dimanche 16 février 2014

Mala Suerte (nouvelle) épisode 2.



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Ces trois heures du matin où cessait invariablement la visite de mes supposés spectres me tourmentaient, m’obsédaient. Je m’interrogeai sur le bon fonctionnement de la pendule, allant jusqu’à contacter un horloger afin qu’il vérifiât si aucune avarie n’en gâtait le mécanisme, n’en viciait la mécanique. L’homme vint, pour rien : il ne détecta aucune tare, aucune poussière dans les engrenages, dans l’échappement, qui eussent pu expliquer ce que j’essayais de faire passer pour une tendance à oublier de sonner les heures nocturnes.
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« Cette horloge fonctionne parfaitement, et de plus, elle marque l’heure juste.
- Je vous ai en ce cas dérangé inutilement. Veuillez m’excuser. Combien vous dois-je ?
- Ce sera deux livres et trois shillings. »
Je passai toute la journée à égrener des hypothèses, alors que le visage presque implorant de la petite Flora, en sa prière, vêtue de sa chemise de nuit de batiste l’apparentant à un jeune ange pervers, ne cessa de me tourmenter en de multiples apparitions fantasmées au sein de mon cerveau.
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 Je ne cessai de m’égarer dans des circonvolutions, des chemins tortueux irrationnels et invraisemblables. C’étaient des successions de suppositions farfelues, non scientifiques. Je feignis déceler une périodicité à mes manifestations nocturnes, comme si au fond, il se fût agi d’une machinerie bien réglée. Les enfants étaient-ils des automates, des androïdes, obéissant à un signal commandé par la pendule ? S’agissait-il d’illusions, de fantasmagories d’anciennes lanternes magiques, ou, plus inconcevable encore, d’empreintes filmiques, cinématographiques, émulsionnées dans les murs de la chambre, programmées par un de ces nouveaux calculateurs colossaux que l’on développe aux Etats-Unis,  images tridimensionnelles pareilles à celles de ce court roman fantastique argentin, L’Invention de Morel, que j’avais lu récemment.
Toujours fut-il qu’après avoir pensé m’être endormi, la tête emplie de cogitations hasardeuses, je les revis, fidèles au rendez-vous.
« Monsieur, c’est nous », me murmura Miles, revêtu d’un de ces banals costumes marins de la seconde moitié du XIXe siècle, alors que je me fusse attendu à une tenue plus ridicule et compassée dans le genre Petit Lord Fauntleroy. 
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Il se mit en retrait, cédant la place à sa petite sœur. Comme pour se faire pardonner ses écarts de la veille, Flora avait revêtu sa plus belle robe et s’était parée de ses plus beaux atours. Elle affichait avec ostentation ses ruchés, ses dentelles, ses broderies, ses rubans de velours confondants de ridicule suranné. Ses joues brillaient et ses longs cheveux noirs, frisés au fer, s’entortillaient encore davantage que les précédentes fois. Elle avait poussé l’audace jusqu’à coiffer un petit chapeau fleuri d’azalées dont mes narines crurent capter l’efflorescence. La robe, de teinte grenadine, s’évasait en une accoutumée crinoline miniature. 
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« Monsieur, débuta la gamine de sa petite bouche aux accents apprêtés, veuillez recevoir nos excuses pour notre inconduite de la veille. »
Elle s’inclina, révérencieuse, mais je restai coi.
«  J’ai d’importantes révélations à vous faire, monsieur, des messages nouveaux à vous délivrer. J’ignore si les hommes sont prêts à les recevoir, à en accepter la teneur. »
Elle prit un air sérieux, empreint de davantage de gravité que celui de la première nuit.
« Monsieur, sachez d’abord que l’univers n’est pas un, mais multiple, et qu’il existe une infinité de possibles. Tels que vous nous voyez présentement, nous sommes bien vivants, mais non tout à fait matériels. Nous sommes des projections, des images… en quatre dimensions. Vous connaissez l’holographie, je suppose. »
Elle prenait une pose tout en grâce en prononçant ce discours dont l’étrangeté confirmait mes suppositions.
Alors, ce fut en elle comme une invocation :
« Ô Lewis Carroll, ô, Alice, vous qui les premiers franchîtes l’interface du Miroir ouvrant sur les autres inter-mondes… »
J’avais besoin d’une démonstration concrète, d’un tableau noir, d’équations, de chiffres, de figures tracées à la craie afin que Flora explicitât tout ce qu’elle me contait. Elle manquait de pédagogie, et il fallut que je contentasse d’un discours magistral abstrus.
« Miles et moi sommes possédés par les Démons des Temps. » poursuivit la jeune enfant.
Je la questionnai, espérant qu’elle m’eût entendu :
« Qu’est-ce à dire ?
- Il existe plusieurs temps, rétorqua-t-elle, réceptive, comme il y a une pluralité de mondes différents. Nul n’est unique.
- Si vous n’êtes pas des fantômes, quelle est donc votre exacte nature ?
- Notre quintessence, vous voulez dire ? Lorsque nous vînmes nous manifester auparavant à d’autres personnes réceptives…parce qu’il est nécessaire que nous entrions en contact avec des gens susceptibles de constater notre présence…
- Je ne suis aucunement médium ! Et vous dites que ce n’est pas la première fois que vous rendez visite à…
- … nous subîmes aussi leurs interrogatoires, bien qu’elles ne fussent pas sceptiques à proprement parler, poursuivit Flora sans de nouveau trop faire cas de ce que je disais. Que vous soyez crédule ou incrédule…peu importe, car c’est la réceptivité des sens qui compte ! Vous vous interrogez sur notre essence…Nous sommes, Miles et moi, parfaitement matériels et organiques, constitués d’atomes, de molécules, de cellules, cependant, nous avons la faculté inter-temporelle de briser l’espace d’Euclide, de voyager outre-lieu, outre-temps. En fait, ce que vous voyez à présent, je le répète, ce sont nos projections.
- Des images, de la télévision ? Allons donc ! Soyez plus explicite mademoiselle Flora !
- Télévision ? Qu’est-ce donc ? fit-elle, intriguée, fronçant les sourcils, à moins qu’elle jouât le jeu d’une gamine authentiquement victorienne, ce dont je commençais à douter. Reprenons, monsieur, ne nous interrompez pas, poursuivit la fillette doctement, bien que d’un ton impérieux, presque tranchant.
- Vous vous faites autoritaire, miss Flora !
- Parce que, si c’est bien ma voix que vous entendez présentement, ce sont les pensées de ceux qui nous possèdent, les Démons des Temps, qui s’expriment par nos bouches…
- Et je suppose que miss Jessel et Quint sont ces Démons, dont vous tentez de vous libérer de l’emprise, de la mauvaise influence perverse qu’ils exercent sur vous. Miss Giddens l’a compris et elle essaie de vous sauver. Est-ce bien cela ?
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- Miss Jessel et Quint ne sont que des enveloppes que d’aucuns qualifieraient de spectres, de revenants, que sais-je ? se mêla Miles. Les Démons ont pris leurs corps et veulent nous soumettre à notre tour.
- Quel lien y a-t-il entre eux et vos affirmations sur l’existence de plusieurs mondes et temps ?
- La pluralité des possibles, des virtualités, des destinées, des probabilités. »
A cette dernière réplique, Flora se fâcha davantage, se dressant comme un coq sur ses ergots, parce qu’elle souhaitait ardemment que je la crusse sur parole.
« Vous êtes trop jeune pour avoir lu Leibnitz, qui dit la même chose.
- Je m’appelle Flora, rappela-t-elle avec vanité, mais il y a d’autres Flora, une infinité, et certaines ne sont même pas humaines. Imaginez, monsieur, une salle des miroirs me reflétant à l’infini, multiple… Cette pièce insolite serait tapissée, du parquet au plafond, des plinthes au haut des murs, de glaces, de psychés. Elle paraîtrait d’une confondante infinitude…insondable donc, puisque infinie…truquée en fait car semblant bien plus vaste, considérable, qu’en vérité…tel que peut-être nous croyons qu’apparaît aux astronomes l’univers visible, observé. Car il est aussi des univers invisibles, impalpables, impénétrables, uniformément noirs.
- Spéculations !
- Speculum, observa judicieusement Miles.
- Je suis un de ces reflets, une de ces images d’une des vraies Flora. La salle des miroirs se prolonge en un lacis dédaléen de corridors tarabiscotés, un réticulé labyrinthique qui finit par constituer une espèce de réseau s’étalant dans l’ensemble de l’espace et du temps…
- Mademoiselle, vous parlez de la « vraie » Flora… Douteriez-vous de votre identité ? Qui êtes-vous exactement, vous qui vous prétendez une projection…mentale ?
- Notre manifestation ne résulte d’aucun appareillage », répliqua Miles avec une certaine désinvolture.
La petite fille opina du chef. Changeant brutalement d’attitude, elle s’agenouilla, ses iris embués, suppliante, les mains jointes. Des larmes coulèrent de ses yeux francs, trahissant son tourment.
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« Monsieur, je vous prie de nous croire ! Chacun de mes reflets, de nos reflets, diffère légèrement de son voisin de glace et, par touches successives, progressives…
- Ils finissent par diverger, par se distancier les uns des autres, jusqu’à ce que le plus éloigné de ma sœur originelle - ou de moi-même - dans le labyrinthe acquière un aspect tout à fait étranger. »
De nouveau, Flora acquiesça aux mots de son frère.
« Cessons-là, les enfants, fis-je, ulcéré, car je venais de constater, après avoir jeté un coup d’œil furtif à la pendule, que l’heure à laquelle ces manifestations prenaient d’habitude fin venait de passer.
- Votre incrédulité nous blesse, reprit Miles.
- Quelle Flora, quel Miles êtes-vous ? Vous affirmez que quelque part existe une Flora originelle, authentique, par conséquent aussi son reflet de départ. Non contents de me déclarer n’être que des images, vous sous-entendez n’exister qu’en tant que doubles, duplicatas, de modèles, patterns déjà déviés d’une Flora, d’un Miles, qui porteraient chacun, inscrits sur un dossard, les numéros d’ordre 1 ou même 0 ! De fait, vous ignorez combien d’exemplaires vous ont précédé. Chacune des Flora, chacun des Miles, jusqu’aux plus divergents, doivent croire dur comme fer qu’ils sont les tout premiers. Des Miles et des Flora simiesques, félins, reptiliens, insectes, arbres, amibes, minéraux, extraterrestres aussi, tant que nous y sommes. Pourquoi pas ? Remontons avec vous la chaîne du vivant et celle de la matière ! Et, quels que soient les présupposés partagés par la communauté scientifique au sujet de l’existence ou pas d’une cognition animale, de formes d’intelligences autres qu’humaines, force est d’admettre que certaines de vos répliques ne possèderont aucune conscience… Et j’ajoute que jamais, mademoiselle, vous n’auriez dû prononcer ces paroles imprudentes : « un de ces reflets, une de ces images d’une des vraies Flora »… Le cloning des êtres humains n’est pas encore possible ! Je doute, mademoiselle, que vous puissiez émettre la moindre objection devant cette évidence sainement assenée.
-  Monsieur, vous avez tort ! Parce que, se courrouça-t-elle, les joues pourprines, parce que… chacune de moi est réelle ! Parce que chacune de moi est moi ! Parce que chaque Flora, même minérale, même végétale, revêt une importance égale ! Parce que (elle se faisait insistante, usant de l’anaphore) chaque miroir du dédale est une interface entre notre monde et un micro univers où existe aussi notre fratrie. Parce que chaque Flora, chaque Miles est autonome, vit différemment, ne connaît pas le même destin. Parce que chacune et chacun d’entre nous souffre d’incommunicabilité, isolé dans son propre univers-miroir divergent par de menus détails, conscient d’être prisonnier de son propre espace-temps, reclus dans sa bulle, sachant qu’existent une multiplicité de doubles infinis, souhaitant rompre leur réclusion, se libérer de l’isolat, animés par une volonté de contacter, de connaître l’alter ego…
- Univers parallèles, univers « bulles »…si jamais une seule de ces interfaces se rompait, si jamais  deux de ces mondes parallèles se rencontraient, convergeaient, entraient en collision, s’entrechoquaient, fusionnaient, l’équilibre précaire sur lequel reposent les fondements de la nouvelle physique spéculative serait à jamais rompu…  - Avez-vous à la parfin saisi pourquoi nous sommes venus à vous ? insista Miles.
- Je croyais qu’il s’agissait de conjurer un sortilège, de vous libérer de l’emprise de fantômes, ou de démons, figurés par le couple maudit ô combien de Quint et de sa maîtresse, l’ancienne gouvernante miss Jessel, tragiquement disparue… que vous tuâtes vous-même en vérité, enfants maudits. Vous culpabilisez ! C’est ce que Miss Giddens a cru comprendre, et elle lutte pour votre bien, que dis-je, pour éviter que vous soyez damnés.
- Foin d’eschatologie ! s’écria Miles. Certes, Quint nous pervertit, nous corrompit, nous enseigna la tentation, le péché…Il nous apprit à faire souffrir autrui. Il nous montra comment faire éclater un crapaud en lui bourrant la gueule avec un cigare allumé.
- Dois-je vous appeler, vous rebaptiser Flora numéro n, Miles puissance ∞ ? N’êtes-vous que des concepts mathématiques défiant les lois de la physique ? Vous mouvez-vous à l’échelle des quantas ? Votre essence serait-elle renfermée dans un espace multidimensionnel, à douze, seize, mille dimensions X ou Y ?
- Monsieur, répliqua la fillette, chagrinée par mon scepticisme, si nous vous avons contacté en particulier… c’est pour une raison bien simple. Vous nous sembliez plus réceptif, plus imaginatif que le commun des mortels, parce qu’écrivain et…
- Je serais curieux de la connaître, cette raison exacte dont vous ne cessez de reporter la révélation, mes jolis fantômes victoriens, dis-je avec ironie.
- Vous vous moquez, monsieur !
- Laisse-le, Flora. L’aube approche. Déjà, nous devenons transparents, pellucides, translucides, nous perdons de notre substance, de notre consistance.
- Non ! Je suis encore entière, mon frère ! Monsieur, vous appartenez au seul univers parallèle dans lequel nous n’existons pas ! Nous sommes bien la Flora et le Miles supposément originels… Nous vous le jurons solennellement.
-  Je me gausse de votre solennité ! fis-je, pris par une brusque révélation, une illumination, une explication définitive hors de toute hypothèse scientifique. En réalité, repris-je, vous vous trouvâtes renfermés dans l’imagination d’un grand écrivain sans avoir conscience qu’il vous avait engendrés. Vous apparûtes dans ses méninges, un beau jour, conçus par son inspiration, après qu’on lui eut conté des événements étranges et inexpliqués remontant à quelques décennies. L’indéniable goût victorien pour les apparitions fantomatiques fit le reste. C’était dans l’air du temps. Cet auteur de génie se nommait Henry James, parce que votre histoire écrite m’est enfin revenue. Vous avez voulu vous extirper des pages de son œuvre, Le Tour d’Ecrou, parce que vous en avez assez de n’être que des mots, une succession de caractères d’imprimerie. Parce que vous vous prétendez les Flora et les Miles du manuscrit original d’Henry James, écrit, composé de sa main, alors que peut-être, vous appartenez de fait à n’importe quel exemplaire imprimé de l’ouvrage, de n’importe quelle édition, en langue anglaise ou dans une des multiples traductions. Chacun des Miles, chacune des Flora, sont emprisonnés dans l’encre, dans le papier, dans les lettres, idéogrammes, caractères, signes ou syllabes, de chaque exemplaire du Tour d’Ecrou diffusé depuis l’an 1897. Chaque livre est unique et pluriel, chacun est un univers parallèle en soi, un reflet des personnages engendrés par le génie de l’auteur. Ouvrir un volume, le feuilleter, le lire, c’est ouvrir une interface entre le lecteur et le micro univers où vous existez, dans tous les langages humains de la Terre. De plus, lorsqu’on on jette, déchire, détruit ou  brûle un de ces bouquins, un Miles, une Flora, meurent quelque part. Quand le papier jaunit, s’acidifie,  se troue, tombe en poussière, quand les pages se détachent, se rongent, quand l’encre s’efface, un Miles et une Flora s’étiolent ! Vous êtes périssables !
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- Monsieur, pleura Flora. Nous voulons vivre, être chair, être sang, être matérialité ! Nous le revendiquons haut et fort. Aidez-nous, aidez-nous ! Je vous l’implore. Nous échapperons grâce à vous à l’emprise du livre, nous deviendrons réels ! Vous avez deviné la stricte vérité. Nous sommes littérature. Mais nous nous sommes déjà dupliqués, multipliés en adaptations picturales, fixes ou mouvantes, en enfants comédiens ou chanteurs interprétant nos rôles, en notes de musique, en personnages d’opéra prenant possession de ceux censés nous figurer, alors, nous ne savons plus, ne comprenons plus… »
Elle s’estompait, se brouillait. Je voulus la saisir par ses étoffes, cette simulation de l’esprit, et mal m’en prit. Flora me faisait pitié, du moins, cette Flora-là, que sans doute, j’avais moi-même conceptualisée, matérialisée après avoir lu Le Tour d’Ecrou. Elle eût pu être blonde, rousse, aux prunelles noires, au regard pers, vêtue comme en 1830, ou comme en 1920, en fonction des caprices de différents peintres, metteurs en scène, réalisateurs, scénaristes, responsables du casting. Flora ! Flora ! Elle s’acheva en fumeroles, en une ténuité de brume. Je perçus le chant du coq, distant. Mais…

A suivre...
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