samedi 20 mars 2010

G.O.L. chapitre 2 : Oupravlenié 1ere partie.

Chapitre deux : Oupravlenié.



Oupravlenié résonne en mon cœur comme le chant de la grive dans le bleuissement d'un beau matin de printemps en mon Turkménistan natal.
Ces grands espaces immémoriaux qu'un œil de non-mutant ne peut totalement embrasser, sont par essence floutés, comme une épreuve au collodion humide de la grande photographe victorienne Julia Margaret Cameron qui se complaisait dans le culte iconographique préraphaélite des nymphettes alanguies aux cheveux de Mélisande.
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En ces monts, ces surfaces sauvages, vallonnées, tourmentées, s'étendant à perte de vue, où, ça et là, émergent des restes momifiés des antiques nomades, des hommes des kourganes sino-celtiques du Taklamakan 
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 s'extirpant de leurs tumuli ruinés plurimillénaires, où souffle sans cesse un vent glacial et desséchant, où mille et un flocons de neige transforment la moindre parcelle de sol en autant de pièces d'un puzzle méta dimensionnel constituant un désert de glace immaculé, à la vastitude non évaluable par les étalons traditionnels des mesures humaines terrestres, moi, Timour Singh, le Très Précieux, j'ai fondé la Cité Eugénique, le Royaume Souterrain du Roi du Monde, le Nouvel Agartha, à partir des laboratoires secrets que la Chine communiste creusa dans les profondeurs du Xinjiang! Qu'importe à l'Occidental décadent et corrompu par le matérialisme le style fleuri de ma prose! Qu'il sache que Je vaincrai! Oupravlenié est mon camp, ma yourte mongole, ma hutte de bouse de yack séchée à l'inoubliable et sublime puanteur revivifiante où à présent je me réchauffe, où je galvanise mes soldats, ma multitude de moi-même! Les lamas refusent ma violence innée, moi qui fus conçu dans les utérus artificiels de Sun Wu! Je suis, et parce que Je suis, Je sais que Je suis...et mes séides, mes créatures à ma semblance, s'épandront sur toute la surface de la Terre!

Extrait des mémoires de Timour Singh, AN I des guerres eugéniques. Fichier informatique retrouvé par Sarton d'Hellas daté de la fin du XXe siècle occidental piste temporelle 1721 bis.


Je n'avais répondu ni oui ni non à la proposition du maître du ministère des Affaires sérieuses mais aux yeux de celui-ci, mon mutisme valait acceptation. Je tripotais discrètement le fond de ma poche droite comme si j'eusse craint qu'un pickpocket eût subtilisé le compromettant objet Haän. Mon expression de soulagement -que Philibert-Zoltan, si toutefois il l'avait remarquée, prit pour la manifestation de mon acquiescement- lorsque mes doigts palpèrent la monnaie de laque fut suivie par une grimace d'anxiété.
Le maréchal rappela son ordonnance puis déclara :
«Le rittmeister Von Schintzaü va vous conduire jusqu'au lieu de détention de Tibor Nagy. Nous vous fournirons le modèle de l'anneau sigillaire. »
Cela signifiait que je devenais l'hôte forcé du palais Pelche pour une durée indéterminée!
Von Schintzaü reparut, raide dans son uniforme, mais accompagné d'un nouvel androïde, sorte de compromis entre un fusilier d'il y avait un siècle, à cause de son lourd shako de cuir bouilli au plumet noir vertigineux érigé telle une cheminée d'usine et un Gilles de Binche ou un Pierrot ou Deburau de vieux cliché de la préhistoire de la photographie. La plaque du shako de l'être mécanique était dorée, en forme d'aigle bicéphale à l'image de la double monarchie austro-hongroise. C'était son masque blanc aux joues fardées, agrémenté de ridicules petites lunettes cerclées vertes qui évoquait en lui le personnage carnavalesque belge. Avec une pareille escorte, je ne pouvais me dérober d'autant plus que je ne possédais aucun plan de l'inexpugnable forteresse.
Nous sortîmes du bureau par une seconde porte et arpentâmes un corridor surchargé de dorures, de consoles et de pendules du XVIIIe siècle, d'un style un peu Sans-Souci, où des portraits d'illustres souverains d'Europe du temps du despotisme éclairé (Frédéric II de Prusse,
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Catherine La Grande, Gustave III de Suède,
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Louis XV – un Carle Van Loo authentique, ou une copie?
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- Marie-Thérèse d'Autriche
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et Charles III d'Espagne
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) alternaient avec de douteuses dépouilles encadrées et étiquetées avec soin : d'affreuses mains coupées momifiées, simiennes ou humaines, desséchées, parfois moisies, du gibbon au chimpanzé, du Papou au Jivaro, sorte de collection zoologique et ethnographique où le mauvais goût le disputait à la prétention scientifique...et raciste! C'étaient comme autant de témoignages d'un moderne droit de mainmorte, les spécimens les plus intéressants s'avérant être d'une part l'extrémité gauche amputée d'un villageois du Congo léopoldien, ayant vécu quelque part dans le Katanga, le Kasaï ou le Kivu, victime des exactions des compagnies concessionnaires du célèbre scandale du caoutchouc sanglant et, d'autre part, la main droite embaumée d'une princesse égyptienne de la Basse Epoque émule de Rodopis, étonnante par sa finesse et sa beauté préservées au-delà des siècles.
Au bout du couloir, Rupert donna un ordre à la créature artificielle. Elle ouvrit un panneau qui déboucha sur une étrange cage d'ascenseur capitonnée de velours rouge, d'un style Second Empire français, aussi spacieuse que l'intérieur de l'obus spatial conçu par les savants du Gun Club - Nichol, Barbicane et consort - dans les célèbres romans de Jules Verne De la Terre à la Lune et Autour de la Lune.
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Nous nous apprêtions à descendre jusqu'à un niveau inconnu! Les commandes en cuivre doré rutilant de ce lift avaient été astiquées avec un soin helvétique. Un badigeon, non pas d'huile de graissage, mais d'essence de violette, avait été étalé avec l'aide de quelque fin pinceau digne d'un Fabius Pictor sur le levier étincelant de cette cabine au capiton cramoisi et garance dans le style d'un hôtel Astoria dernier cri, ce qui expliquait la douce odeur du lieu que le confinement et l'étroitesse eussent dû vouer à la malodorance ordinaire des soldats mal lavés.
L'ascenseur s'ébranla. Tout au long de la descente, une sourde angoisse s'insinua en tout mon être. Mes mains devenaient d'une incontrôlable moiteur. Une abondante sueur glacée coula sur mon échine. J'avais l'impression d'être piégé. Je me sentais dans la peau d'un lutteur japonais aussi volumineux et répugnant de graisse qu'un poussah eunuque de harem ayant abusé de plaisirs sybaritiques qui aurait eu la fantaisie de disputer le derby d'Epsom par quarante degrés à l'ombre monté sur un vulgaire bidet aussi jaune et contrefait que la haridelle de D'Artagnan. Ma transpiration devenait semblable à celle d'un sprinter émule de Jean Bouin
ayant subi une splénectomie ou ablation de la rate – comme certains athlètes de l'Antiquité qu'on qualifiait de dératés – qui aurait dérobé un précieux évangéliaire celtique au Trinity Collège et aurait été engagé dans une fuite endiablée avec des flics aux trousses, un peu comme dans ces films de poursuite américains de Mack Sennett avec les fameux Keystone cops.
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Parvenus à un niveau intermédiaire – une galerie désaffectée servant de dépotoir pour les trophées de chasse de cet impénitent Philibert-Zoltan – nous sortîmes de la cabine et nous nous engageâmes dans la direction d'un escalier dérobé. Je jetai un coup d'œil aux dépouilles empaillées qui parsemaient ce corridor enténébré. Une fragrance désagréable emplissait ce « muséum » cynégétique : renfermé, moisi et paille constituant le bourrage de ces répugnantes bêtes. Je pus constater que les instincts prédateurs du maréchal s'exerçaient exclusivement à l'encontre des chasseurs inférieurs – les félins en particuliers. C'était pourquoi les spécimens de caracals,
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de lynx, de tigres du Bengale ou de Sibérie, de couguars, d'ocelots, de servals, de jaguars, de lions, de guépards, de panthères, léopards des neiges et autres pumas s'entassaient en un réjouissant capharnaüm qui eût ravi un zoolâtre infantile. L'artisan empailleur – un Anglais, à ce que je savais – avait eu la propension et la prétention de préserver ces fauves dans une attitude réaliste c'est-à-dire menaçante, crocs dehors, rugissant et feulant. Leurs yeux de verre revêtaient une brillance inquiétante dans ce clair-obscur caravagesque.
Cette galerie abandonnée, plus longue que ce que je croyais, avait conservé en chacun de ses murs des fresques à la tempera dont on eût pu attribuer l'exécution à un disciple de Lorenzetti, le célèbre artiste siennois du XIVe siècle auquel on devait la fameuse représentation allégorique du Bon et du Mauvais Gouvernement.
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Il s'agissait en fait d'un préraphaélite attardé émule de Burne-Jones.
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Le sujet en était tout aussi médiéval et sinistre : une danse macabre où la Mort, affreux squelette conforme à l'imagerie du Bas Moyen-Âge en cela qu'elle arborait un abdomen crevé grouillant de vers, s'introduisant dans un enchanteur verger aux cerisiers en fleurs, s'acharnait à faucher donzelles, jouvencelles et damoiseaux éthérés à la nonpareille chevelure rousse coiffés de couronnes de giroflées champêtres, tout occupés – les inconscients! - à danser une ronde célébrant le printemps. Il ne manquait à cette œuvre surannée que le fond musical : la chanson Greensleeves, que certains musicologues attribuaient à Henry VIII en personne, hymne à l'amour adressé à Ann Boleyn.
L'une de ces jeunes filles, sylphide rousse à la longue robe de velours et de brocatelle émeraude, ressemblait étrangement à la jeune compagne de Michka. Cela eût pu être elle-même, sa mère comme son improbable sosie. Sa vêture était d'une seule pièce, tel un fourreau, et la taille de la jeune damoiselle se paraît d'une ceinture damassée et incrustée de cabochons dans le style du XIIe siècle, quoiqu'une châtelaine et divers objets (ciseaux d'or, clef, briquet etc.) y pendissent. La fresque m'apparut passée, dégradée, brunie, ternie, craquelée deçà-delà : elle s'étiolait tout comme la fameuse Cène du grand Leonardo alors que le travail de l'artiste ne devait pas remonter à plus de quinze années.
Après les fresques venait une théorie de ritratti ou portraits féministes : Philibert-Zoltan ou son frère avaient collectionné les représentations de grandes dames s'étant illustrées en divers domaines : Christine de Pisan,
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Théroigne de Méricourt,
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Olympe de Gouges,
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Flora Tristan,
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George Eliot,
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George Sand,
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Emilie du Châtelet,
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Mary Shelley, Elisabeth Vigée-Lebrun,
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Mary Cassatt,
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Elizabeth Browning,
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Psappha,
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Elephantis, Bilitis, Hypatie, Marie de France,
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Herrade de Landsberg, Hildegarde de Bingen,
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Aurore-Marie de Saint-Aubain,
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Renée Vivien,
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Rosalba Carriera,
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Adrienne Lecouvreur, Maria Szymanowska,
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Elisabeth Jacquet de la Guerre,
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Artemisia Gentileschi...
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toutes ces huiles sur toile étant signées d'artistes de renom versés dans l'art mondain : Louise Abbéma,
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Boldini, Serov, Stevens, Sargent, McGregor Paxton, Laszlo de Lombos ou encore Jacques-Emile Blanche. Nous poursuivîmes notre marche dans cette galerie qui paraissait s'allonger indéfiniment, comme si les dimensions en eussent été truquées par quelque savante illusion d'optique. Nos pas résonnaient curieusement sur un parquet de bois qui craquait quelquefois, comme si nous eussions arpenté un sol dallé.
Au fil de notre cheminement, l'impression d'abandon l'emporta davantage en ce lieu autrefois rutilant, non seulement à cause de l'état de dégradation manifeste de la fresque post-médiévale, mais aussi du fait que des rats couinaient et trottaient librement entre nos jambes. Sur des commodes Boulle authentiques recouvertes d'une couche conséquente de poussière reposaient chandeliers et candélabres littéralement gainés de toiles d'épeires dont on apercevait encore les restes de coulée de cire blanche des chandelles fondues, égouttées jusqu'à leur ultime lueur, lumière qui s'était éteinte comme dans ce superbe roman de Kipling contant la tragique destinée d'un peintre britannique devenu aveugle. La rumeur d'une prochaine adaptation cinématographique de cet ouvrage courait : on pressentait pour le rôle de la fiancée du héros une grande chanteuse de music-hall ou une actrice chevronnée de Broadway mais je ne pouvais jurer de rien concernant les arcanes secrets de ce que l'on nommait de plus en plus l'industrie du spectacle. Toujours était-il que le choix d'une chanteuse ne me paraissait ni pertinent, ni judicieux, qu'elle fût une Mary Garden ou une Germaine Lubin : le cinéma demeure muet!
Jean-Casimir, je le pensais, avait sciemment voué cette galerie au pourrissement graduel. C'était comme s'il avait voulu la métamorphoser en antichambre d'un onirisme cauchemardesque, incubo italien ou nightmare anglais, antichambre désormais consacrée à la Vanité dans le sens des tableaux du XVIIe siècle. Tout cela n'était qu'un prélude, une mise en scène ou en bouche de l'altération, de la putréfaction qui attendait les victimes du régime. Notre prince et ses séides y avaient multiplié les incongruités afin d'impressionner ceux qu'ils désiraient châtier pour des crimes d'État imaginaires. Ainsi, aux commodes succédèrent des consoles où reposaient de conserve pendules en état d'oxydation extrême, vert-de-grisées, comme crevées, d'où s'échappaient des rouages brisés, des ressorts et des mécanismes d'échappement, vieux rince-bouche de faïence de Moustiers craquelés et fendus dont la glaçure blanc-bleu imitait vainement les chefs-d'œuvres de Delft et coupes de fruits dont ne subsistaient, abandonnés depuis plusieurs lustres, que de non identifiables tas noirâtres eux-mêmes gangrenés par un mycélium proliférant d'un gris abject évocateur de la cendre. On eût pu penser que le prince s'était directement inspiré des descriptions du musée industriel ruiné de La machine à explorer le temps d'Herbert George Wells. Des plantes vertes ornementales, laissées en leur pot, avaient poursuivi une pousse anarchique, colonisant les murs, s'insinuant dans les stucs, déracinant dorures, plinthes et lambris, crevant les boiseries, éclatant les marbres, les reliefs et méplats, lézardant jusqu'aux caissons du plafond Renaissance aux peintures imitées de celles du Rosso représentant une allégorie des quatre continents dont des plaques entières s'étaient détachées et avaient chu sur le paquet de bois lui-même fragilisé, comme s'il se fût agi d'une reconstitution synthétique d'une serre laissée seule à son caprice, sans nul contrôle humain, et se mouvant au fil du temps en jungle amazonienne miniature. Ces végétaux avaient même altéré l'atmosphère de la galerie, muée en corridor forestier humide et moisi. Des clapotements sourds retentissaient par endroits et mousses, lichens et sphaignes avaient déjà débuté leur travail invasif. L'eau qui gouttait et sourdait le long des murs comme d'une conduite crevée y avait laissé des traînées brunâtres. En ce désolé vase clos exsudant sa propre mort ne manquaient que certains insectes, mais j'y devinais le pullulement de peu avenantes blattes.
Jean-Casimir avait finalisé son projet horrible par l'ajout, à côté des amas indéfinissables de ce qui avait été des desserts du verger, stade terminal de ce qui se gâte et chancit, d'un « aquarium » empli d'une solution devenue vaseuse. Ce qui y reposait était innommable, peut-être humain, peut-être animal, proche du simien certainement, créature duveteuse - mais recouverte d'un duvet moisi, verdâtre, un lanugo utérin – être potentiel inachevé disputant sa conservation à l'insidieuse chasse des paramécies, qui le dévoraient sournoisement telle une parasitose, jamais né, inclassable parmi les primates, missing link, hybride du fameux docteur Moreau, croisement hasardeux de l'Homme et de la Bête, enflé, soufflé comme une baudruche immonde soit par les gaz d'une putréfaction amorcée avant préservation, soit par un nombre trop élevé de chromosomes conformément aux nouvelles théories héréditaires de De Vries, fœtus dit triploïde dont les yeux globuleux émergeant d'un crâne dépourvu de voûte, anencéphale, semblaient vous observer à travers le verre opacifié par le liquide croupi où le monstre baignait depuis un temps non mesurable. J'avais entendu parler d'une de ces chimères qui défiaient les lois spécifiques énoncées par Buffon et ne survivaient pas. J'en eus un haut le cœur dont mon garde ne s'inquiéta aucunement.
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Avant de parvenir à l'escalier secret j'aperçus une tribune : la galerie avait servi de salle de bal jusqu'à une date avancée du siècle dernier et un orchestre viennois y avait joué force valses et polkas. Ces lieux désormais vides exprimaient en quelque sorte la décadence d'un monde au bord du gouffre et de la fin.
Le syndrome de morbidité dont se rongeaient lentement ces aîtres n'était point sans rappeler quelque squirre ou cancer fatal. Mais peut-être était-ce là, au-delà du symbole, la prémonition de la chute prochaine du régime, pour ne point dire les prodromes du basculement de toute une civilisation dans l'abîme du néant.
Toujours sous les ordres de Rupert, mon Gilles de Binche ouvrit l'alcôve. Il alluma une lampe à acétylène et nous amorçâmes une nouvelle descente en direction des tréfonds sinistres et carcéraux du palais, là où sévissaient la géhenne, le culte du secret et la répression politique. Les ors auliques ternis cédèrent la place à la pierre de taille nue, humide et sinistre. Les corridors salpêtrés étaient un paradis pour les usnées et les végétaux inférieurs à thalle.
Nous fûmes plongés dans un enfer froid et désolé, franchissant une succession de grilles ouvertes par un gardien armé jusqu'aux dents, dont l'uniforme et la casquette rappelaient ceux des pénitenciers américains. Je devais faire preuve de prudence, de sang froid, conserver une attitude raisonnable, convenable, congrue, ne point marquer d'émotion. Les geôliers portaient carabine en bandoulière, holster à pistolet automatique Luger et matraque noire à la ceinture. Ils semblaient tous se conformer à une mode capillaire commune : cheveux courts et moustache broussailleuse, un peu comme celle d'un moujik géorgien, ni apprêtée, ni cirée. Il ne manquait au lieu – puisque nous étions en sous-sol - que les superstructures avec leurs miradors et projecteurs typiques avec ces surveillants d'Alcatraz ou de Sing-Sing aux mitrailleuses Maxim prêtes à abattre tout détenu surpris dans la cour tentant de s'évader. Les Maxim étaient d'horribles machines à tuer, au tir ininterrompu, qui métamorphosaient en un instant leur homme en répugnante viande hachée. Dire que leur inventeur était un petit homme barbichu qui ne payait pas de mine! Je savais la prison idéale bâtie en panopticon, ce qui permettait une surveillance de tous les points sensibles. Cette conception était due à l'économiste philosophe Jeremy Bentham, prophète du libéralisme et de l'utilitarisme, qui avait vécu à la charnière entre le Siècle des Lumières et celui du machinisme. Jeremy Bentham avait des idées fort arrêtées et fort macabres : il avait exigé qu'après sa mort, son corps fût exposé en ce qu'il nommait une auto-icône, au nom d'une nouvelle religion purement matérialiste dont il eût été le pape.
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Ainsi, un mannequin de cire à son effigie, comme ceux des antiques catafalques royaux – par exemple, celui représenté dans une célèbre miniature du XVe siècle sur les funérailles du roi de France Charles VI le fol – était montré à la foule avide de curiosités morbides. Cette exhibition était complétée par une touche de mauvais goût : aux pieds du mannequin de Bentham, censé contenir son squelette, reposait sa tête momifiée aux orbites enchâssées d'yeux artificiels en pâte de verre, afin de faire naïvement accroire en la perfection de la thanatopraxie de ce chef hideux.
Nous longions tous trois des cachots aux épaisses portes blindées d'où émergeaient parfois, malgré l'épaisseur de l'huis, des plaintes spectrales, comme si les détenus eussent été des damnés ou des âmes mortes. De même, je remarquai une série conséquente de vierges de fer, bien dressées et alignées contre la muraille suintante, boîtes inquisitoriales qu'un égyptologue de l'avenir frappé de démence eût pris pour des sarcophages de l'âge industriel. Une pensée me vint : rien ne me garantissait que ces vierges ne continssent encore des restes de suppliciés en pleine putréfaction. Mais ces cercueils pervers étaient hermétiquement clos et nul miasme révélateur ne pouvait s'en échapper.
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Les voûtes des couloirs étaient ogivales : je me souvins que le palais Pelche avait été érigé au-dessus d'un monastère fortifié du XIIIe siècle qui avait appartenu à une branche bohémienne de l'ordre militaire ibérique De la Buena Muerte, réputé pour son fanatisme zélé. D'ailleurs, tel un amoncellement de détritus dans une décharge en couches successives formant une véritable colline artificielle, le palais Pelche reposait sur un entassement de bâtiments et de strates historiques où un émule de l'archéologie troyenne familiarisé avec les états évolutifs d'une ville antique y aurait trouvé son bonheur. Primitivement avait existé un oppidum celtique de l'époque de Hallstatt auquel avaient succédé un camp romain puis une acropole à vocation religieuse - sanctuaire jovien ou autre – une « cathédrale » aryenne, une motte féodale, le monastère fortin susnommé et enfin le palais actuel constitué à partir de l'époque de l'Empereur d'Autriche Léopold 1er.
Mes escorteurs et moi croisâmes un horrible spectacle : deux gardiens traînant au bout d'une perche munie d'un crochet un corps nu et pantelant, couvert d'ecchymoses et de marbrures suspectes. Encore un prisonnier politique, un opposant, qui avait succombé à la question extraordinaire telle qu'on la pratique en 19.
De par la volonté de Jean-Casimir et de ses cohortes de sycophantes, le palais Pelche était devenu le symbole protéiforme d'un monde nouveau où se superposaient comme en une tour de Babel kaléidoscopique, une pièce montée ou un mille-feuille, la mondanité aristocratique compassée, la bureaucratie obtuse et la répression obscure, cachée sous la couverture rutilante du monument colossal. A la corruption du Beau, incarné par la galerie semi ruinée de tantôt, s'étaient substitués la soumission lâche, la terreur pure et le châtiment secret. C'était le vingtième siècle ; c'était l'irruption de la modernité, le triomphe du Laid monté au pinacle, auquel on dressait un piédestal, ce Laid considéré par la Mort comme un des beaux arts. Car l'Art moderne avait déjà failli naître à cinq reprises avec Grünewald, le Titien final, El Greco, Goya et Turner et désormais, son assise se consolidait. Les artistes étaient les témoins de l'accouchement, de la surrection de cette nouveauté qui balayait toutes les certitudes, qu'ils s'appelassent Marinetti, Picasso, Schoenberg, Griffith, Tzara ou Schiele. Dieu était mort ; le Beau également. La pourriture terroriste pouvait désormais prospérer, proliférer sur ce terreau subtil...et j'en étais le témoin contraint...et expressionniste.
En France même, cette France si adulée par notre élite intellectuelle, tout un courant littéraire avait eu le pressentiment, la prémonition de cette ère de pourriture, de cet univers tout en camaïeu de gris, de ténèbres et de désespoir. Ces prophètes avaient pour noms Barbey d'Aurevilly, Huysmans, Lorrain, Lautréamont, Léon Bloy, mais aussi Charles Cros et Aurore-Marie de Saint-Aubain. La poétesse française, rongée par la cachexie et par la consomption, avait consigné par écrit ses visions et délires opiomanes dans lesquels elle décrivait des massacres de masses perpétrés de manière scientifique.
Le palais Pelche constituait de facto l'épicentre de la Cité-État et il formait un complexe palatin avec la résidence de Jean-Casimir, de style néo classique, localisée à l'ultime niveau. En fait, ce complexe s'étendait à tous les étages de la contrée qu'il avait phagocytés tout en acquérant une structure en miroir, les parties inférieures étant le reflet inversé, contraire et l'aporie absolue des supérieurs, voués aux bals, aux fastes de la cour, qui calquaient ceux de la Vienne impériale tandis que les derniers étages, croupissants et abjects, équivalaient aux rites d'inversion, à ce carnaval, cette fête à l'envers où la parabole de la séparation du bon grain de l'ivraie se trouvait résolue au détriment du premier. Le tohu-bohu, le chaos triomphaient : tout était bouleversé, tourneboulé, renversé cul par-dessus tête ou sens dessus dessous! La souffrance y était plaisir, la misère richesse, le crime bonne action, la haine amour, l'égocentrisme altruisme, la fange raffinement, la puanteur fragrance de la rose etc. C'était le règne institué de la Nova Lingua dont la devise princière était l'acronyme : GOL, les trois premières lettres du mot Golem, alors que la communauté juive subissait exactions et discriminations notoires.
Mes gardes me menaient au lieu de détention de Tibor. Je croisais dans les couloirs les regards des matons et je captais les paroles des bourreaux, qui devaient me confondre avec un quelconque fonctionnaire en inspection. J'en avais d'ailleurs l'aspect! Ouïssant comme moi ces bribes de dialogues, Von Schintzaü esquissa un sourire cynique. Pour lui, ces horreurs étaient son ordinaire, une banalité...
Deux de ces tortionnaires riaient de leurs exploits de tourmenteurs. Ils s'en vantaient même, les bougres! Le premier de ces monstres était atteint d'une forme d'obésité que je qualifierais de terminale. Son uniforme noir débordait de bourrelets de graisse. Il souffrait de fringale, comme s'il eût été contaminé par l'éléphantiasis, ou plutôt par une variété de ver solitaire ou ténia, pathologie que l'on qualifie savamment d'ascaridiose ou d'helminthiase. L'homme mordait sans cesse dans un énorme jambon à l'os et parlait la bouche pleine en recrachant de temps à autre des miettes de son en-cas. Il avait le crâne rasé et la figure si tavelée de taches suspectes et de boutons qu'un spécialiste fréquentant ces fameuses collections de cires anatomiques comportant, entre autres, des reproductions de têtes marquées par les stigmates vénériens, l'aurait classé dans la catégorie des hérédosyphilitiques.
En lieu et place des attendues culottes de cheval, il portait des jodhpurs, ce qui l'apparentait aux us et coutumes vestimentaires anglo-indiens quoique ses traits fussent ceux d'un Teuton. Je supposais que ce choix avait été dicté soit par l'exécration des bottes, soit par le fait qu'ayant beau les cirer, celles-ci demeuraient invariablement éculées et salies par l'abus de la marche au pas de ce type de zélateur borné voué aux basses besognes.
Quant au second de ces messieurs -oh, le second! - c'était un civil qui ne payait pas de mine, avec l'aspect d'un petit rond de cuir minable de province avec son complet anthracite de confection, son bouc brun et ses petites lunettes - mais quelle tête de fouine, mes aïeux!
Ce pseudo bureaucrate médiocre de municipe arriéré disait à son collègue :
« Le meilleur art de la torture, c'est l'art culinaire! Affamer la victime plusieurs jours durant, puis la tourmenter, sous la défroque d'un maître queux, d'un Curnonsky, en faisant mijoter en sa présence d'excellents délices de Lucullus alors que son estomac gronde!
- Daï! La réputation de votre coq au vin et de votre rosbif n'est plus à faire!
- Si vous aviez vu la tête de ma dernière victime tandis que je goûtais aux sauces, au saucisson à l'ail, aux delicatessen, et que les pommes gaufrettes rissolaient d'un doux grésillement!
- Votre assistant est le Feldwebel Grass.
- Un excellent choix, à mon avis! Il manifeste des dons gastronomiques certains.
- Son rêve n'est-il pas d'ouvrir une auberge, une Gasthaus, grâce aux petites économies accumulées de par son labeur au service du prince et du bon fonctionnement de l'État?
- Daï! Naturlitchkyi! Si ma spécialité est le coq au vin, la sienne est le Baekhoffskyi!
- Je revois encore la tronche éberluée de notre prisonnier, une espèce de blond crasseux qui se disait pisse-copie dans la rédaction d'un quotidien d'opposition tombé dans la semi-clandestinité. Cet idiot croupissait en pyjama dans son cachot depuis tantôt vingt jours sans autre boustifaille que du pain rassis! Quelle n'a pas été sa surprise de se voir emmené dans les cuisines secrètes du niveau moins 12, où le colonel Barkovskyi s'est rendu célèbre il y a deux ans en hachant les doigts d'un mieszkiste patenté! Et il a récupéré ce hachis bien particulier pour la nourriture des chiens policiers! Depuis, on le surnomme Herrinskië Koup-koup!
- Notre Politzei appréhende toujours les contrevenants quand ils ne s'y attendent pas : à domicile, en pleine nuit, alors qu'ils reposent dans les bras de Morphée! Abrutis de sommeil, ils n'opposent ainsi aucune résistance et on les conduit à la forteresse tels qu'ils sont, en toilette de nuit! Une fois, nous avons même mis la main sur une prostituée mieszkiste en tenue d'Eve et nous l'avons enfermée telle quelle dans notre cachot le plus glacial! Nous sommes les héritiers de l'inquisition espagnole : les prévenus ne savent pas qu'une enquête est lancée contre eux, a fortiori, ils ne soupçonnent jamais qu'ils sont sous le coup d'un mandat d'arrêt, sans oublier la délation pratiquée couramment par nos bonnes concierges assermentées! C'est cela, l'efficacité!
- Et la mine éberluée de cet abruti lorsque vous avez fait semblant de lui proposer de trinquer avec lui!
- Daï! Une bonne coupe de schnaps, mais elle était für mich, comme disent nos voisins austro-hongrois! J'ai bu à la santé de ce butor!
- Och! Och! Och! » ricana le bourreau obèse, sa bedaine immonde secouée comme le punching- ball d'un champion du noble art anglais (je préférais la savate française, plus amusante), avant de croquer une nouvelle bouchée de son jambon.
Les mots de ces frères tourmenteurs cornaient à mes oreilles d'une manière aussi obscène que s'ils eussent été des cris de volupté retentissant lors d'une étreinte adultérine. A mes côtés, Von Schintzaü prit part à la jouissive satisfaction de ces monstres – ses amis et collègues - en les saluant dans le respect des règles universelles adoptées par toutes les armées du monde. Ils étaient ses supérieurs...
De grille en grille, de cerbère en cerbère, nous parvînmes à un quartier dit de très haute sécurité, où les sordides cellules revêtaient l'aspect d'étranges boîtes cubiques, de cages enkystées dans la pierre de taille des fins fonds de la forteresse. Je compris que cet enchâssement de cellules mobiles, en fer, était comme le logement d'une vis dans un écrou. Je n'avais jamais rien vu de semblable : des cachots amovibles, destinés à être déplacés, changés, mutés au gré des caprices de notre cruel prince. Perdu dans mes cogitations, je ne fis nul cas du geste que Rupert adressa au garde. Lorsque ce dernier me jeta, d'un ton comminatoire :
« Au nom de la loi, herrinskië Harsanyi, nous vous arrêtons! »
il était trop tard pour prendre les jambes à mon cou : le piège tant craint par ma logeuse avait fonctionné et j'étais tombé dedans comme un enfant. Un coup de matraque assené par le maton me fit sombrer dans une inconscience brutale.

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