Première
partie : Vert
Chapitre premier
Le vaisseau translateur Le Celsius était sous tension, s’apprêtant à effectuer le saut transtemporel. Dans son tube de lancement, il était semblable à une ogive, s’adaptant en fait au décor qui l’entourait.
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Sortir de la cité s’avérait toujours une
manœuvre des plus délicates qui réclamait l’attention de toute l’équipe
technique de l’Agartha. C’était pourquoi que ce fût à l’intérieur du vaisseau
ou dans le centre de commandement, aujourd’hui sous la supervision de
l’ingénieur Andrew Lane, chacun
s’activait à des tâches spécifiques répétées maintes et maintes fois mais
jamais routinières.
Dans la cabine de pilotage, les échanges
concernant les ultimes contrôles fusaient à la cadence d’une mitraillette entre
Sitruk aux commandes et Craddock, son second. Albriss avait en charge les
communications entre le Celsius et le centre de décollage. Daniel Lin,
quant à lui, se contentait de superviser le confort de l’équipe de tempsnautes.
- Relais OPR?
- Relais OPR sous tension, à 120% de
leur capacité selon l’IA.
- Moteur central dévolu à la
translation?
- OK. En attente de l’impulsion finale.
- Sustentateurs inertiels?
- Parés. Aucune défaillance à noter.
- Moteurs directionnels Alpha et Beta?
- Prêts!
- Moteur ionique?
- Benjamin, il n’attend que l’ordre de
décollage, répondit Symphorien un rien agacé du respect de la longue procédure.
- Communications intra vaisseau?
- Au top, rugit Craddock, coupant la
réponse d’Albriss.
- Ne vous montrez donc pas si impatient,
capitaine, fit l’Hellados avec son calme habituel.
- Je ne suis pas allé en mission
officielle depuis des lustres, mentit le vieux Loup de l’espace.
- Reprenons, fit Sitruk. Communications
extérieures?
- Tout baigne.
- Encore? Constata Albriss. Décidément,
capitaine, si vous voulez, nous échangeons nos postes.
- Relais transtemporels? Poursuivit
Benjamin comme si de rien n’était.
- Opérationnels, si je dois en croire
cette IA, jeta le Cachalot du système Sol.
- Parfait.
- Vous êtes parés pour le décollage,
confirma Andrew Lane. À vous le compte à rebours final… Quand vous voulez…
- Compte à rebours… 10... 9... 8... 7...
Égrena Sitruk.
Puis il poursuivit, tout entier à sa
tâche.
- 6...5...4...3...2...1... Feu!
Dans un silence relatif, le Celsius s’éleva lentement à l’intérieur du long tube qui l’emprisonnait encore un court instant. Mais bientôt, il émergea du silo. Dans la carlingue, la pression était énorme mais supportable, les compensateurs inertiels fonctionnant efficacement.
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Lorsque le temps prévu défini fut
écoulé, le vaisseau se retrouva libre dans le vide de l’espace. Il put
accélérer grâce au moteur ionique dont il était pourvu. Celui-ci avait pour but
de le propulser à une distance raisonnable de la Terre au sein du Système Sol.
Ce ne serait qu’ensuite que le moteur distorsionnel voué à la translation
ferait son office.
Ainsi, aux yeux des deux pilotes, la deuxième phase du voyage n’était certes pas la plus ardue. Or, ils avaient tort. Pour Craddock, pourtant un baroudeur possédant une expérience de plusieurs décennies, c’était la suite qu’il redoutait. Un saut quantique transtemporel n’était pas de tout repos bien qu’il ne semblât durer qu’une fraction de seconde et que les officiers de bord connussent par cœur toutes les procédures à suivre pour mener à terme cette manœuvre délicate. Un micro poil d’approximation et il était alors tout à fait concevable que le Celsius se retrouvât dans le quadrant Beta de la Galaxie, à proximité de la planète mère des Haäns! Ou pis encore, au sein de l’Empire Asturkruk au milieu du XXVIIIe siècle.
Ainsi donc, aussi perfectionné fût-il,
doté d’une coque extérieure métamorphe, supervisé par une IA quasi divine, le
vaisseau n’en était pas moins un jouet entre les mains d’un hasard
primesautier, espiègle, que ces petites vies avaient l’audace de braver.
Tous à bord avaient conscience de ce
challenge. Saturnin, blême et suant, marmonnait une quelconque prière tandis
que Julien Carette soupirait bruyamment, regrettant de ne pouvoir en griller
une. Quant à Gaston de la Renardière, il affichait une belle indifférence et
seule la crispation de ses mains dénonçait son inquiétude.
Deanna Shirley tentait d’éloigner les noires ailes de sa peur en papotant de tout et de rien avec Aure-Elise Gronet et Louise de Frontignac. Un peu en retrait, Violetta relisait les grandes lignes de la partie de la mission la concernant sur une tablette numérique transparente sous les yeux plus ou moins attentifs de sa mère le docteur di Fabbrini. Gwenaëlle se contentait de bercer Bart dont elle avait refusé de se séparer sous le prétexte que l’enfançon ne courait absolument aucun risque tant qu’il restait à proximité de son père. Daniel Lin n’était pas parvenu à la dissuader de laisser le garçonnet aux bons soins de Delphine Darmont et de Pauline Carton

restées toutes deux à l’Agartha.
Tous les humains et humanoïdes normaux
focalisaient sur le saut transtemporel alors que le véritable danger résidait
dans la sortie du Celsius de la Cité. Pourquoi donc?
Un brin de réflexion est ici nécessaire.
Quand et où se situait précisément le Rot du Dragon? sur quelle
chronoligne? À quelle intersection du Panmultivers? Ah! La réponse commence à
se laisser entrevoir…
Toujours aussi détendu, comme pas
concerné par la question, Dan El oeuvra sans effort à effectuer la transition
entre la bulle atemporelle et a-Univers et la Supra Réalité au sein du Big Bang
souhaité, sélectionné soigneusement, conduisant à la piste temporelle désirée
dans laquelle l’équipe allait voyager. Nul ne se douta de ses efforts pour permettre l’existence de
cette dimension. Nul ne sut également que le moteur principal n’aurait eu
aucune chance de fonctionner avec succès si le Préservateur n’y avait veillé
personnellement.
Notre Révélateur était encore un
adolescent âgé d’environ quinze années en termes humains, ce que savait
pertinemment sa compagne, mais il avait appris la prudence. Ainsi, il savait
faire taire ses instincts casse-cou, du moins la plupart du temps.
En fait, Dan El n’envisageait nullement que dans un lointain avenir les petites vies, hormis peut-être les citoyens de l’Agartha, et encore sous son contrôle, disposassent de la technologie temporelle ou transtemporelle. Il n’était pas question que Haäns, Castorii rebelles ou dissidents, Velkriss inconsolables de la mort de leur reine,
Asturkruks ou Helladoï et Humains jouassent avec les paradoxes et fissent se télescoper plusieurs chronolignes. Il avait vu ce que cela pouvait engendrer. Il avait connu et expérimenté la haine que lui vouaient les différents peuples de la Galaxie, à commencer par les calmaroïdes.
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Et puisqu’il était l’Unique, il
se devait de rester raisonnable, quoi que cela lui coûtât.
Juste à cet instant de ses réflexions,
Sitruk éleva la voix.
- Moteur du translateur activé.
- Par la barbe du grand Coësre,

grogna
le Cachalot de l’espace, que la providence fasse que notre saut s’effectue sans
problème! J’ai horreur de me retrouver cul par-dessus tête! Poursuivit
Symphorien, rêvant de regarder sa chère Gemma une ultime fois.
Celle-ci, à l’arrière, aidait Albriss à
maintenir la liaison audio avec l’Agartha.
- Sacrebleu! J’ai les poils de ma
moustache aussi humides que la grande mer océane! Se plaignit alors Gaston.
- Saut effectué, jeta enfin Benjamin
avec soulagement.
- Foutre de foutre! Miracle! Les
coordonnées correspondent pile poil! On n’a même pas cassé du bois. Je n’en
reviens pas, s’exclama Craddock avec joie.
- Je vous tire mon chapeau, commandant, souffla Carette

à l’adresse de Sitruk.
Montgomery Clift put enfin s’éponger le front.

- Eh? Pourriez-vous me prêter votre
mouchoir quelques secondes? Balbutia Saturnin de sa voix chevrotante. J’ai fait
tomber le mien et mes jambes tremblent tellement que je n’ose quitter mon
siège.
- Volontiers, répondit le comédien
américain. Peut-être pouvons-nous fumer maintenant?
- Ouah! Ce serait une bonne idée! Lui
fit chorus Julien Carette.
Les deux compères jetèrent alors un coup
d’œil empli d’espoir en direction d’Albriss. Mais l’Hellados préféra ignorer
cette requête explicite.
- Accélération à deux fois la vitesse de
la lumière, ordonnait pendant ce temps Benjamin.
- Compris, commandant, répondit
Symphorien.
- Quel splendide spectacle! S’extasia
Deanna Shirley. Les étoiles filent à toute vitesse devant nous et spiralent en
tourbillons lumineux du bleu vers le rouge. Quel effet! Je crois être assise
dans un manège. Cela me donne envie de sucer un sucre d’orge…
- Comme si c’était le moment propice,
jeta Violetta avec une pointe de mépris.
Juste à cet instant, Bart se mit à
pleurer.
- Sans doute a-t-il faim, suggéra
Lorenza.
- Non… il est … mouillé, dit Gwenaëlle.
Il va me falloir le changer.
- Peu judicieux, remarqua Aure-Elise.
Attendons d’avoir atterri.
- Mais il va montrer son mécontentement
de plus belle si je ne le mets pas au sec, contra la Celte.
- Passe-le moi, commanda Daniel Lin. Je
vais le calmer.
Gwen obéit. Effectivement, une fois dans
les bras de son père, Bart oublia son inconfort relatif. Bientôt, il gazouilla,
prononçant des petits mots, des sons qui exprimaient son contentement. Le jeune
enfant, âgé de quinze mois, commençait à parler et savait dire maman, papa,
veux, faim, soif, oui, non, et ainsi de suite.
***************
Le Celsius était désormais en approche de son objectif, la planète Terre de la chronoligne 1833.

Symphorien avait été remplacé par Albriss
et Benjamin par le commandant Wu. Quant aux deux précédents pilotes, ils
savouraient un repos plus que mérité allongé sur les couchettes de la cabine
centrale. Le moteur ionique fonctionnait au quart de sa puissance et dans
quelques secondes, le moteur d’appoint prendrait le relais.
- Coordonnées Alpha Charlie Tango en
position, articula l’Hellados de sa voix monocorde habituelle.
- Je bascule sur le deuxième moteur, lui
répondit Daniel Lin concentré sur sa tâche actuelle.
Ce que bien sûr son copilote ne pouvait savoir c’était que le Préservateur visualisait déjà la caravane avec laquelle son groupe ferait la jonction.

Cette caravane était dirigée par un certain Skander Ibrahim, un homme à la stature imposante et à la barbe noire lustrée, aux habits de laine imprégnés de poussière et de sueur, sentant le suint.

Le fier marchand pouvait rester vingt-quatre heures d’affilée juché sur sa monture, une chamelle de huit ans qui avait parcouru des milliers et des milliers de kilomètres. La bête avait son caractère. Elle n’acceptait d’être montée que par maître Ibrahim dont elle appréciait la poigne à la fois ferme et affectueuse. Sinon, elle blatérait et personne ne parvenait à la calmer.
« Ce marchand ne se laisse guère
influencer par des sentiments humanitaires, pensait Dan El en son for intérieur
en étudiant de près le psychisme du commerçant. Il me faudra jouer sur du
velours et point trop en faire. De plus, il voudra recevoir son dû en
privautés, notamment auprès de Violetta. Je m’arrangerai pour qu’il n’en ait
pas l’occasion ».
- Cible à deux cent mille kilomètres,
rappela Albriss.
- Il est temps de mettre le vaisseau en
orbite, répliqua Daniel Lin. Déphasage de la lumière de 0, 1%.
- Tant mieux, soupira Violetta Sitruk.
Manquerait plus que nous soyons visibles!
- Bah! Quelle importance? Siffla Deanna
Shirley. Nous passerions alors pour des djinns.
- Je ne pense pas que cela soit
souhaitable, rétorqua Lorenza.
- Préparons-nous la navette Poincaré? demanda Carette.
- Pas pour l’instant. Je préfère faire
atterrir notre vaisseau mère, répliqua le commandant Wu.
- Très bien, acquiesça Gemma.
- Ouille! S’exclama Saturnin, ne
retenant pas un cri d’appréhension. J’aurais préféré une téléportation.
Disant cela, Beauséjour s’agita de plus
belle sur son siège ce qui eut pour effet d’agacer Gaston de la Renardière et
de tirer Craddock de sa somnolence.
- Ah! C’est intenable! Ce bougre de
confiture moisie de pastèque m’empêche de me reposer, rouspéta le Cachalot du
système Sol. Si je ne me retenais pas…
- Chut, mon ami, murmura son épouse,
tentant d’apaiser le vieux baroudeur de l’espace.
- Je me demande pourquoi on s’est
encombré de ce boulet, poursuivit Symphorien en trifouillant dans sa barbe.
- Oui, c’est bien vrai, approuva de la Renardière. Ce chevalier à la triste figure a peut-être la silhouette de Sancho Pança mais nullement son bon sens et son intelligence.
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Sitruk qui s’étirait, ordonna:
- On se calme.
Julien Carette pinça alors ses lèvres
tandis qu’Aure-Elise se mordit un ongle. La jeune femme détestait qu’il y eût
de la discorde dans l’équipe. Son caractère doux et paisible souhaitait que la
concorde régnât parmi les citoyens de l’Agartha.
Cependant, la manœuvre d’atterrissage du
Celsius, plus qu’entamée, ayant atteint le point de non-retour,
s’effectua sans problème malgré le sol accidenté.
- Tout est OK, nous pouvons ôter nos
ceintures, dit Daniel Lin lorsque le vaisseau fut enfin immobilisé et les
circuits coupés.
- Purée! Lâcha Craddock soulagé. Bravo,
mon gars. J’ignore pourquoi mais chaque fois que vous prenez le pilotage,
Daniel Lin, mon échine se glace.
- Un souvenir occulté d’une précédente
vie qui tente de refaire surface sans doute, répondit le Superviseur général
avec un brin d’humour.
Lui seul savait d’où provenait ce
sentiment. Autrefois, dans une précédente chronoligne, Daniel Lin, mal en
point, avait cassé du bois en ramenant le Vaillant dans le Xinjiang.
- Hâtons-nous plutôt, recommanda
Albriss. Nous gaspillons un temps précieux en propos oisifs.
- Voilà un bon conseil, lieutenant.
Suivons-le, approuva Daniel Wu.
Aussitôt, tous se précipitèrent hors de
leurs sièges et s’empressèrent de vérifier leurs paquetages respectifs. Mais le
plus délicat restait à accomplir et Sitruk en était parfaitement conscient.
Frôlé par Lorenza, il lui murmura à l’oreille:
- Je me demande toujours en quoi cette
mission est vitale pour la pérennité de la Cité.
- Benjamin, ne discute pas les ordres du
Conseil. Si Daniel Lin se déplace en personne alors qu’il croule sous les
responsabilités, j’ai pu en juger en voyant son emploi du temps, c’est que le
terme vital doit être en-dessous de la réalité.
- Tout de même! J’aurais préféré
posséder plus de renseignements; j’ai horreur de me voir réduit à un rôle de
sous-fifre. Je parie qu’Albriss éprouve également une certaine insatisfaction.
- Peut-être, mais il n’en montre rien.
Arrête donc de douter. Le commandant Wu a promis de faire le point ce soir.
Nous verrons bien.
- Soit. Mais il a intérêt à nous
expliquer sans cachotteries les tenants et les aboutissants de tout cela.
Sur ces paroles bien senties, le géant
roux - un mètre quatre-vingt-dix-huit tout de même - souleva deux très lourds
paquetages approchant les soixante-dix livres, faisant ainsi la pige à Gaston
de la Renardière. Il croisa alors le regard désapprobateur de Gwenaëlle qui
avait surpris une partie de cet échange. Dans sa langue archaïque, la Celte
murmura des reproches à l’égard du commandant Sitruk.
- Dan El est trop indulgent avec toi…
Contente-toi d’obéir, mon Maître sait ce qu’il fait.
Gwen n’alla pas plus loin, rappelée
mentalement à l’ordre par son compagnon.
- Tais-toi mon amour. N’oublie pas
qu’Albriss a l’oreille fine. De plus, il pratique ton dialecte.
- Pardon, mon maître…
- Occupe-toi de Bart. Dès que tu seras
fatiguée, je le porterai.
Avec un haussement d’épaules, Gwenaëlle
s’empressa de suivre les ordres de son époux. Ignorant superbement Sitruk et
Lorenza di Fabbrini, elle se retourna vivement et vérifia que son fils était
solidement harnaché derrière son dos. Puis, elle gagna parmi les premiers le
sas de sortie.
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