samedi 19 mars 2011

Translateur pictural sixième et dernière partie.


Alors qu’une scène de jalousie représentait le cadet de mes soucis au vu du pétrin dans lequel des millions de personnes se trouvaient fourrées à cause de moi et d’une jouvencelle devenue une Evita 1880 après être passée par le stade Lolita, Hettie, au constat des traces et autres objets résultants de mon escapade sentimentale rétro, ne trouva pas mieux que de se jeter sur moi toutes griffes dehors en m’invectivant d’une bordée d’injures en argot américain, sous l’œil goguenard de la flicaille de cette République musclée post-boulangiste. J’ai essayé de calmer son ire :
« Calmos, Hettie, calmos ! Tu vois bien qu’on est tous plongés dans la merde, dans un monde parallèle non souhaité où le Général Boulanger s’est substitué à l’autre Général plus tardif comme référence absolue, sine qua non, de la vie politique française… »
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J’ai cru qu’elle allait m’arracher les yeux. Jamais je ne l’avais vue dans cet état : c’était à croire que le basculement uchronique l’avait métamorphosée en furie. Elle me bombarda de rascal, bastard, sucker, sissy, fuck you, son of bitch, chicken et autres joyeusetés sorties du lexique des films hyper violents de certains indépendants d’Hollywood. Impossible de la raisonner, surtout lorsqu’elle m’administra une claque méritée, baffe qui n’avait rien à envier aux calottes assenées à longueur de cases par Bon Papa Joli à son fils dénaturé Barbe Noire de Rimoncle.
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J’en rougis de honte, perdant contenance devant ces miliciens stupides et obtus qui me demandèrent tout de go :
« Vos papiers ! »
J’ai montré ma carte d’identité, extirpée de la poche de ma redingote alors que ma joue gauche me brûlait. Hettie continuait à pousser sa gueulante de bonne femme trompée et déshonorée par une rivale : « Qu’est-ce qu’elle a de plus que moi, cette fille, hein ? Qu’est-ce que tu lui as trouvé ? Espèce d’enfoiré ! »
« Z’avez quel âge, sur la photo de votre carte, m’sieur ? »
Dans le temps normal, les cartes durent dix ans. Là, je ne savais pas.
« Heu…Monsieur l’agent ?
- On dit Monsieur le chef de patrouille patriotique !
- Ben, Monsieur le chef de patrouille…(j’ai baragouiné la suite) c’est que, je dois la faire renouveler d’ici six mois…
- Cette carte n’est pas en règle : elle ne comporte aucune des mentions obligatoires : appartenance ethnique, confession, orientation sexuelle, politique… Votre vêtement n’a aucun signe distinctif : ni triangle rose, ni étoile rouge, ni croissant vert, ni étoile jaune, ni œil maçonnique… »
A cette énumération, j’ai saisi toute l’étendue de l’horreur de ce nouveau régime : un Vichy, plus ancien, plus durable, sans occupant nazi, et qui allait plus loin encore dans les discriminations de toutes sortes.
« Etes-vous un bon Français, monsieur ?
- Je…Je suis baptisé et mes deux grand-pères ont fait les guerres… (je me demandais lesquelles après 1905, mais enfin…).
- Votre nom patronyme est-il bien français ? Insista la brute. Vous avez des amis américains et les Américains ne sont pas tous catholiques.
- Je suis catholique !
- Avez-vous un franc-maçon dans votre famille ? Etes-vous végétarien ? Quelle est votre orientation sexuelle ?
- Vous voyez bien ma dispute avec ma fiancée : j’suis hétéro !
- Avez-vous des Juifs ou des Nord-Africains parmi votre entourage ?
- Ben non !
- Avez-vous des communistes et des socialistes parmi vos relations ? » (il prononçait ces mots comme des grossièretés, des offenses ou des infamies)
Cet interrogatoire tournait à l’obsession. Il fallait me tirer de là ou c’était la taule, du fait que certains de mes profs de lycée d’il y a quelques années, avaient voté pour Nikita Chômard, le leader du PCF, en 1981 et qu’un de mes copains d’alors était d’origine marocaine. Le système inquisitorial dans lequel nous étions pouvait peut-être retrouver toutes ces fréquentations, si toutefois, j’avais un passé identique dans cette chronoligne, ce dont je commençais à douter… pis : je pouvais avoir un alter ego thuriféraire zélé du régime. Ce double éventuel, où créchait-il ? Cet autre moi indésirable ? Je devais agir, maintenant. Cela faisait des heures que ces zélateurs du muscle facho à la française nous retenaient dans cette bibliothèque, et il devait faire jour, à présent. Présent, quel mot dérisoire !
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Etats-Unis. 1953 de ce monde dévié. Chaîne CBS. Jackson Pollock existe, Edward R. Murrow aussi et l’émission “See it now” également.
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Edward R. Murrow, qui n’a pas eu à combattre le maccarthysme pour cause de non-existence de l’URSS dans ce temps parallèle s’apprête à recevoir le grand peintre abstrait comme invité de la soirée.
« Ladies and gentlemen, bonsoir ! Aujourd’hui, à émission exceptionnelle, invité d’exception ! J’aurai le plaisir de converser avec le plus illustre représentant de la nouvelle peinture américaine, Mister Jackson Pollock ! »
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Les projecteurs éclairent un homme d’une quarantaine d’années, châtain-blond, le cheveu rare, mince et de stature assez élevée, visiblement gêné par le fait d’avoir dû revêtir un costume-cravate, lui qui préfère le blue-jean.
« Mister Pollock, vous qui nous faites l’insigne honneur d’être présent ici ce soir, que voudriez-vous dire aux téléspectateurs qui nous regardent en guise de bienvenue ?
- Je ne vous plagierai pas, Mister Murrow, en gratifiant notre public de votre célèbre « good night and good luck ».Vous le réservez pour la fin, n’est-ce pas ? Je me contenterai d’un simple bonsoir, et je salue chaleureusement ceux qui vont nous écouter, en espérant que nous ne serons ni rébarbatifs, ni trop didactiques !
- Mon métier de journaliste est celui d’un vulgarisateur, d’un passeur qui tente de rendre accessible au maximum et d’expliquer ce qui constitue l’actualité, qu’elle soit politique, sociale ou culturelle.
- L’art moderne n’est pas toujours d’un abord facile et je pense que vous seriez peut-être plus compétent que moi pour rendre intelligibles mes idées esthétiques…
- Merci du compliment Mister Pollock ! Rassurez-vous, je vais débuter par des choses simples. Vous êtes donc né…
- A Cody, dans le Wyoming. J’ai quarante-et-un ans. Ma commune de naissance doit son nom à l’illustre William Cody, dit Buffalo Bill…
- Selon mes renseignements, vous vous êtes intéressé très tôt aux beaux-arts, notamment aux avant-gardes européennes, mais surtout, c’est la découverte des tribus indiennes et de leurs expressions plastiques qui ont décidé de votre vocation.
- J’ai été séduit par l’art des Navajos, par leurs peintures sur sable, mais aussi par la sculpture et les masques des tribus de Colombie britannique…
- Autrement dit, par l’art des Indiens du Sud-Ouest du Canada…
- C’est cela, oui…
- Au point de devenir le chef d’école d’un nouvel art abstrait dit « lyrico-mystique » qui est allé jusqu’à influencer l’Europe.
- Là, je vous arrête, Mister Murrow. Mon art n’est pas abstrait : il représente au contraire la vraie réalité du monde.
- Pourquoi donc cette affirmation, Mister Pollock ?
- Grâce au chamane Big Blue Horse qui m’a initié en 32 !
- Dites-nous en plus.
- J’avais tout juste vingt ans et je traversais une crise de conscience, un spleen qui me fit abuser de l’alcool au point de devoir effectuer une cure de désintoxication… »
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Le temps s’écoulait, désespérant de lenteur. L’anxiété sourdait en moi, augmentant de minute en minute. Le serviteur buté de « l’ordre nouveau » avait cessé de m’interroger. Peut-être attendait-il avec ses collègues des ordres de leurs supérieurs par téléphone ou par radio, si toutefois celle-ci avait bien été inventée dans cette piste du temps ?
Je m’étais décidé à agir : je pressentais que Jackson Pollock incarnait une porte de sortie honorable à défaut de la panacée pour tenter de rétablir le temps réel. Je devais me rendre là où Silver over black, white, yellow and red se trouvait, autrement dit au musée du Trocadéro, et essayer de me téléporter en 1948. Mais il fallait d’abord neutraliser nos cerbères. Je demandai à Ron à voix basse :
« As-tu toujours l’appareil ? Il me le faut. Ces cornards ne m’ont pas enlevé ma ceinture, alors, je dois tenter le tout pour le tout pour nous tirer de cet imbroglio temporel.
- Ils m’ont fouillé mais n’ont pas accordé d’importance à l’objet. Ils ont cru à une radio d’un nouveau modèle made in USA pas commercialisé en France. Ils l’ont laissé là, sur cette table.
- Je dois m’en emparer ! Distrayons l’attention de ces grosses brutes ! »
Ouf ! La radio existait bien dans ce monde affreux ! Subodorant que les goûts de ces vigiles devaient voler bien bas, j’essayai d’entamer une conversation sur les films comiques français. Louis de Funès avait-il vécu dans cette chronoligne et, si oui, avait-il tourné un équivalent de Rabbi Jacob, avec son hilarante séquence de l’usine de chewing-gums, sans omettre les participations de Dominique Zardi et de Marcel Dalio ?… Sans oublier non plus le dialogue fameux et surréaliste de Fufu avec son chauffeur qui démontre ô combien l’antisémitisme primaire est odieux : « Comment, Salomon ? Vous êtes juif ! », mais je me retins d’interroger ces gorilles mal léchés à cause d’un scrupule : en ce temps parallèle, le racisme le plus écœurant régnait en maître absolu. La moindre défense d’une catégorie de réprouvés me ferait affubler par ces post-boulangistes de l’étiquette infamante d’individu dangereux pour la sécurité publique.
Peut-être que ces gugusses appréciaient tout ce qui descendait en-dessous de la ceinture. En ce cas, ils devaient se rendre dans une de ces salles crades, présentant deux films au même programme : un porno et un « arts martiaux », si toutefois on avait bien inventé le cinéma en 1895, avant ou même après. J’aperçus sur le comptoir des périodiques une brochure qui, de loin ressemblait à Pariscope™ ou à Télé poche™. Elle était prosaïquement coincée entre un numéro de La Revue des Deux Mondes et un magazine scientifique dont le numéro spécial était consacré à l’agronome du XVIIe siècle La Quintinie. Pour demander à la flicaille qu’elle me passe cet hebdo, je pris le ton familier et gouailleur d’une racaille à la Arsène Lupin, d’un de ces apaches voués aux séances de bastonnade dans les commissariats de cette France déviée interpellant crânement un pandore.
« Hey, mec ! Est-ce que vous p’vez m’passer L’Officiel des spectacles, sur l’comptoir, là-bas !
- On dit Monsieur le patrouilleur, p’tit con ! »
Il a commencé à sortir sa matraque lorsque son collègue, plus gradé, a eu un geste d’apaisement et m’a refilé le magazine. En fait, je voulais connaître les horaires d’ouverture du Trocadéro et la localisation des collections d’art moderne américain.
Je fis mine de feuilleter les pages ciné : celui-ci existait bien, mais de drôles de surprises m’attendaient. Je croyais que Paris, sous le gouvernement populiste post-boulangiste, était devenue la capitale de la gaudriole gauloise nationaliste macho à la Hyper Durand (vous savez, ce héros de bédé de Vortlib) avec un grouillement de divertissements salaces pour ces messieurs, tandis que ces dames, considérées comme mineures et régies par le Code Napoléon, n’ayant droit ni à la parole, ni à l’indépendance financière, devaient rester à la maison, se contenter de faire la cuisine, la vaisselle, le ménage et de chier puis de torcher les gosses. Politique nataliste à la Pétain où on avait sûrement conservé la guillotine pour les faiseuses d’anges… S’il s’avéra que j’avais raison au sujet de la femme en ce 1986 bis (vus la tenue d’Hettie et le culte entretenu autour de la figure tutélaire d’Aurore-Marie-Evita), je me plantais du tout au tout sur le cinoche.
Dans ma caboche de sourd et gourd à ce monde indésirable, les complexes des Champs-Elysées devaient rappeler les cinémas pornos crasseux de la Canebière de 1978 décrits par mon fameux prof d’Histoire-géo évoqué maintes fois (« Bon ben, voyez les cinémas d’la Canebièrrre… »). En plus des titres X que je me refuse à énoncer ici, les affichages criards devaient pulluler de Tchou Yang Lee Tchi le Dragon de feu, d’Aïkido Kid et autres Kung fu à la manière de Bruce Lee contre karaté moto.
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Ces titres nuls, je ne les invente pas. Je les sors d’un courrier adressé à mon cher cousin en 1980, au sujet d’un jeu sur les nanars à l’affiche à l’époque, jeu à partir duquel nous en profitions pour disserter à propos de ce que les Vietnamiens préféraient voir dans les salles obscures (pour les films de cul, mon cousin soutenait que le public de 1980 était constitué pour l’essentiel de viocs en extase qui crevaient du cœur durant les séances, tel un Uncle Wens – vous savez, la marque de riz – aux cinquante infarctus du myocarde à force de taper des mains et de chanter le blues - de femmes (des gouines ?) et – excusez le terme raciste qu’il utilisait et qu’eussent adoré les cognes qui nous gardaient – de bougnoules, comble de salauderie à mes yeux, moi, qui, je le redis au passage, ai eu depuis l’école primaire des copains nord-africains qui comme moi, se passionnaient pour l’Histoire). J’avais inventé le nom d’une star vietnamienne de films de karaté, un Bruce Lee fictif des trois Ky à la sauce nuoc-mam annamite ou cochinchinoise, qui cachetonnait pour quelques poignées de dongs ou de xu (noms de monnaies locales ne valant pas tripette). Je l’avais appelé « l’idole des foules vietnamiennes ». Quant à l’Uncle Wens, il avait resservi au cours des homériques batailles de petits soldats que nous livrions l’été, mon cousin et moi. Les figurines représentant des Japonais de la Guerre du Pacifique en train de s’affaisser sous les balles comme s’ils dansaient et celles des Yankees de la Guerre de Sécession se rendant aux Rebs, bras en l’air, avaient été baptisées Uncle Wens japonais et Uncle Wens prusso-nordistes, parce que ces derniers, de couleur bleu marine, étaient amalgamés à tous les autres starfix bleus – dont les Schleus de 14 – au sein d’une armée unique.
Ce que je vis dans le magazine me consterna, mais dans l’autre sens : des longs-métrages patriotiques, édifiants, moralistes, saint-sulpiciens en pagaille, grouillant à en vomir… Et les photos des affiches en prime, dans un style plus chromo et kitch à la Waterhouse que stylisé à la Saul Bass. Par exemple, une adaptation du roman Colette Baudoche

http://www.occalivre.be/images/books/35792-Colette%20baudoche%204.jpg de Maurice Barrès avec l’ombre d’un Prusco au casque à pointe agressif menaçant une douce vierge blondasse aux yeux bleus exorbités, aux lèvre violemment carminées ou un En passant par la Lorraine, avec une jeune fille pompière pseudo XVe siècle, rousse au visage lunaire, aux cheveux interminables, au corsage lacé jusqu’en haut, resucée de la Marie-Madeleine de Quentin Metsys
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mais coiffée présentement d’un compromis entre la fanchon et le coqueluchon,
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qui tenait une espèce de pot à oille en lieu et place du flacon à parfum. Et des films scouts pour la jeunesse, pleins de films scouts. On cherchait en vain la production d’Outre-Atlantique et les films de castagne à la Salvador ou à la Scurvy Dick, la vedette montante de notre 1986. Ce qui me troubla le plus, ce fut le nombre d’adaptations littéraires (au moins trois à l’affiche en même temps) tirées de romans d’un certain Louis Ferdinand Destouches, de l’Académie française, aux titres provocateurs et antisémites. Je compris : c’est Céline qui a conservé son vrai nom dans ce monde parallèle ! Et il y avait les expos, notamment une qui me révulsa : L’homosexuel et la France, qui venait d’ouvrir au Grand Palais. Se tenaient aussi d’autres expos, antimaçonniques et islamophobes celles-là. Arrivé au Trocadéro, je vis qu’il ouvrait jusqu’à 18 heures mais, s’il y avait bien un métro pour s’y rendre (de quand datait-il ?), les numéros et noms des lignes à prendre ne collaient plus ! De plus, l’art américain moderne était classé dans une galerie intitulée : Art dégénéré anglo-saxon. Cette terminologie pourrie ne me surprit pas au vu de l’art officiel académique imposé depuis Aurore-Marie de Saint-Aubain. Je regrettais de ne point être un péquenot de Tombouctou les bains au XIXe siècle. Je songeais à ces filles de campagne naïves, à ces Bécassines de 1840 arrivant à Paris, ignorant dans quel monde pourri elles débarquaient. Imaginez un instant une servante d’origine paysanne venue tout droit de sa cambrousse bouseuse berrichonne à la George Sand, entrant pour la première fois dans une boutique de mode, les pieds nus dans des sabots bourrés de paille, demander à la modiste :
« Acré ! J’voudrions ben un biau chapiau ! »
On devait adorer ça dans cette France blubo et pétainiste bis !
A cause du succès de Céline et de son omniprésence culturelle, c’en fut trop : je me jetai dans l’action, m’élançant vers la table pour m’emparer de l’appareil de Ron, mes renseignements pris. Là, les choses tournèrent au ciné d’horreur. Ayant saisi l’espèce d’UVnateur de Ron, je l’enclenchai et le dirigeai sur les brutes musculeuses aux biscoteaux saillants qui me rappelaient les ratkils de Bragotte dans une fameuse aventure du Flagaga publiée dans Sparrow en 1979. Pris de court par ma rapidité, ils ne purent me contrer. Un dziii sortit de mon espèce de télécommande, suivi de splashs dégueulasses et innommables. Les vigiles n’eurent même pas le temps de se sentir mourir.
En physique quantique, les choses étaient faciles à appréhender : on ne pouvait pas téléporter des êtres vivants dans l’espace-temps, sans œuvre picturale pour le faire et sans ceinture de protection, sans les tuer automatiquement.
Par conséquent, nos policiers crevèrent littéralement comme des ballons car envoyés contre un mur dépourvu de tout dessin figuratif. Ils clamsèrent en nous éclaboussant de leurs fluides, jaspant toute la bibliothèque des lambeaux déchiquetés de leur organisme. Ce fut une mort à la Alien. Ils me rappelèrent ces hommes-obus à la prunelle atone dans mes premiers essais littéraires fantastiques :
« Et les hommes-obus, en éclatant, hurlent ! Leurs organes, véritables paquets sanglants… » et autres dégueulasseries louftingues du même acabit. Ron et Hettie vomirent tandis que j’essayais de tenir le coup en pensant au combat de l’ange Philippe contre Alphaego, le fœtus humain géant vampire au long lasso blanchâtre, scène d’horreur composée dans le même opus contre mon cousin qui se foutait de nous tous les soirs lors des vacances d’été en jouant à Dracula avec son râtelier bonbon synthétique en amidon fluidifié (je disais pour rire fructifié) et en sucre inverti tout en grattant aux portes de nos chambres en hululant comme Hugues le Loup. C’était aussi tarte que la pub de Mister Plus™ de Kalsen, où un mec moustachu et bigleux à la Ben Turpin bouscule exprès des pâtissiers avec son jacquot sur l’épaule qui gueule tout le temps « Cooo-co !Cooo-co ! » avec le personnel qui obéit servilement. J’avais dit à mon cousin dans une lettre que c’était Dominique Zardi qui imitait la voix du psittacidé et qu’il touchait cinquante centimes par « Cooo-co ! » Quant à Mister Plus™, j’ai appris quelques années plus tard qu’il s’était noyé en allant au marais poitevin dans sa barque de pêche.
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« Aussitôt, me rappelai-je l’homme-fœtus se multiplie en dix exemplaires. Les cordons ombilicaux attaquent simultanément, convergeant vers Philippe, essayant de le happer à la carotide afin de se repaître de son sang.
Philippe réussit à en faire éclater deux. Mais l’homme-fœtus, prompt à la parade, se duplique immédiatement en cinq autres alter egos. Plus Philippe en tue, plus il en naît. Bientôt ce sont cent autres, mille autres Alphaego, flottant, bondissant, se démultipliant à l’infini, qui s’en prennent à notre ange, emplissant la salle de leur rire grêle démoniaque… »
Comme on le voit, en 1981, je préférais le présent de narration et le style minimaliste maladroit et simplissime avec le fameux juron du monstre : « Qu’il commette une faute, sacré nom d’un chien ! Il devrait déjà être dans ma panse ! »
UVnateur en main, J’ai couru hors de la bibliothèque en criant à mes amis :
« Rejoignez-moi au Trocadéro ! A plus ! »
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« Le grand public ignore que votre génie, Mister Pollock, est un génie souffrant, reprend le grand journaliste américain.
- Essentiellement, ce sont le whisky et le gin… Mon péché, depuis l’âge de quinze ans. Rappelez-vous Jack London et son célèbre « Cabaret de la dernière chance », où il appelle son mauvais génie John Barleycorn alias « Jean Grain-d’orge » !
- Pour tenter de sortir de votre alcoolisme, les traitements infligés par la médecine occidentale s’avérant inopérants…
- La récidive, vous connaissez ! Jeta Jackson Pollock, coupant Edward R. Murrow.
- Donc, disais-je, vous vous êtes tourné en désespoir de cause vers les médecines amérindiennes, pensant soigner votre penchant pour la boisson par l’absorption de substances hallucinogènes telles que les emploient couramment les chamanes.
- Antonin Artaud, l’écrivain et poète surréaliste français, a expérimenté, c’est connu, des drogues semblables vers 1937, le peyotl surtout. En fait, l’homme-médecine avec qui j’ai lié connaissance était un Navajo, Big Blue Horse. Paix à ces cendres. Il est mort il y a dix ans.
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- Et Big Blue Horse vous a traité avec des potions qui permettent l’état de transe. Une désintoxication passant par une autre intoxication. Combat du mal par le mal.
- J’ai cessé toute dépendance à l’alcool depuis et Big Blue Horse m’a permis de découvrir ma voie et d’affirmer mon style. Il m’a révélé à moi-même et dévoilé l’aspect réel de l’Univers. C’est cela que j’ai voulu transmettre à l’humanité ; c’est son message que j’ai souhaité léguer par le biais de l’Art…
- Et quelle est selon vous, l’œuvre manifeste, la plus révélatrice de cette réalité ?
- Silver over black, white, yellow and red, que j’ai peint voici tantôt cinq ans. L’Action Painting, le dripping et d’autres techniques permettent de dévoiler la structure même du réseau neuronal de l’Univers… L’homme, son cerveau, sont à l’image du Créateur. C’est l’acte créatif, l’œuvre en train de se faire qui importent, point sa durée post-créatrice, sa pérennité, quoiqu’on en dise. Le peintre est le Révélateur, le mandataire du Créateur, l’intermédiaire dont la mission est de dévoiler le message de Dieu pour toute l’humanité. »
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J’étais à l’air libre, après avoir pataugé un moment dans les couloirs et les galeries d’un musée du Luxembourg que je ne reconnaissais plus. Je suis sorti par les fameux jardins, qui, eux, ne s’étaient guère métamorphosés. Il faisait plein jour.
J’eus en ces lieux le temps de mesurer ô combien nous vivions une époque d’apartheid poussé jusqu’au paroxysme !
Chaque banc, chaque allée, étaient réservés exclusivement à une catégorie ciblée de la population !
Il y avait les bancs pour Nord-Africains seulement, ceux pour les juifs, ceux pour les Noirs et j’en passe. Odieux, tout simplement ! C’était à croire que des conseillers Afrikaners siégeaient au gouvernement. Cela me rappela une bédé inachevée de Sparrow qui se passait à Johannesburg…
Le pire, c’étaient les signes discriminatoires cousus sur les vêtements des passants et promeneurs que je croisais, signes qui allaient au-delà du délit de faciès et de la seconde guerre mondiale de ma piste : étoile jaune – un classique, hélas ! – croissant vert, triangle rose, œil prophylactique pour les Maçons, étoile rouge pour les communistes…
Une scène hideuse s’offrit à moi : des vigiles comme ceux que j’avais liquidés venaient d’appréhender un Maghrébin qui s’était trompé d’allée réservée, empruntant celle des Français de souche. Ils y allaient franchement de leurs quolibets, de leurs coups de matraques en caoutchouc. L’homme fut à terre, meurtri, la tempe droite en sang. Il reçut force coups de pieds tandis qu’un de ces salauds lui criait :
« Lèche la poussière et bouffe cette crotte de chien, salaud, cochon de bougnoule ! On va t’apprendre à respecter la loi ! Toi sous-homme ! »
Tout cela me rappelait Le Dictateur de Chaplin, l’Allemagne nazie, l’Afrique du Sud de Botha, le klu-klux-klan mais aussi un récit complet de Doc Justice, de Raphael Marcello, dans un numéro de Pif que j’avais lu chez ma dentiste. Des policiers y prenaient à partie un immigré, sans doute clandestin et le passaient à tabac. Ce qui frappait le plus, c’était le recours partiel au français tirailleur à l’encontre de ce malheureux. Là, je me souvins des Scorpions du désert d’Hugo Pratt, avec l’épisode du fort somalien. Un officier fasciste apostrophait un ascari en petit nègre et ce dernier répliquait : « Mais pourquoi ne me parlez-vous pas en langage correct ? »
Ce n’était plus l’heure de rire comme dans Space War avec la manière dont s’exprimait le fameux Doga le Djubaï à l’adresse du héros de la saga, ou encore la façon colonialiste de parler de Dersou Ouzala dans la VF du film d’Akira Kurosawa.
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La nausée monta en moi, pour ne pas dire la haine de ce monde. Je ne pouvais rien faire pour ce pauvre type, si ce n’était tenter de rétablir un continuum espace-temps plus conforme… Mes exploits de tout à l’heure avaient taché mon habit de traces de sang, frusques déjà suspectes du fait de leur antiquité.
Une des brutes me vit et commença à s’avancer vers moi. Paranoïa ou réalité ? Fantasme ou vrai danger ? J’accélérai le pas, me dirigeant au plus vite vers la grille de sortie, de crainte que ce nouveau SA me poursuivît.
Je franchis la grille, accélérant encore, entamant un trot vers une hypothétique bouche de métro. Hors du jardin, les rues valaient le détour : des trottoirs différents, chacun établi dans un but discriminatoire… Des rues, des avenues, à cinq trottoirs de chaque côté ! Des voitures de marques non identiques aux nôtres, marchant encore à la vapeur mais carrossées de manière aérodynamiques, carénées telles des locos américaines de la fin des années trente : Serpollet, Léon Bollée, De Dion, Audibert-Lavirotte, Scotte…
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Et des gens renfrognés, des passants indifférents, désabusés, plus ou moins catalogués, classés en catégories nobles ou infamantes selon l’insigne que leur poitrine arborait, fièrement ou honteusement, vêtus de manière austère et surannée avec de vieux pardessus élimés…chacun prenant garde de prendre la bonne voie, sous l’œil de policiers omniprésents. Mais aussi beaucoup de scouts et de religieux… Des prêtres en soutane intégriste, de drôles de barbus à l’allure de missionnaires du Congo belge, de pères de Scheut, arborant d’énormes croix de buis ostentatoires pour mieux affirmer le triomphe de l’Occident chrétien traditionnaliste sur la chienlit des déviants de toute nature.
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« Le monde idéal du Siridar baron », me dis-je. La chébrantude inversée….
Des regards indiscrets et insistants s’attardèrent sur moi, sur mon habit Lincoln débraillé et taché de l’hémoglobine des fumiers du Luxembourg avec sa ceinture bizarre. Je ressemblais désormais plus à un de mes copains de seconde, Gilbert, hippie fantaisiste, qui venait vêtu ainsi en classe, avec son chapeau-claque, qu’à un jeune bourgeois respectable de 1878.
Un coup de sifflet retentit… Il était pour moi, bien sûr. Je courus, au hasard, bousculant quelques curés et louveteaux (les Balilla ou Hitlerjugend de cet a-monde ?), quelques matrones de ce trottoir des bons Français au milieu duquel je déambulais. Je courus, décampant comme un voyou beur des Minguettes, en quête de la bouche de métro salvatrice…
J’eus de la chance : elle se présenta à moi. Jamais je ne courus aussi vite de ma vie, dévalant les escaliers. Sans titre de transport, sans argent de ce temps divergent, sans plan de ce métropolitain différent, qu’allais-je devenir si on me pinçait en flag ? Un paria ? Un apatride atemporel ? Quel destin !
La foule m’avait protégé, involontairement. Une ruée de voyageurs sortait de la station parce que nous étions à l’heure de pointe méridienne… Ce qui eut pour effet salutaire de retarder les flics, de les embarrasser. Je me suis alors comporté comme une racaille, un resquilleur, négligeant de prendre le moindre ticket, tentant de voir un plan du réseau dans cette galerie bien astiquée, bien proprette, aux carreaux blancs immaculés.
Je vis ce que je cherchais, sur un mur…la ligne 5, nous étions sur la ligne 5. Quelle chance ! La station Trocadéro y figurait, sans qu’il fût besoin d’emprunter la correspondance. Il y avait huit arrêts avant destination, aux noms révélateurs : Charles Maurras, Paul Déroulède, Jeune patriote, Sacrifice national, Cœur Sacré de Sainte Aurore-Marie, La Rochejaquelein, Maréchal Salan…etc.
Je sautai le portique, honteux de cette nécessité de sauver ma peau, qui ne valait pas cher, moi, l’honnête jeune homme. J’avais pris la bonne direction, mais les quais, une fois encore, étaient divisés en catégories classifiées.
Ce fut une rame à vapeur, sorte de Sprague-Thomson
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à cheminée de steamer futuriste, à phare unique central de cyclope, en bois vernis marron de tortillard, qui surgit du tunnel. J’entendais les sifflets se rapprocher. Trop tard pour ces salauds. Je montai dans le premier wagon venu, sans faire cas de la pancarte « réservé aux homosexuels ». Par chance, il était vide : sans doute, à force d’être stigmatisés, nos gays n’osaient plus sortir et demeuraient cloitrés chez eux, de peur qu’on leur réservât un mauvais sort. Ce Paris, cette France abjecte, devaient pulluler de ghettos de tous poils… La porte automatique du wagon se referma à temps, juste quand la police arriva, à son nez et à sa barbe…
*********
Parvenu à bon port, je tentai de me fondre parmi les voyageurs qui débarquaient au Trocadéro. Les escaliers de la bouche gravis, je me retrouvai comme Hettie me l’avait dit, devant la façade tournant le dos à notre champ de Mars de l’affreux bâtiment à campaniles non démoli en 1937 dans cette chronoligne.
Deux expos temporaires se tenaient dans ce palais pâtisserie en forme d’indigeste pièce montée duquel on s’attendait à ce qu’une gigantesque cocotte en guêpière de bordel de Western sortît opportunément en chantant d’une voix épaissie par le gin : « O Suzanna ! », le tout suivi de « Yeepee ! » enthousiastes de ceux qui n’étaient point des pieds-tendres ! Des affiches quasi chromolithographiques vantaient « Claude Debussy et Jean Saintonge, musiciens français, et leurs peintres » et « La collection de gravures de Charles Samaran, archiviste-paléographe national ».
http://marciac.typepad.com/.a/6a00d834520f8469e20147e05e12c9970b-320wi
Je ne pouvais pas faire la queue comme tout le monde pour entrer, car sans le sou. Je cherchais de l’aide. En vain. J’eus alors une idée lumineuse et criai :
« Mon portefeuille ! Flûte ! On me l’a volé ! » (j’ai juré flûte en pensant qu’en cet univers fou, il était interdit de prononcer le mot merde, bien que je connusse les propos célèbres de Louis-Ferdinand Céline éructant sa jactance de vomissures et de chiures verbales au sujet de la disparition de la langue gauloise, dont pas même l’équivalent de l’injure de Cambronne n’avait survécu).
Ce fut alors qu’un petit vieux barbichu providentiel vint à mon secours. Je retins un cri de surprise : c’était le physicien Pierre Auger en personne. Je ne compris pas pourquoi il exprima autant de compassion vis-à-vis de moi. Peut-être me prit-il pour un apatride clandestin qui tentait de ruser avec l’ordre établi, et qu’un esprit de résistance propre à ce genre de grands savants l’animait ?
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« Ne vous en faites pas, jeune homme, me dit-il de la même voix de membre de l’Institut chenu que dans l’émission de Decaux. Je payerai pour vous en disant que vous êtes un de mes élèves. »
Il enseignait encore, à son âge !
Le physicien m’expliqua mezza-voce que, c'était suite à ses prises de position politiques (il avait défendu Marie Curie dans les années vingt, lorsqu’on l’avait exclue de tout poste universitaire à cause de ses origines étrangères et que le gouvernement du Président du Conseil Léon Daudet l’avait mise à la retraite d’office, pondant dans le même temps une loi interdisant aux femmes d’enseigner dans les facultés de sciences). De même, Pierre Auger avait protesté énergiquement lorsqu’en 1946, Frédéric Joliot-Curie avait été interdit d’enseignement et tenu au port de l’étoile rouge.
Par conséquent, la carrière de mon physicien avait été brisée et il s’était retrouvé confiné comme simple prof de sciences dans un lycée technique de second ordre. Il n’y avait pas de retraite à 60 ans et l’on était contraint de poursuivre sa profession d’enseignant presque jusqu’à son dernier souffle vu le traitement minable qu’on percevait, digne de la portion congrue des curés d’Ancien Régime et de la paye au lance-pierre. Beaucoup mouraient à la tâche autour de leurs soixante-dix printemps mais Auger, lui, était solide. Il n’avait pas trop à se plaindre de ses élèves, au contraire des profs porteurs d’insignes réduits à exercer dans les lycées « disciplinaires » des camps-ghettos d’Afrique du Nord de Bône, de Laperrine, de Foum Tataouine et de Tamanrasset où l’on envoyait tous les jeunes indésirables.
Auger paya donc mon ticket d’entrée. Il sortit un billet coloré de mille francs à l’effigie du général de Castelnau. La monnaie, dévaluée, n’avait pas été réformée par Antoine Pinay.
« Je ne saurais comment vous remercier, monsieur, fis-je.
- C’est tout naturel, mon jeune ami.
- Puis-je vous demander un ultime service ?
- Faites.
- Pourriez-vous m’indiquer où se trouve la collection d’art dégénéré américain ?
- Justement, je dois y aller. Il y a dans cette collection une œuvre de Jackson Pollock que j’affectionne tout particulièrement. Elle représente à mes yeux un jaillissement de particules élémentaires au sein d’un cyclotron. Vous ne pouvez la manquer : c’est Atomic symphony 44 ά, juste à côté de Silver over black, white, yellow and red. Deuxième étage, salle cinq. Il y a un ascenseur.
- Génial ! C’est la seconde toile que je dois absolument voir. »
Je tâtais ma poche. L’appareil de Ron s’y trouvait toujours.
Nous passâmes rapidement quelques couloirs courbés du rez-de-chaussée encombrés d’effroyables croûtes académiques de Laszlo de Lombos,
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Medina,
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Griouchelle, McGregor Paxton,
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Urtebise et consorts. Seul un autoportrait de Jean Cocteau m’intéressa,
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mais j’appris que le peintre, écrivain et artiste complet s’était exilé en compagnie de Jean Marais et était mort en Espagne pour ne pas arborer le triangle rose.
« Votre art insigne, mister Pollock, prétend donc montrer l’aspect réel de notre monde…
- Le chamanisme m’a dessillé les yeux. J’ai pu accéder à la structure réelle, en réseau et raisonnée, de l’Univers qui en fait, est un multivers aux pistes plurielles.
- Expliquez-vous. Je ne pense pas que vos propos aient une quelconque valeur scientifique.
- Mister Fred Hoyle ne me contredirait pas. »
L’étage deux, salle cinq. Enfin le saint des saints, quoique déserté des amateurs de l’académisme croûteux officiel. Géographiquement parlant, cette salle correspondait, dans le palais de Carlu de l’autre chronoligne, avec la galerie des peuples arctiques, avec son ours blanc empaillé et son kayak puant en peaux de phoques huileuses et luisantes. Je tremblais d’émotion en appuyant sur le bouton de mon appareil que je sortis de ma poche tout en me dirigeant vers Silver over black… qui trônait majestueusement tout au fond. Des chefs-d’œuvre étaient relégués dans cet enfer : du De Kooning, du Jasper Johns,
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du Motherwell,
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du Rothko à foison et Pollock, Pollock, Pollock…au moins dix opus de lui ! L’instant était solennel. C’était à quitte ou double. Enjeux : la restauration du monde, de notre monde et, accessoirement, ma vie…
« Reprenons Silver over black…si vous le voulez bien, Mister Murrow. J’ai apporté pour les téléspectateurs une photo de l’œuvre.
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- Vous pouvez y aller.
- Examinez l’enchevêtrement apparemment inextricable. Il semble chaotique, mais c’est en réalité un chaos parfaitement ordonné, ordonnancé. Un chaos voulu mais intelligible pour celui qui sait, qui comprend. Je rapproche la photo de la caméra.
- Caméra deux ! Un zoom, s’il vous plaît !
- Voyez ce réticulum quasi endoplasmique, cette mise en relation des coulées de couleurs à l’image de galaxies reliées entre elles ou de neurones avec leurs connexions, leurs axones et leurs synapses… »
L’invention de Ron, une fois enclenchée, émit un doux sifflement. Quelle solennité à nulle autre pareille, à marquer d’une pierre blanche dans le destin du monde ! J’allumai ma ceinture… prêt pour le grand saut !
Tandis que je joue mon va-tout, Pierre Auger s’affole. Le pauvre vieux ! Il doit me prendre pour un vandale ou pour un fou ! Me voir me précipiter en courant droit sur la peinture de ce cher Jackson comme si je voulais me fracasser sur le mur ou éventrer la toile ! C’est comme si je reprenais le geste désespéré du grand comédien britannique Robert Shaw,
http://img.ozap.com/00B400E600903394-c2-photo-oYToxOntzOjU6ImNvbG9yIjtzOjU6IndoaXRlIjt9-affiche-la-meprise.jpg
disparu prématurément, dans le rôle du chauffeur de maître ver de terre amoureux de l’aristocratique étoile, victime d’une société anglaise trop compartimentée, lorsqu’il écrase sa Rolls contre la muraille dans un fameux film rétro 1930 primé à Cannes en 73, La Méprise, avec Sarah Miles, ce Robert Shaw qui a interprété un inoubliable shérif de Nottingham dans La Rose et la Flèche ! Attention futur – euh pardon, passé - me voici !
« Autrement dit, afin de demeurer clair pour le téléspectateur profane, Silver over black nous montrerait une image exacte de l’univers, telle que vous l’ont révélées vos expériences chamaniques, reprit Edward R. Murrow.
- Toute perception de la réalité est relative… Elle dépend d’un état donné, d’un stade de développement technique, d’une culture, d’une civilisation, en fonction des critères de représentations mentaux d’une époque, de la conception que cette culture, cette civilisation, a du monde et des représentations qu’elle en donne…
- Les Allemands nomment cela Weltanschauung.
- Voyez les cartes médiévales du monde, avec le Paradis terrestre, le jardin d’Eden, le Tigre, l’Euphrate, Jérusalem… la Terre plate des Anciens et l’univers géocentrique de Ptolémée…Ceci dit, je ne prétends pas que la vérité chamanique procure une vision définitive et absolue de ce qu’est l’univers… Un Aborigène d’Australie, s’il m’avait initié et s’il était présent sur ce plateau, de même un bouddhiste tibétain, affirmeraient d’autres choses et j’aurais peint chaque fois une œuvre tout à fait différente…
- Par exemple…
- Si plusieurs mondes possibles existent, Mister Murrow, des alter-egos de moi-même se meuvent, vivent, peignent, dans des réalités différentes, parallèles. Initiés par d’autres peuples, par des chamanes australiens ou sibériens, ou par un lama de Lhassa, ils créent autant de versions de Silver over black qu’il y a de conceptions différentes de l’univers…
- C’est proprement sidérant ! »
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« Je vous jure, messieurs, que je n’invente rien ! Ce jeune homme a couru, s’est précipité droit sur cette peinture et pouf, il s’est évaporé !
- Et vous pensez que nous allons vous croire ! La parole d’un vieillard qui n’a plus toute sa tête contre la nôtre ! »
Pierre Auger avait fort à faire pour raconter aux gardiens la scène dont il avait été témoin. Mais pourquoi était-il seul à avoir vu ? Pourquoi n’y avait-il eu à l’instant fatidique que le jeune homme insensé et lui-même dans cette sinistre salle cinq ? Le personnel de surveillance du musée du Trocadéro avait eu grand tort de négliger ce secteur, de ne point y être présent physiquement, se contentant d’une caméra ! Le mépris exprimé par le gouvernement à l’encontre d’un art soi-disant dégénéré avait joué jusque dans la négligence de la sécurité.
« Ecoutez, mon pauvre monsieur ! Reprit le gardien chef, un gros homme soufflé et las avec des poches sous les yeux. Les gens de votre âge ne voient plus très bien et ils ont tendance à ratiociner, à vaticiner, à affabuler… De plus, cette…hem peinture n’a rien du tout, absolument rien ! Elle n’est pas crevée, pas même éraflée !
- Mais puisque je vous dis…
- Paul, raccompagne ce vieux gâteux avant que je me fâche tout de bon et que j’appelle la patrouille de la milice du secteur ! Il vient de me gâcher tout mon après-midi. Allez, débris, dégage et va te faire pendre ailleurs ! »
Empoigné par le gardien Paul, presque expulsé du bureau du gardien chef manu militari, le physicien ne put que balbutier :
« Je… je proteste énergiquement ! Je porterai plainte au ministère des Beaux-Arts !
- Cause toujours ! M’sieur Auban-Nara ne répond jamais à de vieux cornards comme toi ! » S’exclama, fort grossier, le gardien Paul, un balèze de première aux biceps tatoués comme ceux d’un mathurin.
Une fois Pierre Auger dehors, un autre personnel, préposé aux caméras, vint trouver le gardien chef.
« Monsieur, monsieur !
- Oui, Jacques…
- Vous savez que les merdes exposées en salle cinq ont si peu de valeur artistique qu’une simple caméra suffit à en assurer la sécurité … Même le voleur le plus nul en histoire de l’art ne se hasarderait pas à dérober ces horreurs ! Il n’en tirerait pas cent francs !
- Ouaip ! Et on enregistre tout ce qui s’y passe. D’ailleurs, comme de juste, y a jamais foule dans cette salle nulle ! Question d’bon goût ! On va pas jeter mémé dans les orties pour adresser des louanges à des barbouilleurs camés, à des minables ou des dingues qui pensent qu’à se couper l’oreille entre deux joints ou deux verres de tord-boyaux, pour ne pas dire les couilles ! Y a pas à faire tant de foin pour une croûte de c’t alcoolo de Pauloque ! Il porte vachement bien son nom, celui là !
- Ben, justement, monsieur…
- Chef ! N’oubliez jamais que je suis chef, ici !
- C'est-à-dire chef… Je viens de visionner l’enregistrement de la cinq à l’instant. Il s’est passé un drôle de truc à 14h05 !
- Mince ! Trois minutes avant qu’cette espèce de vieil enfoiré vienne gueuler qu’un mec s’était évanoui devant lui comme un pur esprit ! Allons voir ça ! »
Le gros homme se leva lourdement de son fauteuil de fonctionnaire. Ventru, il éclatait dans son uniforme de zélé membre du parti unique néo-boulangiste. Dans un geste machinal, il n’omit point de coiffer son béret français dit à la Paul Déroulède.
Parvenu avec son acolyte subalterne au poste central des caméras, il souffla comme un vieux phoque.
« Voyez, chef ! Les enregistrements de la salle cinq ! Le dernier a été pris il y a quarante minutes… J’le mets en lecture.
- C’est vrai, Jacques. Le vieux con n’a pas menti ! Il n’était pas seul… Mais qui est donc cet hurluberlu avec ses queues de pie débraillées et son galurin XIXe siècle ? Qu’est ce qu’il fout ? Il court droit sur cette putain de croûte amerloque et vlan, plus rien !
- Chef, permettez que je repasse le film au ralenti… »
Le gros représentant de l’ordre artistique établi ne put qu’émettre un « crénom ! » face aux images surnaturelles de ce fatidique 14h05. Une silhouette, dans l’image noire et blanc tremblotante de ce ralenti fantasmagorique, parut littéralement pénétrer dans le tableau de Jackson Pollock, tête la première, bras en avant… Les jambes passaient les dernières. C’était comme si l’inconnu anonyme avait plongé dans une piscine, comme si la peinture eût été liquide…Comme la traversée du miroir par Alice. Ce n’était point là un miroir aux alouettes, mais plutôt un miroir révélateur, Spektrum der Wissenchaft.
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Dommage qu’il manquait le son… Conformément au témoignage de Pierre Auger, les deux gardiens eussent entendu un incongru sifflement tandis que le corps de l’homme était absorbé intégralement par Silver over black, white, yellow and red.
« Crédju de crédju ! Mais qui était ce type ? Vite, y faut rappeler Paul pour qu’il nous ramène le vieux barbichu ! »
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Peine perdue… L’ordre du gardien chef du musée du Trocadéro, qui se nommait Louis Cressoux, ne parvint à être exécuté que le lendemain. Pierre Auger ne put que confirmer son témoignage, sans toutefois apporter un seul éclaircissement au sujet de l’identité du jeune homme. Il ne pouvait avouer qu’il était venu en aide à un resquilleur. Il risquait deux mois de prison ferme et huit cent mille francs lourds d’amende pour complicité.
Cependant, la nuit qui suivit, durant la ronde, Gaspard, un autre gardien, lorsqu’il passa sa lampe de poche devant le chef-d’œuvre déclassé et délaissé de Pollock, crut percevoir des bruits et remarqua quelque chose sur la peinture, comme si on avait passé un chiffon humide dessus… Le faisceau de la lampe balaya longuement la toile : Gaspard voulait être sûr de ce qu’il entendait et voyait.
Il n’y avait aucun doute… Tous les préposés à la surveillance puis, plus tard, des visiteurs le confirmèrent : Silver over black émettait des grincements, des gémissements, des plaintes, des soupirs, des… Il sembla à maintes personnes dignes de foi – jusqu’au ministre des Beaux-Arts en personne qui le constata de visu - que de l’eau gouttait, coulait des pigments, telles des larmes. Il s’agissait bien d’eau… La peinture n’était nullement en train de fondre, de s’écouler, de s’estomper de disparaître à petit feu… Le tableau pleurait... Il souffrait... Il vivait !
Devant ces manifestations déroutantes, le ministre prit un arrêté d’exclusion d’exposition : Silver over black, white, yellow and red fut définitivement relégué dans les réserves. Ostracisme !
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Où suis-je, qui suis-je, que suis-je ? Quoi ? Moi est quoi ? Je. Qui est je ? Ron…Ron avait raison… On ne peut pas se translater dans le temps à travers une œuvre abstraite sans perdre son intégrité physique… Eh non ! Mais qui est Ron ? Qu’est-ce que Ron ? Que signifient ces lettres r, o, n ? Qu’est-ce qu’une lettre d’ailleurs ? Je pense encore, mais où est mon corps ? Là où je me situe, plus rien de ce que j’ai connu ne veut dire quoi que ce soit… J’appartiens à la toile de Pollock. Elle est moi ; je suis elle. De l’autre côté. Je suis ce que Jackson a voulu représenter. Je suis désormais au-delà de l’humain ! Je me situe au-dessus de toute chose. J’ai voyagé, j’ai bel et bien réussi mon transfert, mais j’ai franchi une porte…vers l’Autre Réalité ! Je suis Nous, Tous, Ils, Eux…Planètes, étoiles, galaxies, Voie lactée, Amas de la Vierge, Cygnus, Grand Ourse, Proxima du Centaure, Epsilon Eridani, Cassiopée, La Croix du Sud… Mais aussi, j’ai la perception, l’acuité de Tout…Et pourtant, je demeure seul tout en incarnant tout. J’erre désespérément en quête de moi-même, car je veux me connaître, savoir ce que je suis exactement, ma nature, mon essence, mon existence, mon hypostase, ma psyché, hors du temps, de tous les temps, qui ne veulent plus rien dire. Ai-je une enveloppe matérielle ou suis-je toute la matière sous n’importe quelle forme aux échelles micro et macroscopique ? Je sens que je puis modeler n’importe quel cours de l’Histoire à ma guise, à satiété, selon mon bon plaisir, modelage sans cesse recommencé, renouvelé, tel le métier à tisser de Pénélope, mais différent et simultané. Tous les matins, je reprends mon ouvrage et j’engendre les mondes car je ne supporte plus ma solitude, recherchant la compagnie d’autres êtres qui sans cesse se dérobent à moi dans une infinitude de dimensions dédaléennes. Je suis unique et je pleure la compagnie d’un semblable. Je pleure, si pleurer veut dire verser des larmes car ma matérialité s’est enfuie et mon chagrin ne peut se concrétiser… sauf si l’œuvre de Pollock parvient à l’exprimer afin d’informer où je suis, ce que je suis devenu ! Désespoir ! Peur du néant ! Solitude des espaces infinis…Je la refuse ! Il me faut autre chose que moi ! Créer pour ne pas demeurer seul dans l’univers !
J’ai besoin de savoir. Savoir ce qu’il peut y avoir, sous toutes les formes, dans tous les possibles. Pourquoi savoir ? Pour me connaître moi-même, comme je l’ai déjà « exprimé », mais également pour anticiper les destinées de ce qui peut être, potentiel puis tangible ? Allons donc, puisque je me localise au-dessus du temps ! Mes actions configurent un réticulé arachnéen infiniment grand, une toile où s’interconnectent toutes les probabilités alternatives et potentielles. Toutes les contingences. Tout ce qui est fortuit et tout ce qui est certain. Tout ce qui est futile et vain et tout ce qui est utile. J’ai l’éternité désormais devant moi car JE SUIS, mais je ne sais plus depuis quand JE SUIS. J’ignore pourquoi je suis né, l’instant exact de ma création, si même il y en aurait eu une. Mais ai-je un créateur ? Jackson Pollock fut-il mon créateur ? Moi, un univers peinture ? Contenu dans un seul tableau existant dans toutes les chronolignes, conceptualisé puis conçu , créé, accouché, par toutes les cultures humaines et non humaines, sous tous les aspects, toutes les couleurs, tous les matériaux probables et improbables, exprimé, reproduit, représenté dans toutes les esthétiques, tous les Arts par une infinité de Pollock parlant tous les langages terrestres depuis que le monde est monde car œuvre incontournable, indispensable à la compréhension de la Réalité, Révélation plastique incarnant par excellence le portail du Vrai Tout ? Des Pollock néandertaliens, pithécanthropiens, mais aussi des Pollock chimpanzés, dauphins, ours, corneilles, dinosaures, abeilles, platanes, bactéries, basaltes, cristaux, gaz… L’Art partout, exprimé par toutes les formes de vie et de non-vie… ABSURDITÉ ! FATUITÉ ! TRUISME ! SOPHISME !
Contentons nous d’accoucher de tous les univers pensables, que je puis conceptualiser, viables ou pas. Univers, je te donne la vie, je vous donne La Vie… Puisque il appert que je sais le faire. Jouons aux dés, au bilboquet, avec les univers, comme l’a dit Rocambole.
Car il est d’autres univers, parallèles à celui que l’on croit connaître… Ils s’enchevêtrent, se mélangent, indénombrables, se connectent, s’attachent, se lient inextricablement en réseaux tubulaires étoilés, filets aux mailles resserrées, entrelacs qui se propagent à l’infini, l’Infini, L’INFINI... Et je me fonds en eux, JE SUIS DESORMAIS EUX. TOUS, TOUT… Dans tous les temps, tous les possibles. JE SUIS LA REALITE DE CE QUI EST. Omniscient, Omniprésent, Omnipotent… PLURIEL ET UNIQUE EN MEME TEMPS. JE… LOGOS…LOGOS…LOGOS… PANTRANSMULTIVERS.
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« Il est grand temps, Mister Pollock, de prendre congé et de dire au revoir à nos chers téléspectateurs. Je suis sûr que ce soir, vous venez de susciter de nombreuses vocations ! J’espère, mesdames, mesdemoiselles, messieurs, que cette nouvelle édition de « See it now » vous aura plu pour ne pas dire passionnés !
- Tout le plaisir a été pour moi, Mister Murrow ! Thank you very much !
- Bonsoir, chers téléspectateurs qui nous avez suivis assidument ! Comme à chaque fin d’émission, il me reste à vous dire : good night and good luck ! »
Fin ?