglé à la seconde près, rituel qui mêlait shintoïsme et Tao. Lorsqu’il se retira, la boisson capiteuse – du lapsang souchong d’un arôme embaumant quasi aphrodisiaque – était prête à gorger les gosiers. Elémir, afin d’accentuer l’ambiance, prit un étrange coffret à remontoir qu’il actionna puis ouvrit. D’extraordinaires automates homoncules ravirent le regard de Cléore ; une saynète de théâtre kabuki, jouée, selon un scrupuleux respect de la tradition, par des hommes uniquement, se déroula, avec les voix des personnages en prime. Ils psalmodiaient, hiératiques, leurs lentes incantations aux paroles étirées à l’extrême, plus envoûtantes encore qu’un mantra de lama thibétain. Le luxe du détail avait été poussé par l’artisan nippon anonyme jusqu’à leur conférer des masques de théâtre amovibles, en conformité avec les traditions de l’Archipel du Soleil levant.
« L’objet que vous contemplez, ma mie, m’a été offert l’an dernier par Monsieur Guimet, de Lyon, le bien connu collectionneur d’antiquités asiatiques.
- Nous voici donc repartis dans vos collections, soupira Cléore, tout en buvant une gorgée de son thé.
- Vous n’avez point encore tout vu. Ce panneau d’acajou, sis là-bas, dissimule des trésors cachés et un peu…spéciaux.
- Que peut-il y avoir d’encore plus surprenant que ce que vous me fîtes tantôt admirer ? Je me sens blasée, marrie, et rencontrer vos anandrynes me tarde. » minauda la comtesse.
Le marquis abusait tant de son précieux temps mondain que Cléore en souffrait d’affliction alors que ses doigts douloureux réclamaient qu’on les embaumât presque, qu’on les recouvrît même d’alcali pour que se résorbassent les futures cloques des brûlures. Elle songeait aussi à son linge malpropre de ses sécrétions depuis tantôt deux heures, des doux pantalons qu’il lui faudrait changer, remettre à la lingère ce soir. C’était messeoir par rapport à son rang, que ses jambes et son entrefesson demeurassent aussi longtemps poissards et humides comme un potamot. Une odeur gênante allait s’y mettre. Demain, sa peau intime serait rouge, irritée par les malséants frottements de cette lingerie salopée et gâtée. Madame est toute mouillée incarnait un lieu commun répété comme une formule incantatoire magique par une certaine littérature salace et boulevardière.
Mais Elémir s’exécuta et ouvrit le panneau, dévoilant pis que tout. Une théorie de bocaux d’alcool se dissimulait dans cette boiserie : visages fœtaux découpés d’avortons anencéphales, cyclopes, microcéphales, à trompe, bicéphales… Cette tératologie se complétait d’autres flacons, plus petits, et ces flacons renfermaient de bien peu appétissantes reliques. Le marquis en montra quelques spécimens à Cléore.
« Admirez mes assortiments de toisons de femmes célèbres… O’Murphy alias la Morphise, La Pompadour, la Du Barry, Madame de Châteauroux… Et la plus émouvante : la princesse de Lamballe. Vous n’ignorez rien de son sort, je crois. »
Cléore ne put réfréner un tremblement palpébral convulsif face à ces vénérables restes pileux desséchés desquels on ne pouvait savoir par quel trafic le marquis les avait acquis, sans doute de quelque anatomiste érotomaniaque. Ah, s’il se fût agi de sourcils de saints ! Elle opina, acquiesça d’une voix grêle.
« Les massacres de Septembre…la tête montrée à Marie-Antoinette…
- Si encore ces sauvages s'étaient contentés de la décapiter, en riota le marquis. Ils se sont livrés à un dépeçage en règle, déshonorant le corps de la princesse jusqu’à ses entrailles intimes ! Monsieur Flaubert les eût traités de pignoufs.
- Leur haine de meurt-de-faim, par trop accumulée, les a peut-être poussés au paroxysme. Ils furent comme la marmite qui longtemps a trop bouilli qu’à la fin, elle déborde…
- Ne tentez point d’excuser ces misérables ! l’admonesta Elémir. Madame de Lamballe a payé, comme Coligny ou Concini… Constatez qu’elle fut une vraie blonde… »
Il approcha le flacon du visage de son amie, l’y collant presque à son nez mutin ; ses yeux phosphoraient, comme habités d’une extase obscène.
« Admirez cet entrelacement filandreux, ces fils de blé blond, ce safran d’or… n’oubliez point que ces poils admirables firent office de moustache.
- Ah, Elémir, cessons-là ! bredouilla la comtesse. Vous êtes bien fol, mon ami.
- Moi qui escomptais sur votre ouverture d’esprit ! Tenez, je vous dois un cadeau.
- Pensez-vous que je consentirais à ce que vous m’offrissiez une de vos…hem horreurs ? » rétorqua, ergoteuse, Cléore, qui conservait malgré tout ce peu ragoutant étalage son euphuisme atavique.
Mademoiselle la comtesse se résigna à jouer les escobars jésuites, à accepter en toute hypocrisie un des objets déviants d’Elémir. Le marquis fétichiste ouvrit un cabinet de curiosités marqueté de style Louis XIV, exposant de nouveaux objets. Il y avait là, certes encore, de jolis masques d’Asie, chinois et japonais…les chinoiseries se référant, pour leur part, à un culte ancestral traditionnel, de type animiste, où la géomancie jouait un rôle important. Mais les colifichets impurs, aux troublantes formes érigées, sculptées dans les matériaux nobles et précieux, durs ou tendres, qui se dressaient, ça et là, entre chaque masque marouflé et peint vieux de plus de deux siècles, appartenaient à une catégorie spéciale, que l’on ne nomme pas. Cléore connaissait par ouï-dire ces pratiques dites de plaisir solitaire de la femme.
A côté du visage du célèbre Di Pan, le Grand Géomancien magique du vieux rite Nuo, à la barbiche confucéenne, Elémir prit un de ces godemichés, qui paraissait réduit à un simple fourreau de cuir, étréci, rétracté singulièrement.
« Cléore, je vous fais solennellement don de mon sabre de geisha. »
Ses mains délicates prirent cette chose. Une moiteur épidermique malvenue imprégna les paumes de Cléore, quoi qu’il ne fît point chaud dans cette vaste pièce. La langue d’Elémir s’engagea dans des péroraisons divagantes et érudites. Sa bouche de pécheur salivait de plaisir à l’exposition des buts et usages de l’objet.
« Au sein d’une société d’hommes, de samouraïs, voués au respect du code de l’honneur chevaleresque, du bushido, les femmes ne pouvaient jouer que deux rôles : épouse soumise et mère ou courtisane. Ainsi était le Japon féodal des daïmios. La perte de l’honneur imposait à celui qui avait failli au code de mettre fin à ses jours. En Europe, on dit vulgairement se faire hara-kiri. Mais le terme exact est seppuku. Selon les puristes, le seppuku authentique consiste à un suicide rituel en deux temps, qui nécessite la présence d’un officiant-exécutant en plus de celui qui met fin à ses jours. Celui qui se tue dévoile son ventre, déroule le bandage qui le cache et s’enfonce la lame d’un sabre court dans l’abdomen tandis que l’autre, cette fois avec un sabre long, le décapite. Lorsque toute une maison était entachée de déshonneur, il était d’usage que tous les serviteurs du chevalier nippon partageassent le rituel, ainsi collectif… y compris l’épouse ou la courtisane, si l’impétrant vivait avec une maîtresse…dont il possédait le droit de vie ou de mort.
- Et…ce fourreau ? M’éclairerez-vous l’esprit ?
- Ce sabre de geisha ou seppuku de geisha prodigue mort ou vie, plaisir ou tourments létaux…ou successivement les deux. Permettez, ma mie, que vos jolis yeux se délectent d’une petite démonstration. »
Cléore restitua le fourreau.
« Voyez le bas…Il comporte deux boutons, deux mécanismes d’un ars subtilior nonpareil…
- Je sais les civilisations d’Extrême Orient fort avancées, y compris pour ce qu’il est malséant de nommer…
- L’usage de l’arme est double : arme de plaisir ou de mort… encore faut-il prendre garde à ne point se tromper de bouton. J’appuie sur le premier. »
Du fourreau jaillit, orgueilleux, impudique, un membre de sycomore d’un réalisme agreste et d’une finesse de sculpture insigne.
« Tel est l’usage premier…mais attention, ma Cléore…je presse à présent le second bouton. Prenez garde à ce que vos jolis doigts d’enfant, jà blessés par votre cigare, ne s’écorchent pas. »
On se serait attendu avec logique à ce que la seconde manœuvre entraînât l’épanchement d’une imitation de semence, entreposée dans quelque réservoir interne, pour rendre la pratique déviante encore plus réaliste et crue…mais à défaut de crudité, ce fut la cruauté qui l’emporta. De l’extrémité du phalle de bois, une lame effilée, d’un acier lumineux, presque aussi fine qu’une aiguille, pointa, prodiguant à l’objet une longueur impressionnante.
« On dit que la lame est si longue qu’entrée dans ce que vous savez, elle peut pourfendre tout le corps, l’empaler en son entier, et surgir par le nez, la bouche ou l’orbite de la suicidée…avec les hémorragies spectaculaires que cela implique. On dit aussi que certaines courtisanes tentèrent d’utiliser ce sabre-pal non point pour se faire seppuku, mais pour se délivrer des fruitions non désirés… »
Le vice incarné…ce godemiché représentait le vice incarné. Cléore se jura d’enfermer cet accessoire dans un coffre dont il ne sortirait jamais. Elle en eut une défaillance. La malheureuse enfant se pâma et des sels furent nécessaires. Allongée sur un sofa, son nonchaloir forcé l’empourprant, elle vit Elémir assis à un bureau d’ébène avec une écritoire, occupé à rédiger un billet à l’attention de la vicomtesse de., avec une archaïque plume d’oie. Mademoiselle avait adopté le révolutionnaire stylograph et s’étonnait du conservatisme de son ami.
« J’écris à la vicomtesse de. La semaine prochaine, elle organise un bal costumé en son château de Meudon…un bal qui est en fait une sorte de fête d’Hébé, de ballet de La Merlaison, de mask Stuart ou de bal des ifs de toutes les anandrynes de France et de Navarre. Circonstance propice à votre prise de connaissance du milieu et à l’exposition de tous nos projets. Madame la vicomtesse m’ayant jà invité, je l’informe de mon désir de vous joindre à la compagnie, de votre volonté d’adhérer à notre cause… Elle répondra positivement à cette requête, je vous le garantis.
- Une fête costumée euh…féministe ? Mais quelle vêture arborerai-je pour cette occasion ?
- Venez adonisée en petite fille modèle, puisque cela vous sied. Votre corps de sylphide mérite les éloges.
- Soit, mais…vous serez un homme dans une assemblée de femmes…
- Je suis hermaphrodite. » répliqua laconiquement Elémir presque avec véhémence et courroux.
Cléore ne comprit point le sens exact du mot. Elémir s’exprimait-il littéralement – s’agissait-il d’un de ces monstres de foire ou de Satiricon comme les femmes à barbe ? Un chevalier d’Eon ? – ou la signification en était-elle figurée, symbolique ? Dans la seconde acception, cela signifiait qu’Elémir pût s’enamourer aussi bien d’hommes que de femmes.
«Il serait donc bi…bi quelque chose », bredouilla Cléore in-petto.
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[1] Curieusement, ou par prescience, Aurore-Marie de Saint-Aubain semble anticiper d’un an la réalisation par Dalou du monument funéraire du journaliste Victor Noir, assassiné par Pierre Bonaparte en 1870. Il faut dire qu’à la date de la rédaction du « Trottin », le projet était déjà connu. Un modèle en plâtre avait même été exposé au salon de la Société nationale des Beaux-Arts. Le gisant fut inauguré au Père-Lachaise le 15 juillet 1891.

samedi 9 juillet 2011

Le dernier village.

Le Dernier Village


Nouvelle.

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Moani dévale à travers les fourrés. Il court à en perdre haleine. Ils sont là ! Il les a vus ! C’est un jour néfaste aujourd’hui, un jour maudit des dieux, un jour à marquer d’une pierre noire. Il aurait été préférable que le Seigneur Soleil ne se lève pas aujourd’hui. Ce ne sont pas les dérisoires sarbacanes et les arcs de nos chasseurs cueilleurs qui pourront venir à bout de leurs armes redoutables.

Moani le sait ; la crainte de ces êtres prodigieux envahit tout son corps, lui prodigue des suées d’angoisse. Ils sont réputés invincibles. Ils ont déjà tout pris, tout conquis, tout soumis, tout ravagé…tout converti. Seraient-ils les vrais dieux, créateurs de toute chose, de tout ce qui vole, rampe, nage, pousse ici ? Le cacique Arapo et le chamane Xaiunga auraient-ils donc menti, dissimulé la vérité ? Pourquoi donc lutter contre ces êtres fabuleux, pourvoyeurs de mort, mais aussi de renaissance, puisqu’ils annoncent la venue des temps nouveaux, prévus par toutes les prophéties immémoriales de la tribu ?

Ils portent des coiffes étincelantes aussi dures que la roche ; de curieux vêtements à la couleur de la Terre Mère les recouvrent. Ils cachent leur sexe et l’on ignore comment ils font pour assouvir leurs besoins naturels. Ont-ils des femmes, des petits ? Si oui, où sont-ils donc tous ? Ils ne sont pas glabres comme nous tous, les Amérindiens. Leurs mentons s’ornent de longs poils noirs. Ils parlent un langage guttural, inconnu, qui donne l’impression que dans leur gorge s’étouffe une chique baveuse de tabac qu’ils ont du mal à déglutir. Ils sont laids ; ils sont sales ; ils sentent mauvais. Ils ne croient pas aux mêmes choses que nous. Ils aiment la guerre, rien que la guerre et la pratiquent au nom de leur propre dieu de colère. C’est pour cela qu’ils ont des armes, des armes terribles, comme des bâtons faits d’une matière dure semblable à celle de leur coiffe, qui brillent au soleil et qui crachent du feu et des abeilles létales sans retenue, sans rémission. Ils tuent, tuent, tuent…

Des dizaines de villages ont déjà succombé, ici, là-bas et ailleurs. Rien ne résiste à leur avancée. Elle est irrésistible.

Moani doit prévenir Arapo et Xaiunga. Ils sauront quoi faire pour tenter de conjurer le péril. Nous devons préserver notre communauté, toute notre communauté, sauver les femmes, les enfants…notre avenir.

Notre Amérindien est si paniqué qu’il accroche par mégarde un écheveau de lianes où paresse un singe hurleur. Le primate gonfle son sac vocal et ses bajoues pour crier sa réprobation tout en bombardant l’intrus de ses excréments. Moani s’en moque bien. Le voilà parvenu à la lisière de son village ; il est urgent pour lui d’informer les notables afin qu’ils se réunissent en conseil dans la cabane du cacique et décident quoi faire contre les ennemis, les indésirables.

Il traverse les sentes sans reprendre son souffle, croisant çà et là le regard des femmes occupées à piler le manioc dans des calebasses afin de préparer le tapioca. Il se fiche de leur nudité attirante, prompte d’habitude à allumer son désir, de leurs longs cheveux noirs, de leurs seins tombants, de leur peau luisante. Même leurs fesses grasses l’indiffèrent aujourd’hui, ces fesses qui ont pour toute parure un vague cordon retenant un minuscule cache-sexe. Certaines portent leur progéniture dans une hotte tandis que d’autres enfants plus âgés, aussi nus que leur mère, jouent et crient en gambadant, faisant fuir quelques poules errantes qui caquètent de peur. Quelques hommes, qui sommeillaient doucettement dans leur hamac en train de suçoter une bonne pipe, goûtant à un repos réparateur après la grande chasse du matin, paraissent cependant surpris de la hâte de leur compatriote. Xapopo, le meilleur ami de Moani se lève de sa couche et le questionne :

« Que t’arrive-t-il ? Quelqu’un aurait-il mis le feu non loin d’ici ?

- Ils sont là, les ennemis de notre peuple, ces étrangers barbus qui, au nom d’un dieu terrible, ont déjà inscrit à leur tableau de chasse la soumission et le massacre de tant de communautés semblables à la nôtre ! Xapopo, la situation est grave !

- Je saisis, Moani.

- Nous devons d’urgence ameuter tout le village ! Arapo et Xaiunga doivent immédiatement réunir le conseil.

- Tu n’es pas le premier chasseur de notre communauté. Tu n’as pas l’oreille de notre cacique. Seuls Impahari et la matriarche Alunga pourront le convaincre.

- Comment te le dire, mon ami ? Ceux qui approchent d’ici ne font aucun quartier.

- Bien, puisque tu le prends ainsi. Regarde : l’inquiétude envahit tout le monde. On se demande ce qui t’arrive et beaucoup de nos compatriotes, intrigués par ta course inconsidérée, accourent vers nous.

- Dans ce cas, explique leur, pendant que je me rends chez la matriarche. Je pense pouvoir la faire fléchir. Elle a beaucoup vécu, beaucoup entendu. Elle connaît bien des secrets du passé et des événements remontant aux pères de nos pères.

- Dans ce cas, je te suis. Je commence à pressentir un grand malheur si nous n’agissons pas maintenant. »

***************

Tous ceux et celle qui comptent dans la vie quotidienne du village, si quiète à l’ordinaire, se sont réunis dans la grande cabane du chef Arapo. Moani et Xapopo sont parvenus à convaincre Impahari, le champion des chasseurs, et Alunga, la doyenne du village, dépositaire des traditions et savoirs ancestraux, mémoire vivante des ancêtres.

Les palabres sont violents, passionnés ; les échanges de paroles se font vifs, sans répit. Les labrets s’entrechoquent sur les lèvres ; les pectoraux de plumes s’agitent sous la jactance des gorges déployées qui éructent dans une langue dont tous les villageois sont les derniers locuteurs. Devant la solennité de cette réunion dont dépend le sort de sa communauté, Arapo s’est paré de tous les attributs de sa fonction fécondatrice. Il arbore le diadème de rémiges d’aras bleus, verts et rouges, le gorgerin d’écailles de tatou, la cape en peau de capibara, les plateaux buccaux et le long étui pénien qui le pare de sa puissance d’ensemenceur royal. Xaiunga, le chamane, n’est pas en reste. Il semble se pavaner avec le crâne-relique qu’il porte en sautoir et les peintures à base de cochenille et de charbon de bois qui recouvrent sa face édentée et ridée. Il sert des dieux, autrefois cruels, qui réclamaient leurs lots d’ennemis sacrifiés après chaque victoire du clan. Alunga se refuse à toutes ces parures. Elle se contente de cacher sa nudité décharnée sous une robe longue de lin, assez délavée, récupérée elle ne sait plus trop où. Les chasseurs se sont munis de leurs armes, carquois et sarbacanes, dans l’attente d’une décision belliqueuse. Ils ont percé leurs nez et leurs lèvres de tiges de bois, ornements destinés à impressionner les adversaires et à les mettre en garde. Ici, chacun a droit à formuler un avis, mais Arapo arbitre et tranche en dernier ressort. Moani a, le premier, exposé et résumé la situation. Alunga, à sa suite, rappelle l’histoire récente.

« Beaucoup ont péri sous les coups de ces conquérants redoutables venus de l’est. Certains disent qu’ils sont nés de la grande mer, d’autres d’un très lointain pays, par delà l’horizon. Ils ont soumis et massacré nos cousins Tupi, nos alliés Achuar, nos parents Kayapo. Rien ne paraît les arrêter…leur avancée semble irrésistible. On les dit dirigés contre nous, les Indiens, par un gouvernement central venu d’ailleurs, dont le règne a été instauré par un dieu de guerre. Ce dieu aurait décidé de la conquête du monde comme fin unique. S’il gagne contre nous, cela signifiera que nos propres dieux auront opté pour notre mort à tous. »

Arapo l’interrompt.

« Pourquoi les dieux que nous révérons entérineraient-ils la mort de mon peuple, de ce peuple dont j’ai la charge sacrée ? Les dieux oseraient-ils commettre un tel crime ? Absurde ! Insensé ! »

Ikambu, le plus jeune et le plus impétueux des chasseurs, prend la parole :

« Nous devons les attaquer maintenant, user envers eux de la ruse, les prendre de vitesse. Moani, tu as dit les avoir aperçus à quelques arpents seulement du village. Est-ce bien exact ?

- Ma parole est irréfutable.

- Ne serait-il pas imprudent et téméraire de mener une offensive sans nulle préparation, sans surtout la bénédiction des ancêtres ? » objecte Xapopo.

Xaiunga met son grain de sel.

« Nous ne pouvons capituler sans combattre. Ce serait lâche et sacrilège. Cette terre est sacrée, la forêt également. Nous, et avant nous, nos pères et les pères de nos pères leur appartiennent et leur ont appartenu depuis des temps immémoriaux, depuis que notre monde est monde. Elles sont pour nous comme deux mères, les sources de toute chose. Alors, cet héritage ancestral, nous ne pouvons le sacrifier à des envahisseurs inconnus et belliqueux. Nous le défendrons coûte que coûte, bec et ongle, jusqu’à notre ultime souffle, jusqu’à la dernière goutte de notre fluide vital, case après case, arpent après arpent, touffe d’herbe après touffe d’herbe… C’est l’homme qui appartient à la Terre, non pas la Terre à l’homme. Défendons nos valeurs…Jamais les dieux ne failliront, ne nous abandonneront. »

Ayant dit, le chamane tire une bouffée de tabac toxique de sa mauvaise pipe. Il tousse, il s’étrangle, sa gorge lui racle. Il crache une glaire épaisse puis reprend la parole. Il a changé de registre. Il s’exprime désormais dans la langue sacrée, hermétique des Anciens, la langue même du Créateur de l’Univers. Il communique avec lui, en symbiose avec tous les êtres vivants. Ses yeux extatiques roulent dans ses orbites. C’est la transe et il entonne une mélopée qui signifie aux dieux que leur intercession est réclamée.

« Aani opoponi aani opoponi xakakani… »

On reproche souvent aux Amérindiens leur aspect taciturne, leur silence, leur passivité, leur indifférence. On assimile à tort leur mutisme à de l’attentisme, voire à du fatalisme, de la résignation. C’est oublier que les Indiens sont fiers ; ce sont de grands résistants. Ils s’avèrent opiniâtres au combat. Lorsque leur bouche commence à parler, on ne peut plus l’arrêter tant leur langue est prolixe. Le palabre est une de leurs raisons de vivre. Ils combattent ainsi par le verbe, avant de le faire par l’action.

Tous reprennent en chœur la mélopée de Xaiunga. Ils et elle récitent l’aani opoponi aani opoponi xakakani, cette formule rituelle, l’égrènent comme une formule substantifique. Ils s’expriment par des voix de gorge, graves, sourdes et profondes qui sont non sans rappeler la récitation d’un mantra dans une lamaserie. Tous ignorent ici comment les bonzes ont combattu pacifiquement l’avancée des conquérants et la manière admirable et poignante par laquelle ils se sont tous sacrifiés, jusqu’au dernier, afin de faire rempart à l’innommable. C’était trop distant, trop loin de leur vision du monde…pourtant, s’ils avaient su à temps, auraient-ils pu lutter ensemble, s’allier pour la préservation du bien commun contre l’opprobre, c’est à dire Gé, la Terre Mère ?

La prière achevée, Xapopo s’exprime de nouveau.

« Espérons que les dieux nous aient entendus et qu’ils intercèdent en notre faveur, ma sœur, mes frères. Je pressens que le temps nous est compté.

- Nous devons aller de l’avant, avec allégresse, car nous nous sentons désormais résolus à la lutte. Nous sommes le bien de la Terre, nous sommes son sel, les représentants de son héritage pour les générations futures. » s’exclame Arapo.

En réponse au cacique, Xaiunga poursuit sa transe communicative avec les esprits sacrés. Ses yeux roulent dans ses orbites et de la bave perle à la commissure de ses lèvres, coule, s’égoutte de son labret de buis.

« Les dieux…ils nous ont entendus. Leur réponse est favorable. L’issue du jour ne sera point néfaste. L’oracle de Manitou a parlé.

- Nous ferons donc comme avec nos précédents adversaires, ceux qui, vainement, voulurent nous imposer des objets superfétatoires, des choses, des techniques inutiles, dont nous n’avions nullement besoin pour vivre, rappelle la matriarche.

- Je préciserais, reprend Moani, dont nous n’avons jamais éprouvé le besoin. A quoi bon l’esprit néfaste, maudit, de la possession de biens personnels, nuisibles à la communauté ? Pourquoi s’enticher d’objets sophistiqués, pourvoyeurs d’envie, de convoitise, de corruption, de rivalités, de conflit et au final…de mort et de deuil ? Ceux que nous avons précédemment réussi à rejeter voulurent à tout prix nous imposer l’usage de choses inutiles, nous diviser, nous rendre égoïstes et veules afin de nous soumettre à leur mauvais modèle. Ils ont nié la Nature, l’ont instrumentalisée à leur profit, puis à leur perte. Ils n’ont aimé que l’or pour l’or, non plus même pour ce qu’il permettait d’acquérir et dont nous nous sommes d’ailleurs toujours moqués. Ils ont vécu dans le lucre, dans la convoitise permanente, n’ont cessé d’essayer de nous corrompre… Désormais, ils sont tous morts sous le fer des autres. Toute leur technique, aussi élaborée qu’elle fut, s’est avérée inutile. Ils ont péri car trop matérialistes alors que ceux qui les ont conquis et détruits avaient fait mine de rejeter ce matérialisme fatal en brandissant l’étendard de la spiritualité. Tout leur or a été inutile…Ils ont ramassé à leur tour le pactole, se sont partagé les dépouilles de la civilisation maudite issue du c… »

Le discours de Moani est interrompu par des rumeurs venues de l’extérieur. Une vague odeur de brûlé chatouille les narines. Les oreilles perçoivent des hurlements, des mouvements de panique. Il n’y a plus de doute : ils ont attaqué le village par surprise, plus tôt qu’espéré, que demandé aux dieux. Comme pour répondre au début de désarroi qui commence à remuer nos doctes notables, une femme soulève la natte obstruant l’entrée de la maison du cacique et crie : « Sauve qui peut ! Les dieux nous ont trahis ! »

Il n’est plus temps de s’interroger. Les hommes, sauf le chamane, saisissent leurs armes et sortent. Avant de se porter à leur tête, Arapo adresse ces ultimes paroles à Alunga :

« Sauve les femmes et les enfants, sauve notre avenir. Rassemble-les, mène-les à l’abri loin, le plus loin que tu pourras. Ce…ce palabre…aura été notre testament, le testament de la Terre. »

Alunga sait. Des larmes coulent de ses yeux. Elle part, sans nul atermoiement.

********

Dehors règne l’enfer. Ils progressent dans le village, éjectant des jets létaux des tuyaux de leurs canons ternis. Ils calcinent sans discernement enfants, femmes et valeureux chasseurs. Leurs barbes de corbeaux des ténèbres luisent de reflets bleutés, phosphorés, surnaturels. A leurs coiffes de métal, pour la dernière bataille dont l’enjeu est cette dérisoire parcelle de territoire, la dernière qui restait à mettre dans leur escarcelle, ils ont préféré substituer une étoffe d’une teinte de suie, de jais, d’obsidienne, sur laquelle se détachent au mitan, des arabesques blanches tourmentées et torses rappelant le premier commandement de leur dieu. Quand l’un d’eux consume de ses flammes magiques un des frères d’armes de Moani, il éjecte de sa barbe de charbon bleu un cri guttural, un gargouillement obscène, affreux, qui signifie : mon dieu est grand. Chaque fois que cette éructation retentit, un Indien vient de périr. Les survivants ne tremblent pas, au contraire. Ils se regroupent, poursuivent le combat, refusent de capituler. Leurs ouïes ne supportent plus ces sons de gorge, ces paroles ennemies, ces a, l, b, k, ces rrr éruptifs hideux éjectés de leur larynx, dont le bruit rappelle les galets roulés par un torrent impétueux. Et cet autre son de bouche, ce son insoutenable, cette espèce de ouaak ou approchant dans ce langage de vomissures sanglantes et de calcination finale de tout un peuple admirable…

Les guerriers tentent désespérément de manier leurs arcs et leurs sarbacanes. Ils ont refusé autrefois les bâtons à feu d’acier que les prédécesseurs des autres avaient voulu leur vendre avec de bizarres étuis contenant une poudre propulsive, tout cela pour les civiliser, pour instiller en eux l’esprit du commerce, comme ils disaient. Ils voulaient aussi les soumettre par une eau brûlante qui rongeait les gosiers et rendait dépendant. Mais les Indiens avaient mieux que cela : la boisson sacrée tirée de la forêt, concoctée selon des recettes secrètes inventées par Manitou lui-même il y avait des milliers de lunes.

Devant Moani, Ikambu, le jeune, valeureux et triomphant Ikambu, élu des dieux, prend de plein fouet le jet de feu sorti de ce tuyau terni. Il se consume en hurlant et une odeur de chair et de graisse brûlées provoque la nausée parmi les survivants. Les armes des ennemis sont décidément imparables. Ils ne font aucun quartier, ne laissent même pas aux chasseurs guerriers la possibilité d’un combat à la loyale, d’égal à égal, au corps à corps.

Impahari succombe à son tour tandis que, monté sur le toit de sa case, Xaiunga exhorte ses frères à poursuivre leur résistance désespérée contre ces turbans noirs. Tout le village s’emplit de dépouilles humaines carbonisées, fuligineuses, recroquevillées. La fumée des chairs calcinées empuantit tout et finit par voiler le soleil. Les dieux…les dieux eux-mêmes se voilent la face de chagrin pour ne pas assister à la fin de ce spectacle de mort, à ce dernier jour d’un monde.

Un des autres, rugissant comme un fauve, ajuste le chamane. Une rafale de jets bleutés sort de son tuyau raide et flexible à la fois. Xaiunga brûle comme une torche, s’accroupit, se rétrécit, communiquant à la case la décomposition ardente de son organisme. Bientôt, le sinistre se communique à tout le village.

Cependant, Alunga a rassemblé les enfants, les femmes encore en vie. Elle leur demande de la suivre sur une sente connue d’elle seule, afin que tous ces porteurs d’avenir soient sains et saufs et gagnent le refuge secret de la forêt profonde et inextricable. La petite colonne ne peut que progresser lentement tant les buissons sont emberlificotés, urticants, traîtres aux épidermes, pullulant d’animaux venimeux de toutes sortes. Chaque pleur et cri d’enfant trahit les fugitifs. Enfin, une clairière est en vue… Oh, la surprise fatale… ils sont là aussi, avec une arrière-garde protégeant le reste de la troupe en cas de coup dur, de repli nécessaire. Ils gardent un dragon roulant, armé d’un fût obscène cracheur de mort. Ils ont utilisé, instrumentalisé à leur profit les innombrables méfaits de leurs prédécesseurs, ces trouées inconsidérées, multipliées à l’infini dans la forêt pluviale, ce réseau veineux létal, cette toile de voies de communications mutilantes qui ont sillonné l’Amazonie et l’ont réduite inconsidérément à un vestige de splendeur, à une réserve interdite dont le peuple d’Alunga s’était institué le dépositaire. Défrichements, déboisements, déforestation… Les turbans noirs, ces maudits conquistadores venus de l’est lointain ont exploité avec une déconcertante facilité ces voies de pénétration, métamorphosant leur conquête des peuples amazoniens en simple promenade militaire. Ils ont violé de manière répétée les lambeaux de la forêt désormais presque chauve, veinée de varices hideuses et sillonnée de véhicules polluants sur les fleuves, les rivières et les routes. Là bas, très à l’est, il fait plus chaud qu’avant et l’eau du chapeau de la Terre Mère ainsi que celle de son fondement fondent…et cette eau douce monte, submerge peu à peu les îles. Alunga a été vue avec les femmes et les enfants… L’un d’eux donne l’alerte. Le véhicule des ennemis se meut. Certes, il est un peu lent, mais il vise bien le petit groupe et éjecte sa mort…Alunga va mourir, mais elle sait…elle connaissait un peu la langue des prédécesseurs d’eux. L’un des derniers à être parvenu au village, cinq ans auparavant, un déserteur de l’armée régulière de l’ancien gouvernement central en déroute, avait abandonné une espèce de mallette avec une petite chose sur le côté, comme un poisson commensal qui nettoie les branchies des autres et se fixe à eux. Et cette petite chose, une fois accrochée à la mallette ouverte, permettait de communiquer avec le monde entier. Sous le couvercle, des touches marquées des signes de l’écriture de l’ancien gouvernement. Sur la face interne du couvercle, c’était lisse, transparent. Dans l’estomac de la mallette, des objets ronds, producteurs d’énergie… Tout fonctionnait encore et d’instinct, Alunga, qu’autrefois, enfant, on avait tenté d’instruire de la civilisation prétendument parfaite des non-Indiens, s’était rappelé comment on maniait l’objet et comment on accédait par son biais à toute l’information du monde. Elle ne se souvenait plus de toutes les lettres, recherchait les mots vagues ressemblant à la langue de l’ancien gouvernement central. Elle avait accédé à des sites, tenté de lire ce qu’ils racontaient, saisi des bribes révélatrices de la situation régnant hors du village. Alors, elle avait connu les ravages de leur conquête à travers toute la Terre, sur fond de ruine des autres peuples au profit d’une poignée égoïste, la montée parallèle des eaux dites des pôles, les raisons socio-économiques qui avaient facilité l’avancée générale des turbans noirs, ce naufrage massif de l’immense majorité privée de tout au seul profit d’une minorité infime, d’une cour parasite mondiale qui s’entredéchirait pour avoir toujours plus sans même connaître le montant considérable de ce qu’elle possédait déjà, jamais repue, toujours insatisfaite. Les fanatiques barbus, brandissant l’étendard de leur dieu de guerre, s’étaient nourris du terreau putride de la misère générale des quatre-vingt-dix-neuf centièmes de la population du monde et avaient converti en masse cette proportion gigantesque de déshérités en les dressant unanimement contre le centième restant qui prospérait telle une parasitose depuis environ cent trente années. Seuls les Indiens avaient vraiment résisté et sauvé l’honneur. Maintenant qu’elle va mourir, Alunga a la conviction que les vainqueurs – provisoires - n’en auront pas pour longtemps. La Terre Mère vaincra.

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Tous ont péri : Karumbi, Acharao, Xapopo, même Arapo, le chef bien aimé. Leurs corps grillent encore çà et là dans le village en feu. Moani est le dernier. L’un des autres lui demande de se rendre. Moani lui crache au visage. L’homme s’avance. Il veut le frapper d’un coup de poignard, plus exactement l’égorger comme on sacrifie un capibara aux dieux en le saignant. Moani se défend ; il ajuste sa sarbacane. Il souffle son dard empoisonné. Une rafale d’abeilles plombées l’abat dans le dos. Moani s’affaisse. Il n’est plus. Le brouillard de l’au-delà des esprits s’est étendu en lui, l’a recouvert d’un voile pudique. La barbe noire a reçu le dard dans le cou. D’ici trois heures, elle mourra à son tour.

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Cyber-rapport du colonel Samir Hussein Al Afghani au général Bachir Ousmane Ben Hadj, commandant la willaya XV d’Amazonie (Manaus). Copie du cyber-rapport transmise au mufti de Brasilia.

« Au nom d’Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux,

Louange à Allah, Seigneur de l’univers.

Le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux,

Maître du jour de la rétribution.

C’est Toi Seul que nous adorons, et c’est Toi Seul dont nous implorons secours.

Guide-nous dans le droit chemin, le chemin de ceux que Tu as comblés de faveurs, non pas de ceux qui ont encouru Ta colère, ni des égarés.

Amine.

Bissmi Allah, mon frère ! Salam alikoum, mon frère !

Aujourd’hui est un jour de gloire ! Qu’Allah nous bénisse tous ! Le dernier village des mécréants, ces fils de chiens galeux, ces infidèles, est tombé voici une demi-heure. Nous sommes désormais les maîtres de toute la Terre. Allah akbar ! Allah est le seul Dieu et Mohamed est son prophète. C’est un jour faste pour l’Islam. Un jour à nul autre pareil. Qu’Allah nous bénisse tous encore une fois ! Le plus beau jour de notre conquête enfin achevée, en ce dix Muharram, jour de l’Achoura, an 1521 de l’Hégire. »[1]

FIN DU RAPPORT



[1] 22 avril 2097.