dimanche 17 mars 2013

Le Couquiou épisode 3.



Ce fut de prime abord la radio qui informa la famille Arthémond de l’affaire du mystérieux cadavre non identifié, du fait de l’aversion profonde de Monsieur le baron pour la presse locale. Cette nouvelle, trompetée par la vieille boîte à jambon, eut pour conséquence d’agiter un peu notre clan, d’habitude plongé dans la léthargie infrangible de son conservatisme. 
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Le médecin légiste n’était pas parvenu à percer l’identité du mort, parce que les oiseaux l’avaient défiguré. Et les empreintes digitales ? Peu aurait importé, si l’inconnu s’était avéré absent des fichiers de police ; mais voilà, la raison de l’anonymat renforcé du défunt s’avérait prosaïque tout autant que sordide : les volatiles avaient aussi bouffé ses doigts, comme presque tout le reste d’ailleurs. Comme l’identification de la mystérieuse victime promettait d’être longue, la gendarmerie s’était résolue à pousser son enquête dans un secteur géographique élargi, à la recherche du moindre signalement de la disparition de quelqu’un parti ces derniers temps sans laisser de trace – à moins que notre mort eût été un simple vagabond, sans toit ni loi, sans la moindre famille qui se fût un tant soit peu souciée de son évaporation dans la nature. Se refusant à privilégier la moindre piste – décès fortuit d’un marginal ou asocial dévoré par des oiseaux brusquement frappés d’une lubie anthropophagique – les gendarmes se décidèrent, en toute logique policière, à interroger tous les habitants de la zone passée au peigne fin, ce qui induisait leur venue chez les Arthémond.

Le brigadier qui se pointa ce matin-là au château paraissait tiré de pages folkloriques et l’on se demandait s’il serait capable de prononcer autre chose que la phrase rituelle « Vos papiers s’il vous plaît. »
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Il ne présupposait de rien. Si un ouvrier agricole, ou un employé quelconque de la propriété, ou d’une des métairies, avait été porté absent, ou manquant, le baron l’aurait signalé – a fortiori si le quidam en fuite se fût rendu coupable d’un larcin. Non pas que les gendarmes soupçonnassent notre notabilité d’un homicide caché, même si parmi eux nombreux étaient les amateurs de romans policiers – Série noire, Simenon ou autres. De plus, tandis que le brigadier Dullin se présentait, le médecin légiste Troussot, qui avait l’insistance dans la peau, avait repris ses examens approfondis du cadavre reposant en sa chambre froide depuis cinq jours, et y avait découvert, fichée entre deux côtes, une pointe de flèche en silex, droit venue de quelque culture périgordienne antédiluvienne. Là, l’expertise le dépassait. Il fallait qu’il fît appel à des préhistoriens pour déterminer la nature de l’objet – arme Cro-Magnon du crime ? Un crime impossible, perpétré selon un mode opératoire magdalénien ? Et les oiseaux, alors ? Le grand spécialiste de l’outillage préhistorique était Monsieur François Bordes, mais on n’allait pas déranger un chercheur renommé pour cela. Monsieur Leroi-Gourhan concoctait sa théorie sur l’art préhistorique dans les cuisines secrètes de son cerveau éminent. On allait se contenter d’un assistant de fouilles au service du conservateur d’un musée local secondaire. De toute manière, au sujet de la science des industries lithiques, nos préposés de la maréchaussée faisaient figure de ploucs et d’analphabètes diplômés.  
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Pendant ce temps, Jean-Louis d’Arthémond s’efforçait de répondre aux questions du brigadier Dullin, qui demeurait droit dans ses bottes. Il semblait mal à l’aise, méfiant, comme s’il avait ressenti un léger sentiment de culpabilité. Il associait les hommes au képi noir à une certaine image détestable de l’ordre républicain. Ce brigadier Dullin était fidèle à tous les clichés inhérents à sa profession, familiers au fils aîné, Dominique, lecteur discret des miquets interdits. La moustache de l’homme n’avait rien à envier à celle du fameux brigadier du Labron, figure secondaire mais marquante d’une de ces bandes dessinées policières de mauvais genre, La Voiture immergée,
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 que Dominique avait dévorée en cachette. Au moins, Dullin n’était pas corse, ce qui eût été pis, car pour Jean-Louis d’Arthémond, tous les fonctionnaires corses étaient des feignants se reposant à la mairie de Marseille, cette ville méditerranéenne de la racaille et des gangsters, et ce type de cliché avait la vie dure, parce que les Corses s’expatrient en métropole et prennent toutes les bonnes places dans la fonction publique, y compris dans la gendarmerie, pour ne strictement rien y foutre. Il n’y avait qu’à voir le gendarme Colombani, interprété par un certain Casa,
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 dans un disque paru voici à peu près trois ans, une Pastorale des santons de Provence que le parrain de Dominique (qui vivait exilé dans le Luberon), lui avait offert pour ses quinze ans.
« Monsieur le baron, questionna le brigadier, auriez-vous, à tout hasard, quelque fait récent suspect à nous signaler, en plus de l’affaire que vous savez, fait qui se serait produit dans votre propriété ? » 
Aux oreilles de Jean-Louis, les paroles du gendarme résonnaient de manière suspicieuse. Le soupçonnait-il d’un délit ? Il fut tenté de répondre RAS, comme on disait à propos des événements d’Algérie. Il n’en fit rien et demeura muet. Ses yeux s’attardaient sur les bottes impeccables du militaire, cirées la veille au soir à la caserne, pour faire honneur à cette mission chez une sommité, une notabilité locale. Dullin avait donc le sens du savoir-vivre, de la mondanité, et c’était tout à son avantage. D’Arthémond n’allait pas laisser cet inquisiteur à képi s’éterniser sous la marquise ; il l’invita à entrer en toute cordialité. Il escomptait justement lui offrir quelque rafraîchissement, quelque cordial, dont lui-même ne pouvait abuser. Monsieur le baron s’était éveillé l’estomac barbouillé. Il avait mal supporté le civet de sanglier du dîner de la veille, nourriture trop riche, trop lourde, comme tout ce gibier dont abusait notre aristo qui aimait à imposer à ses viscères l’épreuve de l’absorption régulière de ces viandes cynégétiques obligatoires pour toute table blasonnée. Il en dispensait sa femme et sa fille, à l’esprit pollué par tous ces régimes alimentaires de magazines féminins urbains, mais non point ses fils. Ces derniers ne quittaient plus le lendemain les water-closets du château, tandis que lui-même s’infligeait un traitement purgatif à base de calomel.

  Dullin fut donc introduit dans le salon, en toute civilité, tandis que Jean-Louis, tel un patricien romain, frappait des mains pour appeler le domestique préposé au service des apéritifs. Julie se pointa, encore en bigoudis à cette heure, abandonnant sa manucure qui lui limait et vernissait les ongles. Il fallait qu’ils soient toujours d’une longueur constante, presque normée, supposée parisienne. On fit les présentations d’usage après que Madame se fut excusée de recevoir la maréchaussée encore vêtue d’un négligé matutinal. Par un heureux hasard, le gendarme – à moins qu’il souffrît de tendances inverties – se désintéressa des appas de la baronne, de sa gorge qui pigeonnait, entrevue sous l’entrebâillement du déshabillé, enfilé par-dessus un affriolant et coquin baby-doll rose bonbon, lingerie de nuit nécessaire à l’accomplissement du devoir conjugal. La féminité mature de Madame transparaissait, irradiait à travers ses étoffes légères, mais Dullin, absorbé par le devoir professionnel, se concentra sur son rigorisme d’enquêteur.
« Bourbon, cognac, scotch, porto ? » questionna Jean-Louis après que le couple et le fonctionnaire se furent assis sur des fauteuils de style anglais, tandis que le larbin s’amenait avec un bar à roulettes.
Le gendarme fit un signe négatif.
« Je vous remercie, monsieur le baron, mais jamais pendant le service. »
Jean-Louis congédia le majordome. Les roulettes du bar s’éloignèrent en grinçant comme un vélo à la chaîne mal graissée. Les deux hommes se scrutèrent ; ils s’observaient en chiens de faïence, se jaugeaient, s’évaluaient. Jean-Louis appréhendait la prochaine question. Il n’avait même pas émis de réponse de Normand au premier questionnement de tantôt, au seuil du vestibule, bien qu’un non, prononcé simplement, sans ostentation, eût suffi à satisfaire le visiteur des forces de l’ordre. Dullin se méfiait de même car il craignait l’arrogance de l’aristocrate, ou une réflexion mal placée de sang-bleu, fâcheuse pour l’image de marque de la gendarmerie, une remarque qui eût retenti tel un trait d’humour vachard envoyé par un Michel Audiard local. Il se résolut ; il attaqua de nouveau, fonction oblige.
« Monsieur le baron, permettez-moi d’insister. Auriez-vous constaté, ces derniers temps, parmi vos employés ou vos ouvriers agricoles, une absence suspecte, liée ou non à l’homicide qui nous occupe ? »
Jean-Louis répliqua tout à trac, noblesse oblige, sans amoindrir sa voix ni la hausser.
« Non pas, monsieur le gendarme.
- Je suis brigadier », observa Dullin sur la défensive. Une envie de verbaliser mal contenue le prit. Le ton sur lequel le baron avait répondu était non seulement sec, mais aussi presque impoli, méprisant pour tout dire ; cependant, il signifiait surtout : tu perds ton temps avec moi, bouffi. Je n’ai rien à me reprocher mis à part frauder le fisc et payer mes métayers au lance-pierre, comme ça a toujours été de tradition chez nous, les d’Arthémond. Ma philosophie, c’est « ça ou la porte. »  
Chacun devait mettre de l’eau dans son vin et ranger ses susceptibilités au placard.
« Permettriez-vous que j’interroge aussi Madame la baronne ?
- Faites comme bon vous chante, brigadier. »
« Il transpire de trouille, ses mains sont moites. J’y mettrais les miennes au feu. Il sait quelque chose mais ne veut absolument rien celer. » pensa notre militaire.
Madame était jusque là demeurée coite, resserrant son déshabillé sur elle, car ayant pris conscience de son indécence de femme fatale involontaire. Elle se considérait presque prise au saut du lit, et elle n’aimait pas cela. Elle chercha un poudrier – qu’elle ne trouva pas à proximité - et fit mine de se refaire une beauté en rajustant ses bigoudis. Son regard paraissait affolé, soucieux, non pas à cause de Dullin (avait-elle eu jamais peur du gendarme dans sa vie ?), mais du fait qu’elle n’avait présentement rien d’une épouse de notable en représentation cérémonielle, rôle qu’elle tenait censément dans ce ménage. L’interrogatoire se renouvela, répétitif. Non, Madame n’avait rien constaté de particulier.
« Personne n’a disparu parmi nos domestiques, nos employés, ouvriers agricoles ou métayers.
- Vous devez bien engager des saisonniers de temps à autre, insista Dullin.
- Cette année, nous n’avons eu besoin de personne d’autre. Nous n’avons embauché ni extras, ni supplétifs, ni…
- Et les années précédentes ?
- Ça, fit Julie d’Arthémond d’une voix pointue cherchant à imiter les Parisiennes, il faudrait le vérifier dans nos registres passés, où nous tenons les listes des personnels et la gestion des payes… Seul mon époux aurait la compétence de vous répondre et de confier ces documents à vos investigations…hem, approfondies.
- Auriez-vous quelque souvenance du renvoi d’un domestique indélicat, coupable d’une rapine, ou du licenciement d’un ouvrier agricole insolent, ou qui aurait manqué de professionnalisme (le brigadier ne savait quels termes appropriés utiliser face à cette aristocratie qui pouvait virer qui elle voulait comme bon lui semblait, quand bon lui semblait, en faisant fi de la législation, du code du travail et des prud’hommes) ? Il va de soi que je me réfère à cette année, à moins que dans un passé moins proche…
- Je ne me mêle pas des affaires de mon mari. »
C’était laconique, mais suffisamment explicite. Notre gendarme avait fait chou blanc, sur toute la ligne, du moins pour l’instant. Constatant son échec, il prit aussi courtoisement son congé qu’il était venu, se promettant toutefois que la brigade aurait le dernier mot, parce qu’elle insisterait, et reviendrait fouiner dans les fameux registres de Monsieur le baron.

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Il était issu d’un monde anté-agraire. L’esprit de ce monde originel le possédait, l’habitait. Il connaissait toutes les langues oubliées de la nature. Sa science, sa sapience, lui permettaient de s’hybrider à elle. Venu de la terre matrice, il y retournerait. Il lui appartenait, corps et âme. Il taillait dans l’if, le cornouiller et le bouleau, façonnait dans la pierre brute, les armes immémoriales nécessaires à sa survie. Fort d’une perception supra-sensorielle des choses fondamentales, des éléments primordiaux constituant la glaise d’où tout était issu, il parvenait à la symbiose totale avec toutes les créatures et les plantes, hors l’homme. Il refusait la civilisation de la glèbe, cette soumission avilissante, ce viol des sols, des terreaux, ces blessures infligées, outrageantes, à la terre, ces écorchures emblavées, ces balafres de son sang de limon, ces excoriations, cette césarienne arrachant à la Mère du monde les fruits qu’elle produisait. Il détestait les prémices que Caïn offrait au Seigneur mais haïssait aussi le pasteur Abel. Seule la foi animiste des commencements de l’humanité innocente l’agréait. Chasseur et cueilleur, exclusivement, il devait demeurer. Il sentait mauvais ; c’était son odeur primitive, normale. C’était l’odeur de l’être premier, ensauvagé, qui ne craint ni excréments, ni crasse, ni boue, le fumet mâle d’avant la conception de l’hygiène. Ce soir, il poursuivrait son œuvre de vengeance. La cible était prête. Il s’en vint de sa bauge secrète au crépuscule, vêtu, homme-bête, homme-dieu-animal totémique, viril, fécondateur…tueur. 

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 A suivre...
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