Parenthèse
science-fictionnelle du narrateur contemporain distancié, si toutefois
lectrices et lecteurs le lui permettent.
Délaissons quelque peu la
salle de vente pour nous occuper de l'édifiant « soliloque » que le
sieur Saturnin de Beauséjour prononça une fois expulsé des lieux :
« Monsieur Wu, on m'a
jeté dehors ! J'ai échoué et j'ai risqué ma peau pour rien !
- (...)[1]
- Bien, monsieur Wu. Dans la
salle, j'ai identifié en particulier ce mathématicien anglais, Sir Charles
Merritt, qui était assis à côté d'une jeune femme blonde vêtue de noir. Devant,
il y avait Aurore-Marie de Saint-Aubain ...
- (...)
- Je sais, monsieur, je sais!
Nous ne sommes qu'en 1877, et c'est l’Aurore-Marie de 1888 que nous sommes
censés affronter ! Elle s'appelle encore de Lacroix-Laval et son initiation
n'est qu'une question de jours ! Elle n'a que quatorze ans. Son père Albéric et
deux autres personnes l'encadrent : le baron Kulm, un érudit jouisseur, et le
comte de Kermor-Ploumanac'h, un cousin de monsieur Alban de Kermor. Ce qui
m'inquiète, c'est la ressemblance physique de cette Aurore-Marie avec ma
soi-disant pupille anglaise friponne que vous m'avez fourguée dans les pattes !
Je sais ! Je sais ! Elles sont étranges et délurées toutes les deux !
- (...)
- Comment, monsieur Wu ? Mais
c'est affreux ! Vous me dites que madame de Saint-Aubain a des mœurs encore
plus déréglées que mademoiselle de Beauregard et est la petite amie de la
maîtresse de « Barbenzingue », madame de Bonnemains ?
Elle est les
deux ! Ciel ! J'aurais dans ce cas préféré que vous m'envoyassiez dans les
États-Unis d'Amérique du milieu du XXe siècle aider monsieur Möll, ses amis, et le père de Chardin !
- (...)
- Comment! J'y risquerais ma
vie, à cause des Russes du NKVD, comme vous dites, et d'un certain Igor
Pavlovitch Fouchine, leur chef, le frère jumeau de l'autre, Pavel Pavlovitch !
Ma mission exploratoire de 1877 serait de tout repos à côté ? Ce sera donc pour
une autre fois, après que le problème du Congo de « Barbenzingue »
soit réglé ?
- (...)
- Bien, monsieur Wu ! A vos
ordres ! Je laisse les événements de 1877 suivre leur cours et je vous rejoins
en 1888 ! Fin de communication. »
Cette petite digression ne
peut s’expliquer que si l’on sait que des personnages venus d’une civilisation
future cherchent à contrer l’avenir d’Aurore-Marie de Lacroix-Laval. Ces péripéties
pourront faire l’objet d’un roman uchronique de science-fiction boulangiste,
intitulé, pourquoi pas, « Cybercolonial ».Mais revenons à la
suite du récit inopinément interrompu de mademoiselle Dubourg.
************
Après l'incident, les enchères reprirent
par un coup d'éclat du sieur C.M. :
« Je mise soixante-cinq
francs sur cette étoffe !
- Et moi soixante-dix ! rétorqua
le père de la fillette.
- Soixante-dix-sept, comme cette
année, criai-je par provocation.
- Quatre-vingts ! surenchérit
l'explorateur.
J'hésitai quelque peu à
poursuivre.
- Quatre-vingts une fois...
commença le commissaire-priseur.
- Quatre-vingt-cinq ! m’égosillai-je.
Brûlant brusquement les étapes,
le géniteur de la blonde demoiselle en détresse éructa, audacieux :
- Cent francs !
Plus il renchérissait pour
acquérir à tout prix cette étoffe précolombienne dont l'enjeu m'échappait à
tout le moins, plus cet homme respectable, père de cette soucieuse et fragile
fillette, prenait un aspect animal, comme s'il eût été croqué par Grandville,
dans un de ces vieux dessins cocasses qui faisaient la joie de nos parents sous
la Monarchie de Juillet. Son visage expressif le rapprochait d'un de ces chats
qu'affectionnent la littérature merveilleuse, les contes ou fabliaux : un
Grippeminaud, un Thibert ou un Raminagrobis.
A partir de cet instant, les
enchères s'envolèrent. A cent vingt-cinq francs, l'explorateur lâcha pied.
L’Anglais, le sir C.M., abandonna à
trois cents francs. La surenchère se restreignit à un duel de maquignons
disputant au chaland la vente de leur meilleur étalon, entre l'homme aux
favoris « persécuteur » de sa grêle enfant et moi, simple jeune femme
sans prétention. Il jouait avec moi, cherchant à me pousser à la ruine, en mes
ultimes retranchements, avec la gourmandise obscène d'un taste-vin ayant revêtu
la ridicule panoplie Renaissance de cette sorte de confrérie rabelaisienne
adepte de l'épicurisme et du carpe diem
dans laquelle vignerons, bouilleurs de cru et œnologues participent à de
rituelles et ancestrales agapes vouées au culte biblique de Noé, supposé
découvreur de la vigne et des bienfaits de cet alcool que je n'appréciais guère
! Qu'en était-il d'Adam, dans ce cas ?
- Trois cent quatre-vingts francs
! fis-je, toujours plus décidée, malgré la réduction comme une peau de chagrin
chère à monsieur de Balzac de la somme qui m'était allouée en vue de mon achat.
- Quatre cents ! jeta-t-il comme
un défi de plus.
Je ne sus plus quelle attitude
adopter : m’acharner jusqu'au dernier liard ou abandonner maintenant la partie
en faisant pâle figure ?
- Quatre cents francs une fois,
quatre cents francs deux fois...
Je songeai soudain à ce roman de
monsieur Émile Zola, ce scandaleux écrivain, qui décrivait les spéculations
immobilières sous le Second Empire, cette Curée,
et je prononçai, en m’exultant, articulant soigneusement chaque syllabe :
- Quatre cent
quatre-vingt-dix-neuf francs ! »
Le géniteur de la demoiselle et
ses séides cédèrent enfin !
« Quatre cent
quatre-vingt-dix-neuf francs trois fois ! Adjugé à madame. » prononça rituellement
le commissaire-priseur avant d'abattre son marteau.
« Excusez-moi, monsieur le
commissaire-priseur, eus-je l'audace de déclarer, mais je suis demoiselle.
- Votre achat vous sera livré
demain à votre domicile, mademoiselle, ajouta-t-il tandis que je réglais.
Veuillez renseigner votre adresse, s'il vous plaît. »
Les enchères touchaient à leur
terme. Je m'apprêtais à quitter la salle des ventes lorsque l'étrange petite
fille modèle, échappant à ses cerbères, accourut vers moi et me fixa de ses
iris singuliers, doux, rêveurs et suppliants. Elle me saisit les poignets et
m'implora de sa toute petite voix :
« Par pitié, madame ! Qui
que vous soyez, venez-moi en aide ! Je ne veux pas du destin
qu'« ils » me réservent. Je suis bien trop jeune !»
Devant une telle détresse, je ne
sus quoi objecter. Je pris un morceau de papier sur lequel je griffonnai
hâtivement notre adresse. La pauvre demoiselle s'empara de la feuille qu'elle
glissa discrètement dans son réticule. Le père mit fin à cette tentative d'escapade
et empoigna la malheureuse d'un geste brusque dépourvu de toute affection. Il
l'éloigna de moi en lui disant :
« Aurore-Marie, je vous
interdis d'adresser la parole à une inconnue sans notre autorisation !
- Père, je ne vous aime point ! »
l’entendis-je répliquer en pleurnichant.
Cependant, mister « C.M. » quittait la salle, un éclat
de fureur dans les yeux. Cet Anglais avait décidément un air qui ne me revenait
pas ! Un autre personnage, imprévu, m'aborda tandis que je cogitais sur ce
sujet de l’Impératrice des Indes : l'explorateur excentrique au casque tropical.
« Madame ou mademoiselle,
excusez mon outrecuidance, mais il est vital pour moi de vous parler, vous qui
venez d'acquérir cet objet singulier. Je me présente : Odilon d’Arbois,
américaniste et africaniste. Les oreilles indiscrètes ne doivent pas entendre
ce que je vais vous dire, ni les yeux voir ce que je vais vous remettre en
mains propres. Allons au fond de la salle.
- Mais, monsieur d'Arbois ! »
Je ne pus que me plier à sa
volonté.
« Ne soyez pas abasourdie
par ce que je vais vous révéler. Ne me jugez pas fou. L'étoffe que vous avez
achetée pour une somme qui ne reflète pas sa valeur considérable n'appartient
pas à notre monde ou plutôt, pas à notre cours de l'histoire humaine !
- Monsieur, vous divaguez !
- Que non pas, mademoiselle
Dubourg !
- Vous connaissez mon nom ?
- Mon fils Jules suit des cours
particuliers d'allemand que vous lui prodiguez.
- Si je donne des leçons
d'allemand, c'est qu'il me faut bien vivre ! Je suis célibataire.
- Une jeune femme aussi jolie que
vous ! Vous avez d'adorables boucles blondes et une de ces peaux !
- Et aucun homme, croyez m'en
bien, ne pourrait supporter mon caractère bien trempé.
- Vous savez que l'étoffe
soi-disant nazca a été découverte par Adhémar de La Marche dans les souterrains
des thermes de l'hôtel de Cluny.
- C'est ce qui était écrit dans
le catalogue de vente.
- Le tissu est bien amérindien,
mais il n'est pas d'époque précolombienne ! Il date de notre siècle, ce qui
signifie qu'il a été tissé par un peuple dont la civilisation a perduré de nos
jours, ou plutôt, dans un XIXe siècle différent du nôtre.
- Qu'en savez-vous ?
- Cet objet ou artefact provient
d'un butin de guerre, mais pas du trésor du Tupac Amaru. Il s'agit d'une pièce
des dépouilles de l'expédition de conquête menée en 1835 - notre 1835- par un
chef négro-amérindien à la tête d'une fabuleuse principauté méso-américaine,
dont la dynastie règne sans partage depuis plusieurs siècles dans un Mexique
parallèle ! Savez-vous, mademoiselle, que j'étais de la désastreuse expédition
de Bazaine, qui a mal défendu Maximilien contre Juarez. Je connais parfaitement
les anciennes civilisations du Mexique, mieux que la science archéologique
officielle qui n'en est qu'à ses balbutiements ! Par exemple, attendez-vous à
apprendre que la pyramide de Palenque recèlerait...
- En quoi cela m'importe-t-il ? coupai-je
l'importun.
- Parce que j'ai repris les
fouilles de Cluny entamées par La Marche et que j'y ai effectué une nouvelle
découverte en rapport non avec les Incas, mais avec un Mexique négro-amérindien
appartenant à une Histoire humaine autre. La voici.
D'une sacoche de cuir fatiguée
qu'il portait en bandoulière, D'Arbois extirpa deux objets : une espèce
d'ensemble de peaux de chèvres tannées et cousues couvertes de caractères
d'écriture inconnus et de dessins colorés d'un style un peu aztèque mêlé de
motifs nègres et un grand cahier sur lequel une plume s'était acharnée avec
force ratures à transposer en français le contenu de ce qui était assurément un
livre.
- Je conserve l'original et je
vous prête la copie traduite pour quinze jours, le temps que vous me lisiez
tout cela ! Nous nous reverrons à l'hôtel de Cluny le soir du 18 septembre !
Venez seule et vêtez-vous en homme. J'amènerai un équipement : lampes, cordes,
etc. L'exploration à laquelle je compte vous convier ne sera pas évidente et
vous n'allez point y gâcher une belle robe !
- Monsieur d'Arbois, vous n'êtes
qu'un aliéné !
Je pris pourtant le cahier qu'il
me tendait. Il rajouta aussitôt :
- J'ai découvert ce livre dans
les souterrains de Cluny voici deux ans et j'ai gardé ma trouvaille secrète, le
temps de traduire le tout. Vous tenez en mains la translation du codex
mexafricain dit « de Sokoto Kikomba », chronique des règnes des Moro
Naba de Texcoco et de l'Afro-Amérique depuis 1311 de notre ère. Les caractères
du codex ressemblent à de l'égyptien démotique, mais il a été rédigé dans la
langue secrète et sacrée des prêtres abyssiniens : le guèze. Je connais une
multitude de langages exotiques. J'ai tant navigué de par le monde !
- Êtes-vous un fabulateur ?
- Tout ce qui est consigné dans
ces chroniques est rigoureusement authentique, mais a eu lieu dans un temps différent. Au revoir,
mademoiselle Dubourg, et soyez bien au rendez-vous de Cluny ! Le trésor de la
Mexafrica nous y attend ! »
Il partit sans demander son reste.
Abasourdie par cette conversation, j'enveloppai soigneusement le cahier dans
mon châle et je quittai l'hôtel Drouot, à la recherche de l'omnibus qui me
ramènerait chez Henri. Les crieurs de journaux s'égosillaient, annonçant la
dernière nouvelle :
« Monsieur Thiers est mort ! »
Intéressée tout en ignorant
toutefois les répercussions que cet événement aurait par la suite, j'achetai
une gazette que je payai un sou. Le quotidien annonçait le décès du vieil homme
d'État, la veille, à Saint-Germain, où il s'était installé vers la mi-août dans
un pavillon près du château Renaissance devenu depuis le Second Empire Musée
des Antiquités Nationales.
A quelques pas, malgré la foule
empressée et hétéroclite du boulevard de fin d'après-midi, je remarquai
mademoiselle Aurore-Marie, toujours surveillée par ses trois chaperons. La
jeune fille gracile, dont les prénoms évoquaient à la fois l'allégorie ou
métaphore poétique homérique bien connue et la Sainte Vierge, paraissait avoir
recouvré un semblant de gaîté. Je n'avais pas encore pu admirer la superbe
chevelure de miel châtain clair de cette enfant dans toute sa splendeur la
rapprochant de Marie Madeleine. Il ne lui aurait manqué que le pot à parfum,
comme dans un de ces portraits de l'école flamande du XVe siècle dont je ne me
souviens plus s'il a pour auteur Hans Memling ou Quentin Metsys.
Devenue
adulte, cette primerose deviendrait sans doute une des plus jolies femmes de
notre temps, quoique pourvue présentement d'une toute petite poitrine. Mais,
selon moi, ce sont le visage, la carnation, les yeux et les cheveux qui
importent et constituent l'essence de la beauté, de l'éternel féminin.
Aurore-Marie s'adressait à un
camelot. Elle lui versa quelque menue monnaie afin d'acheter une boîte de
pilules. L'homme parlait un de ces épouvantables patois du Nord malmenant la
grammaire.
« Eules pilules Pink ! Ach'tez eules pilules Pink! Crachotait-il. Eules seules
pilules qui préservent vot' peau d' porcelaine ! Merci mim'zelle ! Euj fais
quoi pour vend' mes pilules ? Euj' vas en vendre plein, avant qu'eul
n'drache euds flûtiaux ! Eus'c va être un temps à pas y foutr' un cat dehors ! »
Il commençait effectivement à
pleuvoir et j'avais omis d'emporter un parapluie. Celui qui ressemblait à un
bâton de chaise imberbe amateur de plaisirs en cabinet particulier empoigna le
marchand ambulant :
« Toi, tu vas me fiche le
camp prestement ou j'appelle le sergent de ville ! Je t'interdis de parler à
mademoiselle ! De plus, tu sens la peste !
- Eus'c pas la peste mon vioque !
Eus'c moué maroilles euqi a coulé dans m' poch' ! Euj peux point m'passer
d'euc' fromage pur ce qu'euj suis ch'ti mordedienne ! Euj suis innocent,
pardienne ! »
L'incident fut clos. Comme mon
omnibus arrivait, sous la pluie qui devenait battante, je laissai là, en plein
boulevard, mademoiselle Aurore-Marie et sa « garde prétorienne »,
pensant ne jamais revoir ces gens. J'avais bien tort.
A suivre.
************
[1] La ponctuation (...) figure la
réponse que « Monsieur Wu » adresse à chaque réplique de Saturnin de
Beauséjour.
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