jeudi 29 mai 2025

Etude en vert et jaune : prologue 2.

 Léonard de Vinci

Lorsque le Superviseur général de la cité leur commanda d’entrer dans la pièce qui lui servait de bureau lorsqu’il officiait, le peintre Leonardo, un colosse blond à la stature impressionnante et à la longue barbe bien peignée, et le maître de chapelle Johann Sebastian, un homme plutôt gras et replet toujours coiffé de sa perruque caractéristique,

 peinture : Bach en 1746

 pénétrèrent dans la petite salle tout en se jetant mutuellement des regards furibonds. Aucun des deux artistes n’était prêt à faire amende honorable, à reconnaître ses torts.

Daniel Lin conserva le silence durant deux longues et pesantes minutes, puis, estimant que les impétrants avaient assez mijoté dans leur jus, éleva la voix tout en croisant ses doigts fins et fuselés de pianiste virtuose.

- Savez-vous pourquoi je vous ai convoqués tous les deux à cette heure matinale ? La procédure est plutôt exceptionnelle, j’en conviens. De plus, je n’aime pas passer par-dessus le Conseil.

- Superviseur, commença le compositeur, j’ai parfaitement conscience de la gravité de la faute.

- Ah ? Bah ! Moi, je dirais que c’est le maestro Johannes qui s’est conduit comme un goujat vis-à-vis de ma personne ! répondit immédiatement da Vinci, la voix toute vibrante de colère.

- Tous deux, vous vous comportez tels des enfants capricieux. A cause de vos ego démesurés, jeta Daniel Lin posément, sans hausser le ton.

Après avoir marqué une nouvelle pause, le Superviseur reprit.

- Avez-vous réellement à cœur l’organisation de cette fête ? Souhaitez-vous vraiment sa pleine et entière réussite ? Je me le demande sincèrement en cet instant.

- Oui, certes ! firent les deux hommes en chœur.

- Mais qui aura la prérogative de la décision ? interrogea maître Leonardo.

- Aucun de vous deux séparément, dit Daniel Lin avec résolution. Il vous faudra accepter un compromis car le Conseil envisageait une dyarchie.

- Quoi ?souffla le peintre, outré. Va bene ! Dans ce cas, je me…

- Non, maestro ! Il n’en est pas question. Vous n’êtes pas autorisé à vous retirer. Ce serait trop facile… de plus, vous perdriez la face.

- Je m’en moque. Mon concurrent le plus direct mais néanmoins ami Michelangelo peut parfaitement prendre la relève. 

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- C’est à vous qu’a échu cet honneur, insista le Superviseur.

- Je préférerais m’enfermer dans un monastère cistercien plutôt que de travailler avec cette tête de mule ! marmonna alors Johann. Il est encore pire que cet inverti de Leonardo.

- Pas de propos désobligeants ici, articula lentement Daniel Lin. Dans la cité de l’Agartha, vous êtes tous deux égaux. Comme tous les citoyens qui la composent. Il n’est pas question de passe-droit. Vous devez vous en faire une raison.

Leonardo soupira bruyamment et, après un temps de réflexion, dit :

- Il est vrai que, jadis, j’ai œuvré pour les Sforza… Après avoir servi les Médicis… 

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- Entre autres, maître Leonardo, compléta Daniel. Quant à vous, Johann Sebastian, seuls votre sérieux, votre professionnalisme et votre talent de musicien sont à même capables de tempérer les folies du génie de maestro da Vinci. Si je ne me trompe, vous avez eu l’heur de plaire au Grand Frédéric, n’est-il pas ?

- Euh… c’est là le strict énoncé de la vérité, mais… hésita l’Allemand.

- Mais vous n’avez conservé qu’un souvenir confus de la chose, je le sais.

- Dois-je m’en étonner ?

- Nullement.

- Depuis que nous vivons ici, dans l’Agartha, toute notre mémoire, toutes nos actions de jadis semblent s’estomper, souffla Leonardo. Je n’en comprends pas la raison.

- C’est tout à fait exact, approuva Johann. Que nous est-il donc arrivé ? Comment avons-nous pu nous réveiller un matin dans la cité ? On m’a raconté que j’ai été gravement malade, atteint de cécité. Or, aujourd’hui, j’ai retrouvé une santé de jeune homme, une vue d’aigle et une envie de composer plus forte que jamais.

- Moi itou, insista l’Italien. Mon corps plus vigoureux qu’autrefois exige de chevaucher chaque matin Azùl mon destrier. Or, longtemps j’ai cru qu’il avait succombé au poids des ans. Et je l’ai retrouvé comme par miracle ici… je voudrais comprendre les raisons de tous ces mystères.

- Ne cherchez pas des explications logiques. Il n’y en a pas. L’Agartha est en dehors de toute rationalité. Contentez-vous de savourer pleinement votre présente existence sans vous poser de questions.

- Toutefois…

- Toutefois, maître Johann Sebastian ?

- Des bruits plus étranges les uns que les autres courent. Par exemple, le plus récurrent dit qu’ici, la Cité, c’est Shangri-La, le Paradis, le jardin d’Eden, le Rot du Dragon…

- Ensuite ?

- Le temps n’y existerait pas… ou du moins il ne correspondrait pas à celui de l’extérieur.

- Maestro Johannes, vous avez trop fréquenté Lobsang Jacinto ou encore Raeva…

- Vous semblez me le reprocher…

- Pas vraiment. Maître Leonardo, il y a peu, vous vous êtes absenté un long mois.

- En effet, Superviseur. J’avais l’autorisation du Conseil.

- Naturellement. Vous vous êtes rendu d’abord à Florence. Ensuite à Milan…

- Tout à fait… ces détails figuraient dans mon rapport… que vous avez lu, je constate.

- Ma fonction m’y oblige, maître. Qui cherchiez-vous ? murmura Daniel Lin avec douceur tout en scrutant attentivement le moindre changement de physionomie de Leonardo.

- Dois-je satisfaire votre curiosité ? Ne seriez-vous pas en train de dépasser les droits et obligations de votre fonction ? De toute façon, je pense que vous détenez déjà les réponses.

- Je préférerais entendre les explications de votre propre bouche…

- Euh… Je voulais rencontrer… Giacomo… fit le peintre gêné.

- Giacomo !  Tiens donc… Salaï… bigre ! Pourtant, ici, vous ne manquez pas de partenaires… 

 Salai par un élève peintre de Léonard de Vinci (vers 1502-1503).

- Vous ne pouvez comprendre… et bien sûr, vous n’approuvez pas…

- Un euphémisme… mais… tant que cela concerne des adultes consentants… que vous gardez une certaine mesure…

- Vous détestez la pédérastie…

- Non … je n’ai pas à vous juger sur votre sexualité… je ne supporte pas la pédophilie, voilà tout… mais dans l’Agartha, il n’y a aucun pédophile… j’y ai veillé personnellement…

- Sur ce point-ci, vous avez eu raison de jouer de votre influence, murmura Johann Sebastian. 

 peinture : Bach en 1715

- Une influence qui est grande, constata Leonardo. Mais ce n’est pas tout, n’est-ce pas… Vous me reprochez autre chose…

- Avouez que vous vouliez ramener Salaï…

- L’idée m’a effleuré l’esprit, reconnut le peintre.

- Ah ! Tout de même, dit Daniel Lin avec satisfaction. Toutefois, ce n’est pas moi qui formule de nouveaux reproches, c’est le Conseil. J’en suis son dévoué serviteur. Je veille à faire appliquer ses recommandations.

Durant cet échange entre deux fortes personnalités, Johann Sebastian était à la torture. Intérieurement, il fulminait, se tordait les mains. Pour lui, l’Agartha symbolisait tout à la fois le Paradis et l’Enfer. Il ne fréquentait pas les débauchés de la cité. Il qualifiait ainsi Leonardo, Michelangelo, quelques comédiens et comédiennes dont Deanna Shirley de Beaver de Beauregard,

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 des artistes et poètes tels Victor Hugo, Alfred de Musset, ou encore Paul Verlaine et Guillaume Apollinaire, des réalisateurs de cinéma comme Fellini, Pasolini, Jean Cocteau et tant d’autres créateurs. Travailler aux côtés de Leonardo da Vinci lui coûtait donc beaucoup. On comprend mieux ses réticences en disant que sa morale luthérienne ne lui permettait pas de faire preuve de davantage de tolérance.

- Enumérez tout ce dont on m’accuse, Superviseur.

- Enfin, nous entrons dans le vif du sujet, fit le daryl androïde ou celui qui passait pour tel. Le Conseil a constaté ou cru constater que vous avez changé le cours de l’Histoire… involontairement… Giacomo n’est qu’un… détail.

- Mes carnets… mes notes… que j’ai oubliées.

- Des carnets spéciaux sur lesquels vous aviez dessiné des aéronefs, des parachutes, des bicyclettes, des chars d’assaut, des mitrailleuses, des engrenages, des hélices…

- Hum… J’ai commis une grosse sottise.

- Oui, en effet. Mais j’ai réparé votre gaffe. Partiellement cependant.

- Comment cela ?

- Désormais, vous passerez pour un génie précurseur, tout simplement. Pour les historiens de la Renaissance, lorsque vous viviez en Italie, vous vous seriez adonné à des recherches scientifiques, voilà tout. Je me suis arrangé à ce que lesdits carnets soient retrouvés et publiés tardivement. 

 Pages manuscrites comportant deux dessins représentant pour chacun un disque comportant des échelles d'ombres et derrière lequel se trouve des cônes d'ombres.

- Ah ? C’est possible une telle chose ? Diavolo ! Vous m’avez suivi à la trace ! Je suis fâché.

- Désolé… Es tut mir leid.

- Superviseur, fit alors Johann Sebastian Bach, vous n’êtes pas qu’un simple fonctionnaire, aussi haut placé soyez-vous… vous ne vous contentez pas de tout vérifier afin que tout fonctionne sans anicroche dans la cité.

- Bien vu, maestro. Considérez-moi comme une sorte d’ange gardien et ne creusez pas davantage.

- Vous obéissez au Conseil, c’est vrai, poursuivit l’Allemand. Mais il vous arrive également d’outrepasser ses instructions… sans que vous encouriez la moindre remontrance. Je ne me trompe pas…

- Oh ! Mais le Conseil sait lorsque j’abuse, soyez-en persuadé.

- Aucune sanction à votre encontre ?

- Hum… cela ne vous regarde pas, maestro… je suis capable de me morigéner moi-même, n’ayez aucun doute là-dessus. Et je ne suis pas tendre avec moi… Non… pas du tout.

- Je veux vous croire, Superviseur général…

- Il en va de même pour moi, rajouta Leonardo.

- Comme votre unanimité fait chanter mon cœur ! S’exclama Daniel Lin. Mais revenons à notre problème… alors… Quelle décision avez-vous prise tous les deux ? Dois-je me résoudre à faire appel à Michel Haydn

 Description de cette image, également commentée ci-après

 et à Michelangelo Buonarroti ?

- Je vais tâcher de faire un effort, murmura le musicien avec humilité.

Maître Johannes baissa la tête afin de montrer qu’il avait compris qu’il n’était pas au-dessus des autres citoyens de la cité et surtout pas au-dessus du Superviseur.

- Maître Leonardo ? Questionna le daryl androïde.

- Moi de même, acquiesça l’interpellé. Mais… Quant à Salaï ?

- Giacomo reste là où il est présentement ! répondit sévèrement Daniel Lin.

- Vous ne pouvez pas intercéder auprès de Lobsang Jacinto ou de Tenzin Musuweni ? Ou vous ne le voulez pas ? Osa le peintre.    

- Tout à fait ! Maître Leonardo, cela n’est pas négociable. Giacomo est capable de pervertir toute la cité… mon jugement est sans appel le concernant.

- Pervertir… Pervertir… Vous allez un peu fort.

- Il est pourri jusqu’à la moelle. Il vous a volé, trompé, menti, dépouillé, entraîné dans des affaires louches, il a abusé de votre honnêteté et de vos sens…

- Superviseur !

- Dois-je donc décrire les affreux lupanars dans lesquels vous vous perdiez ? Les débauches auxquelles vous vous livriez ? Non ! Ce serait faire injure à votre talent que vous gâchiez et aux oreilles chastes de maître Johannes …

- Comment pouvez-vous connaître ma conduite ?

- Leonardo, je sais tout de vous… hélas… ce n’est pas cela qui vous a qualifié pour l’Agartha… contentez-vous de mes propos…

- Donc ?

- Donc… suivez mon conseil. Modérez vos ardeurs.

- Mais… Si je n’y parviens pas ?

- Vous n’aimeriez pas la sanction qui suivrait…

- C’est-à-dire ?

- C’est-à-dire… rien… je n’ai rien à ajouter.

- La sanction… êtes-vous habilité à la donner ?

- Oui, trois fois oui… hélas…

- Hum… je sens siffler à mes oreilles un boulet de canon… Il n’est pas passé loin…

- En effet.

- Dans ce cas, je vais tenter de contrôler mes instincts.

- Vous faites bien.

- Pensez à Raphael, ou à Michelangelo… cela vous aidera. Pour ne pas sombrer dans le stupre, ils se sont mis à peindre et à sculpter à tour de bras… Ainsi, toute la cité bénéficie de leur génie.

- Je suivrai votre conseil, fit Leonardo en s’inclinant humblement.

- Merci, conclut le Superviseur général.

Le peintre se retira le visage troublé mais dépourvu de rides. Il allait être imité par le Cantor mais un geste impérieux de Daniel Lin retint celui-ci.

- Maître de chapelle…

- Oui, Superviseur ?

- Tous les propos échangés dans ce bureau devront être tus.

- Certes. Il n’était pas dans mes intentions de les divulguer.

- Bien. Je savais pouvoir compter sur vous.

- Superviseur… je crois avoir compris que nous vous devons notre présence dans la Cité.

- Je ne vous le dissimulerai pas davantage. Oui, en effet. Mais j’ai dû batailler ferme pour Leonardo da Vinci… son talent non mesurable l’a sauvé.

- Qui êtes-vous donc ?

- Je ne puis répondre à cette question, maestro…

- Ah ? Mon ami Alexandre dit que vous êtes un daryl androïde… j’ignore ce que c’est…

- Un humain amélioré du futur…

- Hum… dans Shangri-La, nous venons tous d’époques différentes.

- Exact. Je suis originaire du XXVIe siècle.

- Leonardo du début du XVIe et moi du XVIIIe… Comme ces mécréants de Voltaire et de Rousseau… 

 Fichier:Jean-Jacques Rousseau (painted portrait).jpg

- Cela vous choque ?

- Un peu… S’ils ont été sélectionnés, c’est parce que…

- Parce que la cité avait besoin d’eux…

- Vous ne professez pas la foi chrétienne… et votre morale n’a rien à voir avec le Christ.

- En effet. Ne vous demandez donc pas pourquoi il n’a pas rejoint l’Agartha… la réponse serait trop compliquée… et vous n’êtes pas préparé à l’entendre…

- Euh…

- Quant à ma morale personnelle, car j’en ai bien une, je vous l’assure, elle vous paraît élastique.

- Il ne m’appartient pas de vous juger.

- Seriez-vous donc tenté de me faire la leçon avec votre rigueur protestante ?

- Je ne m’y hasarderais pas.

- Tant mieux.

- Vous êtes fidèle à la cité, un bon époux et un bon père. Vos amis, et ils sont nombreux, ne tarissent pas d’éloges sur vous. Je me contenterai de cela.

- Je déteste que l’on me passe la brosse à reluire, maître Johannes…

- Oh ! Pardon…

- Laissons cela. En fait, je vous ai demandé de rester car un problème touchant à l’harmonie me turlupine depuis hier.

- Dites, fit le Cantor soulagé de voir qu’on abordait ce qui lui tenait le plus à cœur, la composition musicale.

- Votre septième diminuée dans votre dernière composition… la mesure 27 précisément. Ce choix vous paraît-il judicieux ? Moi, j’aurais opté pour une neuvième car…

- Redondance, Superviseur…

- Daniel Lin maintenant, je ne suis plus en fonction…

Comprenant que la conversation était partie pour durer, le musicien s’assit et, sortant du papier, se mit à expliquer à son interlocuteur l’effet qu’il recherchait dans la ligne harmonique suivie. En cet instant, Dan El vibrait d’un pur bonheur et en oubliait presque la charge qui lui incombait.

 

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