jeudi 24 mars 2011

Le duel d'Aurore-Marie de Saint-Aubain (mai 1888).


L’aube…l’aube du grand jour, enfin ! Ce mardi fatidique ! « Sera-ce la dernière fois, mon dernier lever de soleil, l’ultime matin d’une brève existence ? » s’inquiétait Madame la baronne.
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A dix heures… le spectacle, si l’on pouvait désigner ainsi ce belliqueux étalement d’ire mondaine, se tiendrait à dix heures, jeux du cirque décadents et sublimes pour une unique représentation qui, en principe, devait prendre fin au premier jet de sang.
A l’ombre de l’affreuse tour de fer encore en construction, les charpentiers préposés à parfaire cette mise en scène tragique en plein Champ-de-Mars avaient jà achevé de monter les tribunes. Ils avaient besogné toute la veille, puis prolongé leur activité au-delà de la mi-nuit… Grâce à l’entregent de Madame de Rochechouart de Mortemart, le préfet de la Seine, Monsieur Poubelle,
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et le préfet de police, Monsieur Lozé, un moment tentés d’interdire ce duel, dans la grande tradition répressive d’un Cardinal de Richelieu, avaient cédé de bonne grâce, au grand dam de Monsieur Floquet, président du Conseil.
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Il leur fallait éviter le scandale et si possible, une nouvelle manifestation bruyante du parti boulangiste. Aveu de faiblesse ?
Rien ne devait manquer : Madame la duchesse avait pourvu au nécessaire, allant jusqu’à louer les services de bonimenteurs, d’hommes-sandwichs et de camelots d’habitude préposés aux campagnes électorales tapageuses du brav’ général. Les abondants capitaux dont disposait sa bourse, grâce à Kulm, brasseur d’affaires né, avaient permis en outre d’engager, contre d’excellentes espèces d’or sonnantes et trébuchantes, des clowns marchands ambulants chargés de proposer à un public avide de grand guignol de quoi détendre l’atmosphère : bonbons acidulés, croissants chauds, rafraîchissements limonadiers ou chocolatés, beaux ballons aux vifs coloris, mirlitons ou sifflets propres à séduire les enfants de ces Messieurs et Dames du Jockey Club et des salons.
On louait d’abondance, à l’envi, longues-vues, lunettes et cornets acoustiques pour un sou, afin que les sens défaillants de par la vastitude du terrain ou l’élévation de cet échafaudage de bancs, de marchepieds et de fauteuils ne manquassent aucun détail de cet affrontement d’exception – qu’il fût cruel ou pitoyable. Quel qu’en eût été le résultat, le succès était assuré d’avance et tout le monde en aurait pour son argent.
Le service d’ordre n’avait pas été oublié dans l’affaire : aux cordons de sergents de ville chargés de canaliser d’éventuels débordements de la foule populiste, Hermann Kulm, décidément fort malin, avait ajouté d’impressionnants turcos de près de six pieds chacun, aux habits de zouaves baroques et à la chéchia écarlate afin qu’on les vît du plus loin qu’on pouvait. Leur présence valait avertissement aux partisans de Yolande de La Hire, s’il leur prenait la velléité de contester une éventuelle victoire de la championne de la Revanche.
Dessinateurs, aquarellistes, échotiers, gazetiers et photographes se tenaient prêts, debout, outils de travail en mains. Parmi eux, une dame avait dressé son pupitre, prête à croquer au fusain cette scène : Madame Louise Abbéma.
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Œuvrait-elle pour la postérité ou pour une simple obligation alimentaire, espérant que son dessin fût publié au prochain supplément illustré du Petit Journal ? Les ragots, et ceux qui étaient au courant de ses tendances, affirmaient que la peintre – par trop souvent vouée aux basses besognes de la réclame, même si elle s’en tirait avec un brio de chromolithographe– espérait en échange obtenir de bien particulières faveurs de la part de Madame la baronne de Lacroix-Laval, si toutefois son dessin l’agréerait. Pourtant, Boni de Castellane, fort bien renseigné par la rumeur lyonnaise, avait fait comprendre à Madame Abbéma qu’elle était trop âgée pour que ses appas intéressassent la poétesse. « Si, à la rigueur, vous eussiez conservé par miracle la juvénilité d’une amie-enfant de mister Lewis Carroll… » lui avait écrit l’extravagant dandy.
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Lorsque la voiture d’Aurore-Marie parvint en la place – en esthète qui savait se faire désirer et prier, Madame de Saint-Aubain avait demandé à son cocher, Gustave, de ne point forcer l’allure des pouliches balzanes afin que l’équipage parvînt juste cinq minutes avant que les hostilités ne se déclenchassent – des exclamations de joie et des applaudissements retentirent des tribunes bruissant d’un emplumé et chapeauté public tout acquis à la cause de Madame la baronne. Il y eut force vivats, mais aussi saluts de huit-reflets, hourras, acclamations de cannes et d’ombrelles qui tintèrent, volèrent et cliquetèrent en ce matin ensoleillé de mai.
Tout ce que Paris et ses faubourgs huppés comptaient de monarchistes, de boulangistes et de réactionnaires était là, s’étant donné rendez-vous et avait opté pour les plus précieux atours de ville réservés par habitude aux courses d’Auteuil. C’était comme une volière jacassante, un caquetage de basse-cour, un jaillissement continu de coquericos outranciers et cocardiers, une théorie de jactances et d’éructations, un capharnaüm de bariolages, une monstrueuse parade de paons fats échauffés par la saison des amours, un ouragan dévastateur de chamarrures, de plumes, de joyaux, de broderies et d’étoffes, un déluge de Deucalion de monocles, de lorgnons, de besicles, d’épingles de cravates, de bagues, d’oignons, de châtelaines, de sautoirs, de bâtons de chaises, de cigarillos, de pommeaux de cannes d’ivoire, d’argent, de cristal, de cabochons gemmés et de bronze doré à la Rodin, Frémiet ou à la Barbedienne, parfois équestres, animaliers, d’autres fois étrusques, chinois, donatelliens, celtiques ou interlopes, et d’éventails de soie, de percaline, de toile de Jouy, de point d’Alençon ou d’organza, certains griffés feu Monsieur De Nittis, une déferlante fanfrelucheuse entrecoupée cependant çà et là des touches plus austères des fracs noirs quoique certains de ces messieurs eussent opté pour la décontraction sports du chapeau de paille et du panama. Improbable appariement du jansénisme bourgeois à l’exubérance des courtisanes. Se faire remarquer de Madame la baronne afin d’entrer en ses faveurs, en son club, en sa coterie, tel était le principe.
Il y avait sur place de nombreux sparnaciens, comme attirés par la proximité de leur nom avec celui du courant esthétique dont se réclamait la poétesse. Des gens étaient venus avec armes et bagages, en famille et marmaille braillante, jusque de Vesoul, de Nancy, d’Epinal ou de Belfort, leur présence rappelant que la ligne bleue des Vosges était suffisamment proche de leurs pénates pour que tous les partisans d’Aurore-Marie se souvinssent de leur premier devoir : la récupération des provinces perdues. Tous ignoraient bien sûr les préparatifs secrets pour l’Afrique, mais si chacun eût pris la peine de bien regarder qui était son voisin, on aurait pu déceler la présence de quelques agents de la Wilhelmstrasse disséminés parmi les spectateurs bonhommes. Le meilleur camouflage, c’est la multitude, leur avait rappelé Erich Von Stroheim.
En ce cirque Barnum de plein air, sorte de Jardin d’Acclimatation pour perruches bariolées et criardes, pour femmes-poules ou femmes-caniches et pour sinistres noirs corbeaux et choucas de la Revanche, Aurore-Marie parut hésiter un bref instant. Non pas qu’elle craignît de souiller sa toilette : elle avait tranché en faveur d’une robe de jour, assez simple et seyante, de promenade, rayée de vert jade et de cramoisi, mêlant soie, satin et bengaline, avec un froufroutement ourlé de dentelles d’une traîne parfaitement étudiée aux revenez-y très Louis XVI, robe superbe qui s’achevait par un mignard pouf de velours lilas brodé de petits bleuets d’une ampleur si conséquente qu’on eût pu s’y asseoir. N’omettons point la coiffe, sorte de toque d’astrakan à la doublure brochée, sans ostentation aucune à l’exception d’une aigue-marine enchâssée juste au frontal et d’une plume de faisan, d’un coloris que le XVIIIe siècle, avec son franc-parler, qualifiait de merdoye. Par-dessus le corsage, auquel elle n’avait point oublié d’épingler l’œillet rouge de son parti, Madame la baronne avait enfilé un spencer fourré chamois bordé de ganses, à brandebourgs chinois et à ruchés ton sur ton. A son cou brillait une améthyste, en lieu et place de l’habituelle intaille, et à son annulaire gauche, la si redoutée chevalière tétra-épiphanique étincelait d’éclats troublants, comme galvanisée par ce printanier soleil digne de celui d’Emèse qu’adora Héliogabale le tant maudit. Car Madame avait pris soin de se déganter une fois descendue de voiture, ôtant prestement cette longue et effilée parure de peau de teinte ébène, en un geste d’une élégance volontariste qui rappelait Charlotte Dubourg.
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La cause de l’hésitation d’Aurore-Marie était fort simple : elle craignait d’une part que Yolande et ses témoins se fussent défilés et d’autre part, jamais de sa vie elle n’avait manié d’armes à feu, leur préférant la subtile et inégalée traitrise féline des épingles à chapeau…
Son regard d’ambre scruta la tribune, puis le Champ lui-même : son fin visage diaphane ne tarda point à s’éclairer d’une expression que l’on appelle communément ouf de soulagement à défaut d’autres mots moins triviaux. L’adversaire était jà là.
Yolande de la Hire était arrivée la première, vêtue d’une houppelande rouge aux revers à la Russe, se contentant d’un simple cab en forme de boghei :
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quelques applaudissements en sa faveur, provenant d’un groupe d’aficionados féministe minoritaire porté sur un saphisme plus républicain qu’aristocratique, avaient été vivement noyés, étouffés, engloutis par des rumeurs et des « Hou ! Hou ! » haineux. C’était à croire que Kulm avait acheté toute une claque de café-concert au service de son égérie.
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Un petit vent frais fouettait les joues des deux duellistes, empourprant encore davantage la carnation rosée de notre poétesse. Le sang afflua en celles de la baronne, brusquement vivifiées, comme si elle eût vidé d’un trait une liquoreuse mignonnette de curaçao. Ses longues boucles anglaises ondoyaient sous la brise malvenue. Les rayons du soleil semblaient l’aveugler : déjà assez haut, Phébus frappait ses prunelles et sa tête opaline. Quelques passereaux se faisaient çà et là entendre, menues alouettes esseulées, moineaux friquets et mésanges charbonnières au plaintif pépiement de quasi désespoir. Les graines manquaient-elles donc à ces piafs parasites ?
Les témoins se serrèrent la main. Etait-ce convenable, conforme aux règles ? En toutes mondanités, Hermann Kulm et Paul Déroulède usèrent du shake hands : José Maria de Heredia et Paul de Cassagnac étaient de leurs amis-ennemis, appartenant à cette clique instituée que l’on ménage publiquement avant toute attaque indirecte par presse interposée, grâce à la plume acerbe de stipendiés thuriféraires courageusement anonymes.
Puis vint la présentation des pistolets par l’arbitre, Monsieur de La Houssaye. Les deux armes de poing, d’un modèle à percussion désuet remontant à Louis-Philippe, reposaient dans un écrin de laque et de santal à l’intérieur doublé de velours d’une teinte gorge-de-pigeon.
Aurore-Marie ne semblait pas écouter le docte juriste rappeler les règlements de distances à respecter, de nombres de pas, de tir, de constatations de blessures etc. Elle paraissait rêvasser comme habitée par son accoutumée songerie créatrice. Ses doux iris avaient l’air de supplier qu’on la ménageât, qu’on la mignotât encore un instant. Ses grands yeux aux paillettes citrines se perdaient vers les tribunes dégorgeant d’une milliasse vouée au voyeurisme, tentant d’y distinguer ses amis Georges, Gyp, Alfred, Marguerite surtout… sans oublier la duchesse qui s’investissait tant pour la Cause, Monsieur Anatole France qui flirtait encore avec ce milieu, Rochefort l’intraitable et tant d’autres… Madame eût voulu posséder une paire de lunettes au fort grossissement afin de mieux appréhender ses commensaux. Elle eût pu aussi reconnaître ces étranges personnages perturbateurs, ces comédiens venus d’ailleurs, Louis Jouvet, Carette, Michel Simon, Gabin… mais aussi le capitaine Craddock – qui pestait comme de coutume parce qu’il se trouvait mal placé pour jouir de l’entièreté du spectacle – et cette greluche de Betsy O’Fallain, cette gueuse protégée voire choyée par sa protagoniste… Même Violetta et Deanna Shirley étaient là et se crêpaient le chignon : c’était à celle qui avait la toilette d’adolescente la plus tapageuse. Daniel s’en fichait bien, préoccupé par la nature de l’Entité qui favorisait les plans des Tétra-épiphanes dont Georges Boulanger et la duchesse d’Uzès étaient les marionnettes. « Ce ne peut être ni Fu, ni Johann… Ils sont dans les limbes des potentialités indésirables et inengendrables. Ils n’en sortiront pas. Je ne capte aucune présence de l’Inversé et ce, depuis le début… Lobsang Jacinto et Spénélos ne sont pas plus avancés à son sujet. » se répétait-il.
Pour rassurer Madame, les œillets de ses amis et partisans l’emportaient indubitablement dans ces tribunes. Cela faisait au loin comme un piquetage quasi infini de points rouges, une moucheture de rosettes d’un nouveau style, comme un liseré vermeil, une charmille pourprée, une tavelure de sang transsubstantié qu’un ligueur fanatique d’autrefois eût extrait d’un pressoir mystique, un divisionnisme, un pointillisme écarlates, comme autant d’insignes de croisés des temps modernes.
Abondance de la fleur de ralliement ? Pourtant, on en manquait ; la production avait du mal à suivre. Les cours montaient aux Halles. Les mercuriales s’affolaient, prises de frénésie, comme si elles eussent été atteintes du haut mal. Tout le marché de la fleur coupée fut touché par une fièvre spéculative effrénée. On aurait coté et joué l’œillet en bourse si c’eût été possible, faute de pouvoir spéculer sur l’action Boulanger elle-même.
C’était pourquoi certains laudateurs zélés du brav’ général avaient poussé l’audace jusqu’à épingler à leur boutonnière un œillet artificiel. Des bouquetières accortes n’hésitaient pas à bousculer et houspiller les clowns de louage pour se porter en avant du chaland, dans l’espoir de rallier des partisans supplémentaires à la Cause déjà profuse parmi celles et ceux du marais qui n’arboraient aucun insigne.
Un chansonnier entonnait des refrains en circulant dans les estrades. Vêtu comme un pioupiou, anticipation du comique-troupier à la Gaston Ouvrard, il arborait cependant une barbe à la Léo Campion. Un limonaire l’accompagnait, actionné par une Gitana noiraude, déguenillée et hectique d’une laideur simiesque de Vierge Rouge de la Commune bronzée chez les Kanaks. Cet écornifleur reprenait En revenant de la revue de Paulus
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et Les fœtus de Mac-Nab
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puis poussait le culot jusqu’à en proposer les partitions et les paroles à la vente comme un archaïque colporteur. Il puait l’absinthe, le camembert coulant ammoniaqué et le mauvais cigare.
Les Augustes parcouraient inlassablement les tribunes, parfois rabroués, parfois bienvenus. Ils marmottaient sans conviction des « Bonbons acidulés, cacahuètes, beaux ballons, caramels mous, verres de coco, croissants, chocolat, limonade ! » « Ils sont chauds mes petits pains, ils sont chauds ! », croyant ainsi atténuer le suspense.
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Et la tension montait, inexorable.
Lorsqu’Aurore-Marie empoigna la crosse d’ivoire et d’écaille de son pistolet, son aplomb lui parut un instant faiblir tant l’objet pesait. Elle fléchit. C’était pourtant un magnifique travail d’armurier, au canon en acier poli. La poétesse se décida : elle tirerait de la main gauche, celle de la chevalière du Pouvoir…
Les deux jeunes femmes se saluèrent avec plus de crânerie que de courtoisie. Yolande de La Hire paraissait une vraie girafe en face de la baronne. Sûre d’elle-même, la journaliste féministe ne pouvait masquer une expression de fierté tout en secouant ses mèches brunes négligemment dénouées. Elle avait du cran et du pep, comme Michel Simon l’affirma à ses copains, pour se mesurer à un elfe riquiqui soutenu par les quatre-vingt-dix-huit centièmes des spectateurs, cela allait sans dire.
Des lazzis et des quolibets fusèrent parmi la clique étrécie de la brindezingue longue comme un jour sans pain, aussitôt recouverts par les encouragements des boulangistes à leur mignonne muse. Les partisans de Yolande avaient tenté de faire valoir qu’avec une taille pareille, Aurore-Marie ne pourrait toucher leur championne qu’à la cuisse voire au pied tellement elle paraissait minuscule à côté de leur bringue égérie. Il y eut des paris, parfois osés (c’était à qui se proposait en cas de victoire d’une ou de l’autre ennemie, de partager sa couche), tandis que chacune, dos contre dos, se disposait puis commençait à compter les pas à l’opposé l’une de l’autre.
La baronne était à la peine : son faible bras fatiguait et elle se mit à toussoter. La crosse du pistolet était plus grosse que sa paume délicate. Elle n’avait point fumé depuis trois jours. Il lui fallait en finir avec ce duel, ce contretemps digne d’une pantomime des fâcheux. De plus, sa main était grasse, du fait qu’elle l’avait enduite à potron-minet, comme de coutume, d’une de ses pâtes de beauté parfumées à la rose. Madame aimait à soigner ses mains. Elle y consacrait chaque matin un bon quart d’heure.
Le ciel s’obscurcit soudain. Sans crier gare, une brève ondée mouilla les deux adversaires, comme si un dieu courroucé et irascible les eût voulus mettre en garde de ne point violer le Décalogue. Ce fin crachin, fort malvenu, provoqua chez la poétesse un accès de quintes. On la crut nauséeuse. Dans son journal, Léon Bloy noterait : « C’était à croire que cette jean-f. de salon allait dégobiller. » On craignit la pâmoison de la frêle enfant. En face, la journaleuse était en pleine forme.
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Mais Madame sut se ressaisir lorsque Monsieur de La Houssaye ordonna de stopper. Les deux femmes se retournèrent vivement et pointèrent leur canon l’une vers l’autre. Aurore-Marie tremblait de trac comme le capitaine anglais de la fameuse scène du duel du roman de Mister Thackeray, Barry Lyndon, un des fleurons de sa bibliothèque. Pour la première fois de sa vie, elle s’apprêtait à attenter à la vie de quelqu’un.
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Yolande de La Hire brandit franchement le pistolet en direction de la baronne de Lacroix-Laval puis parut hésiter. C’était une arme à un seul coup, non rayée, et il ne devait y avoir qu’une seule balle tirée par chaque duelliste. Peut-être son esprit était-il envahi de scrupules… Aurore-Marie paraissait si menue, si fluette, si pitoyable ! Si belle aussi… Yolande commit l’erreur de sous-estimer son adversaire, perdant de précieuses secondes. Elle voulait tirer au jugé, mais n’osait. Ces secondes d’atermoiements parurent s’étirer comme si le temps – mais de quel temps parle-t-on ?- avait été atteint de propriétés élastiques. Qui était responsable de ce phénomène peut-être suggéré, subjectif ?
Un silence de mort succéda aux rumeurs de la foule, à peine perturbé par quelques roulades de merles et des roucoulements de ramiers. La pluie fine s’estompa, mais elle avait suffi à humidifier les vêtures des deux dames.
Le soleil perça, aveuglant le regard de la girafe brune tandis que Madame parut comme transfigurée, baignée par un halo surnaturel. En fait, toutes deux paraissaient perdues, comme désorientées, ailleurs, absentes, flottant, fluctuant hors de la Réalité, réduites à une échelle subquantique, mais aussi infiniment vaste, comme si elles eussent été transportées en les Cieux par une Ennéade de psychés jusqu’au giron du Logos suprême. Croyant revivre une nouvelle expérience de décorporation, Aurore-Marie commença à murmurer la prière rituelle de son dieu :
« Dans le Un se tient Pan Zoon… »
La chevalière, la chevalière bientôt lui sembla phosphorer, habitée par une énergie nouvelle, fulgurante. Cette énergie, émanant de Pan Logos lui-même, prenait les commandes de son esprit, de son noûs et de son organisme. Sans qu’elle sût comment, sans qu’elle l’eût ordonné, téléguidée par la Volonté suprême, sa main gauche, qui tenait toujours l’arme, appuya sur la détente. Le chien s’abattit. La capsule du mécanisme de percussion, qui remplaçait l’antique système du silex, s’enflamma, provoquant l’ignition de la poudre et propulsant la balle de plomb. Il y eut comme un trait de feu, un éclair jovien d’une luminosité de premier instant de l’Univers… suivi d’une douleur atroce. Les deux femmes avaient tiré en même temps. Des images de cette nuit initiatique horrible de Cluny du 18 au 19 septembre 1877 passèrent dans la tête de Madame, comme un mauvais songe peint par Füssli.
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Aurore-Marie sombra dans les limbes d’un au-delà improbable.
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Ce fut son bras, traversé de lancinants élancements, qui la réveilla.
« J’ai mal ! J’ai grand mal ! » Geignit-elle.
Elle entendit des voix, comme assourdies, comme si elle eût baigné dans une eau glauque et épaisse :
« Madame est réveillée ! Madame est sauvée ! »
Aurore-Marie ressentait alternativement une sensation de brûlure et des frissons. Sa tête flageolait. Ses oreilles bourdonnaient. Elle se tenait en position couchée, sur une espèce de civière, avec une couverture sommaire de laine semblable à un plaid.
La poétesse voulut redresser son buste. Aussitôt, sa douleur au bras gauche la reprit, lui faisant frôler une nouvelle perte de connaissance. Elle sentit une main gantée, une main féminine, approcher un flacon de sels de ses narines.
Au bout de cette main, un visage familier et une voix…
« Allons, ma poëtesse ! Ressaisissez-vous, pour la gloire et l’exploit que vous venez d’accomplir ! »
Il s’agissait de la duchesse.
Sa chair meurtrie la tourmentait ; elle cria, pleura et toussa, ce qui eut pour résultante de nouveaux élancements insupportables à ce bras malade.
« Du laudanum, vite ! Encore du laudanum ! » entendit-elle encore. C’était un médecin qu’elle ne connaissait pas. Pouvant avec grand’peine redresser la tête, les yeux comme embués par les larmes, des gémissements arrachés convulsivement de sa bouche par la blessure, la baronne parvint à identifier les lieux où elle se trouvait. On l’avait transportée dans une des salles de l’Ecole militaire.
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A son bras intact et nu, on enfonça l’aiguille d’une seringue de Pravaz. Madame couina comme un rongeur en détresse. Ce qu’elle endurait était aussi pénible que ses douleurs puerpérales ou que cette césarienne funeste de 1881, qu’elle avait supporté en bronchant malgré les produits alcooliques et l’éther qui l’avaient assommée. Sur sa civière de souffrance, en sa géhenne, en son corps torturé, elle put à peine conserver son entendement, voir et entendre ce qu’il en était.
Madame la baronne se sentait nue. Elle voulut se tâter, ce qui occasionna un hurlement. Elle fut secouée par un spasme, par une fulgurance et manqua choir de sa civière.
« Je n’ai jamais vu une aussi petite nature pour une si légère blessure. La balle n’a pas pénétré. Elle n’a fait qu’entailler le gras du bras, mais la patiente se comporte comme si on le lui avait criblé d’éclats de plomb, observa le médecin qu’accompagnait Monsieur de La Houssaye. Certes, il y a eu hémorragie mais la faiblesse de ce cas clinique me paraît exagérée. Constatez par vous-même. »
« Une glace, une glace par pitié…réclama Aurore-Marie. Je dois savoir ! »
Ses lèvres si fines étaient sèches, presque enflées, comme gercées. Elle approcha de son regard la psyché qu’un infirmier lui porta. Ses boucles lui apparurent défaites, ses yeux cernés et rougis, son teint blafard. Tout le sang de ses joues d’habitude si rosées paraissait s’être évaporé. Elle parvint à voir son buste et voulut faire de même pour son bras. Il y eut un mieux, une rémission du mal : la drogue astringente commençait son effet.
On avait dévêtu Madame de son spencer et de sa robe. Aurore-Marie rougit de honte : elle se retrouvait exposée devant des hommes qu’elle ne fréquentait point, couchée, meurtrie, simplement en dessous ! Son cache-corset était légèrement déchiré et tacheté de sang au niveau de la bretelle d’épaule gauche. A force d’efforts réitérés malgré ses élancements et ses geignements, la poétesse parvint enfin à toucher le bras coupable. Une espèce d’appareil, d’attelle, maintenait en place le membre endommagé par la balle de Yolande de la Hire. Un épais pansement constitué de bandes de gaze et d’ouate compressait la plaie, sorte de grosse entaille, de fente où s’était épanché le liquide vital qui jà coagulait.
« Ma pauvre chérie, ma mie, allons ! Ressaisissez-vous ! » la cajolait la voix de la duchesse d’Uzès.
D’autres personnes entrèrent dans la salle. Un éclair de joie illumina enfin le visage tourmenté par la souffrance : « Marguerite ! Georges ! Soupira-t-elle. Oh, les jolis bouquets ! »
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Boulanger et sa maîtresse déposèrent les fleurs – des roses blanches - sur un guéridon. L’infirmier fit signe de ménager la patiente. Il fallait attendre encore deux heures pour qu’elle fût transportable, pour qu’on s’avisât qu’elle pût tenir debout et marcher, soutenue, toutefois.
« Ma championne ! S’exclama, fort aise, Marguerite. Nous n’osons vous embrasser, sur recommandation de la Faculté mais le cœur y est, n’en doutez point !
- Le cœur, justement, insista Barbenzingue ! Sur le coup ! Vous avez occis cette perche, cette grue, sur le coup ! En plein cœur !
- Quoi ! Je…j’ai tué !
- La balle de Madame de La Hire vous a entaillé le bras, mais vous l’avez abattue roide ! Remarquable ! Reprit la duchesse.
-In…incroyable ! »
Elle pleura.
« Albin…il faut prévenir Albin !
- Votre mari a été informé par le télégraphe. Il sera là demain, ma chérie. » la rassura Madame d’Uzès.
Aurore-Marie murmura :
« Madame de La Hire…morte ! Ô dolor qui est mienne ! Comme c’est affreux ! Je n’ai pas voulu cela… »
Elle prit une pose méditative ; son regard orangé s’embrumait de tristesse.
« J’ai grand’froid et grand’soif, balbutia-t-elle à l’adresse de la duchesse. La plaie me brûle encor… Je suis bien dolente… Croyez-vous que d’ici à deux heures, je pourrais être en l’état pour que vous me rapatriassiez à Bonnelles ?
- Ma chère, ne vous en faites pas ! Montrez envers nous toute votre gratitude ! Nous vous avons commandé un tonique, un cordial, qui va vous remettre promptement sur pieds ! On va vous l’apporter tantôt. Il est à base de quinquina et de menthe poivrée et doit prévenir toute fièvre infectieuse. Vous en serez quitte pour deux mois de bras en écharpe et pour un bon repos ! Je ne crois pas que votre ambidextrie en souffrira : il vous reste toujours une main pour composer vos vers. Vous êtes jeune ; vous verrez comme vous cicatriserez vite ! D’ailleurs, l’infirmier va venir renouveler votre bandage. Ne vous montrez point douillette !
- C’est un infirmier militaire, se mêla Boulanger. Il vous panse son homme en moins de deux !
- Qu’est-ce à dire ? S’écria Aurore-Marie, brusquement piquée. Me prenez-vous pour une fillette ? Je n’ai nullement besoin que vous me dorlotiez ! S’il s’était avéré qu’il vous prît l’envie de me bercer… Je ne suis point votre enfançon nonobstant ma silhouette !
- Cela ne sert de rien de sortir de vos gonds, ma chère, reprit la duchesse d’Uzès. Vous vous fatiguez. Prenez quelque guimauve : je déteste les cris. Cela gâte votre gorge. La ténuité du timbre vous sied mieux. J’avais oublié, veuillez m’en excuser – Gyp vous a bien jugée sur cet aspect – votre caractère trempé. Cela est bon signe, au fond ! La médecine agit efficacement contre votre blessure et vous recouvrez votre vivacité, le vif-argent qui fait votre charme… et se marie en parfaite harmonie avec votre douceur blonde…
- En vous cohabitent Euzébius et Florestan, remarqua Marguerite. Comme chez feu Monsieur Schumann, cet incomparable poëte de la musique. Echo elle-même n’eût point dédaigné…
http://autourduperetanguy.blogspirit.com/images/medium_boulanger_et_Mme_de_Bonnemain_05_sepia.2.jpg
- Madame, ma mie…répliqua Aurore-Marie de sa petite voix, d’un ton désespéré, et pleurnichard… Point de quitterie. Revenons-en à nos affaires… Ecoutez ma supplique. Soyez tout-ouïe. Ne pensez-vous pas que ma meurtrissure va retarder nos plans ? Georges…vous devez appareiller sans faute à la fin de ce mois au Havre et…et… moi-même dois me rendre à Venise cet été…J’ai écrit à Monsieur D’Annunzio.
http://portrait.kaar.at/Schriftsteller%20Teil%202/images/gabriele_d%27annunzio.jpg
Il m’a favorablement répondu et doit me remettre d’importants documents liés au secret gnostique que vous savez. Nous devons reconstituer les codex, tout le Pouvoir du Logos…
- Encore vos chimères ! Songez plutôt à la gloire prodiguée par votre victoire ! Reprit Boulanger, hilare. Vous êtes devenue la coqueluche du tout Paris ! Des chansons vont circuler sur votre exploit et on les entonnera et jouera avec allégresse dans tous les caf’conc’ ! Toutes les gazettes sont à cette heure en train de concocter des articles élogieux ! Vous êtes assurée de faire la couverture du prochain supplément illustré du Petit Journal !
- Il suffit ! » L’interrompit la poétesse, d’un ton autoritaire.
Marguerite de Bonnemains eut le mot de la fin :
« Aurore-Marie a besoin de calme… Demain sera un autre jour et elle pourra oublier ses tourments et ses tracas dans les bras de son tendre époux ! »
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samedi 19 mars 2011

Translateur pictural sixième et dernière partie.


Alors qu’une scène de jalousie représentait le cadet de mes soucis au vu du pétrin dans lequel des millions de personnes se trouvaient fourrées à cause de moi et d’une jouvencelle devenue une Evita 1880 après être passée par le stade Lolita, Hettie, au constat des traces et autres objets résultants de mon escapade sentimentale rétro, ne trouva pas mieux que de se jeter sur moi toutes griffes dehors en m’invectivant d’une bordée d’injures en argot américain, sous l’œil goguenard de la flicaille de cette République musclée post-boulangiste. J’ai essayé de calmer son ire :
« Calmos, Hettie, calmos ! Tu vois bien qu’on est tous plongés dans la merde, dans un monde parallèle non souhaité où le Général Boulanger s’est substitué à l’autre Général plus tardif comme référence absolue, sine qua non, de la vie politique française… »
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J’ai cru qu’elle allait m’arracher les yeux. Jamais je ne l’avais vue dans cet état : c’était à croire que le basculement uchronique l’avait métamorphosée en furie. Elle me bombarda de rascal, bastard, sucker, sissy, fuck you, son of bitch, chicken et autres joyeusetés sorties du lexique des films hyper violents de certains indépendants d’Hollywood. Impossible de la raisonner, surtout lorsqu’elle m’administra une claque méritée, baffe qui n’avait rien à envier aux calottes assenées à longueur de cases par Bon Papa Joli à son fils dénaturé Barbe Noire de Rimoncle.
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J’en rougis de honte, perdant contenance devant ces miliciens stupides et obtus qui me demandèrent tout de go :
« Vos papiers ! »
J’ai montré ma carte d’identité, extirpée de la poche de ma redingote alors que ma joue gauche me brûlait. Hettie continuait à pousser sa gueulante de bonne femme trompée et déshonorée par une rivale : « Qu’est-ce qu’elle a de plus que moi, cette fille, hein ? Qu’est-ce que tu lui as trouvé ? Espèce d’enfoiré ! »
« Z’avez quel âge, sur la photo de votre carte, m’sieur ? »
Dans le temps normal, les cartes durent dix ans. Là, je ne savais pas.
« Heu…Monsieur l’agent ?
- On dit Monsieur le chef de patrouille patriotique !
- Ben, Monsieur le chef de patrouille…(j’ai baragouiné la suite) c’est que, je dois la faire renouveler d’ici six mois…
- Cette carte n’est pas en règle : elle ne comporte aucune des mentions obligatoires : appartenance ethnique, confession, orientation sexuelle, politique… Votre vêtement n’a aucun signe distinctif : ni triangle rose, ni étoile rouge, ni croissant vert, ni étoile jaune, ni œil maçonnique… »
A cette énumération, j’ai saisi toute l’étendue de l’horreur de ce nouveau régime : un Vichy, plus ancien, plus durable, sans occupant nazi, et qui allait plus loin encore dans les discriminations de toutes sortes.
« Etes-vous un bon Français, monsieur ?
- Je…Je suis baptisé et mes deux grand-pères ont fait les guerres… (je me demandais lesquelles après 1905, mais enfin…).
- Votre nom patronyme est-il bien français ? Insista la brute. Vous avez des amis américains et les Américains ne sont pas tous catholiques.
- Je suis catholique !
- Avez-vous un franc-maçon dans votre famille ? Etes-vous végétarien ? Quelle est votre orientation sexuelle ?
- Vous voyez bien ma dispute avec ma fiancée : j’suis hétéro !
- Avez-vous des Juifs ou des Nord-Africains parmi votre entourage ?
- Ben non !
- Avez-vous des communistes et des socialistes parmi vos relations ? » (il prononçait ces mots comme des grossièretés, des offenses ou des infamies)
Cet interrogatoire tournait à l’obsession. Il fallait me tirer de là ou c’était la taule, du fait que certains de mes profs de lycée d’il y a quelques années, avaient voté pour Nikita Chômard, le leader du PCF, en 1981 et qu’un de mes copains d’alors était d’origine marocaine. Le système inquisitorial dans lequel nous étions pouvait peut-être retrouver toutes ces fréquentations, si toutefois, j’avais un passé identique dans cette chronoligne, ce dont je commençais à douter… pis : je pouvais avoir un alter ego thuriféraire zélé du régime. Ce double éventuel, où créchait-il ? Cet autre moi indésirable ? Je devais agir, maintenant. Cela faisait des heures que ces zélateurs du muscle facho à la française nous retenaient dans cette bibliothèque, et il devait faire jour, à présent. Présent, quel mot dérisoire !
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Etats-Unis. 1953 de ce monde dévié. Chaîne CBS. Jackson Pollock existe, Edward R. Murrow aussi et l’émission “See it now” également.
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Edward R. Murrow, qui n’a pas eu à combattre le maccarthysme pour cause de non-existence de l’URSS dans ce temps parallèle s’apprête à recevoir le grand peintre abstrait comme invité de la soirée.
« Ladies and gentlemen, bonsoir ! Aujourd’hui, à émission exceptionnelle, invité d’exception ! J’aurai le plaisir de converser avec le plus illustre représentant de la nouvelle peinture américaine, Mister Jackson Pollock ! »
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Les projecteurs éclairent un homme d’une quarantaine d’années, châtain-blond, le cheveu rare, mince et de stature assez élevée, visiblement gêné par le fait d’avoir dû revêtir un costume-cravate, lui qui préfère le blue-jean.
« Mister Pollock, vous qui nous faites l’insigne honneur d’être présent ici ce soir, que voudriez-vous dire aux téléspectateurs qui nous regardent en guise de bienvenue ?
- Je ne vous plagierai pas, Mister Murrow, en gratifiant notre public de votre célèbre « good night and good luck ».Vous le réservez pour la fin, n’est-ce pas ? Je me contenterai d’un simple bonsoir, et je salue chaleureusement ceux qui vont nous écouter, en espérant que nous ne serons ni rébarbatifs, ni trop didactiques !
- Mon métier de journaliste est celui d’un vulgarisateur, d’un passeur qui tente de rendre accessible au maximum et d’expliquer ce qui constitue l’actualité, qu’elle soit politique, sociale ou culturelle.
- L’art moderne n’est pas toujours d’un abord facile et je pense que vous seriez peut-être plus compétent que moi pour rendre intelligibles mes idées esthétiques…
- Merci du compliment Mister Pollock ! Rassurez-vous, je vais débuter par des choses simples. Vous êtes donc né…
- A Cody, dans le Wyoming. J’ai quarante-et-un ans. Ma commune de naissance doit son nom à l’illustre William Cody, dit Buffalo Bill…
- Selon mes renseignements, vous vous êtes intéressé très tôt aux beaux-arts, notamment aux avant-gardes européennes, mais surtout, c’est la découverte des tribus indiennes et de leurs expressions plastiques qui ont décidé de votre vocation.
- J’ai été séduit par l’art des Navajos, par leurs peintures sur sable, mais aussi par la sculpture et les masques des tribus de Colombie britannique…
- Autrement dit, par l’art des Indiens du Sud-Ouest du Canada…
- C’est cela, oui…
- Au point de devenir le chef d’école d’un nouvel art abstrait dit « lyrico-mystique » qui est allé jusqu’à influencer l’Europe.
- Là, je vous arrête, Mister Murrow. Mon art n’est pas abstrait : il représente au contraire la vraie réalité du monde.
- Pourquoi donc cette affirmation, Mister Pollock ?
- Grâce au chamane Big Blue Horse qui m’a initié en 32 !
- Dites-nous en plus.
- J’avais tout juste vingt ans et je traversais une crise de conscience, un spleen qui me fit abuser de l’alcool au point de devoir effectuer une cure de désintoxication… »
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Le temps s’écoulait, désespérant de lenteur. L’anxiété sourdait en moi, augmentant de minute en minute. Le serviteur buté de « l’ordre nouveau » avait cessé de m’interroger. Peut-être attendait-il avec ses collègues des ordres de leurs supérieurs par téléphone ou par radio, si toutefois celle-ci avait bien été inventée dans cette piste du temps ?
Je m’étais décidé à agir : je pressentais que Jackson Pollock incarnait une porte de sortie honorable à défaut de la panacée pour tenter de rétablir le temps réel. Je devais me rendre là où Silver over black, white, yellow and red se trouvait, autrement dit au musée du Trocadéro, et essayer de me téléporter en 1948. Mais il fallait d’abord neutraliser nos cerbères. Je demandai à Ron à voix basse :
« As-tu toujours l’appareil ? Il me le faut. Ces cornards ne m’ont pas enlevé ma ceinture, alors, je dois tenter le tout pour le tout pour nous tirer de cet imbroglio temporel.
- Ils m’ont fouillé mais n’ont pas accordé d’importance à l’objet. Ils ont cru à une radio d’un nouveau modèle made in USA pas commercialisé en France. Ils l’ont laissé là, sur cette table.
- Je dois m’en emparer ! Distrayons l’attention de ces grosses brutes ! »
Ouf ! La radio existait bien dans ce monde affreux ! Subodorant que les goûts de ces vigiles devaient voler bien bas, j’essayai d’entamer une conversation sur les films comiques français. Louis de Funès avait-il vécu dans cette chronoligne et, si oui, avait-il tourné un équivalent de Rabbi Jacob, avec son hilarante séquence de l’usine de chewing-gums, sans omettre les participations de Dominique Zardi et de Marcel Dalio ?… Sans oublier non plus le dialogue fameux et surréaliste de Fufu avec son chauffeur qui démontre ô combien l’antisémitisme primaire est odieux : « Comment, Salomon ? Vous êtes juif ! », mais je me retins d’interroger ces gorilles mal léchés à cause d’un scrupule : en ce temps parallèle, le racisme le plus écœurant régnait en maître absolu. La moindre défense d’une catégorie de réprouvés me ferait affubler par ces post-boulangistes de l’étiquette infamante d’individu dangereux pour la sécurité publique.
Peut-être que ces gugusses appréciaient tout ce qui descendait en-dessous de la ceinture. En ce cas, ils devaient se rendre dans une de ces salles crades, présentant deux films au même programme : un porno et un « arts martiaux », si toutefois on avait bien inventé le cinéma en 1895, avant ou même après. J’aperçus sur le comptoir des périodiques une brochure qui, de loin ressemblait à Pariscope™ ou à Télé poche™. Elle était prosaïquement coincée entre un numéro de La Revue des Deux Mondes et un magazine scientifique dont le numéro spécial était consacré à l’agronome du XVIIe siècle La Quintinie. Pour demander à la flicaille qu’elle me passe cet hebdo, je pris le ton familier et gouailleur d’une racaille à la Arsène Lupin, d’un de ces apaches voués aux séances de bastonnade dans les commissariats de cette France déviée interpellant crânement un pandore.
« Hey, mec ! Est-ce que vous p’vez m’passer L’Officiel des spectacles, sur l’comptoir, là-bas !
- On dit Monsieur le patrouilleur, p’tit con ! »
Il a commencé à sortir sa matraque lorsque son collègue, plus gradé, a eu un geste d’apaisement et m’a refilé le magazine. En fait, je voulais connaître les horaires d’ouverture du Trocadéro et la localisation des collections d’art moderne américain.
Je fis mine de feuilleter les pages ciné : celui-ci existait bien, mais de drôles de surprises m’attendaient. Je croyais que Paris, sous le gouvernement populiste post-boulangiste, était devenue la capitale de la gaudriole gauloise nationaliste macho à la Hyper Durand (vous savez, ce héros de bédé de Vortlib) avec un grouillement de divertissements salaces pour ces messieurs, tandis que ces dames, considérées comme mineures et régies par le Code Napoléon, n’ayant droit ni à la parole, ni à l’indépendance financière, devaient rester à la maison, se contenter de faire la cuisine, la vaisselle, le ménage et de chier puis de torcher les gosses. Politique nataliste à la Pétain où on avait sûrement conservé la guillotine pour les faiseuses d’anges… S’il s’avéra que j’avais raison au sujet de la femme en ce 1986 bis (vus la tenue d’Hettie et le culte entretenu autour de la figure tutélaire d’Aurore-Marie-Evita), je me plantais du tout au tout sur le cinoche.
Dans ma caboche de sourd et gourd à ce monde indésirable, les complexes des Champs-Elysées devaient rappeler les cinémas pornos crasseux de la Canebière de 1978 décrits par mon fameux prof d’Histoire-géo évoqué maintes fois (« Bon ben, voyez les cinémas d’la Canebièrrre… »). En plus des titres X que je me refuse à énoncer ici, les affichages criards devaient pulluler de Tchou Yang Lee Tchi le Dragon de feu, d’Aïkido Kid et autres Kung fu à la manière de Bruce Lee contre karaté moto.
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Ces titres nuls, je ne les invente pas. Je les sors d’un courrier adressé à mon cher cousin en 1980, au sujet d’un jeu sur les nanars à l’affiche à l’époque, jeu à partir duquel nous en profitions pour disserter à propos de ce que les Vietnamiens préféraient voir dans les salles obscures (pour les films de cul, mon cousin soutenait que le public de 1980 était constitué pour l’essentiel de viocs en extase qui crevaient du cœur durant les séances, tel un Uncle Wens – vous savez, la marque de riz – aux cinquante infarctus du myocarde à force de taper des mains et de chanter le blues - de femmes (des gouines ?) et – excusez le terme raciste qu’il utilisait et qu’eussent adoré les cognes qui nous gardaient – de bougnoules, comble de salauderie à mes yeux, moi, qui, je le redis au passage, ai eu depuis l’école primaire des copains nord-africains qui comme moi, se passionnaient pour l’Histoire). J’avais inventé le nom d’une star vietnamienne de films de karaté, un Bruce Lee fictif des trois Ky à la sauce nuoc-mam annamite ou cochinchinoise, qui cachetonnait pour quelques poignées de dongs ou de xu (noms de monnaies locales ne valant pas tripette). Je l’avais appelé « l’idole des foules vietnamiennes ». Quant à l’Uncle Wens, il avait resservi au cours des homériques batailles de petits soldats que nous livrions l’été, mon cousin et moi. Les figurines représentant des Japonais de la Guerre du Pacifique en train de s’affaisser sous les balles comme s’ils dansaient et celles des Yankees de la Guerre de Sécession se rendant aux Rebs, bras en l’air, avaient été baptisées Uncle Wens japonais et Uncle Wens prusso-nordistes, parce que ces derniers, de couleur bleu marine, étaient amalgamés à tous les autres starfix bleus – dont les Schleus de 14 – au sein d’une armée unique.
Ce que je vis dans le magazine me consterna, mais dans l’autre sens : des longs-métrages patriotiques, édifiants, moralistes, saint-sulpiciens en pagaille, grouillant à en vomir… Et les photos des affiches en prime, dans un style plus chromo et kitch à la Waterhouse que stylisé à la Saul Bass. Par exemple, une adaptation du roman Colette Baudoche

http://www.occalivre.be/images/books/35792-Colette%20baudoche%204.jpg de Maurice Barrès avec l’ombre d’un Prusco au casque à pointe agressif menaçant une douce vierge blondasse aux yeux bleus exorbités, aux lèvre violemment carminées ou un En passant par la Lorraine, avec une jeune fille pompière pseudo XVe siècle, rousse au visage lunaire, aux cheveux interminables, au corsage lacé jusqu’en haut, resucée de la Marie-Madeleine de Quentin Metsys
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mais coiffée présentement d’un compromis entre la fanchon et le coqueluchon,
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qui tenait une espèce de pot à oille en lieu et place du flacon à parfum. Et des films scouts pour la jeunesse, pleins de films scouts. On cherchait en vain la production d’Outre-Atlantique et les films de castagne à la Salvador ou à la Scurvy Dick, la vedette montante de notre 1986. Ce qui me troubla le plus, ce fut le nombre d’adaptations littéraires (au moins trois à l’affiche en même temps) tirées de romans d’un certain Louis Ferdinand Destouches, de l’Académie française, aux titres provocateurs et antisémites. Je compris : c’est Céline qui a conservé son vrai nom dans ce monde parallèle ! Et il y avait les expos, notamment une qui me révulsa : L’homosexuel et la France, qui venait d’ouvrir au Grand Palais. Se tenaient aussi d’autres expos, antimaçonniques et islamophobes celles-là. Arrivé au Trocadéro, je vis qu’il ouvrait jusqu’à 18 heures mais, s’il y avait bien un métro pour s’y rendre (de quand datait-il ?), les numéros et noms des lignes à prendre ne collaient plus ! De plus, l’art américain moderne était classé dans une galerie intitulée : Art dégénéré anglo-saxon. Cette terminologie pourrie ne me surprit pas au vu de l’art officiel académique imposé depuis Aurore-Marie de Saint-Aubain. Je regrettais de ne point être un péquenot de Tombouctou les bains au XIXe siècle. Je songeais à ces filles de campagne naïves, à ces Bécassines de 1840 arrivant à Paris, ignorant dans quel monde pourri elles débarquaient. Imaginez un instant une servante d’origine paysanne venue tout droit de sa cambrousse bouseuse berrichonne à la George Sand, entrant pour la première fois dans une boutique de mode, les pieds nus dans des sabots bourrés de paille, demander à la modiste :
« Acré ! J’voudrions ben un biau chapiau ! »
On devait adorer ça dans cette France blubo et pétainiste bis !
A cause du succès de Céline et de son omniprésence culturelle, c’en fut trop : je me jetai dans l’action, m’élançant vers la table pour m’emparer de l’appareil de Ron, mes renseignements pris. Là, les choses tournèrent au ciné d’horreur. Ayant saisi l’espèce d’UVnateur de Ron, je l’enclenchai et le dirigeai sur les brutes musculeuses aux biscoteaux saillants qui me rappelaient les ratkils de Bragotte dans une fameuse aventure du Flagaga publiée dans Sparrow en 1979. Pris de court par ma rapidité, ils ne purent me contrer. Un dziii sortit de mon espèce de télécommande, suivi de splashs dégueulasses et innommables. Les vigiles n’eurent même pas le temps de se sentir mourir.
En physique quantique, les choses étaient faciles à appréhender : on ne pouvait pas téléporter des êtres vivants dans l’espace-temps, sans œuvre picturale pour le faire et sans ceinture de protection, sans les tuer automatiquement.
Par conséquent, nos policiers crevèrent littéralement comme des ballons car envoyés contre un mur dépourvu de tout dessin figuratif. Ils clamsèrent en nous éclaboussant de leurs fluides, jaspant toute la bibliothèque des lambeaux déchiquetés de leur organisme. Ce fut une mort à la Alien. Ils me rappelèrent ces hommes-obus à la prunelle atone dans mes premiers essais littéraires fantastiques :
« Et les hommes-obus, en éclatant, hurlent ! Leurs organes, véritables paquets sanglants… » et autres dégueulasseries louftingues du même acabit. Ron et Hettie vomirent tandis que j’essayais de tenir le coup en pensant au combat de l’ange Philippe contre Alphaego, le fœtus humain géant vampire au long lasso blanchâtre, scène d’horreur composée dans le même opus contre mon cousin qui se foutait de nous tous les soirs lors des vacances d’été en jouant à Dracula avec son râtelier bonbon synthétique en amidon fluidifié (je disais pour rire fructifié) et en sucre inverti tout en grattant aux portes de nos chambres en hululant comme Hugues le Loup. C’était aussi tarte que la pub de Mister Plus™ de Kalsen, où un mec moustachu et bigleux à la Ben Turpin bouscule exprès des pâtissiers avec son jacquot sur l’épaule qui gueule tout le temps « Cooo-co !Cooo-co ! » avec le personnel qui obéit servilement. J’avais dit à mon cousin dans une lettre que c’était Dominique Zardi qui imitait la voix du psittacidé et qu’il touchait cinquante centimes par « Cooo-co ! » Quant à Mister Plus™, j’ai appris quelques années plus tard qu’il s’était noyé en allant au marais poitevin dans sa barque de pêche.
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« Aussitôt, me rappelai-je l’homme-fœtus se multiplie en dix exemplaires. Les cordons ombilicaux attaquent simultanément, convergeant vers Philippe, essayant de le happer à la carotide afin de se repaître de son sang.
Philippe réussit à en faire éclater deux. Mais l’homme-fœtus, prompt à la parade, se duplique immédiatement en cinq autres alter egos. Plus Philippe en tue, plus il en naît. Bientôt ce sont cent autres, mille autres Alphaego, flottant, bondissant, se démultipliant à l’infini, qui s’en prennent à notre ange, emplissant la salle de leur rire grêle démoniaque… »
Comme on le voit, en 1981, je préférais le présent de narration et le style minimaliste maladroit et simplissime avec le fameux juron du monstre : « Qu’il commette une faute, sacré nom d’un chien ! Il devrait déjà être dans ma panse ! »
UVnateur en main, J’ai couru hors de la bibliothèque en criant à mes amis :
« Rejoignez-moi au Trocadéro ! A plus ! »
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« Le grand public ignore que votre génie, Mister Pollock, est un génie souffrant, reprend le grand journaliste américain.
- Essentiellement, ce sont le whisky et le gin… Mon péché, depuis l’âge de quinze ans. Rappelez-vous Jack London et son célèbre « Cabaret de la dernière chance », où il appelle son mauvais génie John Barleycorn alias « Jean Grain-d’orge » !
- Pour tenter de sortir de votre alcoolisme, les traitements infligés par la médecine occidentale s’avérant inopérants…
- La récidive, vous connaissez ! Jeta Jackson Pollock, coupant Edward R. Murrow.
- Donc, disais-je, vous vous êtes tourné en désespoir de cause vers les médecines amérindiennes, pensant soigner votre penchant pour la boisson par l’absorption de substances hallucinogènes telles que les emploient couramment les chamanes.
- Antonin Artaud, l’écrivain et poète surréaliste français, a expérimenté, c’est connu, des drogues semblables vers 1937, le peyotl surtout. En fait, l’homme-médecine avec qui j’ai lié connaissance était un Navajo, Big Blue Horse. Paix à ces cendres. Il est mort il y a dix ans.
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- Et Big Blue Horse vous a traité avec des potions qui permettent l’état de transe. Une désintoxication passant par une autre intoxication. Combat du mal par le mal.
- J’ai cessé toute dépendance à l’alcool depuis et Big Blue Horse m’a permis de découvrir ma voie et d’affirmer mon style. Il m’a révélé à moi-même et dévoilé l’aspect réel de l’Univers. C’est cela que j’ai voulu transmettre à l’humanité ; c’est son message que j’ai souhaité léguer par le biais de l’Art…
- Et quelle est selon vous, l’œuvre manifeste, la plus révélatrice de cette réalité ?
- Silver over black, white, yellow and red, que j’ai peint voici tantôt cinq ans. L’Action Painting, le dripping et d’autres techniques permettent de dévoiler la structure même du réseau neuronal de l’Univers… L’homme, son cerveau, sont à l’image du Créateur. C’est l’acte créatif, l’œuvre en train de se faire qui importent, point sa durée post-créatrice, sa pérennité, quoiqu’on en dise. Le peintre est le Révélateur, le mandataire du Créateur, l’intermédiaire dont la mission est de dévoiler le message de Dieu pour toute l’humanité. »
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J’étais à l’air libre, après avoir pataugé un moment dans les couloirs et les galeries d’un musée du Luxembourg que je ne reconnaissais plus. Je suis sorti par les fameux jardins, qui, eux, ne s’étaient guère métamorphosés. Il faisait plein jour.
J’eus en ces lieux le temps de mesurer ô combien nous vivions une époque d’apartheid poussé jusqu’au paroxysme !
Chaque banc, chaque allée, étaient réservés exclusivement à une catégorie ciblée de la population !
Il y avait les bancs pour Nord-Africains seulement, ceux pour les juifs, ceux pour les Noirs et j’en passe. Odieux, tout simplement ! C’était à croire que des conseillers Afrikaners siégeaient au gouvernement. Cela me rappela une bédé inachevée de Sparrow qui se passait à Johannesburg…
Le pire, c’étaient les signes discriminatoires cousus sur les vêtements des passants et promeneurs que je croisais, signes qui allaient au-delà du délit de faciès et de la seconde guerre mondiale de ma piste : étoile jaune – un classique, hélas ! – croissant vert, triangle rose, œil prophylactique pour les Maçons, étoile rouge pour les communistes…
Une scène hideuse s’offrit à moi : des vigiles comme ceux que j’avais liquidés venaient d’appréhender un Maghrébin qui s’était trompé d’allée réservée, empruntant celle des Français de souche. Ils y allaient franchement de leurs quolibets, de leurs coups de matraques en caoutchouc. L’homme fut à terre, meurtri, la tempe droite en sang. Il reçut force coups de pieds tandis qu’un de ces salauds lui criait :
« Lèche la poussière et bouffe cette crotte de chien, salaud, cochon de bougnoule ! On va t’apprendre à respecter la loi ! Toi sous-homme ! »
Tout cela me rappelait Le Dictateur de Chaplin, l’Allemagne nazie, l’Afrique du Sud de Botha, le klu-klux-klan mais aussi un récit complet de Doc Justice, de Raphael Marcello, dans un numéro de Pif que j’avais lu chez ma dentiste. Des policiers y prenaient à partie un immigré, sans doute clandestin et le passaient à tabac. Ce qui frappait le plus, c’était le recours partiel au français tirailleur à l’encontre de ce malheureux. Là, je me souvins des Scorpions du désert d’Hugo Pratt, avec l’épisode du fort somalien. Un officier fasciste apostrophait un ascari en petit nègre et ce dernier répliquait : « Mais pourquoi ne me parlez-vous pas en langage correct ? »
Ce n’était plus l’heure de rire comme dans Space War avec la manière dont s’exprimait le fameux Doga le Djubaï à l’adresse du héros de la saga, ou encore la façon colonialiste de parler de Dersou Ouzala dans la VF du film d’Akira Kurosawa.
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La nausée monta en moi, pour ne pas dire la haine de ce monde. Je ne pouvais rien faire pour ce pauvre type, si ce n’était tenter de rétablir un continuum espace-temps plus conforme… Mes exploits de tout à l’heure avaient taché mon habit de traces de sang, frusques déjà suspectes du fait de leur antiquité.
Une des brutes me vit et commença à s’avancer vers moi. Paranoïa ou réalité ? Fantasme ou vrai danger ? J’accélérai le pas, me dirigeant au plus vite vers la grille de sortie, de crainte que ce nouveau SA me poursuivît.
Je franchis la grille, accélérant encore, entamant un trot vers une hypothétique bouche de métro. Hors du jardin, les rues valaient le détour : des trottoirs différents, chacun établi dans un but discriminatoire… Des rues, des avenues, à cinq trottoirs de chaque côté ! Des voitures de marques non identiques aux nôtres, marchant encore à la vapeur mais carrossées de manière aérodynamiques, carénées telles des locos américaines de la fin des années trente : Serpollet, Léon Bollée, De Dion, Audibert-Lavirotte, Scotte…
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Et des gens renfrognés, des passants indifférents, désabusés, plus ou moins catalogués, classés en catégories nobles ou infamantes selon l’insigne que leur poitrine arborait, fièrement ou honteusement, vêtus de manière austère et surannée avec de vieux pardessus élimés…chacun prenant garde de prendre la bonne voie, sous l’œil de policiers omniprésents. Mais aussi beaucoup de scouts et de religieux… Des prêtres en soutane intégriste, de drôles de barbus à l’allure de missionnaires du Congo belge, de pères de Scheut, arborant d’énormes croix de buis ostentatoires pour mieux affirmer le triomphe de l’Occident chrétien traditionnaliste sur la chienlit des déviants de toute nature.
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« Le monde idéal du Siridar baron », me dis-je. La chébrantude inversée….
Des regards indiscrets et insistants s’attardèrent sur moi, sur mon habit Lincoln débraillé et taché de l’hémoglobine des fumiers du Luxembourg avec sa ceinture bizarre. Je ressemblais désormais plus à un de mes copains de seconde, Gilbert, hippie fantaisiste, qui venait vêtu ainsi en classe, avec son chapeau-claque, qu’à un jeune bourgeois respectable de 1878.
Un coup de sifflet retentit… Il était pour moi, bien sûr. Je courus, au hasard, bousculant quelques curés et louveteaux (les Balilla ou Hitlerjugend de cet a-monde ?), quelques matrones de ce trottoir des bons Français au milieu duquel je déambulais. Je courus, décampant comme un voyou beur des Minguettes, en quête de la bouche de métro salvatrice…
J’eus de la chance : elle se présenta à moi. Jamais je ne courus aussi vite de ma vie, dévalant les escaliers. Sans titre de transport, sans argent de ce temps divergent, sans plan de ce métropolitain différent, qu’allais-je devenir si on me pinçait en flag ? Un paria ? Un apatride atemporel ? Quel destin !
La foule m’avait protégé, involontairement. Une ruée de voyageurs sortait de la station parce que nous étions à l’heure de pointe méridienne… Ce qui eut pour effet salutaire de retarder les flics, de les embarrasser. Je me suis alors comporté comme une racaille, un resquilleur, négligeant de prendre le moindre ticket, tentant de voir un plan du réseau dans cette galerie bien astiquée, bien proprette, aux carreaux blancs immaculés.
Je vis ce que je cherchais, sur un mur…la ligne 5, nous étions sur la ligne 5. Quelle chance ! La station Trocadéro y figurait, sans qu’il fût besoin d’emprunter la correspondance. Il y avait huit arrêts avant destination, aux noms révélateurs : Charles Maurras, Paul Déroulède, Jeune patriote, Sacrifice national, Cœur Sacré de Sainte Aurore-Marie, La Rochejaquelein, Maréchal Salan…etc.
Je sautai le portique, honteux de cette nécessité de sauver ma peau, qui ne valait pas cher, moi, l’honnête jeune homme. J’avais pris la bonne direction, mais les quais, une fois encore, étaient divisés en catégories classifiées.
Ce fut une rame à vapeur, sorte de Sprague-Thomson
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à cheminée de steamer futuriste, à phare unique central de cyclope, en bois vernis marron de tortillard, qui surgit du tunnel. J’entendais les sifflets se rapprocher. Trop tard pour ces salauds. Je montai dans le premier wagon venu, sans faire cas de la pancarte « réservé aux homosexuels ». Par chance, il était vide : sans doute, à force d’être stigmatisés, nos gays n’osaient plus sortir et demeuraient cloitrés chez eux, de peur qu’on leur réservât un mauvais sort. Ce Paris, cette France abjecte, devaient pulluler de ghettos de tous poils… La porte automatique du wagon se referma à temps, juste quand la police arriva, à son nez et à sa barbe…
*********
Parvenu à bon port, je tentai de me fondre parmi les voyageurs qui débarquaient au Trocadéro. Les escaliers de la bouche gravis, je me retrouvai comme Hettie me l’avait dit, devant la façade tournant le dos à notre champ de Mars de l’affreux bâtiment à campaniles non démoli en 1937 dans cette chronoligne.
Deux expos temporaires se tenaient dans ce palais pâtisserie en forme d’indigeste pièce montée duquel on s’attendait à ce qu’une gigantesque cocotte en guêpière de bordel de Western sortît opportunément en chantant d’une voix épaissie par le gin : « O Suzanna ! », le tout suivi de « Yeepee ! » enthousiastes de ceux qui n’étaient point des pieds-tendres ! Des affiches quasi chromolithographiques vantaient « Claude Debussy et Jean Saintonge, musiciens français, et leurs peintres » et « La collection de gravures de Charles Samaran, archiviste-paléographe national ».
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Je ne pouvais pas faire la queue comme tout le monde pour entrer, car sans le sou. Je cherchais de l’aide. En vain. J’eus alors une idée lumineuse et criai :
« Mon portefeuille ! Flûte ! On me l’a volé ! » (j’ai juré flûte en pensant qu’en cet univers fou, il était interdit de prononcer le mot merde, bien que je connusse les propos célèbres de Louis-Ferdinand Céline éructant sa jactance de vomissures et de chiures verbales au sujet de la disparition de la langue gauloise, dont pas même l’équivalent de l’injure de Cambronne n’avait survécu).
Ce fut alors qu’un petit vieux barbichu providentiel vint à mon secours. Je retins un cri de surprise : c’était le physicien Pierre Auger en personne. Je ne compris pas pourquoi il exprima autant de compassion vis-à-vis de moi. Peut-être me prit-il pour un apatride clandestin qui tentait de ruser avec l’ordre établi, et qu’un esprit de résistance propre à ce genre de grands savants l’animait ?
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« Ne vous en faites pas, jeune homme, me dit-il de la même voix de membre de l’Institut chenu que dans l’émission de Decaux. Je payerai pour vous en disant que vous êtes un de mes élèves. »
Il enseignait encore, à son âge !
Le physicien m’expliqua mezza-voce que, c'était suite à ses prises de position politiques (il avait défendu Marie Curie dans les années vingt, lorsqu’on l’avait exclue de tout poste universitaire à cause de ses origines étrangères et que le gouvernement du Président du Conseil Léon Daudet l’avait mise à la retraite d’office, pondant dans le même temps une loi interdisant aux femmes d’enseigner dans les facultés de sciences). De même, Pierre Auger avait protesté énergiquement lorsqu’en 1946, Frédéric Joliot-Curie avait été interdit d’enseignement et tenu au port de l’étoile rouge.
Par conséquent, la carrière de mon physicien avait été brisée et il s’était retrouvé confiné comme simple prof de sciences dans un lycée technique de second ordre. Il n’y avait pas de retraite à 60 ans et l’on était contraint de poursuivre sa profession d’enseignant presque jusqu’à son dernier souffle vu le traitement minable qu’on percevait, digne de la portion congrue des curés d’Ancien Régime et de la paye au lance-pierre. Beaucoup mouraient à la tâche autour de leurs soixante-dix printemps mais Auger, lui, était solide. Il n’avait pas trop à se plaindre de ses élèves, au contraire des profs porteurs d’insignes réduits à exercer dans les lycées « disciplinaires » des camps-ghettos d’Afrique du Nord de Bône, de Laperrine, de Foum Tataouine et de Tamanrasset où l’on envoyait tous les jeunes indésirables.
Auger paya donc mon ticket d’entrée. Il sortit un billet coloré de mille francs à l’effigie du général de Castelnau. La monnaie, dévaluée, n’avait pas été réformée par Antoine Pinay.
« Je ne saurais comment vous remercier, monsieur, fis-je.
- C’est tout naturel, mon jeune ami.
- Puis-je vous demander un ultime service ?
- Faites.
- Pourriez-vous m’indiquer où se trouve la collection d’art dégénéré américain ?
- Justement, je dois y aller. Il y a dans cette collection une œuvre de Jackson Pollock que j’affectionne tout particulièrement. Elle représente à mes yeux un jaillissement de particules élémentaires au sein d’un cyclotron. Vous ne pouvez la manquer : c’est Atomic symphony 44 ά, juste à côté de Silver over black, white, yellow and red. Deuxième étage, salle cinq. Il y a un ascenseur.
- Génial ! C’est la seconde toile que je dois absolument voir. »
Je tâtais ma poche. L’appareil de Ron s’y trouvait toujours.
Nous passâmes rapidement quelques couloirs courbés du rez-de-chaussée encombrés d’effroyables croûtes académiques de Laszlo de Lombos,
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Medina,
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Griouchelle, McGregor Paxton,
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Urtebise et consorts. Seul un autoportrait de Jean Cocteau m’intéressa,
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mais j’appris que le peintre, écrivain et artiste complet s’était exilé en compagnie de Jean Marais et était mort en Espagne pour ne pas arborer le triangle rose.
« Votre art insigne, mister Pollock, prétend donc montrer l’aspect réel de notre monde…
- Le chamanisme m’a dessillé les yeux. J’ai pu accéder à la structure réelle, en réseau et raisonnée, de l’Univers qui en fait, est un multivers aux pistes plurielles.
- Expliquez-vous. Je ne pense pas que vos propos aient une quelconque valeur scientifique.
- Mister Fred Hoyle ne me contredirait pas. »
L’étage deux, salle cinq. Enfin le saint des saints, quoique déserté des amateurs de l’académisme croûteux officiel. Géographiquement parlant, cette salle correspondait, dans le palais de Carlu de l’autre chronoligne, avec la galerie des peuples arctiques, avec son ours blanc empaillé et son kayak puant en peaux de phoques huileuses et luisantes. Je tremblais d’émotion en appuyant sur le bouton de mon appareil que je sortis de ma poche tout en me dirigeant vers Silver over black… qui trônait majestueusement tout au fond. Des chefs-d’œuvre étaient relégués dans cet enfer : du De Kooning, du Jasper Johns,
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du Motherwell,
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du Rothko à foison et Pollock, Pollock, Pollock…au moins dix opus de lui ! L’instant était solennel. C’était à quitte ou double. Enjeux : la restauration du monde, de notre monde et, accessoirement, ma vie…
« Reprenons Silver over black…si vous le voulez bien, Mister Murrow. J’ai apporté pour les téléspectateurs une photo de l’œuvre.
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- Vous pouvez y aller.
- Examinez l’enchevêtrement apparemment inextricable. Il semble chaotique, mais c’est en réalité un chaos parfaitement ordonné, ordonnancé. Un chaos voulu mais intelligible pour celui qui sait, qui comprend. Je rapproche la photo de la caméra.
- Caméra deux ! Un zoom, s’il vous plaît !
- Voyez ce réticulum quasi endoplasmique, cette mise en relation des coulées de couleurs à l’image de galaxies reliées entre elles ou de neurones avec leurs connexions, leurs axones et leurs synapses… »
L’invention de Ron, une fois enclenchée, émit un doux sifflement. Quelle solennité à nulle autre pareille, à marquer d’une pierre blanche dans le destin du monde ! J’allumai ma ceinture… prêt pour le grand saut !
Tandis que je joue mon va-tout, Pierre Auger s’affole. Le pauvre vieux ! Il doit me prendre pour un vandale ou pour un fou ! Me voir me précipiter en courant droit sur la peinture de ce cher Jackson comme si je voulais me fracasser sur le mur ou éventrer la toile ! C’est comme si je reprenais le geste désespéré du grand comédien britannique Robert Shaw,
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disparu prématurément, dans le rôle du chauffeur de maître ver de terre amoureux de l’aristocratique étoile, victime d’une société anglaise trop compartimentée, lorsqu’il écrase sa Rolls contre la muraille dans un fameux film rétro 1930 primé à Cannes en 73, La Méprise, avec Sarah Miles, ce Robert Shaw qui a interprété un inoubliable shérif de Nottingham dans La Rose et la Flèche ! Attention futur – euh pardon, passé - me voici !
« Autrement dit, afin de demeurer clair pour le téléspectateur profane, Silver over black nous montrerait une image exacte de l’univers, telle que vous l’ont révélées vos expériences chamaniques, reprit Edward R. Murrow.
- Toute perception de la réalité est relative… Elle dépend d’un état donné, d’un stade de développement technique, d’une culture, d’une civilisation, en fonction des critères de représentations mentaux d’une époque, de la conception que cette culture, cette civilisation, a du monde et des représentations qu’elle en donne…
- Les Allemands nomment cela Weltanschauung.
- Voyez les cartes médiévales du monde, avec le Paradis terrestre, le jardin d’Eden, le Tigre, l’Euphrate, Jérusalem… la Terre plate des Anciens et l’univers géocentrique de Ptolémée…Ceci dit, je ne prétends pas que la vérité chamanique procure une vision définitive et absolue de ce qu’est l’univers… Un Aborigène d’Australie, s’il m’avait initié et s’il était présent sur ce plateau, de même un bouddhiste tibétain, affirmeraient d’autres choses et j’aurais peint chaque fois une œuvre tout à fait différente…
- Par exemple…
- Si plusieurs mondes possibles existent, Mister Murrow, des alter-egos de moi-même se meuvent, vivent, peignent, dans des réalités différentes, parallèles. Initiés par d’autres peuples, par des chamanes australiens ou sibériens, ou par un lama de Lhassa, ils créent autant de versions de Silver over black qu’il y a de conceptions différentes de l’univers…
- C’est proprement sidérant ! »
************
« Je vous jure, messieurs, que je n’invente rien ! Ce jeune homme a couru, s’est précipité droit sur cette peinture et pouf, il s’est évaporé !
- Et vous pensez que nous allons vous croire ! La parole d’un vieillard qui n’a plus toute sa tête contre la nôtre ! »
Pierre Auger avait fort à faire pour raconter aux gardiens la scène dont il avait été témoin. Mais pourquoi était-il seul à avoir vu ? Pourquoi n’y avait-il eu à l’instant fatidique que le jeune homme insensé et lui-même dans cette sinistre salle cinq ? Le personnel de surveillance du musée du Trocadéro avait eu grand tort de négliger ce secteur, de ne point y être présent physiquement, se contentant d’une caméra ! Le mépris exprimé par le gouvernement à l’encontre d’un art soi-disant dégénéré avait joué jusque dans la négligence de la sécurité.
« Ecoutez, mon pauvre monsieur ! Reprit le gardien chef, un gros homme soufflé et las avec des poches sous les yeux. Les gens de votre âge ne voient plus très bien et ils ont tendance à ratiociner, à vaticiner, à affabuler… De plus, cette…hem peinture n’a rien du tout, absolument rien ! Elle n’est pas crevée, pas même éraflée !
- Mais puisque je vous dis…
- Paul, raccompagne ce vieux gâteux avant que je me fâche tout de bon et que j’appelle la patrouille de la milice du secteur ! Il vient de me gâcher tout mon après-midi. Allez, débris, dégage et va te faire pendre ailleurs ! »
Empoigné par le gardien Paul, presque expulsé du bureau du gardien chef manu militari, le physicien ne put que balbutier :
« Je… je proteste énergiquement ! Je porterai plainte au ministère des Beaux-Arts !
- Cause toujours ! M’sieur Auban-Nara ne répond jamais à de vieux cornards comme toi ! » S’exclama, fort grossier, le gardien Paul, un balèze de première aux biceps tatoués comme ceux d’un mathurin.
Une fois Pierre Auger dehors, un autre personnel, préposé aux caméras, vint trouver le gardien chef.
« Monsieur, monsieur !
- Oui, Jacques…
- Vous savez que les merdes exposées en salle cinq ont si peu de valeur artistique qu’une simple caméra suffit à en assurer la sécurité … Même le voleur le plus nul en histoire de l’art ne se hasarderait pas à dérober ces horreurs ! Il n’en tirerait pas cent francs !
- Ouaip ! Et on enregistre tout ce qui s’y passe. D’ailleurs, comme de juste, y a jamais foule dans cette salle nulle ! Question d’bon goût ! On va pas jeter mémé dans les orties pour adresser des louanges à des barbouilleurs camés, à des minables ou des dingues qui pensent qu’à se couper l’oreille entre deux joints ou deux verres de tord-boyaux, pour ne pas dire les couilles ! Y a pas à faire tant de foin pour une croûte de c’t alcoolo de Pauloque ! Il porte vachement bien son nom, celui là !
- Ben, justement, monsieur…
- Chef ! N’oubliez jamais que je suis chef, ici !
- C'est-à-dire chef… Je viens de visionner l’enregistrement de la cinq à l’instant. Il s’est passé un drôle de truc à 14h05 !
- Mince ! Trois minutes avant qu’cette espèce de vieil enfoiré vienne gueuler qu’un mec s’était évanoui devant lui comme un pur esprit ! Allons voir ça ! »
Le gros homme se leva lourdement de son fauteuil de fonctionnaire. Ventru, il éclatait dans son uniforme de zélé membre du parti unique néo-boulangiste. Dans un geste machinal, il n’omit point de coiffer son béret français dit à la Paul Déroulède.
Parvenu avec son acolyte subalterne au poste central des caméras, il souffla comme un vieux phoque.
« Voyez, chef ! Les enregistrements de la salle cinq ! Le dernier a été pris il y a quarante minutes… J’le mets en lecture.
- C’est vrai, Jacques. Le vieux con n’a pas menti ! Il n’était pas seul… Mais qui est donc cet hurluberlu avec ses queues de pie débraillées et son galurin XIXe siècle ? Qu’est ce qu’il fout ? Il court droit sur cette putain de croûte amerloque et vlan, plus rien !
- Chef, permettez que je repasse le film au ralenti… »
Le gros représentant de l’ordre artistique établi ne put qu’émettre un « crénom ! » face aux images surnaturelles de ce fatidique 14h05. Une silhouette, dans l’image noire et blanc tremblotante de ce ralenti fantasmagorique, parut littéralement pénétrer dans le tableau de Jackson Pollock, tête la première, bras en avant… Les jambes passaient les dernières. C’était comme si l’inconnu anonyme avait plongé dans une piscine, comme si la peinture eût été liquide…Comme la traversée du miroir par Alice. Ce n’était point là un miroir aux alouettes, mais plutôt un miroir révélateur, Spektrum der Wissenchaft.
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Dommage qu’il manquait le son… Conformément au témoignage de Pierre Auger, les deux gardiens eussent entendu un incongru sifflement tandis que le corps de l’homme était absorbé intégralement par Silver over black, white, yellow and red.
« Crédju de crédju ! Mais qui était ce type ? Vite, y faut rappeler Paul pour qu’il nous ramène le vieux barbichu ! »
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Peine perdue… L’ordre du gardien chef du musée du Trocadéro, qui se nommait Louis Cressoux, ne parvint à être exécuté que le lendemain. Pierre Auger ne put que confirmer son témoignage, sans toutefois apporter un seul éclaircissement au sujet de l’identité du jeune homme. Il ne pouvait avouer qu’il était venu en aide à un resquilleur. Il risquait deux mois de prison ferme et huit cent mille francs lourds d’amende pour complicité.
Cependant, la nuit qui suivit, durant la ronde, Gaspard, un autre gardien, lorsqu’il passa sa lampe de poche devant le chef-d’œuvre déclassé et délaissé de Pollock, crut percevoir des bruits et remarqua quelque chose sur la peinture, comme si on avait passé un chiffon humide dessus… Le faisceau de la lampe balaya longuement la toile : Gaspard voulait être sûr de ce qu’il entendait et voyait.
Il n’y avait aucun doute… Tous les préposés à la surveillance puis, plus tard, des visiteurs le confirmèrent : Silver over black émettait des grincements, des gémissements, des plaintes, des soupirs, des… Il sembla à maintes personnes dignes de foi – jusqu’au ministre des Beaux-Arts en personne qui le constata de visu - que de l’eau gouttait, coulait des pigments, telles des larmes. Il s’agissait bien d’eau… La peinture n’était nullement en train de fondre, de s’écouler, de s’estomper de disparaître à petit feu… Le tableau pleurait... Il souffrait... Il vivait !
Devant ces manifestations déroutantes, le ministre prit un arrêté d’exclusion d’exposition : Silver over black, white, yellow and red fut définitivement relégué dans les réserves. Ostracisme !
***********
Où suis-je, qui suis-je, que suis-je ? Quoi ? Moi est quoi ? Je. Qui est je ? Ron…Ron avait raison… On ne peut pas se translater dans le temps à travers une œuvre abstraite sans perdre son intégrité physique… Eh non ! Mais qui est Ron ? Qu’est-ce que Ron ? Que signifient ces lettres r, o, n ? Qu’est-ce qu’une lettre d’ailleurs ? Je pense encore, mais où est mon corps ? Là où je me situe, plus rien de ce que j’ai connu ne veut dire quoi que ce soit… J’appartiens à la toile de Pollock. Elle est moi ; je suis elle. De l’autre côté. Je suis ce que Jackson a voulu représenter. Je suis désormais au-delà de l’humain ! Je me situe au-dessus de toute chose. J’ai voyagé, j’ai bel et bien réussi mon transfert, mais j’ai franchi une porte…vers l’Autre Réalité ! Je suis Nous, Tous, Ils, Eux…Planètes, étoiles, galaxies, Voie lactée, Amas de la Vierge, Cygnus, Grand Ourse, Proxima du Centaure, Epsilon Eridani, Cassiopée, La Croix du Sud… Mais aussi, j’ai la perception, l’acuité de Tout…Et pourtant, je demeure seul tout en incarnant tout. J’erre désespérément en quête de moi-même, car je veux me connaître, savoir ce que je suis exactement, ma nature, mon essence, mon existence, mon hypostase, ma psyché, hors du temps, de tous les temps, qui ne veulent plus rien dire. Ai-je une enveloppe matérielle ou suis-je toute la matière sous n’importe quelle forme aux échelles micro et macroscopique ? Je sens que je puis modeler n’importe quel cours de l’Histoire à ma guise, à satiété, selon mon bon plaisir, modelage sans cesse recommencé, renouvelé, tel le métier à tisser de Pénélope, mais différent et simultané. Tous les matins, je reprends mon ouvrage et j’engendre les mondes car je ne supporte plus ma solitude, recherchant la compagnie d’autres êtres qui sans cesse se dérobent à moi dans une infinitude de dimensions dédaléennes. Je suis unique et je pleure la compagnie d’un semblable. Je pleure, si pleurer veut dire verser des larmes car ma matérialité s’est enfuie et mon chagrin ne peut se concrétiser… sauf si l’œuvre de Pollock parvient à l’exprimer afin d’informer où je suis, ce que je suis devenu ! Désespoir ! Peur du néant ! Solitude des espaces infinis…Je la refuse ! Il me faut autre chose que moi ! Créer pour ne pas demeurer seul dans l’univers !
J’ai besoin de savoir. Savoir ce qu’il peut y avoir, sous toutes les formes, dans tous les possibles. Pourquoi savoir ? Pour me connaître moi-même, comme je l’ai déjà « exprimé », mais également pour anticiper les destinées de ce qui peut être, potentiel puis tangible ? Allons donc, puisque je me localise au-dessus du temps ! Mes actions configurent un réticulé arachnéen infiniment grand, une toile où s’interconnectent toutes les probabilités alternatives et potentielles. Toutes les contingences. Tout ce qui est fortuit et tout ce qui est certain. Tout ce qui est futile et vain et tout ce qui est utile. J’ai l’éternité désormais devant moi car JE SUIS, mais je ne sais plus depuis quand JE SUIS. J’ignore pourquoi je suis né, l’instant exact de ma création, si même il y en aurait eu une. Mais ai-je un créateur ? Jackson Pollock fut-il mon créateur ? Moi, un univers peinture ? Contenu dans un seul tableau existant dans toutes les chronolignes, conceptualisé puis conçu , créé, accouché, par toutes les cultures humaines et non humaines, sous tous les aspects, toutes les couleurs, tous les matériaux probables et improbables, exprimé, reproduit, représenté dans toutes les esthétiques, tous les Arts par une infinité de Pollock parlant tous les langages terrestres depuis que le monde est monde car œuvre incontournable, indispensable à la compréhension de la Réalité, Révélation plastique incarnant par excellence le portail du Vrai Tout ? Des Pollock néandertaliens, pithécanthropiens, mais aussi des Pollock chimpanzés, dauphins, ours, corneilles, dinosaures, abeilles, platanes, bactéries, basaltes, cristaux, gaz… L’Art partout, exprimé par toutes les formes de vie et de non-vie… ABSURDITÉ ! FATUITÉ ! TRUISME ! SOPHISME !
Contentons nous d’accoucher de tous les univers pensables, que je puis conceptualiser, viables ou pas. Univers, je te donne la vie, je vous donne La Vie… Puisque il appert que je sais le faire. Jouons aux dés, au bilboquet, avec les univers, comme l’a dit Rocambole.
Car il est d’autres univers, parallèles à celui que l’on croit connaître… Ils s’enchevêtrent, se mélangent, indénombrables, se connectent, s’attachent, se lient inextricablement en réseaux tubulaires étoilés, filets aux mailles resserrées, entrelacs qui se propagent à l’infini, l’Infini, L’INFINI... Et je me fonds en eux, JE SUIS DESORMAIS EUX. TOUS, TOUT… Dans tous les temps, tous les possibles. JE SUIS LA REALITE DE CE QUI EST. Omniscient, Omniprésent, Omnipotent… PLURIEL ET UNIQUE EN MEME TEMPS. JE… LOGOS…LOGOS…LOGOS… PANTRANSMULTIVERS.
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« Il est grand temps, Mister Pollock, de prendre congé et de dire au revoir à nos chers téléspectateurs. Je suis sûr que ce soir, vous venez de susciter de nombreuses vocations ! J’espère, mesdames, mesdemoiselles, messieurs, que cette nouvelle édition de « See it now » vous aura plu pour ne pas dire passionnés !
- Tout le plaisir a été pour moi, Mister Murrow ! Thank you very much !
- Bonsoir, chers téléspectateurs qui nous avez suivis assidument ! Comme à chaque fin d’émission, il me reste à vous dire : good night and good luck ! »
Fin ?