samedi 4 juin 2016

Cybercolonial 2e partie : Du rififi à Kakundakari-ville chapitre 14 2e partie.



Aurore-Marie, en la bibliothèque du Palazzo Loredan, avait été brutalement tirée de sa songerie par celle qu’elle avait méprisée. Du moins crut-elle d’abord avoir affaire au fantôme de la journaliste venue réclamer sa revanche. Yolande morte de sa main, elle ne s’attendait pas à ce que le destin s’obstinât à la poursuivre en la personne de ce spectre masqué. Mais il n’y avait point là de fantôme, seulement une jeune femme énigmatique dissimulée sous un domino carnavalesque en retard sur le calendrier. Ce n’était pas l’âme de la pécheresse que l’inconnue convoitait, mais le livre de Gabriele.
De la bouche du domino émergea une revendication :
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« A El m’envoie. Il m’a chargée de récupérer le codex que présentement, vous détenez. »
Aucune inflexion surnaturelle ; seulement un accent particulier, trahissant l’identité de la femme masquée.
« Vous ! S’exclama la baronne. Vous, encore ! Betsy O’Fallain ! N’allez pas me faire accroire que vous jouez aux messagères du démon ! Qui servez-vous ?
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- A El et seulement lui. Il a grand besoin du livre. »
Cet accent de la Nouvelle Angleterre qui s’exprimait ainsi perturbait la conscience turpide de Madame de Saint-Aubain. Elle connaissait sa Faute, le bien-fondé des accusations de Yolande en ce qui concernait le meurtre primordial de Marie d’Aurore. Quant à la captation d’héritage, à la spoliation de Betsy, elle niait ces exactions, pour elle inventées de toute pièce. 
Cependant, affronter cet A El par le truchement de la prétendue déshéritée Betsy ne la tentait aucunement.
« Le codex est maudit. A El souhaite sa destruction…pour le bien de la Vie. »
C’était invraisemblable. En quoi une telle antiquité hermétique mettait-elle en danger la Création de Dieu, ou plutôt, celle de Pan Logos auquel Madame avait fait allégeance ?  Sans nulle hésitation, la poétesse répliqua :
« Votre maître ne se prénomme point ainsi. Son vrai nom est Daniel ! »
Betsy frissonna à ces mots. Aurore-Marie, forte de la réaction de l’étrangère, poussa son avantage ; d’un geste hardi, elle arracha le masque vénitien ridicule et marouflé. L’horreur qu’il occultait se révéla, arrachant à la sensible blondine un cri d’effroi.
« La Mort est en vous ! Elle parle par votre bouche ! »
Le faux-semblant du domino avait caché un visage hideux, à demi vitriolé. Aurore-Marie ne pouvait comprendre qu’il s’agissait d’un leurre supplémentaire, une simulation holographique destinée à procurer à Betsy Blair un aspect effrayant, gothique, et à la protéger : la laideur ne peut qu’engendrer une instinctive répulsion chez les sectateurs de l’Art pour l’Art et du Sublime. Les chairs boursouflées et blanchâtres de cette demi figure ravagée laissaient percer, çà, là des muscles rongés contribuant au système expressif de la face tandis que le maxillaire inférieur, partiellement mis à nu, anticipait non seulement les gueules cassées de la Grande Guerre, mais aussi les irradiés d’Hiroshima. Ce « plus que maquillage », fort efficace, aurait convenu à un Peter Lorre qui aimait à se travestir en monstre, tel le docteur Gogol.
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De fait, toute la moitié gauche de la tête de Betsy avait subi ce faux jet de vitriol : le haut de la joue furfuracé et violâtre, l’oreille réduite à une ébauche, même à un trou, la tempe brûlée, rongée par l’acide, ravinée, une partie de la chevelure manquante, révélant un crâne nu, surtout l’œil gauche détérioré, lésé, restreint à un hideux globe oculaire glauque et blanc, comme nacré, qui rappelait ceux des cœlacanthes ou gombesa.
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Aurore-Marie eut lors grand’peur. La chevalière du Pouvoir, bien que brandie afin de conjurer la démoniaque manifestation, n’émettait qu’un ténu et dérisoire rayonnement, bien que Betsy Blair parût suffisamment affectée par celui-ci pour marquer un léger mouvement de recul. Mais elle tendit la main droite vers le livre maudit, afin de s’en emparer. Madame de Saint-Aubain s’en saisit, le plaqua contre sa poitrine maigre, défiant de son regard halluciné la fausse défigurée. Alors, Madame se mit à prier, à implorer ses hypostases afin qu’elles vinssent à son secours.
« Sœur jumelle, je t’en conjure, viens à moi. Concomitant, je te l’adjure, viens à mon secours. Lise, ô, ma Lise adorée, mon Moi répliqué, aide-moi ! »

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La colonne allemande n’avait plus le choix : le détournement « surnaturel » de l’itinéraire initial imposait qu’elle passât par le lac Natron avant de rejoindre, comme Stanley en 1871 les rives du Tanganyika à Ujiji là où il était parvenu à retrouver Livingstone. Oskar tenait Alban à l’œil. Y compris lorsque tous avaient pris le thé en compagnie d’Arthur Rimbaud, il n’avait pas relâché son attention. Il attendait le moment propice pour dévoiler à la face de toute la troupe qu’un espion français s’était infiltré. Le procès vite expédié, douze balles dans la peau attendaient celui dont von Preusse ignorait l’identité réelle mais non la trahison.
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Avec son contingent de cavaliers fabuleux, le poète aventurier avait accepté de poursuivre encore un peu la route. Les rives du lac Natron étaient en vue. Aux jumelles, Werner von Dehner et Erich avaient observé d’étranges phénomènes constitués de fumerolles phosphorescentes et opalines dégagées par l’évaporation du sel, de volutes emprisonnant des silhouettes spectrales humanoïdes. De plus, au fur et à mesure que les soldats se rapprochaient et longeaient le lac, les émanations malsaines déclenchaient chez eux des céphalées. Celles-ci s’accompagnaient de nausées et de visions chimériques. Se rendant compte de la nocivité de l’atmosphère, Von Stroheim recommanda à tous de se protéger le nez par un mouchoir noué autour de la gorge, ou à défaut, d’un foulard. Les masques filtrants improvisés diminuèrent certes les maux de tête, mais  ralentirent seulement la survenue chez les hommes de mirages.
Il s’agissait de visions fantastiques, tout droit sorties de la Bible. Des statues de sel surnageaient, crevant la croûte un peu dure de natron, semblant jaillir de l’onde solidifiée, comme de l’outre-tombe. Il fallut quelques minutes à Von Preusse pour identifier le phénomène.
« Sodome et Gomorrhe ! » éructa-t-il tout en toussant.
Le colonel n’avait pas tort. Parmi les pécheurs figuraient l’Empereur germanique Henri VI,
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 les rois d’Angleterre Édouard II et Jacques 1er,
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 Pierre de Gabaston, le favori du premier roi cité, le consul Cambacérès,
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Monsieur, frère de Louis XIV et d’autres encore. Chose incroyable : Aurore-Marie faisait partie de ces damnés ainsi d’ailleurs que Rimbaud en personne. Le corps de la baronne de Lacroix-Laval paraissait ébauché, inachevé, comme non né. Un simulacre de cordon ombilical la reliait aux eaux saumâtres. Quant au Français Arthur Rimbaud, il ressemblait trait pour trait à son portrait d’adolescent rebelle peint par Fantin-Latour au début des années 1870.
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Se reconnaissant, le poète jeta un cri de terreur. Il comprit le sort qui l’attendait à sa mort. Ce fut pourquoi il refusa de poursuivre plus avant. De longues négociations débutèrent entre Erich, Von Preusse et lui-même. Mais le colonel n’était pas chaud de voir un guide d’une telle valeur partir, les lâcher dans cette Afrique ensorcelée. Rien n’y fit. Arthur prétexta qu’il n’avait pas le pouvoir de conjurer le sort.
- Cheikh Walid s’est évadé de la forteresse de Pemba. Je vous le rappelle. Son emprise s’exerce sur cette région.
- Dans ce cas, pourquoi nous abandonnez-vous ? Fit Erich. Vous croyez à ces sornettes ?
- Non monsieur, je n’ai pas peur, répliqua durement Arthur. Déjà, en vous conduisant jusqu’ici, j’ai outrepassé les ordres. Le mandat du sultan de Zanzibar ne me couvre plus en cette contrée, que même Ngongo Lutete et Tippo Tip ne contrôlent pas.
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Von Preusse s’interrogea.
- Alors, qui a la suzeraineté de ces lieux ? M’Siri, déjà ?
- Sans doute, répondit Rimbaud. Je ne veux pas déclencher une guerre avec lui.
Stroheim murmura à l’oreille d’Alban :
- Il se débine, ça c’est sûr. Quant à la souveraineté, elle appartient à A El et je dirais même à Pi’Ou.
- Que me chantez-vous là ? Qui sont ces deux hommes ?
- Justement, ce n’en sont point. Daniel Lin vient de m’envoyer un message. Son groupe se rapproche de la cité de M’Siri. Peut-être nous devancera-t-il. A El, j’ignore exactement ce qu’il est. Quant à Pi’Ou, c’est l’ancêtre mythique de l’humanité selon les croyances d’Uruhu.
- Un singe, donc, lança Alban avec mépris.
- Un peu plus. Pour l’heure nous avons atteint l’épicentre d’un des foyers principaux de l’émergence de l’Homme.
Von Preusse eut beau insister, Rimbaud s’entêta. La discussion ne s’éternisa pas d’avantage. L’aventurier ordonna d’une voix sèche à ses hommes de faire demi-tour. Quant à lui, il se hâta de remonter sur son cheval afin de prendre la tête de sa troupe.
Tandis qu’elle s’éloignait en un dernier nuage de poussière, Oskar ne savait s’il devait se réjouir de ce départ. Toutefois, il voulut se rassurer et se dit que l’exécution d’Alban aurait ainsi moins de témoins.
Le lendemain, le paysage avait encore changé. Les Allemands longeaient un véritable champ des morts où affleuraient des ossements hybrides. C’était une vallée, la vallée d’Olduvai, célèbre chez les paléontologues du XXe siècle. Ces restes terreux constituaient un cimetière d’hominidés, témoignage de la première extermination ou guerre entre deux espèces. Les Australopithèques robustes y avaient été massacrés par les premiers représentants du genre Homo, Rudolfensis et Habilis.
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« Cela me fait penser au cimetière des éléphants, émit Von Dehner.
- Pas mal vu, répondit Erich. Mais là, il s’agit de lointains ancêtres de l’espèce humaine. Voyez ces crânes.
- Trop simiesques à mon goût, à cause de ces crêtes sagittales. Ces êtres primitifs sont plus proches du gorille que de nous. »
Les fossiles étaient si nombreux que parfois, les os craquaient sous les bottes, tandis qu’une poudre ivoirine maculait les semelles. Sans que les intrus prissent garde, derrière eux, se reconstitua un organisme entier. Ce Paranthropus robustus prenait vie - façon de parler - au fur et à mesure que son squelette se réassemblait. Les restes de chairs durcies, roidies, la face aux arcatures zygomatiques, aux muscles masticateurs fortement développés, sans oublier l’incontournable crête sagittale évoquée tantôt : il ne manquait rien à celui que Louis Leakey avait baptisé autrefois Zinjanthrope. Mais quelles étaient les intentions de l’être ?
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« J’crois bien, mon gonze, qu’il nous faudrait un expert en verrerie de Venise pour venir à bout de ce fouchtra de miroir. »
Ainsi s’exprimait Michel Simon dans la chambre où se dressait l’une des fenêtres donnant sur la prison de Dodgson.
Tellier se permit une remarque sur un ton fort civil :
- Michel, ne vous forcez pas à parler un argot recomposé. Exprimez-vous normalement.
- J’veux faire temps local.
- D’après vos peu châtiés propos, c’est d’un verrier de Murano dont nous aurions besoin. Mon carnet d’adresses étant bien garni, je vous suggère ce nom-ci : Beppo Gini. Il a même travaillé pour des prestidigitateurs réputés.
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- Le truc du décapité parlant, c’était pas lui par hasard ? Émit le Suisse.
- Tout à fait.
- Maître, hasarda Pieds Légers. Je ne sais pas si ma logique est la vôtre, mais je réfléchis et ça cogite bougrement dans ma caboche. Alors, comme ça, j’me demande si ce type serait pas présent dans tous les miroirs du monde entier et pas seulement ici.
Michel Simon et Tellier opinèrent.
- Pristi, mon p’tit ! Jeta le comédien en postillonnant. T’es un drôle de loustic, futé comme pas possible ! Ce miroir, c’est qu’une fenêtre qui donne sur un monde inversé bien plus vaste que cette chambre.
- Dodgson enfermé dans un univers parallèle dont cette glace jouerait le rôle d’interface, ainsi que le dirait le commandant Wu, siffla l’Artiste.
- Donc, maître, vous approuvez ma suggestion.
- Bien sûr. Courons vite à Murano.
Lorsque les trois étrangers sortirent de l’hôtel, ils ne firent pas cas de ce gentleman anglais renfoncé dans l’encoignure d’un porche, qui faisait semblant d’allumer un cigare. Le Britannique avait l’art de filer quelqu’un. Même si ici, il avait affaire au Danseur de Cordes, il savait se rendre presque invisible et pouvait changer d’allure, de stature et d’apparence en une seconde à peine. Galeazzo di Fabbrini lui avait tout appris autrefois. C’est pour cela que le trio, bien que sur ses gardes, ne prêta pas attention à Sir Charles. Tous se dirigèrent vers l’embarcadère de la fondamenta nuove.  
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Ils avaient passé l’île de San Michele et le vaporetto approchait de Murano. Merritt était demeuré à l’intérieur par sécurité. Le navire accosta à la fondamenta dei vetrai et non au premier arrêt, à Colonna. Puis, le trio s’engagea en le viale Garibaldi où se situait la boutique du maître verrier. Sir Charles, se confondant avec les arbres et les murs, collait aux basques des tempsnautes. Il fallait prendre garde de ne pas se tromper d’atelier, tant tous présentaient leurs merveilles aux riches touristes du nord de l’Europe. Les connaissances que Sir Charles possédait de Venise remontaient à Ruskin, et chacun des fornaci recelait des trésors sans nombre qui n’avaient rien à envier à la bibeloterie art pour l’art chère aux préraphaélites.
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Cependant, Beppo Gini était réputé pour la création d’armes de verre, à usage unique. Il s’agissait de pistolets à aiguille, de la délicatesse arachnéenne d’un Derringer, dont l’usage était d’étourdir, si ce n’était d’empoisonner avec la plus grande discrétion, tel ou tel adversaire redoutable. Le projectile ou aiguillon de cristal que tirait le canon de ce pistolet hyalin, contenait soit une capsule de cyanure, soit un soporifique puissant. C’était ainsi que certains crimes inexplicables avaient été commis, puisque la piqûre demeurait à peine visible. Les médecins légistes ignoraient ces blessures infimes qui échappaient à leur sagacité.
Beppo et Frédéric se reconnurent au premier coup d’œil. Notre artisan était occupé avec un assistant auquel il apprenait à souffler et sculpter le verre à la manière des anciens de la Rome antique. L’oeuvre en cours de création, de façonnage, consistait en un gobelet filigrané représentant un taurobole. Malgré la chaleur qui incommodait Guillaume, aucun de nos interlocuteurs n’éprouva le besoin de s’aérer. Malgré tout, Beppo offrit civilement une limonade authentique à ses trois visiteurs.
Sir Charles, pour capter les conversations, avait plus d’un tour dans son sac. Muni d’un cornet acoustique de cuivre, il fut tout ouïe.
- Viendrais-tu, Federico, me commander quelque chose de très particulier que je dois réaliser sur l’heure ?
- Pas tout à fait, mi caro mio. J’ai besoin de ton expertise à propos d’une psyché enchâssée dans une armoire ordinaire. Nous logeons au San Cassiano près du Grand Canal, face à la ca’d’Oro.
Beppo approuva.
- C’est cosy, là-bas et pas trop cher.
- Tout est relatif, jeta Pieds Légers à qui l’on n’avait rien demandé.
Muni de tous ces renseignements gracieux, Sir Charles n’eut plus qu’à attendre que nos compères ressortissent accompagnés du maître verrier qui donna ses instructions à ses ouvriers avant de s’absenter pour le restant de la journée. Les quatre compagnons attendirent le retour du vaporetto tout en devisant de choses et d’autres. La conversation s’engagea sur les œuvres données à la San Fenice.
- A la fin de la saison dernière, il a été donné un Nabucco de toute beauté, commença maître Gini.
Tellier fronça les sourcils et répondit :
- Nabucco n’est pas mon opéra préféré, loin de là. Aïda non plus d’ailleurs. Trop pompier. J’accepte d’écouter La Traviata et Il Trovatore. Pour moi, Verdi en fait trop.
- Dans ce cas, tu as un faible pour ce Teuton de Wagner.
- Pas du tout. Apprends que j’ai assisté à cinquante-huit représentations d’Otello. Je m’arrange pour me rendre à Paris, Londres, Budapest, Moscou, Vienne, Pretoria, New York, Boston chaque fois que cet opéra est donné.
Ce que l’Artiste ne dévoilait pas, c’est qu’il se déplaçait dans le temps pour savourer l’évolution des interprétations dudit opéra. Autrefois, avant qu’il vécût à l’Agartha, le Danseur de Cordes et sa bande mettaient à profit ces séjours musicaux afin de cambrioler quelques gens de la Haute qui assistaient également à ces premières mémorables.
Dans son coin, le mathématicien sortit un délicat mouchoir brodé et s’épongea le front. Ce genre de conversation l’agaçait prodigieusement.
Parvenu dans la chambre de Michel, Frédéric laissa Beppo examiner l’étrange miroir.
Après expertisé l’œuvre, le maître verrier s’exclama :
« Beau travail, par ma foi ! Il remonte à plus de deux cents ans. Alors, la Sérénissime avait reçu commande de Louis XIV pour la Galerie des Glaces de Versailles. Sinon, je ne décèle aucune anomalie. Pas de fêlure, pas de bulles, aucune craquelure et… rien que nous tous se reflétant. Le spectre dont vous m’avez fait part est parti messieurs… A moins que… Il va me falloir extraire ce miroir du meuble ! »

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Les allers et venues qui s’en étaient suivis avaient décontenancé sir Charles d’autant plus qu’il avait vu Michel Simon s’en revenir en l’hôtel San Cassiano muni entre autres de tout un outillage de charpentier, cheminant avec une désinvolture étudiée tout en sifflotant une musique de bastringue. Le mathématicien ne pouvait se permettre de prolonger davantage sa surveillance; il craignait qu’Alice profitât de ses multiples absences pour s’éclipser. Bien qu’il la droguât et la maintînt dans un état semi cataleptique, par un recours conjugué au laudanum et au disque hypnotique semblable à celui imaginé par Edgar P. Jacobs, Merritt savait que l’adolescente demeurait imprévisible pour ne pas dire dangereuse.
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Ce fut pourquoi il s’en revint à pas comptés à sa résidence proche du palazzo Balbi. Attribué à Alessandro Vittoria, ce palais était doté d’une façade tripartite présentant une partie centrale ouverte de fenêtres trilobées aux étages supérieurs. Son soubassement était sculpté de bossages tandis que des obélisques surmontaient la toiture.  Arrivé en ces parages, il croisa opportunément Gabriele d’Annunzio. Le poète italien en ses flâneries méditait sur la manière d’achever l’œuvre qu’il composait, ce fameux Enfant de volupté dont il espérait confier la traduction française à Aurore-Marie en personne. Sir Charles en profita et l’accosta, en gentleman.
- Messer, commença-t-il, pardonnez-moi de vous déranger ainsi, mais il me semble bien avoir eu l’insigne honneur de vous rencontrer lors de la soirée donnée par le marquis de Balmonte il y a une dizaine de jours.
- En effet, j’y étais, répondit l’écrivain les yeux toujours dans le vague. C’était en la majestueuse villa du doge Pisani.
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- Oui, c’est cela. Vous vous enquîtes des singularités du célébrissime parc conçu par Frigimelica. (En ce temps-là, le célèbre bassin n’existant pas puisque créé en 1911, Merritt et Gabriele ne pouvaient savoir qu’en ce dit parc se tiendrait, au milieu du XX e siècle des réunions secrètes des tétra épiphanes dirigés alors par un certain Anselme Lefort).
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Après avoir marqué un temps d’arrêt, sir Charles se présenta.
- Comme mon accent le laisse entendre, je suis sujet britannique. Je me nomme Charles Merritt, esquire.
- Enchanté, signore. J’ai souvenir que vous me parlâtes, l’autre soir, du labyrinthe, qui vous intriguait tant. Il fut réputé, au siècle de la douceur de vivre, pour ses scènes galantes et ses parties de colin-maillard.
- Watteau a dû s’en inspirer pour ses tableaux, suggéra le mathématicien.
- J’ai promis à une grande amie, la baronne de Lacroix-Laval une visite des lieux. Elle pourra goûter à l’art insigne de Girolamo Frigimelica et aux non moindres célèbres statues de Zéphyr et Flore des Bonazza père et fils.
Plus Gabriele avançait dans la description du parc et du jardin, davantage sir Charles peinait à réorienter la conversation. Toutefois, il parvint à intercaler une question.
- Le doge Alvise Pisani fut-il un grand bibliophile?
- A ma connaissance, il ne possédait aucun manuscrit rare. Cependant, des rumeurs ont couru sur un cabinet secret détruit lors de la fin de la République, en 1797.
- Diantre! S’exclama alors le Britannique. Lors de la campagne d’Italie, les troupes de Bonaparte organisèrent le pillage systématique des œuvres d’art. Ce que renfermait ce cabinet secret aurait-il été inclus dans ces rapines? 
- Bonaparte était un intellectuel médiocre, assena Gabriele. Si accaparement des trésors dissimulés par le doge il y a eu, c’est entre les mains de Fouché ou de Talleyrand que parvinrent les livres et manuscrits précieux. Quant à moi, j’opterais pour le prince de Bénévent.
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Le poète décadent marqua une pause puis reprit.
- Via l’Autriche, après le traité d’Utrecht, certains fonds secrets en provenance des collections de l’Empereur alchimiste Rodolphe II, parvinrent en la Sérénissime.
D’Annunzio multipliait, comme on le voit, les imprudences. Il se confiait à un quasi inconnu, se laissant emporter par son goût du paraître et son envie d’étaler son érudition. Ainsi, il était en passe de dévoiler au chef de la pègre de Londres une partie du parcours chaotique des codex tétra épiphaniques cléophradiens et autres entre Vienne et Paris via Venise au grand contentement de l’Anglais.
D’Annunzio poursuivait, imperturbable.
- Les collections de manuscrits que le doge Pisani avait hérités de la cour d’Autriche comportaient des traités gnostiques hérésiarques remontant, pour la plupart d’entre eux, au II e siècle.
Sir Charles n’avait pas besoin de prêter attention à l’entièreté du verbiage de l’excentrique versificateur et romancier. Sa pensée parvenait à accoler, à assembler les différentes pièces du puzzle. Talleyrand, en tant que grand prêtre des tétra épiphanes, s’était emparé du corpus convoité, empêchant ainsi au passage la Prusse  d’y mettre la main, et ces ouvrages étaient demeurés parmi les biens de ses successeurs Vidocq et Thiers jusqu’au fameux vol que lui-même Merritt et ses acolytes avaient commis lors de la cérémonie d’intronisation d’Aurore-Marie en 1877. Cependant, un livre avait toujours manqué. Ce livre, Alice en avait parlé durant son délire hypnotique. Rodolphe II l’avait possédé, John Dee le lui avait vendu. C’était une compilation plus complète que celle de maître Biao car les Chinois eux-mêmes espéraient s’emparer dudit ouvrage. À force d’espionnage, grâce à son réseau international, sir Charles, dont la possession du livre manquant était le but primordial de sa présence à Venise, recoupant les informations fournies par une Alice sous son emprise, avait appris que d’Annunzio en était le propriétaire actuel. Nous comprenons mieux alors pourquoi le mathématicien dévoyé l’avait ainsi accosté.
Le poète ne s’était pas rendu compte du silence de son interlocuteur. Il avait poursuivi d’un ton de plus en plus enthousiaste…
- Madame de Saint-Aubain est actuellement présente en la Sérénissime.
- Aurais-je l’insigne honneur de lui être présenté? Fit Merritt d’un ton doucereux.
Sir Charles mentait effrontément. Il connaissait Aurore-Marie depuis l’année précédente, lorsque celle-ci avait été l’invitée de Lord Sanders. De toute manière, il n’avait jamais perdu sa trace depuis 1877, réussissant à passer entre les rets de Kulm.
- Pourquoi pas? fit aimablement Gabriele. Je m’offre volontiers comme intermédiaire dans cette affaire. Pour l’heure, la baronne loge au palais Loredan.
Merritt soupçonnait qu’Aurore-Marie avait sur lui une longueur d’avance. Cela signifiait que Gabriele lui avait déjà prêté le codex. Cette scène avait pour paradoxe de disculper Merritt de la présence de Betsy Blair. Si l’entité A El représentait le troisième larron dans l’histoire, Sir Charles n’aurait pas partie gagnée. Plus que jamais, il devait tenir compte des avertissements d’Alice. Cela ne diminuait en rien sa détermination.

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A force d’efforts, Frédéric, Michel, Beppo et Guillaume étaient parvenus à démonter l’armoire et à en desceller la glace qui l’ornait.
Le comédien, en bras de chemise, les manches retournées, suait d’abondance, peu accoutumé à donner ainsi physiquement de sa personne. A cause de la chaleur humide, la fenêtre demeurait ouverte, ce qui permettait à des effluves alcalins douteux en provenance du canal de remonter jusqu’à la chambre. Dans ces remugles, une obsédante odeur de poisson pourri soulevait le cœur de Guillaume. En son for intérieur, l’adolescent se promit de ne plus jamais déguster de fruits de mer et de faire la diète des produits halieutiques. Beppo dirigeait tout, en expert. Il s’était muni d’un stéthoscope afin de sonder une présence vivante à l’intérieur du tain. Son oreille attentive perçut une respiration ténue.
- Il y a bien quelqu’un là-dedans, fit-il après un temps.
- Patron, on fait comment maintenant ? S’exclama Pieds Légers, impatient du résultat. On brise la glace et on sort le type des éclats ?
- Surtout pas, jeta l’Artiste d’un ton sévère.
- Madre mia, gronda l’Italien. Vous voulez tuer le prisonnier. Mon hypothèse est qu’un sortilège l’a conduit là-dedans. Qui dit sortilège sous-entend la main d’il Diavolo ! Si nous devons extraire ce malheureux, c’est à l’aide de la science de la réfraction de la lumière. Tout est consigné dans un texte de Ruggieri
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 Le parfumeur et astrologue de Catherine de Médicis ?
- Lui-même. La méthode consiste en l’installation d’un pentagramme de miroirs disposés à chaque point cardinal, avec, placé au centre, celui dans lequel notre captif est supposément renfermé.
- Je croyais que n’importe quelle psyché était susceptible d’en révéler la présence, dit Frédéric.
- En théorie seulement, reprit Beppo. Seule la nef de La Salute dispose de l’espace suffisant pour que l’effet réfractif agisse, et c’est à midi exactement que nous devons officier.
- Au zénith, donc, acheva le Danseur de Cordes. Il nous faudra nous procurer les quatre autres miroirs puis attendre demain.
- Mazette, grommela Pieds Légers. J’sais pas si je tiendrai jusqu’à demain.

A suivre...

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