samedi 29 mai 2010

G.O.L. : chapitre 3 : Lagereï fin.

« Hé, m'sieur, m'sieur! Réveillez-vous! On a gagné, m'sieur, on a gagné! »

J'ouvris l'œil sans savoir où j'étais. Le premier être vivant que j'aperçus fut le jeune homme, presque encore un enfant, qui m'avait secoué pour que je m'éveillasse. Je m'extrayais de songes incroyables. Ce jeune portait les attributs d'un combattant luttant pour une cause révolutionnaire : tenue de bric et de broc, cartouchières en bandoulières comme les Mexicains, fusil en main, béret sale enfoncé dans ses cheveux trop longs, joues crasseuses, comme souillées de charbon.

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« M'sieur, m'sieur, le palais est à nous et le tyran est tombé! Vous êtes libre! »

Je crus saisir que la cause de Mieszko avait triomphé, que Jean-Casimir avait sans nul doute été capturé par les rebelles! En me tâtant, je réalisai que je portais encore la sinistre tenue du détenu politique. Était-ce à dire que tout ce qui s'était passé depuis l'instant où Philibert-Zoltan m'avait nargué dans le cachot n'avait jamais eu lieu?

Je me trouvais effectivement dans un couloir du palais Pelche, dévasté par la tourmente révolutionnaire! C'était comme si un ouragan eût balayé cette galerie. Les vandales, tout à leur haine de l'oppresseur, n'avaient rien épargné, lacérant les toiles de maîtres, éventrant les meubles, brisant les glaces, arrachant et brûlant les boiseries, pillant l'argenterie, les bibelots précieux, faisant main basse sur tout ce dont ils pourraient tirer quelque argent auprès de receleurs. On s'était battu âprement en ces lieux où la rapine et le sang avaient régné sans partage. La galerie sentait encore la poudre et, çà et là, l'hémoglobine jaspait les parquets meurtris par les pieds des rebelles. Ces sols dégradés étaient marqués des débris d’une simili orfèvrerie qui n’était qu’en ruolz et par l’éparpillement des tessons des Saxe, des Wedgwood et des Sèvres brisés.

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J'entendais à l'extérieur, d'une fenêtre cassée, les clameurs des pelotons d'exécution : les mieszkistes étaient en train de passer méthodiquement par les armes tous les serviteurs du tyran tombés vivants dans leurs rets. Tout cela n'était pas sans me rappeler la Révolution française et la prise des Tuileries le 10 août 1792. Près de moi, je remarquai la présence d'un dérisoire pantin démantibulé : un de ces automates Potemkine qui n'avait pu faire grand-chose devant la furia révolutionnaire.

D'une autre galerie contiguë à celle où je demeurais, une nouvelle vision d'horreur surgit, comme en réponse à ce que j'avais vécu en parvenant dans la prison avant que Philibert-Zoltan ne m'arrêtât : cette fois, le goret pantelant que l'on traînait au bout d'une perche n'était pas un opposant, mais un séide de Jean-Casimir, mon fameux bourreau éléphantesque aux jodhpurs dont le ventre, sciemment crevé par les baïonnettes hargneuses des nouveaux sans-culottes, laissait s'épandre d'horribles entrailles boursouflées.

Mon jeune guérillero se fichait pas mal de cette atrocité. Il fut rejoint par un groupe vêtu d’uniformes disparates et dépareillés. Celui qui paraissait leur chef arborait une casquette d'officier russe penchée sur son œil borgne que recouvrait un grotesque bandeau de cuir. Barbu, le visage taillé à la serpe, il tirait d'un havane ordinaire de nauséabondes bouffées. Une vareuse fourrée de haut gradé, dérobée à quelque membre de l'Etat-major de Jean-Casimir était négligemment posée sur ses épaules, telle une cape.

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Ses camarades de combat, ivres, aussi crasseux et mal rasés que des partisans mexicains, brandissaient d'un air triomphal des bouteilles de tokay qu'ils venaient de décapiter à coups de sabre. Ils qualifiaient leur chef du grade pompeux de général.

Ce dernier s'adressa à moi.

« Professorskî Harsanyi?

- Oui? Répliquai-je avec surprise.

- Je suis le général Mirko Vilankovic, l'aide de camp de Sa Majesté. J'ai reçu l'ordre de vous conduire à Elle. Sa Hautesse désire vous voir : c'est grâce à vous que notre cause triomphe aujourd'hui. Vous devez recevoir de Sa part votre juste récompense. »

Interloqué, je ne pus que m'exécuter. De nouveau escorté comme tantôt, je traversai une seconde fois, dans des circonstances bien différentes, les corridors jouxtant les bureaux ministériels, désormais vides et ravagés, parsemés des débris d'une splendeur déchue.

Je reconnus au passage l'ancien Protecteur des Bois

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ou ce qu'il en restait : un tas misérable d'écorce et de raphia à demi calciné. Des fumerolles s'échappaient encore de cette dépouille mécanique, paradoxale et prosaïque, tout aussi impuissante à empêcher le déferlement de la juste cause que ses coreligionnaires artificiels. Parvenu à l'ancien bureau de Philibert-Zoltan, quelque peu épargné contrairement à d'autres, le général Vilankovic, fort obséquieux, s'inclina devant son souverain qui avait adopté le fauteuil du maréchal déchu et dit :

« Votre Majesté... »

Et une voix féminine que je reconnus entre toutes, tant elle conservait des inflexions encore enfantines quoiqu'ici teintées d'autorité rétorqua :

« Relevez-vous général...Quant à vous, chevalier Harsanyi.... »

Elle se leva de son siège, toujours aussi gracieuse et aérienne, tandis qu'un laquais, à tue-tête, s'écriait :

« Saluez Sa Majesté Mieszca Première, Clarissima Prinzesca! »

Elle avait revêtu une extraordinaire robe d'apparat, à demi militaire, qui, quoique son style l'apparentât à quelque duchesse de Gerolstein, à une Altesse d'opérette, magnifiait sa fraîche jeunesse. Sa toilette se chargeait de fourrures, de brandebourgs, de dentelles et de galons dorés. Elle arborait encore cette fameuse toque d'astrakan, qui était celle du régiment des housards Pienekowsky fondé en 1672. Ses longs cheveux roux flamboyants étaient nattés dans le style des antiques tresses rustiques, un peu comme chez les korês grecques, conformes à une séculaire coutume, ainsi qu'aimaient à le faire nos boyardes médiévales.

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J'aurais dû m'en douter! Son corps, ses pieds, ses mains, son port de tête, étaient trop nobles, trop fins, trop élégants, trop aristocratiques enfin pour qu'elle appartînt aux milieux populaires! Tout en elle trahissait l'éducation, l'excellence! Je la savais aussi cruelle, prête à tout : n'avait-elle pas poignardé une espionne sans hésiter? Dans ce cas, où donc était Mieszko...son père, sans doute? Sa personnalité réelle allait se dévoiler à moi. Il était visible que Mieszca Olganovna se grisait de son triomphe. Son visage se marquait d'une expression de jouissance troublante tandis que ses yeux d'émeraude pétillaient.

« Professorskî Harsanyi, Nous tenons à vous récompenser des insignes services que vous venez de rendre à Notre noble cause. »

Ce Nous majestatif!

« Agenouillez-vous, chevalier! »

Elle jouait plus que jamais son rôle de Belle Dame sans merci.

Mieszca Olganovna, ou plutôt, Mieszca Première, sortit une fine épée florentine d'un fourreau damassé, puis, respectant scrupuleusement l'immémorial rite, m'arma chevalier.

« Chevalier, relevez-vous! »

La Souveraine demanda à son aide de camp qu'on lui apportât un étui à cigarette en or, étui d'où elle exhiba une de ces longues Karepomül, ces cigarettes de luxe albanaises que seuls fumaient les très hauts dignitaires du Pachalik et de l'aristocratie mitteleuropéenne. Elle inséra cette gâterie dans un fume-cigarette d'un ivoire laiteux, l'alluma à l'aide d'un briquet serti de minuscules diamants, en tira une bouffée puis reprit la parole.

« Je suis profondément désolée d'avoir été contrainte d'user de vous comme d’un appât, mais reconnaissez-le : vous avez excellé dans le rôle de la chèvre! »

Je n'hésitai plus ; je parlai sans l'avoir sollicité :

« Clarissima Prinzesca, excusez-moi de mon outrecuidance...Je souhaiterais savoir combien de temps a duré ma captivité à Pelche, et, par-dessus tout, où se trouve Mieszko. »

Ses yeux se dilatèrent ; son regard félin s'embruma. Ses mains tremblaient, telles celles d'un drogué en manque de stupéfiants. Elle en lâcha son fume-cigarette mais ne le ramassa point. Je crus qu'elle allait pleurer, mais elle se reprit :

« Votre détention dans les geôles du tyran (elle accentua ce mot comme à plaisir) s'est prolongée sept jours. Quant à Mieszko...mon père...il est mort à la tête des nôtres, au commencement de l'assaut final, que nous avons donné voici quarante-huit heures....Mais vous l'avez fort bien connu, chevalier. Il avait acquis une fausse identité. Qui donc aurait pu soupçonner un loqueteux montreur de marionnettes?

- Michka Kador! M'écriai-je, faisant fi de toute étiquette, ne pouvant aucunement réprimer cet élan de surprise. Mieszko avait pris l'identité de Michka! Et je vous ai vus ensemble, rencontrés il y a...

-...huit jours de cela.

- Et l'anneau dans tout cela? Pourquoi m'avoir jeté dans la gueule du loup?

- Vous tenez absolument à le savoir? » Minauda-t-elle.

Elle déganta sa fine main gauche, se débarrassant avec gracieuseté de son gant de velours moiré d'une teinte pourpre. Cette Majesté, adorable quoique vénéneuse, révéla ainsi à son auriculaire l'anneau sigillaire de Conon de Régula, qui faisait d'elle notre souveraine légitime. Il avait été enchâssé, amalgamé à une bague de vermeil et d'opaline.

« L'anneau est en notre possession depuis un bon mois. C'est Tibor Nagy qui s'est sacrifié pour le voler et pour forger la présente bague que Père a porté avant de me la confier en mourant. Paix à ses cendres!

- Mais l'autre! La pièce malencontreuse, la réplique qui a causé mon arrestation? Qui me l'a donnée? Qui?

- Je ne saisis pas le sens de vos paroles. Si réplique de l'anneau il y a eu, celle-ci a disparu corps et biens dans la tourmente! Apprenez qu'aucun faux ne rentrait dans nos plans. Vous avez été notre cheval de Troie, c'est tout. Votre convocation avait été rédigée par un de nos agents ayant infiltré la bureaucratie et la police secrète. Philibert-Zoltan s’est contenté de la signer, sans trop questionner ce subordonné. Lors de notre rencontre, au marché (elle retint un sanglot), père implanta discrètement sur votre veston un minuscule appareillage inventé par Tibor....Cet appareillage était un contre-émetteur brouilleur destiné à neutraliser les défenses des automates gardiens qui ont jalonné votre parcours hors puis dans le palais. Les postes de commande centraux des ingénieurs et techniciens de l'okratinaskaïa furent mis hors d'état de nuire à l'insurrection armée. En théorie, ils auraient dû détecter l'appareil et vous faire abattre, mais notre technologie surpassait la leur et toutes les sécurités du palais Pelche furent ainsi désactivées...à votre insu, sans que les oppresseurs eussent pu s'en rendre compte...

- Mais qui donc était Tibor? Je le croyais un simple orfèvre et lapidaire, certes expert, mais...

- Son masque hideux dissimulait son physique véritable. Tibor n'était point humain!

- Comme l'autre? Celui qui m'a confié le faux anneau, le...Haän ainsi qu'il se qualifiait?

- Tibor nous avait parlé de cette race inconnue, hostile aux siens. Il se disait lui-même évadé d'un autre univers, distant, dans notre Voie Lactée. Il se prétendait lui-aussi bagnard, échappé d'une effroyable colonie pénitentiaire à côté de laquelle un séjour à Poulo Condor ou à Cayenne, ces sinistres lieux de rétention exotiques, passent pour sybaritiques! Tibor nous en avait révélé le nom : Pen..Penkloss...

- En quoi Tibor Nagy...

- Son masque dissimulait un groin porcin. Il venait d'un outre-lieu qu'il dénommait Marnous, peuplé exclusivement de porcinoïdes intelligents à son image. »

Ainsi, le délire me poursuivait! Il existait bien d'autres planètes, d'autres êtres intelligents, qui se mêlaient aux affaires humaines! Je voulus poser une dernière question concernant le sort de Jean-Casimir lorsqu'un des révolutionnaires, tout aussi loqueteux que les autres, au pseudo uniforme hétéroclite allant jusqu'à mêler la panoplie du scopzy aux effets militaires, déboula dans le bureau, porteur d'une nouvelle urgente.

« Prinzesca, Clarissima! Ma patrouille vient de capturer deux hautes pontes qui tentaient de fuir par les douves du palais! Devons-nous les traduire immédiatement en justice et les passer devant le peloton d'exécution?

- Non, kapitanyi, amenez-les-moi! Je sens que notre confrontation promet d'être passionnante!

- Bien, Votre Altesse! »

Il sortit, s'exécutant. Nous attendîmes une quinzaine de minutes que la patrouille de rebelles ramenât ses proies à Mieszca. Durant cette attente, je fus témoin d'un incident éclairant sur l'essence même de celle que j'avais pensé aimer. Si rousse, si belle qu'elle fût, notre souveraine de dix-huit printemps passa devant le miroir révélateur, affichant ses instincts sadiques. Un malheureux papillon bruissait maladroitement contre une vitre de la pièce, un de ces hauts vitrages imités des châteaux classiques louis-quatorziens. Se saisissant d'une cravache qu'elle portait à la ceinture, Mieszca s'approcha en tapinois du pauvre insecte pris au piège. Sournoise tout autant que vive, elle l'écrasa d'un unique coup, avec cette promptitude qui l'avait caractérisée lorsqu'elle avait occis de sang froid la fausse marchande d'huîtres. Ainsi, son sang bleu atavique révélait sa nature : imbue de sa petite personne, quoique gracieuse, gâtée, capricieuse, ambitieuse, la Clarissima valait autant que ceux qu'elle venait de renverser et son caractère de fée démoniaque et trompeuse la rapprochait de sa jeune cousine (puisqu'elles étaient cousines, après tout) Martha-Ysolina. Nous ne pourrions mettre fin au règne de ces engeances qu'en instaurant un vrai régime démocratique, parlementaire et...républicain. Mais nous serions toujours pris en étau entre la réaction des nostalgiques de l'Ancien Régime et les partisans de la révolution marxiste. Tout à mon désenchantement, je cessai de m'intéresser à ce qui s'ensuivit : l'entrée des deux prisonniers du kapitanyi. Pourtant, j'aurais dû en être ravi puisqu'il s'agissait de Philibert-Zoltan et de Rupert Von Schintzaü en personnes! Tout odieux qu'ils m'apparussent, je ne les savais qu'à-demi responsables de mes tourments. Au nom de leur cause, de leur propre vision de la raison d'État, feu Mieszko et sa fille s'étaient servis de moi comme on se sert d'un cobaye ou d'une tranche de gruyère placée dans un appât à souris! Malgré tout, j'écoutai le dialogue irréaliste entre la souveraine et le Maréchal tombé de son piédestal.

Il commença fort bien. Nonobstant les liens qui l'enserraient, Philibert-Zoltan, notre ex Dom Juan national, cracha sur le fin minois de Mieszca Olganovna. Plus salope que jamais (excusez-moi de ce terme vulgaire), digne déjà d'une Catherine II sans pitié, la princesse répliqua à l'injure en trois temps : elle souffleta l'importun, cingla ensuite son visage de sa cravache de manière à ce qu'il y demeurât une balafre puis frappa l'ex maréchal et ministre des Affaires sérieuses en ses parties intimes en lui assenant un coup de talon de son pied droit. La princesse avait chaussé des bottes d'amazone. Puis, elle dit :

« Dégoise donc ton fiel, chien! Éructe ta haine tout ton saoul! La mort t'attend au bout! Mais au préalable, je te ferai châtrer avec ton complice de débauches! »

La teneur de cette réplique ne faisait que confirmer, ô combien, nous venions d'introniser une Reine Rouge d'Alice en puissance, une terrible Mademoiselle j'ordonne[1]. D'errances aux Enfers en errances aux Enfers, j'avais trouvé mon Eurydice, mais celle-ci avait cessé de me plaire.

Philbert-Zoltan, sous la douleur des coups, tenta de persifler, mais sa superbe s'était évanouie. Il ne put qu'ahaner puis balbutier tout en dévoilant un secret d'État jusqu'ici bien gardé :

« Vous...vous me rendrez compte de cette humiliation...Vous avez frappé votre prince-gouverneur...! »

Ainsi, il nous révélait la mort de son frère Jean-Casimir!

« N'ou...n'oubliez pas que vous vous adressez à votre oncle!

- Püschks! » Se contenta-t-elle de lui assener.

Sa haine incoercible de l'ancien pouvoir, par trop retenue, se déchaîna encore. Les coups de cravache se mirent à pleuvoir sur le maréchal déchu, qui d'oppresseur, devenait un martyr. Malgré ses contusions, sa face zébrée de sang, Philibert-Zoltan parvint à poursuivre :

« Mon frère est mort depuis tantôt un an, de causes naturelles. Afin d'assurer la continuité du gouvernement, j'ai caché son décès au peuple...Il ne fallait pas que Mieszko le sût. Nous procédâmes à l'embaumement de sa dépouille et la cachâmes dans le palais, en un lieu connu de nous seuls. Lorsque je dis nous, je sous-entend la police secrète que je dirige...

- Ou plutôt que tu dirigeais! Schmützfinkî![2] Éructa Mieszca Olganovna à l'adresse de Philibert-Zoltan. Sale schweinkô[3]! Tubabliynka[4]! Reçois ton juste châtiment! Tu as tué mon père! »

Elle ressemblait à une furie antique. Son visage, si doux et encore enfantin d'habitude, s'était durci, froncé. Lorsque notre nouvelle souveraine extirpa une dague damasquinée de son ceinturon ouvragé, je crus la dernière heure de Philibert-Zoltan venue : allait-elle oser faire justice elle-même?

Je n'eus pas le loisir d'en voir plus. Cette fois, toute la scène parut se fissurer en éclats multiple d'un miroir que l'on brise. Je devins moi-même un être-glace décomposé en des bris infinis alors que l'espace se rompait, se dispersait, retombait en un amas de morceaux de verre où plus rien d'autre n'était discernable. Je basculai dans un autre échelon du réel.

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Où suis-je à présent? Il fait plein jour, certes, et je distingue de vagues et monumentales formes. Je me trouve à l'extérieur de ce que je crois être une ancienne forteresse, un de ces forts érigés afin de défendre nos contrées chrétiennes contre les assauts de l'Empire ottoman. Je suis tel un de ces plongeurs remontant à la surface par étapes, franchissant une succession de paliers de décompression. Je suis...qui suis-je au fait? Arsa...Arsa quelque chose? Peut-être ai-je été victime d'un malaise tandis, qu'en touriste, je visitais ce site historique, ces fortifications d'un autre âge, ces témoins colossaux d'un passé révolu... Un mot me revient, mais j'ignore ce qu'il peut bien vouloir dire... Pelche, ou quelque chose comme ça. Le soleil décompose à nouveau cette scène ou cette séquence d'un film dans lequel je me suis enfermé. Nouvelle dispersion... Décomposition prismatique de la lumière et de ce lieu énigmatique à défaut d' être emblématique.

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Qui? Quoi? Où?

« Professeur Arsanov, réveillez-vous! Ils sont là! Les agents du... »

Ah! Oui! J'ai rêvé, bien sûr! Je suis le philosophe chinois se réveillant d'un songe où, devenu papillon, il rêvait qu'il était un homme...Figure classique! Je suis chez moi, dans mon appartement de M. Je reconnais entre toutes ma secrétaire, Natalia Blansky. Je viens de publier un article qui a fortement déplu au gouvernement et celui-ci m'en veut. Je suis installé dans mon lourd fauteuil, dans mon appartement sombre, dans ma bibliothèque regorgeant d'ouvrages savants, médicaux, et je...

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Tout est devenu pulvérulent, d'un seul coup, et un souffle, nullement divin, à fait s'envoler cette poudre. Je suis attaché. Sur une table d'opération, rugueuse. Ils sont à mon chevet. Des monstres! Des monstres hideux masqués! Cinq yeux, des pinces, une bouche-tuyau! Ils ont un corps blanc, de ver, annelé, dégoûtant tellement il est luisant et gélatineux, mou... Des hommes-insectes, des larves ou plutôt, des plantes carnivores humanoïdes hybridées à des insectes à cause de la pince-bouche-tuyau... Ils m'ont enlevé! Je suis leur prisonnier. Ils effectuent des expériences sur moi, fruits d'une science prohibée. Je vois plein de seringues ; l'une des créatures non-humaines approche une de ces aiguilles effilées de mon bras droit. Les pinces cliquettent avec frénésie. Ces horreurs communiquent entre elles... Elles se délectent de mes souffrances! L'injection! Non! Non! Niet!

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« Camarade commandant! Tovaritch Pavel Pavlovitch! Le prisonnier n° SZ 350 est mort! Il n'a pas supporté l'expérience! »

Aux mots de son subordonné, le commandant Fouchine se lève de son bureau glauque dont un des murs porte, encadrée, bien en évidence, la photographie glorieuse d'un petit père en uniforme de maréchal, aux moustaches débonnaires et au regard rusé.

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Un affreux téléphone noir, un de ces antiques combinés à cadran rond, trône au milieu d'un fouillis de dossiers dactylographiés en caractères cyrilliques. L'homme est blond, le cheveu rare, d'une taille médiocre. Il paraît bien falot, mais ne vous y fiez pas! Il prend la parole :

« Nous allons rendre compte, en termes mesurés, cela va de soi, de notre malencontreux échec. Le rapport que nous allons concocter à l'adresse des colonels Paldomirov et Diubinov fera mention de l'efficience de la drogue tout en soulignant que c'est le cœur du cobaye qui n'a pas résisté. Autrement dit, il nous faudra revoir à la baisse le dosage de cette drogue de vérité qui un jour, croyez-moi, nous sera fort utile contre les espions amerikanskis.

- Excusez-moi, camarade commandant. L'emploi du peyotl dans la composition de la drogue se justifie-t-il toujours après cela?

- Plus que jamais, camarade capitaine! Le Petit Père des Peuples l'a exigé! Nous appliquons les directives officielles, signées du camarade Beria en personne! »

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Un temps de silence puis Fouchine reprend :

« Dites-moi, tovaritch capitaine, dans quelles circonstances a-t-on découvert que SZ 350, autrement dit Abraham Abramovitch Arsanov, était mort?

- Nous l'avons trouvé dans sa cellule, affalé sur une table, la tête reposant sur un carnet dans lequel il avait noté...

- Les aveux que nous voulions lui extorquer grâce à l'expérience?

- Nada, camarade commandant!

- Ce carnet, où-est-il?

- Le voici, camarade Fouchine! »

Pavel Pavlovitch Fouchine se saisit d'un calepin relié en cuir que lui tend le subalterne et le feuillette.

« Des délires sans queue ni tête, rien que des délires.... Diable! Tiens, quel drôle de nom, à ce passage : Fu Qin! Arsanov aurait-il eu des accointances avec nos camarades chinois? Sous l'effet de la drogue, loin de dévoiler sa culpabilité, ce maudit Arsanov s'est bâti tout un monde intérieur, imaginaire, qu'il a consigné sur ces feuilles!

- Si vous pouvez m'excuser, mon commandant! J'ai...je me suis permis d'en lire quelques extraits...

- Hé bien?

- Il y a un sigle mystérieux qui revient sans cesse dans ces notes alambiquées quoique poétiques parfois, et presque à chaque page...GOL, GOL, GOL.... Golem peut-être... Arsanov était juif et faisait partie de ces satanées blouses blanches que nous devions mettre hors d'état de nuire. Dans son texte, il niait sa judéité, l'attribuant à d'autres protagonistes imaginaires de son délire. Il manifestait aussi des sentiments amoureux fort troublants pour une jeune fille rousse.

- Olga Magdalena, sa propre fille, assassinée à dix-huit ans par les SS de l' Obersturmbannführer von Kulm.

- Vis à vis d'elle, Arsanov semblait éprouver un penchant de vieux bouc incestueux! De même, il a employé des termes révélant ses connaissances de médecin tout en affirmant qu'il ne l'était nullement.

- Un déni de la réalité provoqué par les effets hallucinogènes de la drogue, c'est tout! Conclut Fouchine sèchement tout en refermant le calepin.

- Mais le sigle, les initiales GOL?

- Il faut les séparer pour que tout devienne intelligible. G, O, L....Glavnoie, Oupravlenié, Lagereï... mots que nous, communistes, employons plus communément de manière abrégée : goulag... »


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Christian Jannone.



[1] En français dans le texte.

[2] Salaud

[3] Porc

[4] Intraduisible car très grossier.

samedi 15 mai 2010

G.O.L. : chapitre 3 : Lagereï 2e partie


Nouvelle perte de conscience, d'entendement ; nouveau réveil. Une fête foraine s'offrit cette fois à moi, avec sa musique, son ambiance bruyante, enfumée des relents des mauvaises grillades, fritures et saucisses trop grasses, sans omettre ses attractions : manèges, grand’ roue, Hercule aux bacchantes fleuries moulé dans son maillot de corps rayé soulevant des haltères,
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baraque de tir, exhibition de phénomènes,
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maison truquée, marchands de barbe à papa et de cacahuètes, tunnel de l'amour et...train ou plus exactement, cabs fantômes. Avec terreur, je m'aperçus que ceux qui fréquentaient ces lieux, couples d'amoureux, parents, enfants...étaient toujours des humains de cire. Mais Mieszca Olganovna se trouvait là, qui montait dans un cab de jais, conduit par un fantôme drapé dans son suaire, après avoir jeté une piécette au caissier de l'attraction...un mannequin de pirate caribéen du XVIIe siècle à la soubreveste trouée sous un habit à la française usé, à la face vitriolée. De même, cochers et chevaux étaient artificiels. Chaque cab, du modèle anglais Hansom,
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succédait à son congénère toutes les trente secondes. Chacun des conducteurs robotyi incarnait un archétype monstrueux différent : sorcière, squelette, démon classique velu et cornu,
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vampire, momie, loup-garou, ours des cavernes, goule, stryge, griffon,
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succube, Pazuzu mésopotamien...
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Deux Hansom cabs allaient se poursuivre... Je payai le frère de la côte avec ce que je trouvais au fond de la poche de mon pardessus. J'avisais la voiture suivante, hélant ce fiacre de ténèbres, apostrophant le cocher mécanique, lui intimant l'ordre de suivre le véhicule au spectre. La voiture dans laquelle je m'apprêtais à m'installer était conduite par un nouvel exemplaire de Prince Randian, pied de nez à mes précédentes pérégrinations et tribulations. Or, mon supposé prince Hindou s'avéra composite, à la semblance de la créature du docteur Victor Frankenstein de Mary Shelley. C'était un puzzle humain recousu n'importe comment, à qui mieux mieux. Le chirurgien fou qui avait rabiboché le freak n'entendait rien aux lois les plus élémentaires de l'anatomie humaine. Imaginez une mosaïque de membres : jambe gauche à droite, pied droit la terminant, mais avec le gros orteil en lieu et place du petit etc. Le monstre me parla dans un langage aussi tortueux que son corps, car s'exprimant en quatre langues à la fois : hindi, anglais, français et allemand. Je compris qu'il me dit (du moins mes oreilles interprétèrent ses paroles en quelque chose s'approchant des termes que je rapporte) :
« Bien, sahib. En route pour l'Hortus Deliciarum
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du Fils du Ciel! »
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Je fus tenté brièvement de rétorquer : « Hé non, mon brave! Je ne vais pas au terminus! Je veux simplement que vous rattrapiez le Hansom cab précédent! » mais ma bouche demeura coite.
Résigné, j'ouvris la portière. Ce cab fantôme représentait une singularité : ses flancs s'ornaient de motifs ouvragés en forme de curieux dragons chinois sculptés dans le bois et peints de pourpre et de jaune safran, mais inversés, à la semblance de ces dessins primitifs des Aborigènes australiens représentant l'anatomie interne du kangourou : squelette interne et entrailles externes, peau écailleuse enfouie au sein de l'animal... Ces curieux ying lung étaient pourvus d'ailes nervurées, mécaniques, qui battaient l'air et déplaçaient ainsi le cab hanté. Le sculpteur anonyme et démoniaque – était-il chinois? - avait su rendre avec un art insigne la myriade de vaisseaux sanguins, de capillaires de ces créatures fabuleuses, à l'image métaphorique d'un réseau ou réticule symbolisant un univers multiple. Par ailleurs, le reste du Hansom cab s'avérait fort trivial, ordinaire, lourd comme un antique vaisselier élisabéthain.
Dès que je pénétrai dans ce véhicule, une odeur de pestilence me frappa. Elle provenait d'un autre passager. Cela devait faire longtemps qu'il pourrissait dans cet espace mi-clos. Au fil de ses tribulations sans terme, le malheureux cadavre avait pris l'aspect d'une statue de cire à demi-fondue qui eût subi l'assaut des flammes dans le sinistre d'un wax museum londonien. Il paraissait croupir de toute éternité car des araignées en avaient fait leur demeure, tissant d'inextricables toiles millénaires autour et sur ce mort. Malgré tout, son costume demeurait encore reconnaissable et je pus le dater, avant d'identifier de qui il s'agissait. La tenue d'apparat, aulique, constellée de décorations ternies, aussi rongée et étiolée qu'elle fût, désignait un fort haut dignitaire de l'Empire napoléonien, vêtu pour une aussi auguste cérémonie que celle du Sacre peint par David. Une chaussure orthopédique adhérant encore à une jambe squelettique me fournit son nom : Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, prince de Bénévent et chef de la diplomatie de Napoléon 1er le Grand.
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L'être ou le spectre prit la parole d'une voix certes d'outre-tombe, mais sur un ton solennel, sentencieux, pour ne point dire apologétique, tel le prélat défroqué qu'il fut, habitué à l'hypocrisie, aux homélies trompeuses, aux retournements de veste tout en conservant sa flagornerie, son flegme, sa ruse de fouine qui, comme pour m'exprimer dans la langue du Grand Siècle français, en avaient fait le plus redoutable des pattes-pelus que la France eût jamais connu. Le Diable boiteux ou plutôt, le Vice au bras du Crime – le crime figurant Fouché, duc d'Otrante – comme s'il eût lu dans mes pensées, me déclara :
« Monsieur, quelle que soit votre qualité, et je n'ai jamais douté, dès l'instant où je vous vis, que vous en possédassiez une, apprenez que ce n'est point chez monsieur Fouché que nous nous rendons présentement pour souper, mais dans le domaine de Fu Qin, dans son Hortus Deliciarum personnel et sans-pareil. Fu Qin est un Empereur chinois de la dynastie Yeou, un Fils du Ciel de l'avenir. Le mandat Céleste lui a été conféré en 2400 et quelques d'un univers alternatif 1700 et quelques. Tout comme le premier Empereur Qin,
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il a conçu un a-monde chthonien -en fait, une version anti confucéenne et anti taoïste des Enfers – situé dans un outre-lieux, un outre-temps (j'entends le mot temps dans un sens multiple, pluriel), avec ses gardiens de tombes Wei, Zhou,
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Han, Souei, Tang, Song ou autres, ses rivières et ses lacs de mercure, reproduisant l'Empire et sa topographie avec la plus scrupuleuse exactitude.
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Topos des plus hétérodoxes, je l'avoue! Peut-être y trouverez-vous une réponse à vos questionnements métaphysiques? Mais je vous mets en garde : attendez-vous à apprendre que, tout comme moi, vous êtes désormais prisonnier d'une boucle de temps, d'un Ouroboros fermé. N'avez-vous pas pris place dans cette attraction foraine qu'un des multiples XXe siècles (pour me limiter à ceux où vit et agit l'Homo sapiens de Linné) a baptisé Ghost train? »
J'en fus interloqué. L'épouvante m'envahit. Mon fantôme se tut, se refusant à toute nouvelle conversation, avant même que je lui répondisse. Autant vitupérer à l'encontre du traître de comédie qu'il n'était point. Comme pour illustrer ses propos, un portail de métal plein, à face de démon tricornu grossièrement peinte à la détrempe, ouvrit automatiquement ses deux volets sur notre cab. Devant nous, une obscurité impénétrable. Derrière, le claquement de la porte. Nous étions à l'intérieur de l'attraction. Notre voiture suivait-elle des rails comme un tramway ou un antique omnibus à cheval? Prince Randian officiait-il en tant que Zugführer?
J'étouffais dans cet habitacle. Je devais en sortir à tout prix, m'extirper de ce piège. Je ne voulais pas errer, me momifier pour l'éternité dans ce temps clos, en boucle, dans ce mythe de Sisyphe démentiel, connaître le sort de mon compagnon de voyage. J'actionnai la poignée de la portière gauche, correspondant à la place où je m'étais assis. Elle ne répondit pas à mes sollicitations, comme si l'on avait verrouillé le système. Pris de panique, je m'emparai du cornet acoustique permettant aux passagers de communiquer avec le cocher et lui intimai l'ordre de stopper urgemment. Inutile : Prince Randian faisait la sourde oreille, ou plutôt, comme tous les autres robotyis, il poursuivait inlassablement l'accomplissement de son programme : mener à bon port, dans l'enfer de Fu Qin, cet Hansom cab de mort. Restait la vitre de la portière. Je me déchaussai, prêt à la casser à coups de talon. Contrant mes intentions, Talleyrand intervint : une main rongée et fondue, à la fois verdâtre et marmoréenne, m'empoigna. Une courte lutte s'ensuivit, qui déséquilibra le véhicule. Le cab versa sur le côté, tandis que la charogne du prince de Bénévent, culbutée, se démantibulait. Disloquée, une des portières fut arrachée de ses gonds. Je m'extrayais de cette horreur, pour me retrouver dans un non-espace apparent, un néant de noir dans lequel pourtant, malgré quelques contusions, je parvins à prendre pied.
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De facto, nonobstant le noir d'encre, ce nulle part apparent n'en était pas exactement un. Il conservait quelque chose de tangible, du fait de la préservation des trois dimensions classiques et de la gravité. Conservant ma hauteur, mon épaisseur et ma verticalité, je pouvais marcher, me déplacer, sur ce que faute de mieux, je qualifiais de sol, de surface plane. Je me lassais d'être ballotté au gré des événements tel un de ces pantins. Je ne voulais plus subir, mais agir. Je craignais de perdre mon libre arbitre, mon individualité, à défaut, mon autonomie d'être pensant et raisonnable. Je n'étais pas un mannequin sans visage, dont on eût gommé les traits, sans signes distinctifs, anonyme, manipulé par d'experts tourmenteurs, une marionnette sans âme comme ces habitants simulés du ghetto et de la foire. C'étaient les sbires de Philibert-Zoltan qui m'avaient plongé dans ce cauchemar éveillé à l'aide de quelque drogue nouvelle et inconnue concoctée par un pharmacologue à leur solde, pour que j'avouasse mon crime imaginaire. Dans ce cas, même Mieszca Olganovna était au mieux une illusion fantasmée (mon point faible découvert par les bourreaux?), au pire une traîtresse.
Quelque chose existait bien, à part moi, dans cet a-lieu de nuit, dans cet infra-sombre, puisque, lorsque je tendais les mains, j'effleurais une surface concrète, aussi lisse que le miroir d'Alice, mais aussi impénétrable qu'une fosse abyssale, là où le soleil ne parvient jamais. Pourtant, noir était dans noir, noir contenait noir, partout, dans tout, au-dessus, au-dessous, à côté de tout : noir était tout. Uniformité du tohu-bohu biblique. Sous-espace, sub-espace, a-espace, anti-espace, anté-espace, post-espace...anté-monde, pré-monde, post-monde, pré-temps, post-temps, anté-temps, a-temps, un rien qui était déjà quelque chose car j'y existais. Un leurre de néant, donc. Des volumes de matière témoignant d'une seule absence confirmée dans ce clos-du-Rien : la lumière elle-même. Appartenait-elle à une théorie des ondes ou des corpuscules? Y avait-il non encore création des quanta de lumière?
Je touchai de nouveau les volumes inconnus. A ma gauche, à ma droite, les mêmes choses planes, parfaites, s'étendant en longueur, mais aussi en hauteur. Des parois délimitant un nouveau corridor? Aucune plasticité. Surface non déformable. Quelle matière? J'égrenais la table des éléments de Mendeleïev. Les métaux les plus rares... Des murs de strontium? Une galerie de miroirs, d'un seul tenant, non pas en verre, mais en un métal si lisse, si poli, qu'il eût dû me refléter et se refléter lui-même, si la lumière avait existé, en une infinité gigogne de doubles inversés mis en abyme...à moins que ces glaces ne fussent sans tain. Je n'étais pourtant pas un vampire! A force de parcourir des mains ces parois, je me déplaçais dans la galerie, qui tourna à angle droit à plusieurs reprises. Un labyrinthe, encore? Puis, je me dis :
« S'agirait-il d'un dédale inconnu bâti dans une matière inédite? Comme il y a une chambre, un salon d'ambre jaune, il existerait un labyrinthe d'ambre noir...conceptualisé par cet Empereur chinois du futur. »
Étais-je dans son Hortus Deliciarum, ou mieux arpentant une des ailes de son palais impérial? Pis que la forteresse Pelche? Nouvelle métaphore de l'absolutisme?
Qui disait verre, métal poli ou ambre, même noir, sous-entendait un minimum de transparence...mais comment apercevoir quelque chose au-delà de ce qui était peut-être une vitre? Je collais mon regard contre le supposé vitrage à ma droite, d'un seul tenant, voulant voir l'au-delà, ce qu'il pouvait renfermer, contenir. Je soupçonnais qu'il y avait de la vie à l'intérieur, que je parcourais en touriste dilettante le réseau d'un aquarium de noir. Cela contenait de l'eau, ou autre chose de liquide. J'en eus la ferme conviction. Des créatures benthiques, halieutiques ou abyssales y vivaient, y nageaient, quoique je ne les visse nullement, mais je percevais leur réalité au-delà du vitrage d'ambre noir ou de cristal de roche micacée.
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Et le rire éclata, au bout de la galerie, et le noir fut moins noir. Mieszca Olganovna me toisait, en sa toilette somptueuse identique à celle du ghetto, paraissant plus foncée que ces ténèbres dont la nuance différa. Il n'y eut plus un noir, mais une pluralité subtile, une variété de noirs plus ou moins brillants, mats, profonds, anthracite, jais, seiche, ébonite, bakélite, mica, corbeau ou ébène. Noir-vert, noir-bleu, noir-rouge, noir-pourpre, noir-jaune, noir-rose, noir-fraise, noir-jujube, noir-canari, noir-pomme, noir-épinard, noir-ciel, noir-lapis-lazuli, noir-indigo, noir-garance, noir-béryl, noir-diamant, noir-palladium, noir-épicéa, noir-nymphéa, noir-terre de Sienne, noir-jade, noir-cocon, noir-agate, noir-aigue marine, noir-opale, noir-cornaline, noir-gris-de-fer, noir-cobalt, noir de Prusse, noir-outremer, noir-électrum, noir azimutal, noir adret, noir ubac, noir-caresse, noir-coupe-coupe, noir tranchant, noir-samouraï, noir sanglant, noir-fou-rire, noir-nid, noir-coq, noir-croquis, noir-déchet, noir-kaki, noir-chamois, noir-Neandertal, noir-collyre, noir opiacé, noir-laudanum, noir-ipécacuanha, noir-chicotin, noir-peyotl, ocre noir, noir composite enfin. Forêt de noir, prégnance de noir, orgasme de noir, ivresse de noir, lie de noir, ivraie de noir, ambroisie noire, manne noire, libation de noir, oraison de noir, bénédicité de noir, déconstruction de noir, saint noir, diable noir, vierge noire, Popol Vuh noir, Bardo Thödol noir, Avesta noir, Necronomicon noir, Upanishad noirs, Rig Veda noir, Talmud noir, Mahabarata noir, atome primitif noir, créateur noir...anti-créateur? Noir, noir, NOIR... Je suis le Noir, le Commencement et la Fin...
Toujours aussi coruscant et rieur, mon amour roux espiègle me fit un geste, m'invitant à la poursuivre à travers les couloirs de l'aquarium, en un marivaudage ridicule, jeu de cache-cache ou partie de colin-maillard de l'ancien temps pratiquée sans yeux bandés!
Je n'étais plus aveugle. Je courais de galerie de miroirs d'ambre noir en galerie de miroirs d'ambre noir, en leur incommensurable infinitude minoenne, dans un temps suspendu, poursuivant le rire juvénile de ma chimère rousse sans jamais l'attraper, rire d'une gorge blanche qui jamais ne se taisait, tel Achille courant derrière la tortue dans le célèbre paradoxe de Zénon d'Elée.
Plus mon expérience se prolongeait, plus j'avais l'impression de me mouvoir dans un milieu aqueux, comme si j'eusse revêtu un scaphandre autonome de Rouquayrol et Denayrouze,
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qui avait inspiré les tenues de plongée du capitaine Nemo dans l'immortel « Vingt mille lieues sous les mers » de Jules Verne, un des livres de chevet de mon enfance. J'étais passé de l'autre côté de l'aquarium. J'avançais avec aisance, sans avoir besoin de nager, n'éprouvant aucune gêne pour respirer.
Et je vis les créatures qui peuplaient cet outre-monde.
Je me promenais dans un univers en blanc et noir, ou plutôt en gris et noir, où baignaient, surdimensionnés, des êtres invertébrés, mono ou pluricellulaires parfaitement classés, catalogués, immobiles comme pour me saluer en une parade monstrueuse et solennelle bien que non dépourvue de beauté et d'enchantement, secouant imperceptiblement cils vibratiles, flagelles, piquants ou tentacules afin de rappeler qu'ils n'étaient point morts. J'avais pénétré dans le saint des saints d'un des plus extraordinaires ouvrages de zoologie du siècle passé, le Kunstformen von der Natur d'Ernst Haeckel, me déplaçant au sein de ses gravures, en symbiose parfaite, comme si j'eusse été inscrit de tous temps dans ce maître livre, osmose aboutie de l'être humain et des créatures inférieures que le savant allemand aussi bien que la croisière du Challenger nous avaient révélées. Livre de la Vie, livre devenu Vie. Les espèces contemporaines côtoyaient les fossiles.
C'était une fantasmagorie d'animalcules géants, grisâtres mais d'une moirure de nacre, de perle, une symphonie de formes et de nuances composée en l'honneur d'un muséum d'histoire naturelle aquatique, un cabinet de curiosités abritant les fantasmagores les plus incroyables, bien au-delà de ce que toute l'imagerie lanterniste de la fin du XVIIIe siècle avait pu imaginer et concevoir. Plaisir des yeux retombés dans l'enfance, si prompte à s'émerveiller d'un rien, jouissance sans cesse renouvelée.
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Phytoplancton, zooplancton, diatomées,
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foraminifères, radiolaires,
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zoés de crabes,
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pluteus d'oursins,
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cœlentérés, trilobites, graptolites, lys de mer, bélemnites,
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ammonites d'une taille colossale en comparaison desquels un bénitier paraissait bien falot. Ces créatures primitives étaient non sans évoquer une vie embryonnaire issue d'un improbable trophoblaste. Au sein du monochromatisme gris se firent jour les couleurs, lorsque d'autres animaux crûrent et multiplièrent au sein d'une variance infinie et baroque de plans d'organisation, sans trêve recréés, recombinés, gastrulation de la Vie, éruption d'embranchements, de phylums... Holothuries, plathelminthes, vers priapuliens, anémones de mer, limaces, concombres de mer, larves d'oursins, cnidaires, cténaires, huitres, coraux, hydraires, siphonophores, copépodes, anatifes, pagures, cigales de mer, spongiaires, argonautes, nautiles, échinodermes, astéries, céphalopodes communiquant par le langage des couleurs... Des méduses de toutes tailles, encore, toujours, émettant des pensées raisonnées.
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Monochromie,
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bichromie, trichromie... Créatures tétrachromes, pentachromes, hexachromes, heptachromes, octochromes, énnéachromes, décachromes, hendécachromes, dodécachromes, triskaidécachromes...
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Baïfain de couleurs, de quinze teintes
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comme ce poète de la Pléiade qui voulut imposer des vers de quinze pieds. Spectre lumineux de seize couleurs, d'un monde à venir. Divisionnisme de Chevreul, tachisme, art optique, kaléidoscope. Phénakistiscope tournant, accélérant, égrenant toute la gamme chromatique. Kinétoscope de nuances multicolores : polychromatisme par effet d'optique trompeur issu de tout un appareillage animant l'image de ces fantasmagores. Zootrope, fantascope, zoopraxiscope,
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praxinoscope, apollogrammaphone, paléophone mêlant couleurs et sons, expériences de Scott de Martinville, thaumatrope, théâtre catoptrique trompeur donnant raison au spectre de Rodolphe von Möll...spectacle total, miracle de l'holographie. Simulation, arrivée des agnathes, des mérous et des poissons perroquets...
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Il me semblait que le liquide dans lequel je marchais prenait une consistance épaisse, gélatineuse. De même, l'intérieur de ce gigantesque aquarium se rapprochait de celui d'un polyèdre cristallin. Je me retrouvais au sein d'une géode aux angles et facettes infinies, comme pris dans l'œil d'un insecte...plus exactement, j'étais le regard ou plutôt les regards de cet animal inconnu, telle une caméra à objectifs multiples conçue par ce pionnier du cinéma mystérieusement disparu en 1890, Louis-Aimé Augustin Le Prince. Caméra subjective? Je devinais la forme inédite de l'être dont les yeux étaient moi. Il en comptait cinq, à facettes. Son corps long, segmenté sans pattes, aux flancs garnis de branchies, était exclusivement conçu pour la nage. Côté bouche, un tuyau s'achevant par une pince préhensile. Côté anus, une queue, ou plutôt, un gouvernail penta lobé. Ses pensées rudimentaires se substituaient aux miennes, par places. Chasser, manger, se reproduire, mourir. Rien d'autre. Les miroirs de ses yeux percevaient l'enfermement dans cette figure close, cette structure transparente, adamantine, holographique, fasciée, facettée, dans ce multicaèdre ou pluricaèdre infinitésimal, lui-même constitué de glaces d'un nombre tel qu'elles en devenaient indénombrables, infinies, contenu lui-même dans une multitude gigogne d'autres polyèdres armillaires, empilés, superposés. A l'intérieur de l'ultime volume miroirs, une décomposition mosaïquée d'un humain estropié, marchant avec des béquilles, démultiplié en une myriade d'alter-égos, chacun brandissant un revolver, à la semblance d'un film expérimental de l'avenir, constructiviste ou autre...
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Et je nageais. Je franchissais à l'accéléré les volumes polyédriques, atteignant bientôt la surface, ne sachant comment cette faculté de fendre ces obstacles m'avait été octroyée... probablement par quelque démiurgique dieu? Je m'extirpais d'un étang de gélatine amarante peuplé de nymphéas d'une teinte rouille, humain en apparence ou de nouveau.
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Elle se tenait là, assise, adossée au tronc d'un séquoia à l'écorce orangée, dont l'orgueilleuse ramure pourprée défiait la prairie d'herbes rouges qui le cernaient de toutes parts. Sa chevelure flottante ondoyait dans cette polyphonie écarlate, mue par le souffle tempétueux des vents qui agitaient les sanglantes graminées sauvages.
Une vision onirique de plus! Mon amour, ma Mieszca Olganovna régnant sur une contrée aux couleurs irréelles, gamme dominée par les ocres, les cramoisi, les garance, les cochenille, vermillon, amarante, ponceau, rubis, lie-de-vin, carmin, cerise mûre, coquelicot, pivoine...Feu automnal. Vénusté de la parure, diaphanéité du cheveu roux plantureux, voluptueux, vénéneux...
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Elle avait revêtu une longue tunique de nuance mandarine ou bergamote, d'une coupe médiévale, celtique ou arthurienne. Elle psalmodiait une étrange incantation tout en égrenant de ses longs doigts de fée les notes d'une mélopée antique sur les cordes d'une harpe celtique, air venu du tréfonds des âges qu'eût pu composer le barde Ossian en personne. Les quelques paroles que j'en pus décrypter signifiaient à peu près :
Lorsque disparaîtront les deux ultimes coruscantes Dames des temps anciens, la prophétie s'accomplira.
Mieszca Olganovna s'était entichée d'eschatologie! Les deux femmes ainsi évoquées étaient soit Mélisande et Haydée, soit la lady of Shalott de Tennyson et la Belle Dame sans merci de Keats.
Malgré la vision à dominante médiévale celtique, préraphaélite de ma clarissima, celle-ci avait opté pour un mode incantatoire rappelant les vers grecs. Son chant mêlait d'ailleurs les gammes pentatoniques chinoises aux modes grecs, à l'orchestique du temps de Psappha et Bilitis. Fille de feu de Gérard de Nerval! Cette mélodie sirénienne aux inflexions maniérées et précieuses, quoique pourvue d'une archaïque solennité, s'avérait en tout point conforme aux thèses du musicologue islando-lithuanien Rutnus Sagodabotir. J'avais eu l'insigne honneur de faire la connaissance de ce docte savant lors d'un colloque à Uppsala en 19., dont le sujet était la civilisation et les arts du Moyen-âge des royaumes du Nord et du Centre de l'Europe.
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L'on sait par ailleurs que les anciens modes grecs, dont l'emploi se prolongea dans la musique ecclésiastique, étaient au nombre de sept, chacun correspondant à une gamme différente :
- ionien débutant par l'ut,
- dorien ou protus par le ré,
- phrygien ou deuterus par le mi,
- lydien ou tritus par le fa,
- myxolydien ou tetradus par le sol,
- éolien ou aéolien par le la,
- locrien par le si.
Seul le mode lydien pouvait s'écrire avec les sept degrés de la gamme. Certaines notes étaient prohibées dans les autres modes, du fait des frottements dissonants qu'elles produisaient immanquablement.
Lorsqu'elle eut fini, Mieszca Olganovna posa sa harpe et lissa ses cheveux. Un faon gracieux, docile comme un toutou, dont le pelage s'harmonisait en toute plénitude avec les tons rougeoyants de ce paysage automnal et martien peint par Dante Gabriel Rossetti, lui apporta une couronne de fleurs d'oranger, d'azalées grenat et de roses thé d'une teinte argileuse. Elle s'en coiffa.
La biche se tenait à moins d'un arpent de son petit. Elle s'abreuvait à une rivière pourpre dont l'eau cascadait telle une liqueur d'ambre qu'eût déversée un nymphée mû par le génie d'un Salomon de Caus. Un second étang, distant de celui d'où j'avais émergé la jouxtait. Diapré de nymphéas d'un violet profond, il abondait en grenouilles argentées aux reflets fuchsia, dont les coassements, aussi discordants qu'ils fussent, ne rompaient pas l'harmonie de cette vision ciselée dans les émaux du rêve. A quelque distance de ces points d'eau paissaient des herbivores paisibles, issus d'une faune de jadis et d'ailleurs : antilope Saïga, rhinocéros de Merck, mastodonte laineux et mégacéros à la robe mouchetée. Les tons de leurs pelages s'étendaient dans toute la gamme des safrans et des ocres, jusqu'au mauve, au lilas et au rouge indien. Des feuilles mortes cristallines voletaient de-ci, de-là, au gré du vent, nervurées de ramifications infinitésimales et crénelées d'une infinitude de contours dentelés.
C'était bien là un Hortus Deliciarum, mais un paradis du Monde roux de l'Imaginée beauté féérique, loin des ténèbres habitant les niveaux inférieurs de la Cité-État où croupissait la plèbe.
Un âne musicien en livrée des anciens doges s'approcha de la clarissima, violon en main : il commença à jouer un concerto de Vivaldi.
J'approchai discrètement ma fée rousse, aidé par les herbes hautes qui ondulaient comme les cheveux de Méduse et me cachaient partiellement. Mes narines perçurent la fragrance de sa peau de lait et mes yeux virent mieux son visage diaphane dont les joues, marquées de quelques éphélides, se rosaient de discrets érythèmes.
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Comme pour accentuer sa coruscante ressemblance avec la merveilleuse Marie-Madeleine de Giovanni Bellini,
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elle exhiba de sa tunique un flacon à parfum en albâtre veiné d'un rouge mêlant la nuance pompéienne et la teinte nacarat. Elle l'ouvrit, s'enduisit d'une essence exotique chevelure, visage, bras et pieds mutins, chaussés de sandales d'un cuir fauve. Une senteur douce se répandit alentours, mêlant le styrax,
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le miel, l'eau de rose et la myrrhe. Puis, elle parut s'abandonner, soupirant, s'étendant afin de sommeiller, tentée par la lascivité.
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Je croyais mon heure venue. Allais-je agir avec audace, avec lubricité, l'enlever pour la conduire je ne savais où, dans quelque alcôve, afin que se consommât l'union d'une chair trop longtemps retenue? Je voulais qu'elle se dévêtit, qu'elle arrachât sa tunique médiévale, son bliaud, qu'elle exposât son corps merveilleux de nymphe rousse à mon regard obscène, qu'elle allât dans l'onde se baigner ainsi dévoilée et offerte à ma concupiscence, tout en chantant quelque air élisabéthain comme l'Ophélie d'Hamlet, au risque de la noyade, de devenir à la semblance du tableau de Millais, ses longs cheveux couronnés de fleurs comme unique parure. Le bruit encore distant d'une procession fit échouer mon plan et l'éveilla.
Mieszca Olganovna s'étira. Ses yeux verts et pers, qui, en cet outre-monde, avaient acquis une nuance orangée, scrutèrent l'horizon. Sa main droite lactescente se saisit d'une conque ciselée d'émail et d'onyx où également la nacre le disputait à l'albâtre et à d'autres matières nobles, précieuses ou tendres. Elle la porta à ses lèvres vermeilles et souffla. Le son qui en sortit, comme une onde d'or, parut accélérer l'allure du convoi processionnel qui brûla les étapes et parvint à sa hauteur comme si ceux qui le composaient eussent chaussé les fameuses bottes de sept lieues. Il était exclusivement constitué de singuliers pygmées à la carnation brique et bistre. Ils portaient une lourde châsse en porphyre gaufrée de feuilles de parchemin où de délicats dessins, des sanguines, avaient été tracés. Compartimentés tel un retable, ils représentaient l'épopée des princes depuis Conon de Régula. La châsse aux parois de cristal contenait le trésor princier et...l'anneau sigillaire. J'eus là une révélation : Mieszca Olganovna était en sa possession depuis un temps indéterminé. A moins que mes visions me trompassent... Après tout, elles recelaient peut-être une ténue fraction de la réalité.
A la vue de la châsse, les yeux de l'aimée s'agrandirent et brillèrent. Elle prit l'expression d'une Madone tandis que ses mains, ouvertes, montraient aux paumes d'anormales taches rouges allant s'élargissant. La clarissima se transfigura, prit une allure christique, au risque du blasphème : elle était devenue une stigmatisée.
Alors, tout s'étiola. Le vent forcit tandis que la scène mystique dont j'étais le témoin parut s'altérer, vieillir. Les personnages se couvrirent de craquelures comme une antique toile ou une fresque romaine. Ils tombèrent par morceaux, s'écaillant, se ruinant plus vite que ne se fane une rose. Le décor lui même fut balayé comme une poussière multicolore, devenant une poudre, telle une de ces peintures de sable amérindiennes détruite par le souffle brûlant du désert. Seuls elle et moi demeurions intact au milieu de nulle part. Je perdis l'entendement sans l'avoir désiré.
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samedi 8 mai 2010

G.O.L. : chapitre 3 : Lagereï 1ère partie


Lagereï se tient dressé, face au Colosse d’or.
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Il n’ignore pas l’enjeu de ce combat. On a parié sur lui des milliers de roubles azerbaïdjanais. Avec le taux de change actuel, par rapport au dollar sondonésien, cela en vaut vraiment la chandelle! Lagereï a la rage de vaincre malgré les trois cents kilos de son adversaire. Le Colosse d’or le jauge avant de se jeter à l’assaut. La cagoule de simili cuir gêne notre catcheur, mais il n’en a cure : les règles veulent qu’il demeure masqué. Et la télé est là, pour un direct fiévreux à suspense garanti!
Tandis que la foule avide poursuit ses enchères et encourage ses champions, emplissant de ses clameurs impatientes et assoiffées de sang l'immense salle omnisports, Lagereï se remémore ses précédents combats – vraiment, ils sont tous mémorables, qu'il en ait été vainqueur ou en soit sorti écrasé et humilié! - face à des costauds pugnaces et valeureux : Gregorius, Paolo Nero, Maxtarna Herclé, The Scarlett Angel, Antée, le Géant Vert, Crazy Bull, Iron Monster, Milon de Crotone, Nessus...C'est comme si tout le film de sa vie défilait, comme s'il allait livrer son ultime affrontement avant la mort!
Le plus notable de ses adversaires a été, c'est incontestable, Kakou l'anthropopithèque, celui qui ne se bat que revêtu d'une hideuse peau d'homme-singe synthétique, avec toutes les fermetures Éclair bien visibles, le masque simiesque caoutchouteux aux crocs de plastique agressifs, les grognements de fauve, l'odeur d'acrylique et de chimie de la fausse fourrure rouge brique qui vous prend à la gorge, qui schlingue pis que des chiottes de sous-développés caucasiens! Il s'en est fallu de peu que Lagereï ne succombe sous cette masse grasse et puante à laquelle il aurait préféré celle d'un sumotori. Pourtant, il a fini par avoir raison de la « bête » restée sur le carreau, les cervicales brisées...car, dans ce catch bien particulier et sadique, où priment le spectacle, les sensations fortes, le pèze et le voyeurisme, les combats peuvent se poursuivre jusqu'à la mort.
La cloche sonne. C'est le signal du combat. Le Colosse d'or, casqué tel un mirmillon, avec le slip en lamé orné d'une braguette impressionnante de surmâle en rut, se rue sur Lagereï comme un bulldozer décérébré. Il ne marche qu'aux hormones, aux anabolisants qui l'ont trafiqué jusqu'à le déshumaniser totalement. Seul le cerveau limbique le commande avec des ordres simples, brefs : « Moi colère, moi te tuer! » Alea jacta est!
Lagereï : Souvenirs d'un catcheur bélarus du 9-3 racontés à la troisième personne (extrait de la page 142). Nègre : Yann Planque. Éditions Muriel Plafond Paris, 2009.

La forme était celle d'un miroir, plus exactement d'une ancienne glace vénitienne, fort ouvragée, baroque, telles qu'on les fabriquait à Murano au XVIIe siècle. Tarabiscotée, outrepassée, tourmentée, surchargée de cabochons de cristal, cette glace maniériste, lorsqu'on la touchait, prenait une consistance souple et molle, élastique : en fait, elle rappelait davantage une peau de tambour transparente, un tympan, pour ne pas dire une lentille coulée en une matière plastique inconnue qu’un quelconque produit des antiques verriers.
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Je songeais :
« Et si Alice avait surgi de là, et ayant traversé ce miroir, se serait retrouvée dans l'impossibilité de faire marche arrière? »
Il me fallait tenter le coup : franchir le miroir, me rendre de l'autre côté comme Alice... Cependant, j'hésitais. Un scrupule me retenait.
« Et si, comme Orphée, j'allais trouver là-bas l'enfer? » pensais-je.
Ces atermoiements parurent se prolonger de trop longues secondes. Le là-bas, cet autre côté du miroir, pouvait être semblable à celui du roman de Huysmans. Quelle que fût la décision que j'allais prendre, je pressentais ne plus pouvoir rebrousser chemin : ni possibilité de regagner l'extérieur du Palais Pelche, ni retour à un monde normal. Ma résolution aurait des conséquences irréversibles.
Le spectre de cet Allemand bismarckien (du moins le datais-je du temps du chancelier de fer) avait-il raison, ou ses avertissements s'avèreraient-ils infondés? Le piège consistait-il en l'immobilité lâche, ou en une hardiesse qui me coûterait cher? J'en avais tant vu ces derniers jours. Ce que je trouverais ailleurs, derrière la glace vénitienne souple, ne pouvait être pis.
Je me décidai donc : après avoir murmuré à l'adresse de la dépouille de la pauvre Alice : « Merci et adieu, mademoiselle Liddell » je sautai, lampe en main, à travers le verre malléable, qu'il mentît ou dît vrai, qu'il trompât, déformât la perception des sens, ou reflétât l'état exact de l'univers.
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Une crypte. Une crypte romane aux colonnettes, à la voûte peinte de fresques naïves, à l'image de Tavant ou de Saint-Géraud d'Aurillac, que j'avais visité en 19..
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Un cimetière aussi, encore. Des sarcophages lourds, sculptés de rinceaux, de palmettes, d'entrelacs, de coquilles Saint-Jacques, mêlant inextricablement les héritages celtes, paléochrétiens et germains, plus exactement de l'époque mérovingienne à celle des Otton...
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Une abside souterraine en cul de four, avec un Christ en majesté, œuvre d'un artiste anonyme de ce XIe siècle obscur. Des absidioles, des niches bigarrées de peintures chatoyantes.
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Des chapiteaux à motifs végétaux ou historiés représentant des scènes des Évangiles ou de l'Ancien Testament.
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Et ces fresques énigmatiques, belles quoique d’un style gauche, quasi primitif, vivement colorées d’ocre, d’écarlate, d’azur, d’or, de vermeil et de sinople...
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Combat des vices et des vertus, influences philosophiques et poétiques des plus grands représentants de la culture transitoire entre le Bas Empire romain et l'époque romane : outre la Psychomachie de Prudence,
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le peintre inconnu avait puisé ses sources iconographiques dans Macrobe, Boèce, Ausone, Sidoine Apollinaire, Isidore de Séville, Bède Le Vénérable, Adson, Gerbert, Beatus de Liebana et d'autres encore. Ici, l'Arche de Noé ;
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là la parabole du mauvais riche puis la création d'Adam ; là bas encore un fabuleux bestiaire avec drac, basilic, griffon
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et sirène, puis un chevalier à casque conique à nasal revêtu de sa broigne treslie losangée. Ne manquait que l’inscription énigmatique : Ranulfo.
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Omniprésence, omnipotence, omniscience du Tétramorphe, de Dieu, du Sauveur, de la colombe du Saint-Esprit. Réminiscences d'Issoire, de Notre-Dame du Port, d'Autun, de Vézelay, de Saint-Savin sur Gartempe...
Mais surtout, la sensation que plus je marchais sur ce sol de terre battue, plus la crypte, apparemment petite, m'apparaissait sans bout, sans fond, sans fin! Et cette impression de ne pas être seul, ces impalpable présences hantant ce haut lieu de la chrétienté médiévale...quelques âmes en peine, errantes, non pas d'hommes morts adultes, mais avant d'être nés. Fantômes fantasmés des fœtus disparus, sans salut, qui hululaient doucement, vagissaient et murmuraient leur détresse, leur désarroi de se retrouver piégés à jamais dans des limbes intermédiaires entre l'en-deçà et l'au-delà, qui voulaient m'expliquer pourquoi ils souffraient, qui souhaitaient me dire que les papes savaient cela, priaient pour eux et luttaient ainsi - à tort - contre l'émancipation des femmes et le contrôle des naissances. Savoirs sibyllins de l'inconnaissance, volonté de dire que l'âme est dès la conception sans rien y comprendre aux lois de l'embryogenèse! Ces esprits luttaient pour se faire chair mais la métempsycose leur était refusée, étrangère au dogme, aux canons de l'Eglise. Quelles que fussent les homélies rageuses prononcées à l'encontre des matérialistes, elles ne résoudraient jamais ce dilemme, cette aporie.
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Mais je devais avant toute chose trouver une issue à cette crypte! Or, les fœtus ne le désiraient point! Ils me retenaient sciemment en ce lieu clos, modifiant à dessein les sensations et perceptions spatio-temporelles, faisant accroire que cette crypte était infinie... Je faisais du sur-place tout en multipliant en vain les pas. Je reculais sans cesse en avançant, comme si j'eusse été prisonnier d'une pellicule de film qu'un projectionniste farfelu se serait amusé à rembobiner au ralenti. Je franchissais un défilement de petits portails souterrains répétitifs, aux mêmes voussures, piliers et trumeaux entrelacés de dragons, de serpents et de coquatrix.
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J'apercevais le mur du fond, mais, comme l'horizon, ne le rejoignais nullement. Les arcs en berceau ocrés, chaulés, sculptés ou peints, les enfilades de colonnes se succédaient, sans aboutissement, sans qu'il existât un oméga dimensionnel à cette architecture cultuelle démentielle. Il me semblait que les bas-reliefs se répétaient ainsi que les motifs des fresques. Semblable à quelque volume issu de la galvanoplastie, un roi David barbu jouant de la harpe ,qui présentait encore quelques traces de polychromie, toujours le même inlassablement revenu, défiait périodiquement mon regard. J'eusse voulu posséder une masse pour briser ce chapiteau! J'entendais les non-créatures bruire, gémir et miauler, comme si elles se fussent moquées de moi. Elles gloussaient comme des pipelets. Je crus fugitivement entrevoir, à proximité d'un des sarcophages, un empilement de minuscules bières que surmontait, comme pour me narguer, une espèce de forme vague, pas tout à fait encore humaine, semblable à quelque animalcule encore informel, ou plutôt, à un ténu Jésus de cire inachevé... Les âmes ectoplasmiques se multipliaient dans cet espace médiéval d'enfermement mortuaire et, bien qu'éthérées et immatérielles, elles me saisissaient, m'empoignaient, se collaient à mon être, s'aggloméraient à moi, gluantes, prégnantes, horribles, tandis que leurs vagissements, leurs stridulations embryonnaires, leurs plaintes, se métamorphosaient en caquetages démoniaques! L'épouvante, une fois de plus, m'envahit.
Si, d'une manière purement fortuite, quelque autre personne eût été présente dans cette crypte (cette idée étant, toutes choses égales par ailleurs comme l'expriment nos économistes, purement probabiliste et spéculative) qu'aurait-elle perçu, vu ou entendu? Il était fort probable qu'un autre n'eût rien ressenti. Ce cauchemar était-il réel ou constituait-il un pur produit de mon cerveau qui matérialiserait les plus profondément enfouis de mes fantasmes de peur inavouables? Enfant, j'avais cru aux fantômes. Au muséum de Vörnyi-Blestonice, j'avais vu des fœtus conservés dans le formol ou dans l'alcool et j'avais imaginé que leurs esprits hantaient les salles de ce docte lieu. Je traduisais le moindre craquement suspect émanant des lattes de bois des parquets, des lambris ou des vitrines comme une manifestation de quelque âme d'avorton monstrueux. J'avais même pensé qu'en notre propre appartement demeurait un de ces esprits embryonnaires, têtard cireux virtuel, coulure de pré-chair morte en quête d'une Jérusalem céleste inaccessible.
Mon cerveau avait-il crée, suscité lui-même cette crypte synthétisant le Moyen-Âge roman et ses superstitions? Je songeais à ces images de cris muets, comme si mes psychés fœtales eussent émis des ultrasons non perceptibles par l'oreille humaine, à moins qu'elles ne fussent à la semblance de ces momie précolombiennes tourmentées, enfermées dans leur mutisme post-mortem, Inca, Chachapoya, Nazca, ligotées justement dans leur position originelle, intra-utérine, dont le rictus était dû davantage à l'œuvre de la putréfaction qu'aux affres d'une agonie poignante. Une des plus troublantes toiles de la modernité était issue de cette glose, de cette interprétation erronée : Le Cri, d'Edvard Munch.
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Mon esprit se perdait chaque instant davantage dans des pandiculations, des errements au sein d'une prison intérieure, que je qualifierais de dédaléenne. Tandis que les ectoplasmes immatériels et mous poursuivaient leur harcèlement, je pensais que la crypte constituait une espèce de matrice morte, séchée, pourrie, gâtée, vidée de son liquide amniotique, parcheminée, dans laquelle tous ces non-êtres avaient succombé. Je concentrai ma pensée sur l'idée d'un escalier remontant à la surface, à l'air supposé libre : il se concrétisa, près d'une représentation nimbée de Sainte Ursule en son absidiole recouverte de blanc de chaux, qui faisait le pendant à une Sainte Véronique à-demi effacée exhibant un voile, un mandylion empreint de la Sainte Face.
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Je franchis des degrés vermoulus, sans les compter, sans mesurer la durée de ma montée, en aveugle. Les « monstres » relâchèrent aussitôt leur étreinte et je m'extirpai de ce là-bas, me retrouvant à la rue. Plus d'église. A la place, un quartier ancien, assez lépreux, plongé dans la nuit, chichement illuminé par de rares et médiocres becs de gaz. Je reconnus le ghetto de la cité-État. Avais-je tant remonté de marches que cela?
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Cet outre-lieu tortu, ce cloaque, ces fameux quartiers juifs, bien connus pour leur occultation, suintant leur misère, étaient en théorie localisés entre le dix-huitième et le vingt-et-unième niveau de notre patrie. J'ignorais par quel tour de passe-passe j’étais parvenu en ces ruelles gluantes de pauvreté. Je craignais que le franchissement du miroir n'eût produit les effets d'une de ces poudres de perlimpinpin charlatanesque, d'un de ces orviétans d’autrefois vendu par quelque habile bonimenteur, imposteur rusé tel maître Goupil, escroquant le crédule chaland du siècle de Louis XIII et de Ferdinand II.
Je savais le ghetto symbole de l’enfermement, du rétrécissement, de la réclusion de toute une communauté exclue et marginalisée, chose qui s’était aggravée depuis 1890 et l’avènement de Jean-Casimir qui avait ouvert une ère de discrimination et de persécution en prenant des mesures antisémites, encourageant en sous-main les pogroms de l’okratinaskaïa. Si quiconque s'avisait de pénétrer dans ledit ghetto, il lui était par la suite impossible d'en sortir! C'était la prison suprême, le lieu par excellence de la mort lente, graduelle, du recroquevillement intérieur, du confinement ultime de ceux qu'on traitait comme des déchets du genre humain. Avant 1890, il en avait été différemment.
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Or, justement, c'était dans ce ghetto-là, de 1880 voire d'avant, que je me trouvais présentement. Il me sembla antérieur à l’actuel, car peuplé de gens vêtus de manière surannée, à l'ancienne mode selon des usages désormais obsolètes. Il y avait des hommes au caftan et à la barbe longue, des femmes en fichu misérable ; parfois, quelques rares promeneuses, des jeunes filles surtout, arboraient des toilettes plus occidentalisées, des robes à pouf des années 1870 et quelques. Pourtant, je reconnaissais ces maisons, ces taudis, ces boutiques pittoresques, non pas que j’eusse vécu dans ce quartier – n’étant point juif, il m’était interdit de m’y rendre tout comme les israélites y étaient voués à une quasi réclusion à vie, n’ayant le droit de s’aventurer dans les autres étages qu’avec un livret spécial pour lequel ils étaient soumis à des contrôles et à des taxes de circulation – mais parce que je possédais un recueil de photographies du ghetto prises avant l’époque des exactions.
Au fur et à mesure qu’ils entraient dans mon champ de vision, je m’amusais à énumérer ces commerces miséreux. J’éprouvais de la sympathie pour ces représentants souffreteux de la judéité, qui vivotaient, gagnaient petitement leur pitance, survivaient au jour le jour. Cela faisait partie de mon idiosyncrasie. Il y avait là le salon de coiffure d’Abraham Blumenthal, un bien pompeux mot pour qualifier un gourbi où, pour un vingtième de kopeck, on pouvait obtenir une coupe! A quelques mètres, la boutique du fourreur Israël Hablanyi, un métis judéo-hongrois. Plus loin, le « restaurant » de Tobie Klangmann, en fait une infâme et insane gargote qu’on avait dû fermer en 1882 pour raisons sanitaires, les rats y pullulant. Il y servait d'ailleurs l'infecte viande de ces rongeurs présentée comme du râble de lapin, accompagnée d'un innommable pain d'ossements et accommodée d'un vin que l'on disait de fèces. Il ne faisait que reprendre les pis-aller alimentaires venus d'une culture de siège, tel celui de Zantie en 1678 entrepris par l'hetman Turuk Karapoglü, qui agissait sur ordre du Grand Vizir Köprülü.
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A côté, aussi fragile et branlante qu’une hutte de chaume sous la tempête, on reconnaissait l’échoppe de l’usurier Samuel Goldfish avec ses colombages médiévaux à-demi pourris et vermoulus. Enfin, l’enseigne de la friperie d’Isaac Rosenblum vous invitait à vous vêtir en princes pour seulement quelques piécettes grâce à son choix éloquent de chiffons et de loques récupérés chez les riches d’en-haut!
Mais quelque chose n’allait pas, instillait en moi le malaise : tout ceci sonnait faux. Certes, j'entendais les bruits de la rue, les cris des marchands ambulants, des vendeurs à la sauvette, camelots, colporteurs, les clameurs des mille petits métiers exercés par ceux qui survivaient en ces lieux vaille que vaille. Les badauds passaient, vaquaient à leurs occupations, poursuivaient leur chemin sans faire cas de ma présence. C’était comme si j’étais invisible, transparent, comme si j’étais étranger à ce monde. Existais-je pour eux? Je me résolus à ce qu’on m’entendît, à ce que tous perçussent enfin ma présence. Un vieillard au caftan d’astrakan effiloché, rapetassé, couvert de pièces de différentes couleurs tel Arlequin, vint dans ma direction comme une bienvenue opportunité.
Je m’écriai :
« Hé, monsieur ! » d’abord en allemand, puis en valaque. Comme il faisait la sourde oreille, je passai au poldève et enfin au yiddish. Peine perdue. Il m’ignora, passa à côté de moi avec une démarche mécanique, comme un robotyi. Je tentai de m’interposer. Nonobstant son âge, son misérable visage émacié et édenté, sa longue barbe blanche crasseuse infestée de morpions, je l’empoignai par la manche. Que mon geste eût été par trop brusque, je l’ignore : l’homme perdit inopinément l’équilibre. Il se rompit à terre, littéralement. Le pauvre vieillard s’était brisé en trois morceaux. Pauvre? Que non pas! Il s’agissait d’un leurre! Un mannequin de cire, une mécanique comme le monk! Pris d’une rage soudaine, je hurlais ma vindicte tout en renversant un autre badaud, puis une passante. Des répliques factices en cire, mues par un mécanisme ! Des pantins, tous ! Cassés, rompus, comme l’autre ! Etais-je enfermé dans une espèce de musée Grévin pervers ? Subissais-je une nouvelle expérimentation de mes bourreaux ? Plus inimaginable : m’étais-je égaré dans une préfiguration potentielle du ghetto, anticipation virtuelle imaginée par un quelconque scientifique d’une civilisation se perdant dans la nuit des temps, démiurge de l’Atlantide, de la Lémurie ou de la Rodinia, que d’aucuns pensaient dater de plusieurs milliards d’années? Je pleurais tandis que les automates de cire survivants continuaient de feindre l’ignorance des événements, marchant tels des insectes absurdes, programmés dans cette potentialité (atlante ? antécambrienne ?) pour ne faire que cela…
Ce fut dans cette détresse que je la vis, débouchant d’une venelle, admirablement vêtue.
A cause de ses longues boucles anglaises, je crus avoir affaire à Aurore-Marie de Saint-Aubain en personne. Non ! Parce que rousse, merveilleusement rousse, elle était plus proche d’une Irène Cahen d’Anvers devenue jeune fille. C’était la jeune compagne de Michka Kador. Que faisait-elle donc ici, habillée de luxe telle la Parisienne de Charles Giron, fameux portrait mondain français des années 1880 ?
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J’avais pressenti que son corps svelte s’harmoniserait avec les plus luxueuses toilettes de la grande bourgeoisie européenne. Coiffée d’une toque d’astrakan, d’où retombaient ses torsades rubescentes, elle arborait un manteau noir épousant parfaitement les contours d’une robe à tournure. Le haut s’ouvrait sur une guimpe de tulle au col de velours, anthracite lui aussi, et un camée de chrysobéryl au profil de Perséphone agrémentait son cou gracieux et blanc. L’esquisse d’un décolleté avec un casaquin de pongée et de madapolam lilas se laissait deviner à la base de la guipure. Ses mains gantées de chevreau chamois s’enfouissaient dans un manchon de loutre. Sa longue jupe d’ébène froufroutait sur des bottines bicolores, crème et brunes, d’une coupe déjà Richelieu. Des breloques pendaient au manteau fourré boutonné de nacre : une châtelaine avec un réticule d’organsin et de calicot orné de motifs floraux exotiques – orchidées, hortensias et lotus – côtoyait une longue chaîne de montre qui s’achevait par un énorme oignon Henri IV gemmé, constellé de péridots et d’olivines.
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« Mademoiselle! » dis-je à son adresse.
Elle m’avait vu, car sa gracieuse tête émit un léger mouvement de surprise dans ma direction mais elle feignit aussitôt m’ignorer, poursuivant sa marche vers on ne savait quel but. Elle était sans nul doute le seul être de chair, réel et tangible du ghetto à part moi.
Tout en elle rappelait un elfe, comme si le Créateur l’eût dotée d’ailes papilliacées. Elle se déplaçait d’une grâce de plume. C’était comme si la pesanteur eût été abolie sous ses pas. Elle semblait glisser sur un nuage, avec l’aisance d’une fée de coton. Ses anglaises rousses flottaient, nonpareilles, irréelles, serpentine chevelure que la lueur pâle des becs de gaz rubéfiait davantage, l’ennoblissant encore. Cette rubéfaction, hors de toute acception pathologique, accentuait son évanescence de sylphide. Une exhalaison d’azalées, d’eau de rose et de jasmin, dominant les affreux remugles de la misère, s’épandait en son sillage, telle une floraison printanière qui se fût épanouie sous ses bottines.
Elle prit une autre rue. Je la suivis. Elle paraissait obéir à un appel irrépressible. J'entendis une voix fantomatique la héler : « Venez, clarissima Mieszca Olganovna, venez.... »
Mieszca? Clarissima? Un titre aristocratique! Avait-elle du sang noble, princier? Du rôle de poursuivi par le moine d'autrefois, j'étais passé à celui de poursuivant, n'hésitant pas à pourchasser la belle dans les méandres abscons de ce cloaque. Il me semblait m'enfermer et m'enferrer dans un rêve intérieur : j'étais amoureux d'elle, de sa rouge vénusté. Quoique ses jambes, aussi légères qu'elles fussent, esquivassent et éludassent ma présence, je ne lâchais pas prise. Bien qu'elle me fuît, elle était davantage en quête de la voix mystérieuse.
Nous parcourûmes des venelles à-demi ruinées, certaines longées de palissades disjointes, mal équarries, constellées d'affiches pourrissantes et dérisoires vantant telle marque de pilule ou tel corset, ou encore invitant à voter pour X lors du renouvellement du Judenrat de 19., planches de méchant bois s'ouvrant sur des terrains vagues où autrefois avaient gîté des entassements de taudis. On pouvait lire encore sur l'un de ces papiers à moitié décollé par la pluie, rédigé en un magyar approximatif : « Le cirque Medra se produira pour quatre représentations exceptionnelles les 15 et 16 mai prochains. Ne manquez pas la nouvelle attraction extraordinaire : Il signore Giulio, dit 'L'homme-têtard'. Qu'on se le dise! »
Je manquai glisser plusieurs fois sur le pavé irrégulier, gras, humide, souillé de gadoue et d'immondices divers.
Certaines ruelles étaient si étroites qu'il me fallut m'y glisser le dos frottant contre un mur salpêtré, rongé et grêlé de bulles verdâtres produites par la corruption d'un lichen moisi. 
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Mieszca Olganovna flottait toujours sur son nuage, franchissant souplement toutes ces sentines immondes, ses anglaises rousses, illuminées par le rayon d'une lune invisible, doucement soulevées par un zéphyr subtil. Je n'avais plus besoin de ma lampe.Qu'en avais-je fait d'ailleurs? Où l'avais-je laissée? Séléné et les antiques lanternes à huile parsemant ces ruelles suffisaient à ma vision dans ce monde onirique quoique laid.
J'eusse voulu célébrer ces retrouvailles avec la jeune fille, entonner un Hosanna de remerciements laudateurs en toute solennité. Mais voilà : je demeurais fondamentalement athée, sceptique, agnostique. Mon maître était Schopenhauer, dont j'avais dévoré les Parerga et Paralipomena, les ayant relus au moins vingt fois. Dieu était mort, évacué, bien que cette apparition de Mieszca Olganovna, adorable elfe luminifère, s'apparentât à un miracle ou une épiphanie.
Je m'égarais dans une marqueterie de songes. Imperceptiblement, je gagnai sur elle quelques pas, ce qui me permit d'entendre son chantonnement. Bien qu'elle fût preste comme du vif-argent, elle tenait moins la distance. Sa voix de cristal me subjugua. Je la comparai à quelque enjôleur follet.
La ruelle où nous cheminions paraissait ondoyer, serpenter, telle une eau fluviale s'enquérant de la mer. De par ses voluptueuses boucles, Mieszca Olganovna devenait ma Mélisande, ma lady of Shalott,
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mon Ophélie, ma Belle Dame sans merci, icône d'un Idéal du Beau désormais honni. Bien que sa vêture n'eût rien de médiéval, elle incarnait le parfait modèle que se fussent âprement disputé les peintres préraphaélites, ces Millais, Rossetti, Hughes, Waterhouse et d'autres... Plus belle encore qu'une Alexa Wilding, la muse de Rossetti... Même une Sophie Gengembre Anderson n'eût pas hésité à la peindre, quels que fussent les soupçons adjacents de tentation saphique.
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Le « Porphyria's lover » de Robert Browning revint à ma souvenance, quoique ce poème se terminât tragiquement :
The rain set early in tonight
The sullen wind was soon awake (...)
Non point que je voulusse que tout se terminât par une strangulation! Serrer le cou blanc de la mie? La porphyrie induisait la folie. George III d'Angleterre avait souffert de ce haut mal jusqu'à ce que son fils dépravé instaurât une régence. Qui était le dément victime de son imagination? Elle? Moi?
La ruelle se modifiait, délirait, rompait avec la logique d'Euclide. Il n'y avait plus ni haut ni bas, ni jour ni nuit, ni commencement ni fin. J'avais l'impression de marcher tête en bas, comme un indigène des mythiques antipodes. Ma poursuivie se gaussait de mon insistance. Toujours en chantonnant, elle entra dans un immeuble de rapport biscornu, comme expressionniste, oxydé par sa vieillesse insane, souffrant de son indignité de misère, dont les étages branlants paraissaient se perdre dans la cime des cieux par-delà les nuées.
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Il me fallut bien lui emboîter le pas. Je gravis une multitude d'escaliers menaçant de crouler, franchissant des paliers débouchant parfois sur la béance du néant. Planchers crevés, marches rompues, cavalcade des rats apeurés, et son rire surtout, son rire de sylphe malicieux qui me précédait. Etais-je aux trousses d'une fadette? Parvenu à un étage indéterminé, je la vis pousser un huis vermoulu qui grinça. Les gonds de cette porte étaient tel ce froment prêt à tomber, désignation d'un pape éphémère de la Renaissance selon une prophétie apocryphe.
Aussitôt franchi le seuil, je chutai dans un toboggan brusquement apparu.
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