Malgré l’heure relativement tardive, Deanna Shirley
était encore visible. Ce fut pourquoi elle ouvrit la porte à l’intrus.
- Oh! C’est vous, Superviseur! Fit-elle en minaudant
exagérément. Quel bon vent vous amène?
- J’ai besoin que vous éclairiez ma lanterne, Deanna
Shirley. Et au plus vite!
- Bigre! Répondit la comédienne avec son accent
anglais distingué. Je sens de la détresse dans votre voix, mon ami. Ce n’est
pas dans vos habitudes de montrer votre désarroi, ce me semble!
- Laissez-moi entrer et quittez vos airs mondains. Je
crois que le sort de la cité est en jeu. J’ai quelques questions à vous poser.
Vous seule pouvez y répondre!
- Très bien, Daniel Lin. Puisque vous insistez… faites
comme chez vous!
Deanna Shirley s’effaça et le commandant Wu entra dans
le hall qui donnait sur une délicieuse antichambre. Au fait est-il utile de
vous décrire à qui ou à quoi ressemblait l’actrice? Une vingtaine d’années tout
au plus, un visage de forme légèrement triangulaire avec un menton un peu
pointu, des yeux verts, un blond miel amélioré par une coloration discrète, des
boucles retenues par un bandeau de soie bleue passé dans les cheveux, une robe
de chambre du même ton mais en satin, des mules de velours aux pieds, une paire
de lunettes à la main et un livre dans l’autre.
À peine, Daniel Lin fit-il quelques pas dans le hall
qu’une tornade noire lui sauta dessus et se mit à le lécher abondamment!
- O’Malley! Veux-tu cesser immédiatement? S’écria la
maîtresse de maison. En voilà des manières! Tu oublies ta bonne éducation, mon
chien!
- Ne le
réprimandez pas, répondit Daniel Lin. O’Malley est un amour de chien!
D’ailleurs, il est le seul que je supporte! Tiens, mon gourmand, regarde ce que
je t’apporte!
Deanna Shirley ne sut comment, mais dans la main
gauche du Superviseur, il y avait maintenant un cornet glacé à la noisette et
au chocolat. Or, elle était certaine qu’une seconde encore auparavant, il n’y
avait rien!
-Comment faites-vous ce tour? Demanda-t-elle presque
en bégayant.
Tandis que le briard se jetait sur la glace et
l’avalait d’un seul coup de langue, l’ingénieur daigna répondre d’une façon
normande.
- De la prestidigitation, Deanna, tout simplement! Il
n’y a là aucune magie!
- Je ne vous crois pas!
- Ah! Vous peinez à vous habituer à nos synthétiseurs
temporels, je vois!
- Anderson a essayé de m’expliquer le fonctionnement
de cette étrange machinerie mais je me suis mise à bâiller, tellement je
m’ennuyais! Au fait, je manque à tous mes devoirs… Une tasse de thé? Quelque
chose de plus fort?
- Une tasse de thé suffira, Deanna.
Le commandant Wu s’assit sur un fauteuil recouvert de
cretonne fleurie. Les teintes se mariaient très bien, du jaune, du lilas et du
gris. De même, tous les autres sièges étaient recouverts du même tissu et sur
la table en merisier, un splendide vase en cristal tout ouvragé laissait des
mimosas exhaler tout leur parfum. Aux murs, quatre Utrillo, tous ayant pour
thème la campagne française à la fin de l’hiver. Abandonnée sur une crédence,
une dentelle.
Deanna Shirley s’affaira dans sa kitchenette quelques
minutes que Daniel Lin mit à profit pour examiner de plus près l’intérieur de
son hôtesse.
« Ce décor sent le petit-bourgeois! S’il n’y
avait pas ces tableaux, je désespèrerais du bon goût de la miss! Deanna a
réellement besoin d’apprendre à se servir des synthétiseurs mentaux installés
un peu partout dans l’Agartha! ».
L’artiste revint les bras chargés d’un plateau sur
lequel le thé était servi. Mais il y avait également des scones et des muffins
à profusion ainsi qu’un pot entier de marmelade d’orange et un autre de
confiture de cerise! Ah! J’oubliais le beurre!
- Tout cela pour moi? S’exclama Daniel Lin.
- Que non pas! Je connais votre frugalité,
Superviseur! Les gâteries sont pour moi!
- Permettez que je vous serve…
- Faites et contez-moi ce qui vous amène.
- Puis-je donner ces muffins à O’Malley?
- Naturellement, mon cher! Expliquez moi vite ce qui
vous tracasse…
Le Génie de la Galaxie s’exécuta aussitôt. Il s’avéra
que DS de B De B n’avait bien évidemment jamais entendu parler de Daniele
Amphitheatrof. Cela n’étonna pas Daniel Lin. Encore moins de Stefan Brand, rôle
tenu par l’acteur français Louis Jourdan dans le film déjà mentionné plus haut.
- Déçu par mes réponses? Questionna la comédienne
après un court silence.
- Non, pas vraiment. Il est normal que vous ne vous
souveniez pas de ces deux noms. Vous n’avez pas tourné dans Lettre d’une
Inconnue… ( Du moins pas encore pour vous), compléta in petto le commandant
Wu.
Une petite digression s’impose. Pour tous ou presque,
Deanna Shirley avait gagné l’Agartha à la fin des années 1930, alors qu’elle
n’était encore qu’une starlette en devenir. Dans son cas, nulle Rebecca, ni ce
film noir splendide Le Crime de Madame Lexton, encore moins celui de Lettre
d’une Inconnue … Et pourtant! En fait, sa mémoire avait été savamment et
délicatement altérée par le Génie de la Galaxie. En cet instant précis, Daniel
Lin regrettait son action antérieure et était prêt à remettre partiellement les
choses en place. Mais il n’en fit rien car Deanna Shirley, inexplicablement
jeta:
- Par contre, je connais les œuvres, du moins quelques
unes de cette poétesse française, Aurore-Marie de Saint-Aubain! Lorsque j’étais
adolescente, j’ai lu quelques poèmes de cette femme merveilleuse. J’ai adoré!
Tenez, quelques vers me reviennent; écoutez comme c’est beau! Je me dois de les
réciter en français. Cela ne vous dérange pas?
- Deanna, c’est ma langue maternelle!
- Alors, voici. Ne riez pas de mon accent, monsieur
l’ingénieur!
« Zeugite, père de mon père, viens donc
joindre à tes lèvres ma bouche purpurine!
Eau-forte, taille douce, résidus balsamiques d’une
gloire androgyne,
Statue chryséléphantine engendrée par Phidias en un
naos divin,
Mes yeux d’ambre, mes ongles de copal et mon buste
ivoirin,
Allumèrent en ton cœur, nouveau panégyriste fol au
triomphe indicible,
Voué à la célébration, à la gloire de mon corps,
repoussant tout rival abhorré,
Les feux inextinguibles d’une passion innée pour mon
être adoré!
Au pampre des Frères Arvales, pourtant, tu te crus
insensible!
Cippe, tertre, mausolée, cénotaphe, chef-d’œuvre de
l’épigraphe,
Tel le grammatiste au calame d’orichalque sur l’argile
gravée ajoutant son paraphe,
L’ennéade applaudit aux vertes espérances!
Hagiographe! Accomplis lors mon désir sans nuances!
Ops a parlé: bonne sera la récolte.
Qu’aux faux-semblants, le numismate en l’archivolte,
Fasse tomber le masque de mon amant fidèle,
Qu’au sexe semblable au mien le visage me révèle!
Aurore-Marie de Saint-Aubain ( 1863-1894)
« Psychés gréco-romaines » ( 1891)
- Voilà, c’est tout mais c’est sublime, non? Minauda
D.S. de B De B.
Daniel Lin peina à garder son sérieux. Il rétorqua,
mi-figue mi-raisin:
- Tous les goûts sont dans la nature, très chère. Mais
avez-vous bien compris ce… salmigondis?
- Salmigondis! N’exagérez-vous pas un peu,
Superviseur? Vous insultez la mémoire de cette poétesse géniale, si sensible,
si cultivée, si…
- Ne posséderiez vous pas quelques recueils de cette
Aurore-Marie?
- Pourquoi faire? Les dix bibliothèques de la cité
suffisent à mon bonheur! Elles contiennent toutes les ouvrages publiés du
vivant de la baronne de Lacroix-Laval!
- Vous partez déjà? J’avais espéré…
- Je ne veux pas vous importuner davantage… d’autant
plus que vous attendez une visite…
- Benvenuto, mais vous le savez déjà!
- Alors, pourquoi courir deux lièvres à la fois,
Deanna? Je suis fidèle à Gwenaëlle!
- Sait-on jamais! Vous êtes le seul ou presque que je
n’ai pas réussi à pêcher!
- A part Leonardo, Monty Clift, Jean Marais et Jean
Cocteau, tous ont succombé à vos charmes, miss De Beauregard! Y compris ce
benêt de Saturnin!
Sur ce, avec un sourire mi ineffable, mi ironique, le
commandant Wu se retira.
« Mufle! Pensa la comédienne. C’est tout juste
s’il ne m’a pas traitée de gourgandine! Ah! O’Malley! Je crois que jamais je ne
comprendrais ce Daniel Lin! Pourtant, Louise de Frontignac, malgré son passé
des plus agités, fait partie de son cercle intime! »
Le chien à l’appel de son nom, redressa son museau
tout empli de sucre et regarda sa maîtresse de son bon et tendre regard animal.
Trop poli pour aboyer, il se contenta de soupirer et de pousser de petits
gémissements de compassion. Consolée, Deanna Shirley, gagna sa chambre pour
vérifier l’état de sa coiffure et de son maquillage. Peu après, on sonnait à la
porte de ses appartements.
***************
Un autre segment de temps avait succédé au précédent,
sans transition. Daniel Lin avait fait appel à Albriss pour l’aider dans ses
recherches. Désormais, il fallait consulter et répertorier tous les ouvrages
mémorisés par les ordinateurs des différentes bibliothèques sises dans la cité.
La tâche était immense et l’ex-daryl androïde avait besoin de l’Hellados,
occupé qu’il était par ailleurs à une œuvre vitale…
Comme à son habitude, Albriss s’en vint sans demander
les raisons de cette convocation. Sa réserve proverbiale réprimait sa
curiosité. Le grand Noir extraterrestre avait été ou serait un jour le chargé
des opérations du vaisseau intersidéral « Le Lagrange »… il avait
travaillé ou travaillerait sous les ordres du commandant Wu. Pour son peuple,
il passait pour un renégat, ayant déserté son monde pour se mettre au service
des humains. Pour un observateur néophyte, l’Hellados ressemblait assez à ces
représentants de la nation Bantoue. Or, il n’en était rien. Ses yeux noirs
insondables, son attitude posée, toujours contrôlée, sa façon formelle de s’exprimer
et, surtout, son sang jaune soufré ainsi que ses pommettes plus hautes que la
normale, révélaient en fait qu’il appartenait à la caste des grands
explorateurs d’Hellas. D’ailleurs, Albriss portait le même nom que son célèbre
ancêtre qui avait entamé le premier grand périple de la Galaxie.
Pour l’heure, l’extraterrestre avait pris la direction
des travaux concernant la construction d’un aéronef destiné à partir à la
découverte de la Galaxie M.33. Le vaisseau devait être baptisé dans quelques
semaines et recevoir le nom d’Étoile d’Argent.
- Superviseur, que cherchons-nous exactement? Dit
Albriss de sa voix monocorde, dépourvue d’inflexions.
- Des recueils de poésies d’une certaine Aurore-Marie
de Saint-Aubain tout d’abord. Ensuite, des biographies la concernant.
- Vous vous intéressez également à la poésie,
monsieur? Malgré toutes vos responsabilités?
- Tout ce qui touche à l’art attire mon attention,
Albriss! Surtout les plus grands génies du passé et du futur!
- Certes… mais vous possédez l’intégralité de la
littérature gréco-romaine! C’est… impossible!
- Sentirais-je une émotion de votre part, Albriss?
- Monsieur, comment vous êtes-vous procuré ces
ouvrages? Poursuivit l’Hellados en désignant certains passages de l’index
référençant les livres possédés par l’ex-daryl androïde. Les traités
d’astronomie d’Hypatie, les livres perdus des Histoires de Tacite, d’Ammien
Marcellin, l’intégralité des ouvrages d’Héraclite, la première version de
l’Iliade… Théoriquement, ils ont tous été détruits lors du grand incendie de la
bibliothèque d’Alexandrie!
- Utilisation du translateur temporel, lieutenant,
voilà tout!
- A des fins personnelles?
- Pas tout à fait, monsieur l’ingénieur qui marque
poliment son désaccord. Je ne fais rien sans l’approbation du Conseil!
- Veuillez excuser mon… ressentiment, Superviseur.
Les recherches se poursuivirent en silence quelques
minutes. L’Hellados allait d’émerveillement en surprise. Un instant, il n’y
tint plus et lança:
- Cardenio de Shakespeare? Dédicacé de la main même du
dramaturge? Peines d’amour gagnées également!!!
- Oh! J’ai fréquenté William quelques semaines… un
grand poète mais pas un grand homme, croyez-moi!
- Je saisis. C’est pour cela qu’il ne fait pas partie
des résidents permanents de l’Agartha. Il n’a pas été qualifié.
- Tenzin Musuweni et Frédéric Tellier ont refusé leur
aval. J’ai préféré ne pas insister. Par contre, Christopher Marlowe a été
accepté… mais de justesse.
- Monsieur, loin de moi de vouloir me montrer
indiscret, mais…
- Mais vous brûlez d’envie de savoir comment la
présence de Leonardo a pu être validée…
- Tout comme celle du capitaine Craddock!
- On peut pardonner bien des choses à des êtres
d’exception… Et Symphorien est un génie, mon ami!
- Puisque vous le dites… Il manque de rigueur…
- Et vous, vous en avez trop! Tous deux, vous vous
complétez… il vous tempère et vous faites de même pour lui! La preuve: le
vaisseau sera terminé avec un an d’avance sur les prévisions les plus
optimistes!
Encore un moment de silence. Les deux ingénieurs
s’activaient et accéléraient leur consultation des index. Enfin, s’afficha la
liste des ouvrages d’Aurore-Marie de Saint-Aubain soudainement possédés par
Daniel Lin.
« Le cénotaphe théogonique » ( 1879),
« Églogues platoniques » ( 1882),
« L’Amphiparnasse du XIXe siècle » ( 1884),
« Epitaphes pour une culture enfuie » (
1885),
« Iambes gnostiques » ( 1887), etc.
- Voilà une poétesse qui ne manquait pas
d’inspiration! Souffla Albriss, intéressé. Puis-je vous emprunter un ou deux
volumes de madame de Saint-Aubain?
- Là, dans la section des poètes maudits, l’enfer des
bibliothèques… je souhaite que ce ne soit pas trop « osé » pour vous,
mon cher ami.
- Osé? Pourquoi donc?
- Les amours saphiques, et non platoniques! Du moins
c’est ce que j’ai compris lorsque miss D.S. de B. De B. m’a récité un poème de
ladite Aurore-Marie!
- Je vous dirai ce que j’en pense, Superviseur…
- Tâchez que Renate n’en soit pas contrariée…
- Monsieur, madame de Saint-Aubain n’est pas qu’une
poétesse décadente, je ne me trompe point… Sinon, vous ne vous intéresseriez
pas à elle…
- Cette jeune femme n’aurait jamais dû voir le jour,
Albriss, tout comme ses ouvrages.
- Comment pouvez-vous vous montrer aussi affirmatif?
S’étonna l’Hellados à juste titre.
- Vous avez déjà voyagé hors de la Réalité de la cité,
lieutenant.
- Dans les pistes temporelles? Oui, assurément, mais
toujours en compagnie du commandant Sitruk, du capitaine Craddock ou de
vous-même… jamais seul.
- Bien évidemment! Connaissez-vous le nombre de chrono
lignes où l’humanité s’épanouit?
- Un nombre limité à mes yeux… on parle de deux mille…
- Eh bien dans aucune de ces deux mille possibilités,
Aurore-Marie de Saint-Aubain n’est sensée exister!
- Une chrono ligne non prévue…
- Non autorisée, plus précisément!
- Ah! Mais qui autorise les pistes temporelles? Le
Conseil? Composé de simples mortels?
- Lobsang Jacinto est bien plus qu’un humain
ordinaire, tout comme Frédéric Tellier, Tenzin Muzuweni, Nadine Lancet,
Benjamin Sitruk, Spénéloss, Kontiko et tous ceux qui un jour où l’autre ont
présidé ledit Conseil!
- Des entités, des divinités…
- Tout de même pas… Disons des êtres qui ont
conscience d’exister dans tous les temps et dans tous les mondes…
- Ah! Mais vous? Vous avez toujours refusé de faire
partie de ces douze sages!
- Ma tâche de Superviseur général m’accapare
pleinement, Albriss.
- Oui, mais encore! Vous n’avez pas réellement répondu
à ma question, monsieur!
- Décidément, les Helladoï! Rien ne leur échappe!
Soupira Daniel Lin.
- Tout le monde sait que vous êtes le seul et unique
daryl androïde de l’Univers ou plutôt du Multivers. Vous êtes un télépathe hors
pair, vous pouvez vous déplacer à la vitesse du son, vous possédez une mémoire
quasi infinie, vous êtes capable de mener plusieurs tâches à la fois, vous
calculez plus rapidement et plus exactement que tous nos ordinateurs les plus
aboutis. Tous nos appareils, synthétiseurs, et autres matérialisateurs sont
régis par vous, par votre pensée, vous contrôlez tous les paramètres permettant
notre survie, à nous les quinze mille résidents de l’Agartha, mais en fait,
nous ignorons comment l’idée vous est venue de construire cette cité.
- Je n’étais pas tout seul, Albriss! Dès le début,
Lobsang et sa tribu étaient présents! Ainsi que le capitaine Craddock, Frédéric
Tellier, Louise de Frontignac, Saturnin de Beauséjour, Lorenza di Fabbrini,
Benjamin Sitruk, Denis O’Rourke…
- Soit! Nous sommes hors du Temps, hors de l’Espace
habituel… Des machines complexes font en sorte que la cité soit viable, mais
elles vous obéissent, non? Alors, qu’êtes-vous? Qui êtes-vous, Daniel Lin Wu?
- Un Préservateur, Albriss. Un Préservateur ou plus
exactement un agent temporel, un… Homo Spiritus qui opta pour un corps humain
amélioré afin de sauvegarder ce que les humanoïdes avaient de meilleur… Voilà
pourquoi je ne m’intéresse pas qu’à la technologie, à la science et à ses
œuvres… pour moi, l’ART vaut aussi sinon plus que le progrès matériel! Mentit
le commandant Wu.
- Un Homo Spiritus… un être immatériel qui s’oblige à
vivre incarné, donc…
- J’ai eu des prédécesseurs, jadis, il y a fort
longtemps… Je ne suis que le numéro 132 545...
- Que sont devenus vos semblables?
- Ils sont… morts… Eh oui! Tout comme vous, je suis
mortel même si mon espérance de vie est évaluée à plusieurs milliers d’éons!
- Présentement, y a-t-il d’autres agents temporels en
activité, ailleurs?
- Euh… Quinze aux dernières nouvelles. Jamais plus de
vingt-quatre à la fois…
- Me mentez-vous, Daniel Lin?
- Par Stadull, pourquoi le ferai-je? Vous m’avez percé
à jour, Albriss! Je vous dois donc la Vérité! Asséna le commandant Wu avec une
bonne foi désarmante.
Un battement de cil et l’Hellados oublia la
conversation qui venait de se tenir. Mieux, il se retrouva sans hiatus chez
lui, auprès de son épouse humaine Renate en train de savourer un thé poivré
comme il l’aimait. Daniel Lin avait eu chaud. Il s’épongeait le front tout en
caressant son animal familier lové entre ses bras.
- Mon Ufo… peste soit des Helladoï et de leur
curiosité insatiable! Mais pourquoi ai-je dit « vingt-quatre »? Bah! Il est temps pour moi de voir Lobsang.
Lui saura me conseiller. Parfois, j’aimerais pouvoir me passer des humains,
mais je ne le puis… je me suis trop entiché d’eux!
***************
Un nouveau
clignement des yeux et sans transition, celui qui se nommait à juste titre le
Préservateur et mentait en revendiquant l’appellation d’Homo Spiritus, se
retrouva paisiblement assis face à l’Amérindien bouddhiste Lobsang Jacinto.
Mais Daniel Lin n’était pas apparu les mains vides. Il tenait une tablette
aussi fine qu’une feuille d’aluminium transparent qui contenait tous les poèmes
répertoriés d’Aurore-Marie de Saint-Aubain, du moins répertoriés en cette
picoseconde! L’Amérindien, habitué aux tours du daryl androïde, ne s’étonna pas
de la présence de ce dernier alors qu’il savait pertinemment que peu d’instants
auparavant encore, il menait une séance du Conseil avec Tenzin Musuweni et
Frédéric Tellier. Naturellement, les deux autres édiles s’étaient évaporés et
seul Lobsang gardait le souvenir de ce qui avait été. Comme s’il poursuivait
une conversation entamée depuis plusieurs minutes, Daniel Lin déclara:
- Lobsang, je vous prie de porter particulièrement
votre attention sur ces vers extraits du « Tropaire végétal ».
Écoutez-les et dites-moi ce qu’il vous en semble.
- Je suis à votre service, Daniel Lin, vous le savez…
- Dans ce cas, voici:
« … Qu’en la geste de Roland Turold déclina,
Chut las le paladin qu’adonc le cor sonna!
L’ivoirin instrument exprima lors sa plainte,
Thrène qui ne se tut qu’aux ultimes cris du soir,
En l’espace achevé, pour corbeaux, nulle crainte!
L’ombilic de métal au Bellérophon noir
Résonne encor ce jourd’hui d’un résidu fossile
Jà détruit par Omphale de son rouet gracile! »
- Oui, je saisis ce qu’il y a de troublant dans ces
écrits, fit l’Amérindien en hochant pensivement sa tête. « Résidu
fossile »…
- Tout à fait! Acquiesça Daniel Lin. Il n’y a aucun doute sur le sens de ces mots…
- Il s’agit du rayonnement fossile de l’Univers, dit
le Bouddhiste répondant en écho au Préservateur.
- Certes, mais cette Aurore-Marie vivait au XIXe
siècle. Or, la découverte de l’énergie noire et du rayonnement fossile de
l’Univers n’a été faite qu’en 1965 par les scientifiques Penzias et Wilson.
- Vous alliez rajouter quelque chose… constata
Lobsang.
- Cet extrait de poème date lui de 1885, et, qui plus
est d’un 1885 non prévu, non voulu!
- Les anomalies s’aggravent. Peut-être vous
faudrait-il tout reprendre à zéro…. Suggéra placidement l’Amérindien.
- Ce n’est pas là la solution que j’envisage. Elle est
trop extrême! Se rebiffa le Superviseur.
- Alors, quelqu’un manipule la toile de la Réalité!
Quelqu’un qui est plus que puissant et qui se dissimule… je ne sais où!
- Vous savez parfaitement que Fu le Suprême a été
vaincu, anéanti et… effacé. Il ne demeure rien de lui, pas même un écho!
- Je sais également que vous êtes le Seul de votre
espèce, Daniel Lin… mais, il est parfaitement envisageable que vous ne puissiez
TOUT VOIR!
- Hum… Consciemment, sans doute… Il faudrait que je
fasse un retour sur moi-même… longtemps j’ai joué à être Un et Multiple à la
fois, pour lutter contre cette horrible solitude!
- Qu’attendez-vous pour entreprendre cette
exploration?
- Vous n’avez rien senti, mais je viens de l’achever.
Résultat: néant. Cela ne vient pas de moi!
- Cela signifie donc que Vous n’êtes pas Seul au sein
de la Supra Réalité! Vous vous êtes trompé…
- Ouille!
- Vous avez peur? Vous craignez que cet inconnu soit
hostile, néfaste?
- Néfaste aux humains, à toute forme de vie et
d’intelligence, oui! Jeta le préservateur durement. J’ai trop l’expérience de
mes essais de jadis! Tenez! Une nouvelle distorsion. Un autre recueil de poésie
vient d’être entré dans la mémoire de cette tablette. « La Nouvelle
Aphrodite », et cette fois-ci, il s’agit de l’exemplaire dédicacé à la
duchesse d’Uzès en personne. On s’amuse avec moi, on se moque de moi!
- Et cela vous terrorise, poursuivit Lobsang.
- Pas personnellement.
- Tâchez d’en apprendre davantage sur cette poétesse
tombée du ciel comme disent vos amis monothéistes.
- Rejetée par l’Enfer, plutôt! Je le sens, j’en suis
persuadé.
- Ensuite, prenez toutes les mesures prophylactiques
imposées par les événements, Daniel Lin, Superviseur! c’est là le devoir de
votre charge!
- Votre courage, votre assurance m’éblouissent,
Lobsang Jacinto.
- Laissez de côté ces compliments superfétatoires et
enquêtez. N’oubliez pas: tout dépend de votre capacité à bien agir.
- Oui, mais qu’est-ce que bien agir ici?
- Notre Préservation ou, du moins la Préservation de
la Vie!
Ces paroles aussitôt prononcées, la scène s’effaça
comme si le Superviseur avait revécu dans sa mémoire des faits antérieurs
remontant déjà à plusieurs heures. Pour l’instant, penché sur l’écran sphérique
de son chrono vision, l’ingénieur remontait le fil de l’existence de la
mystérieuse et troublante Aurore-Marie de Saint-Aubain.
***************
Le «
talent » de la poétesse s’était soudainement révélé en 1877, date de ses
plus anciennes œuvres contenues dans « Le cénotaphe théogonique »,
écrites alors qu’Aurore-Marie n’avait encore que quatorze ans. Née en 1863,
la jeune fille avait été intronisée, ô stupeur! Grande Prêtresse de la Secte
des Tétra Épiphanes dont le gnosticisme reposait en majeure partie sur la
pensée de Cléophradès d’Hydaspe. Dans la piste temporelle qui conduisait aux
Napoléonides, cette secte avait été dirigée par Charles Maurice de
Talleyrand-Périgord en personne et par François Vidocq. Or, lesdits codex
cléophradiens pieusement conservés par les adeptes permettaient d’ouvrir les
portes conduisant aux univers alternatifs!
« Cela
signifie, pensait Daniel Lin, que ces Tétra Epiphanes existent dans plusieurs
chrono lignes autres que celle des Napoléonides! Notamment dans celle où vit
cette Aurore-Marie! Mais, par tous les Shaitans, comment cette piste temporelle
s’est-elle enclenchée? Je ne l’ai pas désirée! Et le monde des Napoléonides
n’était qu’une chimère née de la volonté de me tester! J’ai entravé le Daniel
Deng qui sévissait encore et dont les résidus noirs pouvaient nuire à la Vie!
De cela, j’en suis tout à fait certain! J’ai trop souffert, trop payé pour
parvenir à extraire mon côté sombre! Des milliards et des milliards d’éons, des
milliards et des milliards de toiles tissées et défaites, recommencées,
assemblées et retissées… des simulations enchaînées jusqu’à l’épuisement, un
autre moi-même piétiné, extirpé, rejeté, craché, précipité dans l’Enfer du
Shéol! Un autre que j’ignorais, tout à fait extérieur à moi, imprévu et
imprévisible a jailli de l’Improbable et non de l’Impossible pour me faire
comprendre que je ne suis pas encore assez sublimé, aguerri, achevé! Très bien!
Je relève le Défi! Il me faut monter une expédition pour voir ce qui s’est
effectivement produit en cette année 1877! Sur qui va se porter mon choix? Il
ne faut pas inquiéter le Conseil. Tantôt, j’ai fait une promesse à ce cher et
inénarrable Saturnin… oui… pourquoi pas? Chaperonné, Beauséjour est fortement
capable de me rendre ce service… mais qui seront les chaperons…
réfléchissons… ».
Daniel Lin de plus en plus troublé, vivant une tempête
sans précédent sous son crâne, sa raison renversée par un tsunami de force
mille, lisait la dernière strophe du poème d’Aurore-Marie intitulé « Ode
à la Nymphe furtive ».
« L’univers lutta lors contre l’énergie sombre
Du Fils du Ciel trahi, réservant sa faconde,
Engloutissant les étoiles, les astres du Logos!
Corps à corps dantesque, victoire du Rien, ô nouveau
Polémos,
Encor en apocryphes codex, Révélation, poussière en
devenir,
Par l’eschatologie, voici La Mort, ô Néant à
venir! »
Elle m’interpelle! Elle m’appelle! Elle a conscience
de mon Existence, de ma Supra Présence par-delà les Mondes du Possible et du
Probable! Mais je ne suis pas et ne serai jamais cette Mort qu’elle semble
chérir et redouter à la fois! Son contraire, je veux l’être et JE LE SUIS!!!
A suivre...
***************
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