samedi 15 mai 2010

G.O.L. : chapitre 3 : Lagereï 2e partie


Nouvelle perte de conscience, d'entendement ; nouveau réveil. Une fête foraine s'offrit cette fois à moi, avec sa musique, son ambiance bruyante, enfumée des relents des mauvaises grillades, fritures et saucisses trop grasses, sans omettre ses attractions : manèges, grand’ roue, Hercule aux bacchantes fleuries moulé dans son maillot de corps rayé soulevant des haltères,
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baraque de tir, exhibition de phénomènes,
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maison truquée, marchands de barbe à papa et de cacahuètes, tunnel de l'amour et...train ou plus exactement, cabs fantômes. Avec terreur, je m'aperçus que ceux qui fréquentaient ces lieux, couples d'amoureux, parents, enfants...étaient toujours des humains de cire. Mais Mieszca Olganovna se trouvait là, qui montait dans un cab de jais, conduit par un fantôme drapé dans son suaire, après avoir jeté une piécette au caissier de l'attraction...un mannequin de pirate caribéen du XVIIe siècle à la soubreveste trouée sous un habit à la française usé, à la face vitriolée. De même, cochers et chevaux étaient artificiels. Chaque cab, du modèle anglais Hansom,
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succédait à son congénère toutes les trente secondes. Chacun des conducteurs robotyi incarnait un archétype monstrueux différent : sorcière, squelette, démon classique velu et cornu,
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vampire, momie, loup-garou, ours des cavernes, goule, stryge, griffon,
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succube, Pazuzu mésopotamien...
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Deux Hansom cabs allaient se poursuivre... Je payai le frère de la côte avec ce que je trouvais au fond de la poche de mon pardessus. J'avisais la voiture suivante, hélant ce fiacre de ténèbres, apostrophant le cocher mécanique, lui intimant l'ordre de suivre le véhicule au spectre. La voiture dans laquelle je m'apprêtais à m'installer était conduite par un nouvel exemplaire de Prince Randian, pied de nez à mes précédentes pérégrinations et tribulations. Or, mon supposé prince Hindou s'avéra composite, à la semblance de la créature du docteur Victor Frankenstein de Mary Shelley. C'était un puzzle humain recousu n'importe comment, à qui mieux mieux. Le chirurgien fou qui avait rabiboché le freak n'entendait rien aux lois les plus élémentaires de l'anatomie humaine. Imaginez une mosaïque de membres : jambe gauche à droite, pied droit la terminant, mais avec le gros orteil en lieu et place du petit etc. Le monstre me parla dans un langage aussi tortueux que son corps, car s'exprimant en quatre langues à la fois : hindi, anglais, français et allemand. Je compris qu'il me dit (du moins mes oreilles interprétèrent ses paroles en quelque chose s'approchant des termes que je rapporte) :
« Bien, sahib. En route pour l'Hortus Deliciarum
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du Fils du Ciel! »
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Je fus tenté brièvement de rétorquer : « Hé non, mon brave! Je ne vais pas au terminus! Je veux simplement que vous rattrapiez le Hansom cab précédent! » mais ma bouche demeura coite.
Résigné, j'ouvris la portière. Ce cab fantôme représentait une singularité : ses flancs s'ornaient de motifs ouvragés en forme de curieux dragons chinois sculptés dans le bois et peints de pourpre et de jaune safran, mais inversés, à la semblance de ces dessins primitifs des Aborigènes australiens représentant l'anatomie interne du kangourou : squelette interne et entrailles externes, peau écailleuse enfouie au sein de l'animal... Ces curieux ying lung étaient pourvus d'ailes nervurées, mécaniques, qui battaient l'air et déplaçaient ainsi le cab hanté. Le sculpteur anonyme et démoniaque – était-il chinois? - avait su rendre avec un art insigne la myriade de vaisseaux sanguins, de capillaires de ces créatures fabuleuses, à l'image métaphorique d'un réseau ou réticule symbolisant un univers multiple. Par ailleurs, le reste du Hansom cab s'avérait fort trivial, ordinaire, lourd comme un antique vaisselier élisabéthain.
Dès que je pénétrai dans ce véhicule, une odeur de pestilence me frappa. Elle provenait d'un autre passager. Cela devait faire longtemps qu'il pourrissait dans cet espace mi-clos. Au fil de ses tribulations sans terme, le malheureux cadavre avait pris l'aspect d'une statue de cire à demi-fondue qui eût subi l'assaut des flammes dans le sinistre d'un wax museum londonien. Il paraissait croupir de toute éternité car des araignées en avaient fait leur demeure, tissant d'inextricables toiles millénaires autour et sur ce mort. Malgré tout, son costume demeurait encore reconnaissable et je pus le dater, avant d'identifier de qui il s'agissait. La tenue d'apparat, aulique, constellée de décorations ternies, aussi rongée et étiolée qu'elle fût, désignait un fort haut dignitaire de l'Empire napoléonien, vêtu pour une aussi auguste cérémonie que celle du Sacre peint par David. Une chaussure orthopédique adhérant encore à une jambe squelettique me fournit son nom : Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, prince de Bénévent et chef de la diplomatie de Napoléon 1er le Grand.
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L'être ou le spectre prit la parole d'une voix certes d'outre-tombe, mais sur un ton solennel, sentencieux, pour ne point dire apologétique, tel le prélat défroqué qu'il fut, habitué à l'hypocrisie, aux homélies trompeuses, aux retournements de veste tout en conservant sa flagornerie, son flegme, sa ruse de fouine qui, comme pour m'exprimer dans la langue du Grand Siècle français, en avaient fait le plus redoutable des pattes-pelus que la France eût jamais connu. Le Diable boiteux ou plutôt, le Vice au bras du Crime – le crime figurant Fouché, duc d'Otrante – comme s'il eût lu dans mes pensées, me déclara :
« Monsieur, quelle que soit votre qualité, et je n'ai jamais douté, dès l'instant où je vous vis, que vous en possédassiez une, apprenez que ce n'est point chez monsieur Fouché que nous nous rendons présentement pour souper, mais dans le domaine de Fu Qin, dans son Hortus Deliciarum personnel et sans-pareil. Fu Qin est un Empereur chinois de la dynastie Yeou, un Fils du Ciel de l'avenir. Le mandat Céleste lui a été conféré en 2400 et quelques d'un univers alternatif 1700 et quelques. Tout comme le premier Empereur Qin,
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il a conçu un a-monde chthonien -en fait, une version anti confucéenne et anti taoïste des Enfers – situé dans un outre-lieux, un outre-temps (j'entends le mot temps dans un sens multiple, pluriel), avec ses gardiens de tombes Wei, Zhou,
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Han, Souei, Tang, Song ou autres, ses rivières et ses lacs de mercure, reproduisant l'Empire et sa topographie avec la plus scrupuleuse exactitude.
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Topos des plus hétérodoxes, je l'avoue! Peut-être y trouverez-vous une réponse à vos questionnements métaphysiques? Mais je vous mets en garde : attendez-vous à apprendre que, tout comme moi, vous êtes désormais prisonnier d'une boucle de temps, d'un Ouroboros fermé. N'avez-vous pas pris place dans cette attraction foraine qu'un des multiples XXe siècles (pour me limiter à ceux où vit et agit l'Homo sapiens de Linné) a baptisé Ghost train? »
J'en fus interloqué. L'épouvante m'envahit. Mon fantôme se tut, se refusant à toute nouvelle conversation, avant même que je lui répondisse. Autant vitupérer à l'encontre du traître de comédie qu'il n'était point. Comme pour illustrer ses propos, un portail de métal plein, à face de démon tricornu grossièrement peinte à la détrempe, ouvrit automatiquement ses deux volets sur notre cab. Devant nous, une obscurité impénétrable. Derrière, le claquement de la porte. Nous étions à l'intérieur de l'attraction. Notre voiture suivait-elle des rails comme un tramway ou un antique omnibus à cheval? Prince Randian officiait-il en tant que Zugführer?
J'étouffais dans cet habitacle. Je devais en sortir à tout prix, m'extirper de ce piège. Je ne voulais pas errer, me momifier pour l'éternité dans ce temps clos, en boucle, dans ce mythe de Sisyphe démentiel, connaître le sort de mon compagnon de voyage. J'actionnai la poignée de la portière gauche, correspondant à la place où je m'étais assis. Elle ne répondit pas à mes sollicitations, comme si l'on avait verrouillé le système. Pris de panique, je m'emparai du cornet acoustique permettant aux passagers de communiquer avec le cocher et lui intimai l'ordre de stopper urgemment. Inutile : Prince Randian faisait la sourde oreille, ou plutôt, comme tous les autres robotyis, il poursuivait inlassablement l'accomplissement de son programme : mener à bon port, dans l'enfer de Fu Qin, cet Hansom cab de mort. Restait la vitre de la portière. Je me déchaussai, prêt à la casser à coups de talon. Contrant mes intentions, Talleyrand intervint : une main rongée et fondue, à la fois verdâtre et marmoréenne, m'empoigna. Une courte lutte s'ensuivit, qui déséquilibra le véhicule. Le cab versa sur le côté, tandis que la charogne du prince de Bénévent, culbutée, se démantibulait. Disloquée, une des portières fut arrachée de ses gonds. Je m'extrayais de cette horreur, pour me retrouver dans un non-espace apparent, un néant de noir dans lequel pourtant, malgré quelques contusions, je parvins à prendre pied.
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De facto, nonobstant le noir d'encre, ce nulle part apparent n'en était pas exactement un. Il conservait quelque chose de tangible, du fait de la préservation des trois dimensions classiques et de la gravité. Conservant ma hauteur, mon épaisseur et ma verticalité, je pouvais marcher, me déplacer, sur ce que faute de mieux, je qualifiais de sol, de surface plane. Je me lassais d'être ballotté au gré des événements tel un de ces pantins. Je ne voulais plus subir, mais agir. Je craignais de perdre mon libre arbitre, mon individualité, à défaut, mon autonomie d'être pensant et raisonnable. Je n'étais pas un mannequin sans visage, dont on eût gommé les traits, sans signes distinctifs, anonyme, manipulé par d'experts tourmenteurs, une marionnette sans âme comme ces habitants simulés du ghetto et de la foire. C'étaient les sbires de Philibert-Zoltan qui m'avaient plongé dans ce cauchemar éveillé à l'aide de quelque drogue nouvelle et inconnue concoctée par un pharmacologue à leur solde, pour que j'avouasse mon crime imaginaire. Dans ce cas, même Mieszca Olganovna était au mieux une illusion fantasmée (mon point faible découvert par les bourreaux?), au pire une traîtresse.
Quelque chose existait bien, à part moi, dans cet a-lieu de nuit, dans cet infra-sombre, puisque, lorsque je tendais les mains, j'effleurais une surface concrète, aussi lisse que le miroir d'Alice, mais aussi impénétrable qu'une fosse abyssale, là où le soleil ne parvient jamais. Pourtant, noir était dans noir, noir contenait noir, partout, dans tout, au-dessus, au-dessous, à côté de tout : noir était tout. Uniformité du tohu-bohu biblique. Sous-espace, sub-espace, a-espace, anti-espace, anté-espace, post-espace...anté-monde, pré-monde, post-monde, pré-temps, post-temps, anté-temps, a-temps, un rien qui était déjà quelque chose car j'y existais. Un leurre de néant, donc. Des volumes de matière témoignant d'une seule absence confirmée dans ce clos-du-Rien : la lumière elle-même. Appartenait-elle à une théorie des ondes ou des corpuscules? Y avait-il non encore création des quanta de lumière?
Je touchai de nouveau les volumes inconnus. A ma gauche, à ma droite, les mêmes choses planes, parfaites, s'étendant en longueur, mais aussi en hauteur. Des parois délimitant un nouveau corridor? Aucune plasticité. Surface non déformable. Quelle matière? J'égrenais la table des éléments de Mendeleïev. Les métaux les plus rares... Des murs de strontium? Une galerie de miroirs, d'un seul tenant, non pas en verre, mais en un métal si lisse, si poli, qu'il eût dû me refléter et se refléter lui-même, si la lumière avait existé, en une infinité gigogne de doubles inversés mis en abyme...à moins que ces glaces ne fussent sans tain. Je n'étais pourtant pas un vampire! A force de parcourir des mains ces parois, je me déplaçais dans la galerie, qui tourna à angle droit à plusieurs reprises. Un labyrinthe, encore? Puis, je me dis :
« S'agirait-il d'un dédale inconnu bâti dans une matière inédite? Comme il y a une chambre, un salon d'ambre jaune, il existerait un labyrinthe d'ambre noir...conceptualisé par cet Empereur chinois du futur. »
Étais-je dans son Hortus Deliciarum, ou mieux arpentant une des ailes de son palais impérial? Pis que la forteresse Pelche? Nouvelle métaphore de l'absolutisme?
Qui disait verre, métal poli ou ambre, même noir, sous-entendait un minimum de transparence...mais comment apercevoir quelque chose au-delà de ce qui était peut-être une vitre? Je collais mon regard contre le supposé vitrage à ma droite, d'un seul tenant, voulant voir l'au-delà, ce qu'il pouvait renfermer, contenir. Je soupçonnais qu'il y avait de la vie à l'intérieur, que je parcourais en touriste dilettante le réseau d'un aquarium de noir. Cela contenait de l'eau, ou autre chose de liquide. J'en eus la ferme conviction. Des créatures benthiques, halieutiques ou abyssales y vivaient, y nageaient, quoique je ne les visse nullement, mais je percevais leur réalité au-delà du vitrage d'ambre noir ou de cristal de roche micacée.
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Et le rire éclata, au bout de la galerie, et le noir fut moins noir. Mieszca Olganovna me toisait, en sa toilette somptueuse identique à celle du ghetto, paraissant plus foncée que ces ténèbres dont la nuance différa. Il n'y eut plus un noir, mais une pluralité subtile, une variété de noirs plus ou moins brillants, mats, profonds, anthracite, jais, seiche, ébonite, bakélite, mica, corbeau ou ébène. Noir-vert, noir-bleu, noir-rouge, noir-pourpre, noir-jaune, noir-rose, noir-fraise, noir-jujube, noir-canari, noir-pomme, noir-épinard, noir-ciel, noir-lapis-lazuli, noir-indigo, noir-garance, noir-béryl, noir-diamant, noir-palladium, noir-épicéa, noir-nymphéa, noir-terre de Sienne, noir-jade, noir-cocon, noir-agate, noir-aigue marine, noir-opale, noir-cornaline, noir-gris-de-fer, noir-cobalt, noir de Prusse, noir-outremer, noir-électrum, noir azimutal, noir adret, noir ubac, noir-caresse, noir-coupe-coupe, noir tranchant, noir-samouraï, noir sanglant, noir-fou-rire, noir-nid, noir-coq, noir-croquis, noir-déchet, noir-kaki, noir-chamois, noir-Neandertal, noir-collyre, noir opiacé, noir-laudanum, noir-ipécacuanha, noir-chicotin, noir-peyotl, ocre noir, noir composite enfin. Forêt de noir, prégnance de noir, orgasme de noir, ivresse de noir, lie de noir, ivraie de noir, ambroisie noire, manne noire, libation de noir, oraison de noir, bénédicité de noir, déconstruction de noir, saint noir, diable noir, vierge noire, Popol Vuh noir, Bardo Thödol noir, Avesta noir, Necronomicon noir, Upanishad noirs, Rig Veda noir, Talmud noir, Mahabarata noir, atome primitif noir, créateur noir...anti-créateur? Noir, noir, NOIR... Je suis le Noir, le Commencement et la Fin...
Toujours aussi coruscant et rieur, mon amour roux espiègle me fit un geste, m'invitant à la poursuivre à travers les couloirs de l'aquarium, en un marivaudage ridicule, jeu de cache-cache ou partie de colin-maillard de l'ancien temps pratiquée sans yeux bandés!
Je n'étais plus aveugle. Je courais de galerie de miroirs d'ambre noir en galerie de miroirs d'ambre noir, en leur incommensurable infinitude minoenne, dans un temps suspendu, poursuivant le rire juvénile de ma chimère rousse sans jamais l'attraper, rire d'une gorge blanche qui jamais ne se taisait, tel Achille courant derrière la tortue dans le célèbre paradoxe de Zénon d'Elée.
Plus mon expérience se prolongeait, plus j'avais l'impression de me mouvoir dans un milieu aqueux, comme si j'eusse revêtu un scaphandre autonome de Rouquayrol et Denayrouze,
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qui avait inspiré les tenues de plongée du capitaine Nemo dans l'immortel « Vingt mille lieues sous les mers » de Jules Verne, un des livres de chevet de mon enfance. J'étais passé de l'autre côté de l'aquarium. J'avançais avec aisance, sans avoir besoin de nager, n'éprouvant aucune gêne pour respirer.
Et je vis les créatures qui peuplaient cet outre-monde.
Je me promenais dans un univers en blanc et noir, ou plutôt en gris et noir, où baignaient, surdimensionnés, des êtres invertébrés, mono ou pluricellulaires parfaitement classés, catalogués, immobiles comme pour me saluer en une parade monstrueuse et solennelle bien que non dépourvue de beauté et d'enchantement, secouant imperceptiblement cils vibratiles, flagelles, piquants ou tentacules afin de rappeler qu'ils n'étaient point morts. J'avais pénétré dans le saint des saints d'un des plus extraordinaires ouvrages de zoologie du siècle passé, le Kunstformen von der Natur d'Ernst Haeckel, me déplaçant au sein de ses gravures, en symbiose parfaite, comme si j'eusse été inscrit de tous temps dans ce maître livre, osmose aboutie de l'être humain et des créatures inférieures que le savant allemand aussi bien que la croisière du Challenger nous avaient révélées. Livre de la Vie, livre devenu Vie. Les espèces contemporaines côtoyaient les fossiles.
C'était une fantasmagorie d'animalcules géants, grisâtres mais d'une moirure de nacre, de perle, une symphonie de formes et de nuances composée en l'honneur d'un muséum d'histoire naturelle aquatique, un cabinet de curiosités abritant les fantasmagores les plus incroyables, bien au-delà de ce que toute l'imagerie lanterniste de la fin du XVIIIe siècle avait pu imaginer et concevoir. Plaisir des yeux retombés dans l'enfance, si prompte à s'émerveiller d'un rien, jouissance sans cesse renouvelée.
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Phytoplancton, zooplancton, diatomées,
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foraminifères, radiolaires,
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zoés de crabes,
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pluteus d'oursins,
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cœlentérés, trilobites, graptolites, lys de mer, bélemnites,
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ammonites d'une taille colossale en comparaison desquels un bénitier paraissait bien falot. Ces créatures primitives étaient non sans évoquer une vie embryonnaire issue d'un improbable trophoblaste. Au sein du monochromatisme gris se firent jour les couleurs, lorsque d'autres animaux crûrent et multiplièrent au sein d'une variance infinie et baroque de plans d'organisation, sans trêve recréés, recombinés, gastrulation de la Vie, éruption d'embranchements, de phylums... Holothuries, plathelminthes, vers priapuliens, anémones de mer, limaces, concombres de mer, larves d'oursins, cnidaires, cténaires, huitres, coraux, hydraires, siphonophores, copépodes, anatifes, pagures, cigales de mer, spongiaires, argonautes, nautiles, échinodermes, astéries, céphalopodes communiquant par le langage des couleurs... Des méduses de toutes tailles, encore, toujours, émettant des pensées raisonnées.
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Monochromie,
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bichromie, trichromie... Créatures tétrachromes, pentachromes, hexachromes, heptachromes, octochromes, énnéachromes, décachromes, hendécachromes, dodécachromes, triskaidécachromes...
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Baïfain de couleurs, de quinze teintes
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comme ce poète de la Pléiade qui voulut imposer des vers de quinze pieds. Spectre lumineux de seize couleurs, d'un monde à venir. Divisionnisme de Chevreul, tachisme, art optique, kaléidoscope. Phénakistiscope tournant, accélérant, égrenant toute la gamme chromatique. Kinétoscope de nuances multicolores : polychromatisme par effet d'optique trompeur issu de tout un appareillage animant l'image de ces fantasmagores. Zootrope, fantascope, zoopraxiscope,
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praxinoscope, apollogrammaphone, paléophone mêlant couleurs et sons, expériences de Scott de Martinville, thaumatrope, théâtre catoptrique trompeur donnant raison au spectre de Rodolphe von Möll...spectacle total, miracle de l'holographie. Simulation, arrivée des agnathes, des mérous et des poissons perroquets...
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Il me semblait que le liquide dans lequel je marchais prenait une consistance épaisse, gélatineuse. De même, l'intérieur de ce gigantesque aquarium se rapprochait de celui d'un polyèdre cristallin. Je me retrouvais au sein d'une géode aux angles et facettes infinies, comme pris dans l'œil d'un insecte...plus exactement, j'étais le regard ou plutôt les regards de cet animal inconnu, telle une caméra à objectifs multiples conçue par ce pionnier du cinéma mystérieusement disparu en 1890, Louis-Aimé Augustin Le Prince. Caméra subjective? Je devinais la forme inédite de l'être dont les yeux étaient moi. Il en comptait cinq, à facettes. Son corps long, segmenté sans pattes, aux flancs garnis de branchies, était exclusivement conçu pour la nage. Côté bouche, un tuyau s'achevant par une pince préhensile. Côté anus, une queue, ou plutôt, un gouvernail penta lobé. Ses pensées rudimentaires se substituaient aux miennes, par places. Chasser, manger, se reproduire, mourir. Rien d'autre. Les miroirs de ses yeux percevaient l'enfermement dans cette figure close, cette structure transparente, adamantine, holographique, fasciée, facettée, dans ce multicaèdre ou pluricaèdre infinitésimal, lui-même constitué de glaces d'un nombre tel qu'elles en devenaient indénombrables, infinies, contenu lui-même dans une multitude gigogne d'autres polyèdres armillaires, empilés, superposés. A l'intérieur de l'ultime volume miroirs, une décomposition mosaïquée d'un humain estropié, marchant avec des béquilles, démultiplié en une myriade d'alter-égos, chacun brandissant un revolver, à la semblance d'un film expérimental de l'avenir, constructiviste ou autre...
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Et je nageais. Je franchissais à l'accéléré les volumes polyédriques, atteignant bientôt la surface, ne sachant comment cette faculté de fendre ces obstacles m'avait été octroyée... probablement par quelque démiurgique dieu? Je m'extirpais d'un étang de gélatine amarante peuplé de nymphéas d'une teinte rouille, humain en apparence ou de nouveau.
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Elle se tenait là, assise, adossée au tronc d'un séquoia à l'écorce orangée, dont l'orgueilleuse ramure pourprée défiait la prairie d'herbes rouges qui le cernaient de toutes parts. Sa chevelure flottante ondoyait dans cette polyphonie écarlate, mue par le souffle tempétueux des vents qui agitaient les sanglantes graminées sauvages.
Une vision onirique de plus! Mon amour, ma Mieszca Olganovna régnant sur une contrée aux couleurs irréelles, gamme dominée par les ocres, les cramoisi, les garance, les cochenille, vermillon, amarante, ponceau, rubis, lie-de-vin, carmin, cerise mûre, coquelicot, pivoine...Feu automnal. Vénusté de la parure, diaphanéité du cheveu roux plantureux, voluptueux, vénéneux...
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Elle avait revêtu une longue tunique de nuance mandarine ou bergamote, d'une coupe médiévale, celtique ou arthurienne. Elle psalmodiait une étrange incantation tout en égrenant de ses longs doigts de fée les notes d'une mélopée antique sur les cordes d'une harpe celtique, air venu du tréfonds des âges qu'eût pu composer le barde Ossian en personne. Les quelques paroles que j'en pus décrypter signifiaient à peu près :
Lorsque disparaîtront les deux ultimes coruscantes Dames des temps anciens, la prophétie s'accomplira.
Mieszca Olganovna s'était entichée d'eschatologie! Les deux femmes ainsi évoquées étaient soit Mélisande et Haydée, soit la lady of Shalott de Tennyson et la Belle Dame sans merci de Keats.
Malgré la vision à dominante médiévale celtique, préraphaélite de ma clarissima, celle-ci avait opté pour un mode incantatoire rappelant les vers grecs. Son chant mêlait d'ailleurs les gammes pentatoniques chinoises aux modes grecs, à l'orchestique du temps de Psappha et Bilitis. Fille de feu de Gérard de Nerval! Cette mélodie sirénienne aux inflexions maniérées et précieuses, quoique pourvue d'une archaïque solennité, s'avérait en tout point conforme aux thèses du musicologue islando-lithuanien Rutnus Sagodabotir. J'avais eu l'insigne honneur de faire la connaissance de ce docte savant lors d'un colloque à Uppsala en 19., dont le sujet était la civilisation et les arts du Moyen-âge des royaumes du Nord et du Centre de l'Europe.
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L'on sait par ailleurs que les anciens modes grecs, dont l'emploi se prolongea dans la musique ecclésiastique, étaient au nombre de sept, chacun correspondant à une gamme différente :
- ionien débutant par l'ut,
- dorien ou protus par le ré,
- phrygien ou deuterus par le mi,
- lydien ou tritus par le fa,
- myxolydien ou tetradus par le sol,
- éolien ou aéolien par le la,
- locrien par le si.
Seul le mode lydien pouvait s'écrire avec les sept degrés de la gamme. Certaines notes étaient prohibées dans les autres modes, du fait des frottements dissonants qu'elles produisaient immanquablement.
Lorsqu'elle eut fini, Mieszca Olganovna posa sa harpe et lissa ses cheveux. Un faon gracieux, docile comme un toutou, dont le pelage s'harmonisait en toute plénitude avec les tons rougeoyants de ce paysage automnal et martien peint par Dante Gabriel Rossetti, lui apporta une couronne de fleurs d'oranger, d'azalées grenat et de roses thé d'une teinte argileuse. Elle s'en coiffa.
La biche se tenait à moins d'un arpent de son petit. Elle s'abreuvait à une rivière pourpre dont l'eau cascadait telle une liqueur d'ambre qu'eût déversée un nymphée mû par le génie d'un Salomon de Caus. Un second étang, distant de celui d'où j'avais émergé la jouxtait. Diapré de nymphéas d'un violet profond, il abondait en grenouilles argentées aux reflets fuchsia, dont les coassements, aussi discordants qu'ils fussent, ne rompaient pas l'harmonie de cette vision ciselée dans les émaux du rêve. A quelque distance de ces points d'eau paissaient des herbivores paisibles, issus d'une faune de jadis et d'ailleurs : antilope Saïga, rhinocéros de Merck, mastodonte laineux et mégacéros à la robe mouchetée. Les tons de leurs pelages s'étendaient dans toute la gamme des safrans et des ocres, jusqu'au mauve, au lilas et au rouge indien. Des feuilles mortes cristallines voletaient de-ci, de-là, au gré du vent, nervurées de ramifications infinitésimales et crénelées d'une infinitude de contours dentelés.
C'était bien là un Hortus Deliciarum, mais un paradis du Monde roux de l'Imaginée beauté féérique, loin des ténèbres habitant les niveaux inférieurs de la Cité-État où croupissait la plèbe.
Un âne musicien en livrée des anciens doges s'approcha de la clarissima, violon en main : il commença à jouer un concerto de Vivaldi.
J'approchai discrètement ma fée rousse, aidé par les herbes hautes qui ondulaient comme les cheveux de Méduse et me cachaient partiellement. Mes narines perçurent la fragrance de sa peau de lait et mes yeux virent mieux son visage diaphane dont les joues, marquées de quelques éphélides, se rosaient de discrets érythèmes.
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Comme pour accentuer sa coruscante ressemblance avec la merveilleuse Marie-Madeleine de Giovanni Bellini,
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elle exhiba de sa tunique un flacon à parfum en albâtre veiné d'un rouge mêlant la nuance pompéienne et la teinte nacarat. Elle l'ouvrit, s'enduisit d'une essence exotique chevelure, visage, bras et pieds mutins, chaussés de sandales d'un cuir fauve. Une senteur douce se répandit alentours, mêlant le styrax,
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le miel, l'eau de rose et la myrrhe. Puis, elle parut s'abandonner, soupirant, s'étendant afin de sommeiller, tentée par la lascivité.
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Je croyais mon heure venue. Allais-je agir avec audace, avec lubricité, l'enlever pour la conduire je ne savais où, dans quelque alcôve, afin que se consommât l'union d'une chair trop longtemps retenue? Je voulais qu'elle se dévêtit, qu'elle arrachât sa tunique médiévale, son bliaud, qu'elle exposât son corps merveilleux de nymphe rousse à mon regard obscène, qu'elle allât dans l'onde se baigner ainsi dévoilée et offerte à ma concupiscence, tout en chantant quelque air élisabéthain comme l'Ophélie d'Hamlet, au risque de la noyade, de devenir à la semblance du tableau de Millais, ses longs cheveux couronnés de fleurs comme unique parure. Le bruit encore distant d'une procession fit échouer mon plan et l'éveilla.
Mieszca Olganovna s'étira. Ses yeux verts et pers, qui, en cet outre-monde, avaient acquis une nuance orangée, scrutèrent l'horizon. Sa main droite lactescente se saisit d'une conque ciselée d'émail et d'onyx où également la nacre le disputait à l'albâtre et à d'autres matières nobles, précieuses ou tendres. Elle la porta à ses lèvres vermeilles et souffla. Le son qui en sortit, comme une onde d'or, parut accélérer l'allure du convoi processionnel qui brûla les étapes et parvint à sa hauteur comme si ceux qui le composaient eussent chaussé les fameuses bottes de sept lieues. Il était exclusivement constitué de singuliers pygmées à la carnation brique et bistre. Ils portaient une lourde châsse en porphyre gaufrée de feuilles de parchemin où de délicats dessins, des sanguines, avaient été tracés. Compartimentés tel un retable, ils représentaient l'épopée des princes depuis Conon de Régula. La châsse aux parois de cristal contenait le trésor princier et...l'anneau sigillaire. J'eus là une révélation : Mieszca Olganovna était en sa possession depuis un temps indéterminé. A moins que mes visions me trompassent... Après tout, elles recelaient peut-être une ténue fraction de la réalité.
A la vue de la châsse, les yeux de l'aimée s'agrandirent et brillèrent. Elle prit l'expression d'une Madone tandis que ses mains, ouvertes, montraient aux paumes d'anormales taches rouges allant s'élargissant. La clarissima se transfigura, prit une allure christique, au risque du blasphème : elle était devenue une stigmatisée.
Alors, tout s'étiola. Le vent forcit tandis que la scène mystique dont j'étais le témoin parut s'altérer, vieillir. Les personnages se couvrirent de craquelures comme une antique toile ou une fresque romaine. Ils tombèrent par morceaux, s'écaillant, se ruinant plus vite que ne se fane une rose. Le décor lui même fut balayé comme une poussière multicolore, devenant une poudre, telle une de ces peintures de sable amérindiennes détruite par le souffle brûlant du désert. Seuls elle et moi demeurions intact au milieu de nulle part. Je perdis l'entendement sans l'avoir désiré.
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