vendredi 6 mai 2016

Cybercolonial 2e partie : Du rififi à Kakundakari-ville chapitre 13 3e partie.



Ils atteignirent ainsi la partie Lualaba du Congo. Le Katanga n’était plus qu’à quelques kilomètres en amont. Il était cinq heures du soir, du moins en apparence, en des paysages changeants, en des topographies mouvantes, aléatoires, en des faunes et flores composites, récapitulatives d’un Vivant foisonnant, exubérant, baroque, créatif en diable… Caprice d’un dieu primesautier et turbulent qui expérimentait, essayait toutes les combinaisons possibles et impossibles, toutes les hypothèses d’agencement des plans d’organisation, du Bauplan, comme en une explosion cambrienne sans cesse remise à l’ouvrage, tapisserie de Pénélope tissée, détissée, retissée et chaque fois différente, ou plutôt, simultanément différente et multiple.
Depuis une demi-heure, les embarcations ralentissaient, non pas qu’elles fussent freinées par le courant, mais à cause d’un encombrement croissant du cours par des débris de toutes sortes. Le Congo paraissait muer en dépotoir hétérodoxe. Les pagaies servaient davantage à dégager le passage qu’à ramer. Le fleuve charriait une multitude d’arbres déracinés, d’algues brunes mortes, de posidonies, de varech, de sargasses, comme en provenance d’une mer lointaine, d’un estuaire, d’une embouchure qui se serait comportée à l’envers, avec un flux contraire, les eaux salées s’introduisant dans les douces, s’y mélangeant et remontant le cours jusqu’à la source, polluant le Congo au risque de l’obstruer, d’en faire une eau morte, entravée et étouffée par les détritus maritimes. On avait l’impression que quelque cataclysme impossible, quelque déluge revisité, recrée, venait de dévaster la région de Matadi, à la condition que l’on crût dur comme fer à une réversibilité totale, à un tête-à-queue intégral, un bassin conventionnel congolais retourné comme un gant, l’est à l’ouest et l’ouest à l’est. Louis Jouvet, énervé par ces entraves, ces végétaux pourrissants, consulta machinalement sa boussole électronique : elle n’indiquait plus rien.
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« Hé, les aminches ! apostropha-t-il Gabin, Carette et Craddock, Où est-ce qu’on est ?
- Sais plus ! rugit le Cachalot de l’Espace. Où c’est-y qu’est l’est ? Y’ a plus de points cardinaux ! Daniel, ne nous dites pas que nous sommes dans l’œil d’un cyclone ou en plein triangle des Bermudes ! »
La pagaie de Benjamin heurta une horreur : c’était une charogne de zébu,
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 ventre gonflé et pattes en l’air, qui, dérivant depuis cet estuaire inverse, noyé par quelque tsunami inconnu, avait fini par rejoindre l’étrave du dinghy de tête. Une escorte d’insectes nécrophages accompagnait cette provende. Elle tourmenta les explorateurs, bruissant autour d’eux. Les chitines cuivrées de ces mouches, aux nuances vertes ou bleues, suscitaient le dégoût. Et d’autres compères de la bête morte affluaient, mâles ou femelles,  au sexe rendu indiscernable par la difformité des abdomens putrides, troupeau Masaï ou autre décimé par une catastrophe en amont (l’aval en fait ?), dépouilles tout aussi gonflées et putrescentes. Elles devenaient légion. Le plus curieux dans leur aspect peu ragoûtant consistait en cette impression que ces cadavres baudruches étaient uniquement constitués d’une peau gonflée d’air, outrée, sortes de montgolfières qu’on aurait dépouillées de l’entièreté de leur structure osseuse, de leur charpente. Il y eut aussi des morts anthropoïdes et humanoïdes, tout aussi tuméfiés, d’une néoténie inattendue, pareils à des fœtus énormes, dont les disproportions létales s’expliquaient autant par leur surdimensionnement que par la multiplicité anarchique de leur génome, de leurs chromosomes, réincarnations fantasmées évocatrices des anciens Aruspuciens, morts de triploïdie, quadriploïdie et plus si affinités…
Les héros devaient prendre garde à la pollution. Les émanations méphitiques charognardes causaient une prolifération bactérienne en parallèle avec une invasion de champignons vénéneux qui croissaient à même l’eau devenue vaseuse, avant de répandre leurs spores empoisonnées. L’on avait pris soin de s’enduire d’une crème protectrice répulsive anti-moustiques, de répandre sur tous les équipements, sur les vêtements, les bagages, les chaussures, les coiffes, des poudres désinfectantes antibactériennes. L’atmosphère devint viciée, irrespirable, asphyxiante, à cause de la multiplication exponentielle des bactéries anaérobies. Tous se contraignirent à mettre un masque sur la bouche. Certains éprouvaient des difficultés à respirer ainsi – Azzo, Saturnin, Deanna Shirley – mais il n’existait pas d’autres moyens de filtrer cet air fétide. L’on vit des bulles se former en cette bientôt boue, enfler, crever, épandre de nouvelles colonies microbiennes.
Bientôt, l’on cessa d’avancer. L’entièreté du fleuve s’était gainée d’une pellicule versicolore moussue.
A l’instant où tous avaient stoppé, Azzo donna l’alarme :
« Kakundakari Kongo ! Z’i aï ! Z’i aï ! »

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Il désignait un pont de lianes, à cent mètres en amont (du moins si l’on se référait au fait qu’on remontait encore le cours du Congo),  structure sur laquelle se dandinait un plus tout à fait singe. Cet au-delà de la bête brandissait un hachereau acheuléen, ébouriffant son pelage grisâtre de mâle dominant, le hérissant, voulant se donner la stature d’un géant. Azzo aurait dû dire : Kakundakari Kakou. Cela signifiait soit que l’on avait affaire à une espèce divergente, soit que le terme pouvait différer dans l’un ou l’autre idiome de l’Afrique mystérieuse et intestine. Car tous se trouvaient désormais en l’hyper-centre de l’Afrique équatoriale, au milieu de nulle part dirions-nous, plongés dans les profondeurs intestinales du continent noir. En ce cas, le fleuve était l’organe, le côlon, les animaux et végétaux vivants la flore intestinale, et les cadavres malodorants les excréments en formation. Le pont lui-même paraissait tressé, fabriqué à partir de matériaux de récupération. Le plus effrayant caractérisait sa « décoration » : ce qu’un regard myope eût confondu avec des garnitures, des ornements, mascarons ou antéfixes redondants et superfétatoires pendouillant de chaque côté, était en réalité constitué de têtes et de mains tranchées de gorilles et de bonobos, trophées de viande de brousse récupérés d’ordinaire par les braconniers de la fin du XXe siècle au service de pharmaciens chinois douteux qui vendaient ces saletés momifiées à des chefs de triades d’un surpoids conséquent de poussahs souhaitant revivifier leur virilité défaillante. Le sinistre Sun Wu des pistes 1721 et 1722 avait compté parmi les clients de ces officines.
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Hubert de Mirecourt, à la place de nos amis, aurait une fois de trop tenté d’abattre le simien. Azzo aurait quant à lui pu parlementer avec, mais il eût fallu qu’Uruhu servît d’interprète à distance afin de faciliter les échanges.
« Nous sommes déconnectés d’Agartha City. », déclara froidement Spénéloss.
Sans réaction, d’une immobilité tétanique, réfléchissant comme un orang-outan d’expérience de cognition animale placide mais intellectuel à la recherche de la solution efficiente permettant d’obtenir la friandise cachée, au contraire du chimpanzé qui s’énerve et fonce en avant, Daniel ne donna aucun ordre. Violetta perdait patience, trépignait, étant à deux doigts d’imiter sa mère, de répéter ce soufflet administré au Superviseur qui avait marqué les esprits. Brûlant la politesse à sa fille dont l’envie de frapper son « oncle » la démangeait, Lorenza jeta :
« Daniel Lin, qu’envisagez-vous ? Nous n’avons pas l’éternité devant nous ! Le « Kongo » me paraît hostile !
Il parut enfin comprendre ce que tous devaient faire.
- Que non pas ! Tout au contraire, le singe veut nous aider : il nous montre le chemin. S’il avait été doté d’intentions belliqueuses, il aurait projeté sur-le-champ son arme sur nous ou sur le canot de tête afin de le crever et le couler, ou encore nous aurait sautés dessus. Il a senti que nous n’étions pas ses ennemis. La présence d’Azzo parmi nous l’a convaincu de notre pacifisme.
- Monsieur Wu, je suis épouvanté ! balbutia Saturnin, pris des mêmes trémulations qu’une feuille de chêne rouvre agitée par les tempêtes d’équinoxe. Il était moins une qu’il se souillât, tant la peur atavique le dominait.
- La pointe du hachereau désigne une porte de sortie  à droite, poursuivit le Ying Lung.  Il s’y trouve un bras non obstrué du fleuve, qui se ramifie sur trois kilomètres en forme de delta compliqué de méandres. Ce singe supérieur possède une carte mentale inscrite en son néocortex : il mime l’itinéraire mémorisé avec les moulinets de son arme de chasse ; il dessine pour nous la voie.
- J’veux bien vous croire, crénom ! rugit le Loup de l’Espace. Mais gare à vous si ce sac à puces nous a emberlucoqués !
- A dieu vat ! » résuma Gaston. 
Benjamin, Gaston, Jean Gabin et Carette durent se plonger dans cette eau verte morte qui arrivait à mi-corps, décoincer et pousser les dinghies à la force de leurs bras en prenant garde de ne pas s’enliser à cause de cette faible profondeur trompeuse qui trahissait l’envasement du lit du fleuve. Les trois esquifs prirent le chemin indiqué par le Kakundakari. Celui-ci émit une grimace puis jeta un « Ouh-Ouh » : c’était sa manière de sourire, de saluer les voyageurs, de leur souhaiter bonne chance. Lorsque les trois téméraires eurent repris pied à bord, ils durent se changer et se désinfecter. On repartit enfin.
Tous ne tardèrent pas à le constater : certes, la navigation était redevenue fluide, mais la voie se ramifiait et les divisions multiples déroutaient, sans que l’on sût quel itinéraire emprunter. C’était bel et bien là une espèce de delta, accompagné de boucles, de méandres, de bras morts, certains fermés en labyrinthe annulaires, en ouroboros, en impasses, d’autres ouverts, s’enchaînant en des chenaux plus étroits. Spénéloss saisit quel était le bon itinéraire :
« Regardez ! s’exclama l’Hellados. Les berges des voies à prendre ont bénéficié d’aménagements. Je les pense d’origine humaine, à moins que les Kakundakari congénères de celui de tantôt… »
Il était fort probable que ces bordages de terre crue, ces aménagements en sortes de quais de briques de pisé qui s’offraient désormais aux regards, étaient l’œuvre effective des plus qu’anthropoïdes. De telles constructions, admirables, surélevaient le lit, donnant l’impression que l’on naviguait sur un aqueduc.   L’itinéraire du labyrinthe, désormais tout tracé, comme un monorail, s’en trouva facilité lorsque, après vingt minutes de progression, le chenal suivi s’engouffra sous une voûte, dans une bouche digne d’un collecteur d’égout étrusque. Le plus gênant dans l’affaire était le fait que le cours avait repris son flux descendant… On ne remontait plus le Congo, on avançait désormais d’amont en aval d’une rivière souterraine non répertoriée : c’était cela les blancs, les trous, les « zones inconnues » des cartes de Stanley et Van Vollenhoven. Nous progressions en pleine terra incognita.  L’explorateur complice des trafics de Sir Charles Merritt avait mentionné l’existence d’égouts d’une ancienneté indatable, au nord de l’Etat de M’Siri, aménagements qui jouaient le double rôle d’adduction d’eau, d’alimentation de cités immémoriales tombées en déshérence, mais aussi d’évacuation de leurs déchets domestiques. Cet aqueduc-cloaca-collecteur
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 était réputé cheminer sous la cité mentionnée dans l’épître de Cléophradès à Marcion de Sinope, ville bâtie par une civilisation très avancée avant même l’ère chrétienne, résultant de descendants de Méroé, de Nubie,
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 d’Axoum ou du royaume de Saba. Une des branches dynastiques issue de la descendance de cet Etat légendaire avait formé le noyau du Grand Zimbabwe, une autre celle du royaume du Prêtre Jean, environ mille ans après l’établissement des premiers bâtisseurs dont la main-d’œuvre nécessaire à la construction de l’aqueduc et des cloaques avait été constituée de singes mutants à la suite d’un cataclysme qui avait vitrifié les roches, créant par là même les matériaux ayant servi de base à la ville, mais aussi les gisements tant convoités par Barbenzingue. Cela signifiait que l’objectif du commandant Wu n’avait jamais été si proche. Il avait désormais une longueur d’avance sur le Général Revanche…
Loin de se retrouver plongés dans les ténèbres, les trois canots polymorphes naviguaient en des tunnels voûtés en berceau, éclairés par des pierres-lanternes verdâtres qui phosphoraient, enchâssées à intervalles réguliers dans des niches aménagées à mi-hauteur. Le chenal caecal allait s’élargissant et, après trois kilomètres, il commença à se border de constructions étranges, un peu troglodytiques ou à la semblance des palais rocheux de l’Arabie pétrée, qui allaient se complexifiant. Daniel aurait affirmé qu’il s’agissait là du réseau aquifère élaboré par l’Empire Khmer à Angkor, tant les similitudes architecturales rapprochaient cet outre-lieu des cités du Cambodge. Selon Symphorien, nous étions davantage plongés en pleine attraction factice de Luna Parc ou Disneyland du genre « pirate des Caraïbes. »
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- Croyez-moi, les gars, mais faut s’attendre à tout instant à une attaque surprise d’un frère de la côte garanti XVIIe siècle !
- J’en crois pas mes yeux ! s’exclama Gabin. C’est encore mieux qu’à l’expo coloniale de Vincennes en 31 !
Il ne croyait pas si bien dire. Ce réticulé souterrain reflétait des influences diverses. Les concepteurs et architectes avaient emprunté partout, brassant les références, les styles,  adoptant, adaptant, réinterprétant, synthétisant les différents apports, endogènes et exogènes, purement africains et autres. Tel élément architectonique avait quelque chose de viking, tel autre de mégalithique. Ici, tout était scythe ; là-bas, les bâtisseurs avaient assimilé des structures prémonitoires de Machu Picchu. Plus loin, l’on identifiait Djenné.
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Cet adducteur se muait en musée des civilisations. L’on passa ainsi sensiblement des références khmères à celles de l’Egypte, ce qui était au demeurant plus logique. Lovée sous terre, à demi ruinée, comme enkystée dans le roc qui essayait de l’avaler, une construction hybride, mi ramesside mi hellénistique, périptère, carrée, surmontait une étendue saumâtre lacustre, dressant avec un orgueil décati ses colonnades rongées par des lianes, cariées par l’abandon.
- Un succédané de Philae ! s’exclama Spénéloss.
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- Une imitation imparfaite, précisa Daniel.
Maintenant, le canal souterrain jouxtait d’autres vestiges, quelque peu apparentés à la cité sacrée du dieu crocodilien Sobek, dont les allées de statues hiératiques se dressaient jusqu’à un temple hypogée, certaines décapitées, d’autres mutilées de leurs bras ; parfois n’en demeurait qu’un socle surmonté de pieds nus brisés. Alors, les dinghies furent entraînés irrésistiblement par le courant en direction du temple-hypogée principal, parcourant le chenal d’accès avec ses alignements statuaires d’une Crocodilopolis réinterprétée. Ils pénétrèrent sous l’entrée principale, allant jusqu’au naos, puis plongeant comme en un siphon dans des profondeurs insoupçonnées.
Il s’agissait d’une grotte dédaléenne, d’une rivière chthonienne aménagée en nécropole où, des siècles durant, l’on avait entreposé les dépouilles embaumées des crocodiles sacrés. C’était là le sanctuaire ultime des adorateurs de Sobek, du dieu Archosaure primordial. Un culte votif naïf était rendu à ces cohortes confites ; des siècles durant, des populations inconnues, animées d’une ferveur commune, avaient voulu remercier Sobek pour son intercession, déposant maintes offrandes, maintes sortes d’ex-voto grossiers, anatomiques, de bois, d’ambre, de pâte de verre, de lapis-lazuli, de cuivre repoussé ou de faïence bleue, vils ou assez ouvragés, des milliers d’amulettes aussi, œil prophylactique, croix ânkh, Bès grimaçant et difforme à la virilité grotesque, shaouabti, scarabée Khépri etc.
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Violetta s’exclama, la mine pincée :
« Pouah ! Comment peut-on révérer des carcasses qui schlinguent ? Je sens leurs fumets imprégner mes fringues ! Déjà que nos odeurs corporelles deviennent difficiles à supporter ! Il me faudra une bonne douche désinfectante pour me débarrasser de ces saloperies, de ces imprégnations ! 
- T’en fais pas, ma petite, rétorqua le Cachalot du Système Sol avec son accent écossais rocailleux – ce qui chez lui dénotait un agacement certain – te soucie plus de ton apparence ou de quoi que ce soit ! Fais pas ton numéro de mijaurée. Te prends pas pour Deanna. Si tu pues, tu pues ! T’as pas la possibilité de briller comme un sou neuf  24 heures sur 24 en ces contrées ensauvagées. Faudra surtout prier l’bon Dieu pour qu’on sorte tous d’ici sains et saufs. Personne ici n’est à la fête. Tu peux pas t’imaginer la baraka qu’a Gemma de ne pas nous accompagner. Tant pis si au final de ce périple foutraque on aura l’allure de clodos dépenaillés comme des Robinsons ou comme ces gars du roman de Jules Verne Voyage au centre de la Terre 
- Mais ma coquetterie en prend un coup ! » jeta l’adolescente, piquée.
Non contente de servir de dépotoir obituaire à reptiles, la structure occulte étalait avec ostentation ses beautés naturelles. Dolomites, reliefs karstiques, mais aussi roches métamorphiques, jaspe, pouzzolane, cheminées hydrothermales à solfatares, témoignaient de la magnificence synthétique et absurde des lieux. C’était aussi un palais de concrétions calcaires, de dentelles de pierre naturelles, de parois de gypse, parfois aussi de schistes bitumeux formés par le pourrissement multimillionnaire de milliards d’organismes marins passés, parois qui transpiraient, transsudaient, exsudaient un naphte toxique qui pouvait s’enflammer à la moindre étincelle. La fermentation des momies elle-même contribuait à ce risque aigu.
Afin de pallier un probable effondrement dû à l’extrême finesse de certains arcs gypseux, les architectes troglodytes inconnus avaient dû aménager des encorbellements et des soutènements. Ceux-ci obéissaient aux principes architectoniques africains et égyptiens (ce qui revient au même) ; aussi la coupole demeurait en ces civilisations vénérables un concept inconnu. C’était pourquoi nos navigateurs apercevaient des empilements identiques à ceux de la chambre royale de la pyramide de Khéops, qui, on le sait, renfermait une cuve sarcophage désespérément vide.
De même, plafond et voûtes se renforçaient çà et là d’étançons. Ils différaient de ceux des mines européennes : l’on avait étançonné à l’aide de poutres massives, taillées dans le bois de rônier, poutres qui plus était sculptées, rappelant quelques figures de proue, pourtant davantage apparentées, par leur facture, à des effigies cubistes d’une stylisation conséquente, en conformité avec le génie artistique africain porté sur l’abstraction, le symbole. Car toutes ces poutres, colonisées insidieusement par le gypse qui se développait en elles en écheveaux d’aiguilles à la croissance lente, les cariant, les minant, les blettissant, étaient autant de figures de pouvoir préventives, érigées tels des emblèmes phalliques pour conjurer le sort d’écroulement qui attendait tôt ou tard ce réseau funéraire. L’on ne pouvait appréhender, mesurer, fixer, le temps qui restait avant que tout se ruinât et disparût. Cinq minutes ou mille siècles ? Nul ne savait.
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Il y avait aussi des sortes de môles ouvragés, des ombilics, des dômes, des cônes, des volumes cubiques ou pyramidaux, des mamelons et des piliers sculptés aussi, apparentés au style totémique amérindien du Canada, de la Colombie britannique, chamaniques peut-être, à moins qu’ils eussent été consacrés à la célébration de cérémonies de don-contre don, de potlatch, prémonition du style sculptural d’Henri Gaudier-Brzeska.
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 Ces totems étaient eux-mêmes inspirés des fameux masques à transformation, pluriels, animaux et humains, chers à Claude Lévi-Strauss, ces masques extraordinaires dont le nom complexe était Kwakwakàwakw du nom de l’ethnie ou tribu qui en faisait ostensiblement usage.
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 En outre, il n’était point rare que des représentations en ronde-bosse de divinités protectrices de l’au-delà, psychopompes si l’on veut, accompagnassent en sus ces témoignages amérindiens. Là intervenait l’Asie du Sud-Est, encore le Cambodge, mais un Cambodge mâtiné de Mésopotamie. Des démons babyloniens de bois laqué recouverts de feuilles d’or, des Pazuzu aux ailes déployées, traités dans le style bouddhique du Petit Véhicule, présentaient leur main droite levée, paume exposée, certes en signe de paix protectrice, mais c’était là la paix illusoire des Enfers de Marduk et d’Azazel. De fait, ces ancêtres iconographiques du diable occidental étaient aussi influencés par les démons de l’Himalaya, du Bardo Thödol, parce qu’ils arboraient des pectoraux ou des poitrails constitués de crânes humains. Il ne fallait pas s’y tromper : les artistes auteurs de ces statues étaient de toute évidence des bonzes tibétains pris d’un délire hallucinatoire provoqué par l’absorption ou l’inhalation d’herbes toxiques consumées. Et ces moines avaient été initiés au chamanisme toungouze… Tout se mélangeait dans ce délire récapitulatif.
- Nous voilà plongés dans une nouvelle de Lovecraft, marmonna Benjamin.
Cette affirmation s’avéra justifiée, mais non point louangeuse en ces boyaux dédaléens malodorants qui imposèrent une nouvelle fois les masques. Non seulement les amoncellements de momies pourrissantes, embaumées sommairement, de sauriens sacrés, dégageaient des remugles fétides, mais il fallait y ajouter ces colonies de roussettes qui avaient élu domicile, tête en bas, sur les anneaux des voûtes ou nichaient partout où elles pouvaient, en la moindre anfractuosité, en le moindre interstice, disputant leur territoire aux crocodiles emmaillotés,
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 peuplant les alvéoles où ils s’entassaient les uns sur les autres, polluant tout de leurs défécations, de leurs fientes alcalines. Un ichor bitumeux mélangé d’excréments liquéfiés sourdait en filets brunâtres le long des étages à cadavres, diaprant les bandelettes en décomposition, jusqu’à atteindre le sol où la terre calcifiée ou spongieuse l’absorbait. Cela rappelait l’hypothèse selon laquelle la malédiction des Pharaons aurait été causée par les fientes délétères des chiroptères, accumulées en couches au sein des hypogées.  La duplicité des chauves-souris cavernicoles opportunistes, qui, en plus de ces théories équivoques de crocodiliens morts, achevaient de métamorphoser ces lieux d’outre-tombe en délire cauchemardesque, importunait Benjamin : ainsi que nous l’avons déjà constaté,  le second de Daniel souffrait de ces réminiscences de souvenirs douloureux, dans la grotte lunaire d’une autre histoire, caverne peuplée de bonzes tibétains desséchés. Si Ufo s’en fichait, il n’en allait pas de même du chien dont les oreilles sensibles frémissaient parce qu’il percevait les ultrasons émis par les mammifères volants. Il s’énerva. Les aboiements d’O’Malley à l’adresse des chiroptères et les glapissements de DS de B de B, qui craignait par-dessus tout qu’ils s’emberlificotent et s’accrochent à sa chevelure blonde achevèrent de perturber le commandant Sitruk. Il était à redouter que le Canadien renonçât en si bon chemin et prît ses cliques et ses claques. Daniel voulut calmer le jeu :
« Tenez bon Benjamin. Ceci n’est qu’un psychomonde illusion collective. »
Il voulut expliquer ces mots, mais un nouveau cri d’orfraie de l’apprentie star l’en dissuada, du moins pour l’instant.
« Ah ! Quelle horreur ! »
Une roussette venait de lui fienter dessus et elle était prise de nausées, accentuées par sa grossesse. De plus, elle voyait qu’aux crocodiles s’ajoutaient désormais d’autres tristes sires écœurants. Non contents d’être horribles en leur état normal, les sauriens offraient à présent des abdomens ouverts, éventrés, entaillés, et il en allait de même pour d’autres créatures embaumées nouvelles venues, sacrées aussi : cynocéphales, mandrills, hamadryas, colobes, babouins incarnations de Thot, tous victimes d’éventrations rituelles après qu’on les eut dépouillés de leur fourrure, afin que les taricheutes y plaçassent de biens particuliers organes. Tous ces sauriens, tous ces singes, servaient de matrice : les prêtres inconnus y avaient introduit, greffé, des amnios. Et, en ces membranes amniotiques, non encore putréfiées, parfaitement translucides, on devinait la présence de fœtus encore vivants des fils de Sobek, dont le sang, les artères, pulsaient. Leurs battements cardiaques emplirent le tunnel sépulcral. Les méandres et déclivités se succédaient dans cette interminable cité aquatique des morts. Il semblait que le parcours se faisait spiralé en même temps que descendant, comme si les trois esquifs parcouraient les cercles dantesques de l’Enfer. La nécropole mutait en entonnoir chthonien infini. Cela ressemblait de plus en plus à l’avalement d’un trou noir Baalmoloch, à un maelstrom. On se demandait si cet « horizon d’événement » goulu n’allait pas déboucher du côté opposé du pantransmultivers, côté sombre, inframonde ressuscité. Là résidait l’optimum de l’idée lovecraftienne.
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Daniel reprit son laïus interrompu tandis que le courant s’accélérait encore, menaçant de retourner les dinghies. Les remous conséquents, les secousses, causaient des éclaboussures d’eau viciée.
« Vous m’imposez une explication ardue au sujet de la notion de psychomonde illusion collective, créé par vos pensées elles-mêmes, avec un modelage virtuel de la matière à l’échelle quantique, qui finit par concrétiser vos fantasmes, vos cauchemars les plus profondément enfouis en votre ça. Vous n’êtes pas obligés de prendre pour argent comptant tout ce que je vous dis, mais je vous rappelle l’idée maîtresse des représentations mentales jungiennes dépendant du vécu, de la culture de chacun par exemple – et je m’adresse ici à l’expérience de celles et ceux qui ont une mémoire multiple -  les phénomènes de vision environnementale divergente à l’extérieur de la pyramide d’Ogo de Texcoco ou du fameux temple-piège multiple de Johann van der Zelden. Vous m’objecterez, toi Violetta, vous, Benjamin et Lorenza : nous n’avons pas encore vécu cela parce qu’il s’agit d’une simple potentialité, d’une virtualité. Pourtant, vous le savez : ces expériences étant de l’ordre des possibles, vous les avez à la fois connues et ignorées. Elles ont été, seront ; elles n’ont pas été, ne seront point. Au XXe siècle, Schrödinger l’avait compris. Ou plutôt dois-je dire : dans telle ou telle chronoligne où l’existence de ce grand savant est prédictible ou avérée, Schrödinger l’aura ou l’aurait compris ? Cette Afrique est celle que vous en faites. Elle surgit, se concrétise, se matérialise, prend même conscience d’elle-même à partir de vos subconscients amalgamés et fusionnés. » 
Or, tandis que les dinghies s’engageaient dans des déclivités toujours plus périlleuses, Daniel cachait aux siens une partie de la vérité. Il ressentait aussi des interférences, des parasitages, car, dans le Congo souterrain, il pressentait que la patte de Kulm venait de s’additionner à cette anticréation provoquée par des facteurs multiples : lui-même (il persistait à le nier), A El, ses compagnons de voyage et la réactivation inexplicable de l’infra-sombre, de l’énergie noire. Un regard lourd de sens échangé avec Spénéloss suffit à le convaincre que l’Hellados n’était pas dupe : l’ex daryl androïde, réfugié dans un semi déni, éludait la plupart des problèmes.
 Il eut la preuve que Kulm était un perfectionnement, une mutation d’un des clones du colonel Kraksis, une version plus avancée encore du sinistre Asturkruk dont une partie du génome s’était hybridée, synthétisée à celle des Aruspuciens. Kulm avait acquis le don de la transdimensionnalité et la faculté de se mouvoir dans l’espace-temps sans recourir à un quelconque appareillage. Marguerite de Bonnemains avait rapporté à Aurore-Marie cette vision fugace d’un homme à tête de calmar, et Jean Gabin avait rendu compte de leur conversation. Nul ne savait de quand Kulm venait, ni son âge exact. Or, de plus, si l’on s’en référait à l’enquête de 1877, au témoignage de Charlotte Dubourg dans les souterrains de Cluny, lors de la cérémonie d’intronisation de la poétesse comme Grande Prêtresse des Tétra-épiphanes, Kulm et d’Arbois se connaissaient.
Tout partait de d’Arbois, tout aboutissait à d’Arbois. Quelle était l’origine même d’Odilon d’Arbois ? Qui était-il ? Sans oublier que Sir Charles Merritt, avant qu’il ne volât les codex à la fin de la cérémonie, avait ouï l’ultime échange entre l’aventurier français et celui qui s’était attribué la fonction de Pontifex primipile de la secte.
Alors, Daniel entendit : un appel, ou plutôt, une exclamation enragée, dans le lointain, d’un autre temps, encore. A Mossoul, an 1941 de l’Hégire, piste n° 1833, un autre lui-même conversait avec le sultan Radouane. Et ce souverain éructa sa haine :
« Shiran ! Shiran ! Fils de chien galeux ! Maudit créateur des Syros ! »
Cela fut volatil : la connexion avec cette autre piste n’avait duré qu’une poignée de secondes, suffisamment pour que Daniel comprît. Il s’enferma dans un mutisme renouvelé, se refusant à rapporter cela à Spénéloss. « Kulm sait ; Sir Charles sait ; Aurore-Marie sait. Les deux derniers ne comprennent pas tout cependant. Merritt va instrumentaliser Aurore-Marie puisque tous deux ont partagé le vécu de la nuit du 18 septembre 1877. Il la fera chanter.  Là-bas, à Venise, Frédéric court un danger mortel. Je me sens pour l’heure impuissant… La faute à Kulm (est-il en Afrique ?), à A El…à moi-même ? Antor, mon frère des étoiles… Tu es en moi. »
Ils étaient enfermés dans le piège de Kulm, dans le monde de Kulm peut-être, dans l’Afrique de Kulm aussi… dans l’Afrique de la partie négative niée du Préservateur, que Kulm-Kraksis s’efforçait d’incarner.
« Je suis les Asturkruks. Je suis les Haäns. Je suis les Velkriss. Je suis les Olphéans. Ai-je permis leur existence pour ensuite les effacer, les évacuer, ne plus vouloir d’eux ? Pourquoi furent-ils mes vaincus, mes rejetés, mes autodétruits ? Suis-je fautif de leur avoir fermé l’entrée d’Agartha City, de ne jamais les avoir envisagés dans le schéma de la Cité ? Ai-je été le vainqueur qui a écrit une vision faussée de l’Histoire ? »
Cette patte africaine de Kulm revêtait indéniablement une inspiration lovecraftienne, puisée dans les visions littéraires cauchemardesques de l’écrivain américain raciste et dément. Kulm-Cthuluh ? Daniel Lin se posait la question. Cela signifierait-il que tous ici présents ne seraient que des créatures imaginaires, des personnages littéraires sans existence réelle ? Potentiels jusqu’à quel point ? Inconcevable ! Daniel comprit que sa propre force créatrice avait été parasitée, à moins qu’il se fût auto-parasité. D’où les a-monde non souhaités, ce qui donnait raison à Spénéloss : Daniel premier responsable de toute l’aventure parce que sa partie A El s’était détachée de lui et avait pris sa place ? D’Arbois-Shiran provenait-il d’Agartha city ? En était-il le Révolté, l’Ange Déchu, le Dissident, le Porteur de Lumière destiné à semer la pagaïe ?

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Le Superviseur se remémora un incident insignifiant en apparence à la fin du combat contre Fu le Suprême. Combat survenu et non advenu encore… Tout obéissait ici au principe d’incertitude. Il y avait corrélation avec cet autre affrontement potentiel, avec le combat de la pyramide d’Ogo en la Mexafrica, avec Fouchine. Fouchine n’est pas mort, il n’a pas été anéanti. Il est dédoublé, gémellaire. Lui aussi recherche les hypostases de Pan Logos… Teilhard de Chardin est le Concomitant. Les Fouchine vont lui chercher noise.
 La source de ce 1888 se situait finalement au XXe siècle parce que Daniel avait commis une erreur en anéantissant Fu et en dévoilant sa vraie nature : il avait laissé se développer des pistes temporelles avec les frères Fouchine ; il eut tort de ne pas écouter Antoine Fargeau, de faire fi de ses paroles, de prendre d’abord en compte l’aberration Aurore-Marie au lieu d’intervenir de préférence au milieu du XXe siècle : tout ce monde de la fin du XIXe siècle avait été conçu par sa partie négative pour le retarder, partie négative qui s’était séparée et intégrée dans le fœtus astral momifié de Fouchine. 
« Ici et maintenant n’est qu’une simulation de la partie A El ex Antor, un divertissement pascalien me détournant du vrai combat. La présence passée des espions français du milieu du XXe siècle en ce 1888 s’explique dès lors aisément : ils agissent en fait pour le compte des descendants des Tétra-Epiphanes qui veulent contrecarrer l’anti-créateur, l’Anti-Pan logos concrétisé, incarné dans les frères Fouchine. Ils viennent d’environ 1950 et doivent prendre les Fouchine de vitesse. Tous ignorent que Pan Logos, Daniel, Dan-El, A El ne font assurément qu’un… Dérision ! Ambiguïté ! Duplicité ! Ambivalence !  Mais Fu ou les Fouchine, A El-Dan-El ne peuvent pas tout expliquer : il demeure nécessairement un résidu de l’antimatière, de l’énergie noire, préexistant à la pluralité des multivers prévus ou acceptés. Qu’est devenu ce résidu quintessencié qui formera Le Mal personnifié ? »
Il craignit que Spénéloss eût capté cette dernière pensée. Le Ying Lung prit la décision d’accélérer, d’en finir au plus vite avec cette aventure stérile peuplée d’ombres (car il s’agissait d’un théâtre d’ombres ridicules) à l’exception de ceux venus d’Agartha City. Les compagnons de Daniel étaient plongés au cœur d’un simulacre, de la simulation parasitaire d’un antimonde qui allait s’effilochant, se déréglant, parce que cette simulation obéissait au second principe de la thermodynamique, l’Entropie.
« Tous les intrus de cette piste s’effaceront lorsque je me battrai personnellement contre Aurore-Marie. Je dois la détruire, l’effacer.  Elle est le Vide. Le Rien. Elle n’est qu’une enveloppe de chair, et encore. Même pas réelle. De toute façon, elle n’existe pas, n’existera jamais. Pourtant, même si Aurore-Marie est déracinée, n’existe pas ou plus, les Tétra-Epiphanes ne peuvent s’effacer aisément puisque leur piste préexistait dans le monde napoléonide, et qu’ils figurent dans plusieurs d’entre elles depuis l’an 150. Aurore-Marie n’est qu’un détail, une annexe non-nécessaire à la pérennité de la secte dans plusieurs temps alternatifs : ces gnostiques peuvent se passer d’elle. Tout est de ma faute. J’ai laissé faire mon non-moi… »
Mais Daniel n’avait pas encore découvert le rôle joué par la descendance de Gwen dans l’engendrement de la poétesse dans cette piste fausse. Cela était en corrélation avec la présence de Betsy Blair en 1888. Qu’était-elle devenue ?  
Louis Jouvet interrompit cette cogitation de Daniel Lin. Sa voix, filtrée par le masque, parvint déformée aux oreilles du commandant Wu. Incongrûment, il le questionna :
« Pourriez-vous m’expliquer la raison de la non présence de Jules Berry à l’Agartha ? Excusez les circonstances, mais ce problème me titille. »
 La question absurde tombait comme un cheveu dans la soupe alors qu’une multitude de calmaroïdes-Kulm surgissaient de niches, d’anfractuosités des tunnels et boyaux du lit du Congo souterrain. Mis au pied du mur, les héros n’avaient pas le choix : poursuivre ou périr et Louis Jouvet, qui avait compris non pas le comique de la situation, mais son contraire dramatique, en homme de théâtre expérimenté, avait interrogé Daniel afin de détendre l’atmosphère oppressante. 
Or, le fleuve chthonien venait de se métamorphoser une nouvelle fois. Les dinghies, après l’entonnoir de Dante, après le tourbillon, venaient de déboucher en des eaux trompeuses plus calmes, aux tréfonds de la terre, en un impluvium aux arcatures Renaissance, impluvium mis en abyme, reflété infiniment en trois ou quatre dimensions, de haut en bas, de gauche à droite, d’avant en arrière, renversé aussi, débouchant ou s’amorçant sur et vers l’outre nulle-part. Palais florentin piège et miroir, aux milliers de galeries marbrées, superposées en tous sens, stuquées, agrémentées de statues parfois chryséléphantines aux socles quelquefois ancrés au plafond qui était le parterre, tête en bas. Au-dessous, la voûte à caissons maniéristes. Et les trompe-l’œil miroités multipliaient ces successions infinies palatiales enchaînées et imbriquées, sorties de l’imagination d’un Bramante, d’un Bernin et d’un Andrea Palladio
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 devenus déments. Il s’agissait là de l’épicentre d’un cube de Moebius multidimensionnel. Un espace restreint et en même temps illimité, sans bords, confiné en un micro-macro univers apparu en un point précis de l’espace-temps, un macro-microcosme, figure mathématique repliée sur elle-même. Le grand enfermement. Les arcades inverses ou non s’étendaient sur des milliers de kilomètres et les calmaroïdes, les fils de Cthuluh, survenaient de toute part, éployant leurs tentacules poisseux en des fushuuu horripilants tout en éjectant leurs nuages d’encre. Tout fut bientôt en passe de s’obscurcir.
Malgré le dramatique de la situation, Daniel répondit à Louis Jouvet :
- Louis, fit humblement le Superviseur, posez-vous la question : pourquoi ai-je banni toute forme d’argent d’Agartha city ? De même, pourquoi la cité n’héberge-t-elle aucun politicien, aucun souverain, monarque ou chef d’Etat, y compris Shah Jahan ou Cyrus le Grand qui eussent pu y prétendre ? Je refuse aussi les dignitaires religieux, les saints et prophètes de toute sorte, de toute croyance, afin de prévenir le prosélytisme. Même des personnalités comme le cinquième Dalaï Lama, Elie, Jean Jaurès ou Marcucius, le chef de guerre Castorii qui se convertit à la paix avec Hellas, même Ashoka d’ailleurs n’y figurent pas.
- Je ne saisis pas le lien avec Jules, reprit le comédien. Ou alors, c’est subtil.
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- Berry était un flambeur invétéré, amateur de paris, de courses, de casinos, de bandit manchot et autres. Souvent, Lobsang Jacinto a déploré que ses frères Navajos ou Arapaho des pistes 1721 et 1722 se soient résignés, pour survivre dans les Etats-Unis de la fin du XXe siècle, à diriger des casinos. Certains investirent aussi dans les gisements pétrolifères ! Ils y firent leur beurre tant que put perdurer le système capitaliste. Il n’était donc pas question que Jules Berry fît partie de la communauté. De même ces Amérindiens malins. Cet acteur, qui jamais au grand jamais ne connaissait son texte, aurait passé son temps à claquer des sommes colossales à la roulette, à moins qu’il n’eût cassé la baraque grâce à quelque martingale soutirée à un des mathématiciens de la cité, en contraignant nos Navajos, Pueblos, Apaches, Séminoles, Cherokees ou Sioux mercantiles à lui verser tous ces vilains gains. Le jeu d’argent est une drogue, une addiction.
- Soit.
Alors, tout bascula de nouveau. Le commandant Wu pressentait que, depuis un certain temps, l’équipe avait quitté l’Afrique pour être transportée ailleurs. L’illusion générée par des facteurs multiples brusqua les humains, les hybrides (Violetta, Lorenza, Azzo), les animaux et l’Hellados. Une gueule caverneuse colossale, mascaron de divinité fluviale, d’Akhelóös, bouche des enfers d’une enluminure du XIIe siècle, vomit les trois embarcations en un torrent qui déboucha en une contrée autre, où la guerre s’apprêtait à sévir.  
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Guillaume exécrait l’inaction. Il s’attendait à du sport. Appréhendant que Frédéric lui remît ses instructions pour la journée, il se distrayait à la lecture de la presse française. Il se désintéressait des journaux italiens, dont il ne comprenait pas la langue. Nous savons que ce péché mignon de Pieds Légers avait pour inconvénient de maculer ses doigts d’encre, et qu’il laissait partout ses empreintes, ce qui l’avait fait remarquer par Sir Charles, lancé ainsi sur la piste de la bande du Danseur de cordes. Guillaume allait se considérer pour partie responsable des événements vénitiens que nous vous narrerons. Les quotidiens dont il disposait à l’hôtel n’étaient pas d’une absolue fraîcheur informative : ils parvenaient en la cité des Doges avec vingt-quatre à quarante-huit heures de retard. Nous ne vivions pas au temps des excès de l’Histoire immédiate, de la connexion non-stop à la toile.
Présentement, le jeune homme lisait tranquillement dans sa chambre un Petit Journal de l’avant-veille, édition du soir. Une manchette l’attira. Un fait divers, puisque, déjà à cette époque, le lectorat populaire s’intéressait davantage à ceux-ci qu’aux arcanes de la politique, a fortiori internationale.
« Pristi ! » ne put-il s’empêcher de jeter en l’air.
La une du quotidien racoleur était illustrée par un dessin tapageur censé représenter l’agression dont avait été victime le bien connu journaliste antisémite Edouard Drumont.
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La scène était figurée de manière à susciter la peur et la répulsion. Le chromatisme des couleurs se limitait au rouge pivoine et au pourpre, au bleu canard, au jaune canari (pour le halo des réverbères), au noir et au gris. La théâtralité et la fantaisie de cette représentation étaient accentuées par l’aspect des apaches : ils ne se contentaient pas d’arborer des tricots rayés de canotiers d’une propreté douteuse, des ceintures rouges de matamores, des foulards noués au cou et des casquettes enfoncées sur le crâne jusqu’à dissimuler les fronts. Leurs avant-bras musculeux s’ornaient de tatouages menaçants et outranciers en formes de nœuds coulants, de cordes de funambules et de têtes de mort. Le dessinateur avait même pris soin de représenter un des bandits balafré du front à l’arête du nez, invention de sa part du plus bel effet.
L’Illustration, quant à elle, montrait en première page un dessin à peine moins sobre. Si le premier quotidien s’était contenté de quatre apaches, l’hebdomadaire avait forcé la dose : c’était une bande de dix forbans qui s’acharnait sur un Drumont sans défense, gisant à terre dans une flaque de sang d’un écarlate à soulever le cœur. Son nez brisé et sa barbe en bataille dénonçaient les souffrances de son corps martyrisé.
Le plus grave consistait dans les titres fracassants des deux journaux : pour l’un, Le Retour de l’Artiste et, en sous-titre : Cette fois-ci, il va trop loin. Pour l’autre, un brin sotto voce : Le chef de la pègre Frédéric Tellier ressuscité. Même Satan n’en a pas voulu !
Le journaliste de bazar qui avait pondu cette insanité plumitive laissait entendre que le Danseur de cordes avait opté pour des positions politiques dangereuses : ce n’était pas un bon Français ; soit l’Allemagne le stipendiait, soit les assassins nihilistes qui avaient assassiné le tsar Alexandre II le payaient.
Le sang de Pieds Légers ne fit qu’un tour : il devait prévenir le Maître d’urgence. Sa surprise et son indignation étaient telles qu’il laissa tomber sa chique sur le col de sa chemise qu’il tacha abondamment d’un jus brun peu ragoûtant.

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Or, présentement, Tellier était fort préoccupé. Ses sens exacerbés par plusieurs décennies de double ou triple vie, il s’était rendu compte qu’il était l’objet de l’attention d’un espion, mais de quel camp était-il ?
La réponse n’allait pas tarder à lui parvenir.
Michel Simon se trouvait écartelé entre l’impératif de la poursuite de sa mission d’ange gardien auprès de l’Artiste, suivant en cela les ordres du commandant Wu avec rectitude, et l’obligation humanitaire de délivrer le prisonnier Dodgson de son miroir, quel que pût être son emplacement. Il pressentait, sans pouvoir en expliquer les causes, que cette captivité était un des fils de la tapisserie compliquée dans laquelle lui-même et ses amis se trouvaient emmêlés.
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« C’est pas un maléfice, un sortilège, pensait le Suisse, ses mains trifouillant dans ses poches à la recherche d’une blague à tabac hypothétique. Fichtre ! Torquemada est mort depuis des lustres ! On ne brûle plus pour sorcellerie, ni à Venise, ni en France ! »
Après mûres réflexions, Michel Simon se décida. Il allait se révéler à Frédéric et tout lui dire. C’était plus important pour lui que de suivre les recommandations de Daniel, les doigts sur la couture du pantalon.
Alors que le Danseur de cordes s’apprêtait devant une coiffeuse à modifier son grimage pour suivre Aurore-Marie de Saint-Aubain dont il avait su qu’elle avait quitté la compagnie de d’Annunzio munie d’un étrange livre, son ouïe sensible perçut la tentative de crocheter la serrure de la porte d’entrée de la chambre qu’il louait. Aussitôt, sa main droite se porta sur un long surin à la lame bien aiguisée tandis que sa gauche se saisissait d’un Derringer à la crosse d’ivoire. Se levant sans bruit, il se dissimula derrière l’huis, laissant ainsi l’importun s’introduire chez lui.
Le rossignol avait fait son office. Le quadragénaire poussa un ouf de soulagement tout en entrant dans la suite.
« Foutre, y’a personne ! »
Aussitôt, il regretta ses paroles, car il sentit une poigne de fer l’immobiliser par le col tandis que l’acier froid d’une lame appuyait sur sa glotte.
« Pitié ! J’suis pas là pour voler !
- Michel Simon ! s’étonna Tellier qui avait reconnu la voix du comédien.
- Ah, compère ! L’moment est inapproprié pour jouer au chourineur !
- Dois-je faire mea culpa pour cette méprise, Michel ? C’était donc vous qui me suiviez depuis que je suis arrivé ici. Bravo pour votre maquillage, je ne me suis douté de rien. Qui vous a donné des cours ?
Le comédien suisse parut embarrassé. Il mit quelques secondes à répondre.
- Si je vous le disais, vous ne me croiriez pas. C’est maître Albriss.
- J’en conviens, vous avez été à bonne école. Mais cela s’explique, car le lieutenant a souvent dû se faire passer pour un pur terrien. Castrat à l’époque de Vivaldi, guerrier zoulou au XIXe siècle, bras droit du roi mandingue Abou Bakari II au XIVe siècle et ainsi de suite. Pour en revenir à nos affaires, je suppose que votre tentative d’effraction s’imposait par une nécessité urgente.
- On ne peut rien vous cacher.
- Votre crochetage a-t-il un lien avec Barbenzingue ?
- Tout à fait, mais indirectement. C’est un tout petit peu plus compliqué. Est-ce que le nom Dodgson vous dit quelque chose ?
- Je ne suis pas une encyclopédie vivante !
- Mais tout de même, Alice au pays des merveilles, Alice à travers le miroir
- Lewis Carroll ! s’exclama Tellier, à peine surpris.
- Z’avez tout compris ! Et j’puis vous assurer qu’à l’heure qu’il est, il se trouve dans de beaux draps ! Pour lui, le fantastique est devenu réalité.
- C’est-à-dire ?
- Eh bien, Dodgson a traversé le miroir. Il s’y retrouve prisonnier depuis tantôt vingt-trois ans. Je suis de bonne foi. Vous me connaissez, je ne suis pas porté sur le mensonge, bien que ma profession m’y oblige. J’ai un esprit assez pragmatique. Si vous le permettez, acceptez de me suivre. Nous allons vérifier mes dires sur pièce immédiatement.
- Qu’attendez-vous de moi ?
- Pas un miracle, mais une solution.
Tous deux allaient quitter la chambre lorsque Guillaume surgit au débotté, la cravate nouée à la diable et les cheveux en bataille.
« Ah, maître, vous voici ! Visez un peu ce que je vous apporte. Zieutez-moi ça ! »
Michel Simon fit une remarque tandis que l’ancien escarpe jetait sur un guéridon les journaux plus ou moins chiffonnés qu’il avait compulsés.
« Ses paluches sont pourries d’encre ! Encore heureux qu’il ne se lèche pas les doigts. Sa langue serait aussi noire que de la suie ! »
L’Artiste se saisit du Petit Journal et ne put que constater les mensonges s’étalant sur quatre à cinq colonnes selon le format usité.
- Que le boulanger me patafiole !
Il lut rapidement le contenu ignoble de cette presse de caniveau. Il eut le plus grand mal à conserver son sang-froid. Arrivé au terme de sa lecture, il jeta :
- Il n’y a pas à se questionner : c’est un coup monté signé Merritt.
- Comment, maître ?
- C’est évident, mon petit. Je connais le profil des hommes de main qu’utilise ce gentleman assassin. Notre cambriolage londonien a été éventé.
A ces mots, Pieds Légers réalisa sa gaffe.
- Pardonnez-moi, maître, mais je suis responsable. C’est moi qui ai laissé des indices qui nous ont trahis.
- Tes mains, gamin, tes mains ! siffla Michel Simon.
- Pourquoi n’as-tu pas porté continuellement des gants ? C’est le B.A. BA du métier de cambrioleur. Mais vivre dans la cité de l’Agartha t’a fait perdre des années d’enseignement. Réalises-tu les conséquences ?
- Ben, on ne peut plus revenir en France. La rousse est à nos trousses. Si nous passons la frontière, nous sommes bons pour Mazas.
- Pas seulement, reprit Frédéric. Avec mon passif, l’abbaye de monte-à-regret me sera réservée, à moins que les sicaires de Sir Charles ne me trouent la peau avant.
A ces mots, Michel Simon leva un sourcil.
- Abbaye de monte-à-regret ? Ah, oui ! Mais nous n’en sommes pas encore là, Frédéric !
Le Danseur de Cordes acquiesça.
- Montrez-moi ce mystérieux miroir, Michel. Cela me changera les idées. Je n’aime pas ruminer ma colère. Je ne suis pas le pègre qui exécute ses séides lorsqu’ils ont fauté.
Penaud, Guillaume baissa la tête et promit de se faire oublier durant les prochaines heures.

A suivre...

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