Mala suerte
Par Christian Jannone
Cette nuit-là, je l’ai vue pour la première fois.
Je
reposais en ma chambre, installé depuis seulement quelques jours en mes
nouvelles pénates, un de ces châteaux anglais qui feignaient le gothique, se
targuaient d’imiter une architecture médiévale autant fantasmée qu’idéalisée,
édifiés dans la foulée de la vogue des romans de Walter Scott, demeure que
j’avais acquise à prix d’or grâce aux royalties engrangées conséquemment au
succès de mes œuvres. Écrivain désormais reconnu et apprécié, l’argent me
permettait d’assouvir mes envies, mes caprices, mes extravagances, sans que la
haute société qui me boudait y trouvât à redire.
C’étaient
ces fameuses heures sombres et sinistres propices aux apparitions, aux
fantômes. Comme tout châtelain, même hétérodoxe, j’avais des domestiques et, à
cause de la fraîcheur automnale, je leur avais demandé non seulement de
s’assurer du bon fonctionnement de la chaudière, mais aussi de l’entretien de
l’âtre, cette cheminée traditionnelle, aux lourds chenets imités d’on ne savait
plus quel style, qui trônait, encombrante et moulurée, en face de mon lit.
Je
crois à une théorie commune quoique non scientifique, selon laquelle les
vieilles demeures s’imprègnent de la présence de leurs propriétaires
successifs. Les murs, les moindres recoins, alcôves et interstices jusqu’aux
douves et pignons, agissent telle une plaque photographique, se sensibilisent à
l’aura ou aux ondes émises par les cerveaux des hôtes, les mémorisent, non
seulement d’une manière imagée, mais aussi, peuvent restituer jusqu’à leurs
pensées les plus intimes, jusqu’aux odeurs ou parfums qu’ils ou elles ont
exhalé tout au long de leur vie. Je ne pense aucunement en émule de Marcel
Proust, bien que je sache que ces facultés imprégnatrices propres aux pierres
de taille, aux marbres, aux perses, aux capitons, aux tentures, aux tapisseries
usées par les ans, aux bois plus ou moins précieux dont sont faits les meubles,
appartiennent à cette zone indéfinie de l’extrahumain, de l’extrasensoriel que
certains appellent métapsychique. J’étais persuadé que maintes émulsions
sensitives s’étaient déjà produites en ces aîtres depuis les cent trente années
qui avaient suivi l’édification de ce pseudo castel victorien. La chambre, espace le plus privé, le
plus réservé de l’habitation, clos et secret, incarnait par excellence le haut
lieu de l’expression de ces propriétés intrinsèques sensément fantomatiques ou
ectoplasmiques. Il ne pouvait s’agir que d’un reflet des âmes mortes, errantes,
d’une reproduction ex-nihilo, d’une mimésis recréé, réengendrée, des occupants
de l’autre siècle.
Lorsque
le phénomène débuta, je ne fus point surpris. Je me trouvais en cet état
incertain, intermédiaire entre le sommeil et la veille, pas tout à fait encore
celui du rêve, de la phase paradoxale du cerveau. On ne sait jamais quand on
s’endort précisément, comme on ne peut se souvenir de sa naissance, de son
extirpation du sein maternel. De même, on ne capte pas l’instant de sa propre
mort.
C’était
au départ une simple vapeur blanchâtre. Elle planait au-dessus du mobilier
lourd, surchargé de bibelots hétéroclites. Elle parcourait la pièce, en
exploratrice, en examinatrice, comme pour s’assurer du bien-fondé de sa
manifestation. Elle se retrouva auprès de la coiffeuse, qui, je le supposais,
révélait l’ambiguïté même de cette chambre, sa destination sexuée : parce que
je reposais non pas dans un lit qui avait accueilli autrefois un homme, mais
qui avait servi au doux repos, à l’assoupissement, à l’alanguissement d’une
jeune fille. Trop de frivolité et de superfluité ornementale caractérisaient
l’endroit pour que je doutasse longtemps de la nature de l’ancienne occupante.
Là,
présentement, qui était-ce ? Qu’était cet ectoplasme, cette vapeur qui, peu à
peu, prenait audacieusement forme, consistance ? Allais-je assister à la
révélation du spectre de celle qui, jadis, s’était enfouie sous les
couvertures, avait accroché ses mains à la courtepointe avant, en divers
soupirs, de s’abandonner toute à des songes à taire ?
Ce
qui me gênait le plus, c’était la perception olfactive qui se mêlait à cette
révélation, à l’organisation progressive de cette image non plus photographique
mais tridimensionnelle. C’était une efflorescence révolue, un pot-pourri passé,
fané, obsolète et vain, un de ces parfums poudreux, capiteux, dont les
coquettes se pensant à la page n’usent plus, un empoisonnement des sens, des
narines, une imprégnation toxique de l’épiderme, épistémè de la Beauté supposée
idéale.
J’allais
savoir qui…qui hantait cette chambre… Une forme éthérée se silhouettait, se
définissait. Elle demeurait suspendue à quelques centimètres du sol, et je
ressentais un troublant souffle frais l’accompagnant, sorte de signature
expirante, parce que les fantômes, par mimétisme avec les vivants, poursuivent
l’expression du fonctionnement des organes, croient reproduire tous les
mouvements physiologiques de l’en deçà, d’avant la tombe. Les spectres
veulent encore respirer, excréter, digérer, transpirer. Ils refusent d’admettre
qu’ils n’appartiennent plus au domaine de la chair, du vif, de l’Incarnation.
Ils font comme si de rien n’était.
Je
faillis pousser un cri d’épouvante, mais, dans le stade frontalier de la
conscience où je me situais, ce cri eût été muet, non résonné. Il arrive que
l’on hurle dans les plus terrifiants cauchemars, que la bouche du dormeur
s’ouvre tout en n’exprimant rien, qu’elle croie avoir fait retentir
l’expression sonore de la peur, sans que même celui qui rêve (même lorsqu’il a
l’impression de chuter indéfiniment) ne l’entende. J’eus donc grand-peur, car
le spectre, ainsi que ce fameux homme invisible d’un classique du cinéma
américain, se refusait à une révélation intégrale directe, mais, au contraire,
apparaissait en couches physiologiques successives, progressives, charpente du
squelette d’abord, organes, réticulé sanguin et artériel, puis muscles ensuite.
Cet écorché de cire embryonnaire et vague, dont le cœur pourtant immatériel
battait en transparence (du moins voulais-je l’assimiler à quelques-unes de ces
impressionnantes cires anatomiques florentines du XVIIIe siècle, chefs-d’œuvre
de sculpteurs savants anatomistes de La Specola et d’autres musées
insignes), était de taille réduite, là où je me fus attendu à la
matérialisation d’une adulte.
Car
c’était une femme, ou plutôt, une petite fille, qui prenait consistance et
conscience, révélation non plus daguerréotypique, mais matérialisation par
étapes de quelqu’un qui se fût projeté à distance spatio-temporelle, abolissant
non seulement les lois euclidiennes, mais aussi l’espace-temps d’Albert Einstein.
La
fillette était vivante, sans l’être ; de fait, elle ressembla en ses
préliminaires semi matériels à une espèce de chrysalide ou de nymphe
membraneuse, recouverte de quelque suaire, ou, plutôt, d’un de ces voiles
antiques, mandylion, soudarion ou maphorion, symbolique, métaphorique, ou, plus
prosaïquement destiné à dissimuler, masquer, les stigmates de la putréfaction.
Ce n’était pas là une enterrée vive enfantine ; quoi que cachassent ces voiles
de Salomé ou de vestale, quelque vérité horrible qu’ils dissimulassent à mon
regard ébahi, ils ne furent qu’un leurre temporaire, juste une phase de la
concrétisation de l’être qui, en quelque sorte, naissait devant moi.
J’eus alors l’illusion d’un fœtus se développant de manière accélérée tout en
ayant déjà acquis une taille enfantine.
L’organogenèse
fut prompte : la translucidité de la peau fœtale, sous l’estompement de la
membrane d’éther ou de vapeur, ne tarda pas à disparaître. A la place se dressa
devant moi, toujours flottante, suspendue, sans que les pieds n’effleurassent
même les lattes du parquet encaustiqué et quelque peu glissant, une enfant
d’environ dix ans.
Sa
toilette s’était aussi constituée ; je la voyais nettement, comme en plein
jour, sans que se fût posée la nécessité de recourir à un éclairage artificiel.
Inactuelle, elle m’apparut inactuelle, accoutrée d’une mode ancienne, révolue,
que je rapprochais du temps d’Alice ou de la comtesse de Ségur. Elle tenait
dans ses bras une poupée de porcelaine d’un style antérieur aux fameux Bébés de
la fin du XIXe siècle. De fait, elle paraissait affublée d’une tenue de
promenade, de sortie en quelque parc d’antan.
Ses
cheveux, d’un noir profond, tombaient en harmonieuses boucles. De grands yeux
céruléens et un incarnat diaphane contrastaient avec le jais de ses
tire-bouchons. Le regard était éclatant, vif et franc, subjuguant, mais aussi,
sérieux en diable. Une espèce de toque la coiffait, et son corsage bleu de roi,
que je qualifierais de « brandebourgeois » (cela à cause de ses
brandebourgs noirs à la semblance de quelque dolman de hussard ou de tenue de
dompteuse de fantaisie), s’évasait à la taille en basques frangées de
passements, de passepoils, de rubans et de ganses, alors que diverses
damassures alourdissaient davantage cette toilette de luxe. La jupe était
large, ourlée, du même ton que le corsage, son évasement traduisant cette
propension de la mode enfantine d’autrefois à vouloir singer celle des adultes
; ici, c’étaient aux crinolines que le concepteur de cet accoutrement quasi
carnavalesque avait souhaité se conformer. Parmi les tissus employés,
j’identifiai cheviotte, satin et veloutine. Cette tenue, en vogue vers 1860, se
complétait par des bottines étroites, lacées, torturantes, guêtrées de
chevrotin, d’une teinte chamois. La toque, de velours, assortie du même bleu,
était fourrée de loutre. La gamine avait attaché un manchon, dont elle se
préoccupait peu, le laissant pendre à ses basques, parce que la poupée, aussi
bien habillée qu’elle, requérait tous ses soins.
Alors,
elle me parla. Je croyais que les voix spectrales nous parvenaient assourdies,
atténuées, indéchiffrables. Ce n’était pas là le cas. Ses inflexions, nettes et
pures, parfaitement articulées, avec un détachement de chaque syllabe, en un
anglais quelque peu compassé du siècle passé, trahissaient à la fois son
appartenance à une classe sociale aisée, élevée, mais aussi un léger mépris
pour ceux et celles que la fillette avait, par son éducation, appris à classer
parmi les inférieurs.
« Bien
que Mère m’ait toujours enseigné qu’il ne faut jamais se présenter sans qu’on
vous l’ait expressément demandé, Monsieur, je me permets de vous révéler
mon nom : je m’appelle Flora. »
Un
halo éclairait son juvénile visage, lui conférant davantage d’irréalité. S’il s’agissait
bien là d’une apparition fantomatique, de quelque réincarnation d’une enfant
ayant vécu au milieu de l’ère victorienne, rien ne me permettait d’en expliquer
et expliciter les causes.
« Miss
Jessel n’eût rien trouvé à redire à mes paroles, à mon attitude, mais Miss
Giddens, quoiqu’elle en dise… Oh ! J’oubliais… »
Son
discours m’intriguait, m’était inintelligible. Cependant, les noms que la
fillette venait de prononcer évoquaient en moi un vague souvenir littéraire,
sans que je pusse toutefois attribuer un titre à l’œuvre à laquelle ils se
référaient. Cette douce apparition enfantine était-elle une fiction de papier,
un personnage incarné, matérialisé ?
Comme
pour répondre à une sollicitation, ou à un ordre invisible, Flora, après
qu’elle eut posé sa poupée qui parut suspendue au-dessus du parquet, flottante
et irréelle, s’inclina avec grâce, avant d’exhiber, venu de nulle part, un
bouquet de violettes de Parme qu’elle me tendit avec une certaine spontanéité
que je n’aurais pas soupçonnée chez une enfant corsetée par des règles révolues
de politesse ancienne.
L’enfant
demeura immobile en sa courbette, me fixant de son regard azuréen, dans
l’expectative d’une réaction courtoise de remerciement ou de compliment qui
cependant tardait. Elle n’éprouvait aucune gêne à me voir en toilette de nuit,
vêtu d’un pyjama, anachronique en son époque. Je tentai de me saisir du bouquet
; il n’avait nulle consistance, ne dégageait pas la moindre odeur, alors que
ces violettes, cueillies fraîches en
apparence, en quelque parterre de jardin de printemps, eussent dû embaumer la
chambre tout entière. Ces fleurs étaient des fantômes végétaux ; elles
n’existaient plus, mortes depuis un siècle.
A
cette pensée, je crus que Flora allait s’estomper, s’évanouir. Il n’en fut rien.
« Je
rapporterai à Mrs Grose que vous n’avez pas apprécié mes violettes.
-
Veuillez m’excuser, mademoiselle Flora. Ces fleurs sont fort jolies et…
-
Miles sera là demain. »
Elle
venait de me fournir un nouvel indice. Sa bouche enfantine s’enhardissait,
jamais intimidée, comme si j’eusse déjà fait partie de ses familiers, de ses
relations. Un autre enfant, plus guindé, aurait hésité. Flora, non. Un mystère
la nimbait, l’obligeait à une audace relationnelle incompréhensible. Elle
voulait peut-être me choisir comme tuteur, m’adopter, parce qu’elle jugeait son
entourage quotidien étouffant. Ces conjectures mériteraient éclaircissement, à
condition toutefois que cette petite fille revînt la nuit prochaine.
J’observais la pendule, sur la console, à ma gauche. Elle marqua les trois
heures du matin et tinta aussitôt. Ce fut le signal que je redoutais entre tous
: l’enfant semblait avoir profité de mon inattention pour disparaître
promptement. Même la poupée s’était évanouie. Je me décidai à consigner ces
faits étranges dans mon journal.
**********
Une
journée d’automne, maussade, s’écoula, sans histoires. J’avais contacté mon
agent littéraire par téléphone, l’informant de l’avancée de mon roman. Je
devais répondre à plusieurs courriers, dont une sollicitation d’un studio
hollywoodien, qui voulait acquérir les droits d’adaptation de mon dernier
succès La Rebelle de Fredericksburg. J’avais entrepris ce bouquin,
croyant son sujet démodé ; je pensais que la Guerre de Sécession n’était plus
en vogue, que j’avais trop forcé sur le romanesque. Mais les réactions
positives des critiques et du lectorat, dès la sortie de l’ouvrage, l’an passé,
m’avaient surpris. J’y ressentais bien là ce goût conservateur d’une certaine
société huppée et privilégiée WASP de l’Amérique du président
Eisenhower.
De
fait, plus la soirée approchait, plus je faisais preuve de fébrilité. Dans
l’expectative d’un retour de ma juvénile apparition, je m’étais préparé à une
nouvelle nuit d’étrangeté.
Je
me couchai comme à l’ordinaire, après un dîner frugal, afin de ne pas alourdir
inutilement mon estomac. Je craignais tout à la fois l’insomnie et le sommeil
profond ; je m’étais mis en condition afin que la petite Flora se matérialisât
telle que je l’avais vue.
Il
devait être environ une heure du matin lorsque, de nouveau plongé dans cette
espèce d’hébétude transitoire, indéfinie, je perçus d’abord un bruit léger, un
toc-toc. Personne ne frappait à la porte, mais, je ne pus m’empêcher de
marmotter un « entrez ! » que je n’émis pas réellement.
Flora
fut devant moi, d’un coup. Aucun
préliminaire fantasmatique, embryonnaire, ne s’était produit cette fois-ci.
Je
remarquai un changement dans sa toilette, non plus de sortie, mais d’intérieur,
chamoisée, veloutée et assez inconfortable, aux étoffes empesées et d’une
teinte prune. Le manque de sens pratique de la mode enfantine des années 1860
et quelques ne cessait de m’étonner. La fillette, nu-tête, bien que cela
n’empêchât pas en sa jolie chevelure noire coiffée d’anglaises une profusion
rococo de faveurs de soie harmonisées avec le coloris assez austère de sa robe,
s’occupait à un de ces jeux d’adresse puérils : elle s’efforçait à réussir sa
partie de bilboquet aussi habilement qu’un mignon de la cour d’Henri III, ce
roi de France futile qu’on qualifiait de décadent. Les tocs provenaient de ce
jouet de bois, peint en rouge vif. Une fois de plus, l’obscurité s’était
abolie.
Elle
me vit, feignit d’être blasée, fâchée. Ses lèvres fines eurent une légère moue
alors que ses grands yeux se concentraient davantage sur le jeu. Indifférente,
elle me dit :
« Miles
va être ici sous peu. N’ayez pas peur. »
Ces
mots résonnèrent telle une mise en garde avant l’apparition d’une créature des
ténèbres. A cet instant, une bosse sembla se former au dos de la robe de Flora.
Ce gonflement prit des proportions inusitées, parut crever l’étoffe,
s’amplifiant de seconde en seconde. C’était une tumeur horrible, translucide,
veinée, sorte de têtard parasite qui s’extrayait de la fillette. Durant tout
cet épouvantable phénomène, elle parut ne rien ressentir ; au contraire, Flora
demeurait impassible, immobile, presque contemplative dirais-je. Et cette
parturition se poursuivait. Quelle qu’en fût l’exacte nature, l’être en
développement (puisqu’il s’agissait de cela) éprouvait des difficultés à
s’extraire de l’échine de Flora. Cette scène me rappela la division cellulaire,
la mitose. Elle me désempara aussi, car fort épouvantable. Une innocente petite
fille venue d’un autre temps « accouchait » dorsalement de celui que
je compris être ce Miles dont elle m’avait déclaré qu’il arriverait bientôt.
Cet
embryon se mouvait par secousses maladroites, et chacune engendrait une
nouvelle étape de sa constitution. Le têtard humain prit consistance, sa tête
hypertrophiée, labourée de bourgeons de visage, ses membres pareils à des
palmes natatoires se ramifiant en doigts ; son corps même,
disproportionné, acquerrait peu à peu une harmonie enfantine. L’absurde
résidait dans le fait que cette situation fantastique n’avait qu’un unique
témoin, moi-même, et que l’incertitude demeurait sur la véracité consciente des
événements auxquels j’assistais depuis la veille. Tout cela me sidérait, me
médusait alors que les vêtements mêmes du fœtus de « Miles »
s’organisaient aussi.
Après
quelques minutes, la fine membrane qui rattachait encore le garçonnet à Flora,
tel un invraisemblable siamois faux jumeau, une fois celui-ci achevé et vêtu de
pied en cap, se rompit. Miles se dressa devant moi, gamin d’environ douze ans,
aussi brun que la « parturiente », les joues pâles, le regard toujours d’azur, dont le
costume s’apparentait, fait étrange et inspiré, à celui du Blue Boy de
Gainsborough, copié semblait-il sur un pourpoint du temps de Charles 1er
Stuart, bien que la toile datât du XVIIIe siècle.
Un
étrange éclat d’ironie traversa le regard de porcelaine de la fillette, qui
échangea avec Miles un clin d’œil complice : ils étaient frère et sœur, ce qui
expliquait leur ressemblance.
« Monsieur,
vous êtes le bienvenu ! » me sourit le garçonnet dont la main droite se
tendit. Je n’effleurai qu’une ombre impalpable, sans consistance, ectoplasmique
et floue, tandis qu’encore une fois, cette sensation de souffle frais hérissait
ma peau.
« Ce
sont deux morts, deux fantômes d’enfants disparus depuis un siècle »,
songeai-je.
Miles,
quoiqu’il me parût l’aîné, se contenta de laisser Flora me conter ce qu’elle
souhaitait m’exprimer (gratitude, communication spirite ?). Il resta en retrait
le reste de cette nuit, tripotant machinalement les glands du collet rabattu de
dentelles de son pourpoint soyeux.
« Monsieur,
nous voulons discuter avec vous. Nous avons d’importants messages à vous
délivrer. »
Sa
diction était parfaite, toujours un peu empruntée toutefois, assez Oxbridge.
« Nous
sollicitons votre protection, monsieur. Un danger nous menace. Miss Giddens en
est consciente, mais elle ne parvient pas à en évaluer l’exacte nature. Nul
ange gardien ne veille sur nous. Nous soupçonnons Quint et Miss Jessel d’être à
l’origine de ce danger. »
Je
me surpris à répondre avec netteté, bien que, j’insiste, les sons s’extirpant
de mes cordes vocales ne résonnaient nullement. Je me retrouvais doué d’une
mutité loquace, comme dans ce célèbre film d’Abel Gance, Napoléon, où
les comédiens prononçaient de véritables répliques, destinées aux cartons d’intertitres.
« Pouvez-vous,
mademoiselle, me fournir la preuve que vous ne mentez pas ? »
J’entendis
Flora articuler chaque syllabe, presque à les détacher.
« Nous
ne pouvons demeurer longtemps ici chaque nuit, fit-elle, n’ayant pas fait cas
de mes paroles, à moins qu’elle ne m’entendît point. Nous sommes obligés de
revenir quotidiennement vous contacter dans votre chambre, et vous fournir peu
à peu, les éléments complémentaires nécessaires à la compréhension des raisons
de notre venue.
-
Cela ne m’avance guère, miss… »
J’avais
à peine rétorqué, et je ne voyais plus Flora. Je scrutais la chambre enténébrée
et elle n’était plus là. Miles lui-même, ou son spectre, s’était évanoui. Je
voulus appeler, mais, jugeant cela inutile, je m’enfermai dans le silence avant
de m’obliger à m’abandonner au sommeil. J’allumai. La pendule indiquait la même
heure que la veille : trois heures.
************
Ils
retournèrent me voir encore, immuables bien que chaque fois vêtus différemment,
à deux autres reprises, ne m’apprenant rien de nouveau, contant leur quotidien
monotone, ce que Miss Giddens leur enseignait. Je notai de mémoire,
scrupuleusement, chacune de leurs conversations.
C’était
comme si toutes les choses s’étaient brusquement figées en ce château que je me
contraignais à qualifier de hanté. Je demande aux esprits rationalistes et sains
de ne pas poursuivre plus avant cette lecture. Un rituel immuable parut
s’installer au fil des jours. Je me désintéressais de mes tâches, car impatient
du retour quotidien et ponctuel de mes jeunes fantômes imaginaires ou vrais.
C’était une espèce de hantise s’insinuant en mon intellect au risque de
l’aliénation.
A
l’heure dite, la cinquième nuit consécutive, ils revinrent. En chemise de nuit,
agenouillés sur des prie-Dieu, ils adressaient des bénédictions à leur
gouvernante. Les longues boucles brunes de Flora se moiraient à la lueur
incertaine d’une lampe à pétrole qui n’existait nulle part tandis que son
profil, un peu altier, se reflétait sur le miroir de la coiffeuse. Ce phénomène
constituait selon moi une preuve de
matérialité de mes apparitions. Les deux voix fraternelles se mélangeaient
dans cette génuflexion commune, en un parfait duo polyphonique, les petites
voix d’enfants prononçant strictement les mêmes mots : « Dieu nous protège
et bénisse Miss Giddens. »
Un
détail me troubla, me dérangea : la manche droite de la chemise de nuit de la
petite fille était relevée à son poignet, laissant apparaître des traînées
rougeâtres, des meurtrissures, comme si on l’eût attachée avec de gros cordages
trop serrés afin, supposai-je, de la punir pour une faute inappréhendable.
J’attendis
qu’ils eussent terminé leur prière, puis m’enquis de la raison de la blessure
de Flora :
« Qui
vous a fait cela ?
-
C’était un jeu », dit-elle, laconique.
La
scène se modifia, instantanément, et tous deux m’apparurent en vêtements de
jour. C’était comme si le temps, par caprice, à sa fantaisie, venait
d’effectuer un bond en arrière de plusieurs heures. Les enfants ne rejouaient
pas une scène, ne la reproduisaient pas, ne la revivaient pas : ils étaient
retournés à l’instant où s’était produit l’événement ludique que les lèvres de
Flora venaient d’évoquer, presque allusivement. Aucun sentiment de culpabilité
n’avait effleuré sa conscience qu’à tort, j’avais supposée pure, mais le
spectacle que désormais Miles et sa cadette offraient à mon regard outrepassait
les convenances.
Le
garçonnet s’était amusé à enserrer les avant-bras de Flora avec d’épaisses
cordes qui la meurtrissaient et, bien que des crispations de souffrances
s’exprimassent et marquassent son fin visage, elle ne pouvait s’empêcher de
lancer à haute voix ses encouragements :
« Continue,
Miles, continue ton ouvrage ! Serre plus fort, serre encore ! »
Il
s’accroupissait, s’arc-boutait sur ses bottillons tout en tirant davantage les
liens qui entravaient et torturaient la fillette. Tous deux - comment exprimer
crûment ce sentiment sans choquer les âmes prudes ? - éprouvaient un vif
plaisir à cette action et Flora, assise sans façon sur le parquet qui n’eût
même pas dû réagir à sa présence (or, il craquait, c’était indubitable), était
la plus ravie des deux.
« Venez
monsieur, venez partager notre jeu de cordage ! »
Cette
invitation de celle que j’avais crue innocente, me troubla. Miles et Flora,
devant mon regard médusé, se livraient à un jeu adulte de nature
sadomasochiste, assurément appris d’autres personnes, à moins qu’ils eussent
surpris un couple à l’improviste sans qu’ils eussent compris la nature perverse
de cette pratique.
Je
criai, sachant qu’ils ne m’entendraient pas - mutisme de ma voix oblige :
« Veuillez
cesser, c’est odieux ! »
Cette
fois, je me trompais.
« Vous
ne voulez pas nous joindre à nous ? C’est monsieur Quint et miss Jessel qui
nous ont enseigné ce truc, répliqua
Flora, empourprée, non pas de honte, mais de contentement, ses jupes amples
d’une teinte gris souris s’étalant impudemment et s’empoussiérant sur les
lattes, là où, la première nuit, l’enfant flottait, suspendue, aérienne, telles
ces danseuses russes ou ukrainiennes réputées pour leur célèbre pas.
-
Cessez cela ! Je ne vous le répéterai pas deux fois. »
Ils
n’écoutaient pas, poursuivant leur caprice. Je découvris avec effarement la
vénénosité de l’enfance, la pire des perversions, que ce Quint et cette miss
Jessel, que je ne connaissais point, avaient cultivé et instillée chez cette
fratrie dont je supposais qu’ils avaient reçu la charge éducatrice. Dépourvu de
ressources, je m’écriai, jetant à la face de Miles et de Flora ces paroles
telle une furie antique :
« Je
vous dénoncerai à Miss Giddens ! Elle vous punira ! »
Je
crus avoir fait mouche. Ils cessèrent aussitôt leur amusement impur. J’entendis
une voix lointaine, si distante qu’elle paraissait provenir du vestibule, voire
de l’extérieur les appeler :
« Miles,
Flora ! Où êtes-vous ? »
Et
cette voix, de nature féminine, ajouta, sans qu’on l’eût sollicitée :
« Les
enfants ! Je dois protéger les enfants ! »
Elle
résonna, comme en écho, dans ma chambre, l’emplissant de sonorités déformées,
dissonantes, irréelles. Elle avait des intonations d’outre-tombe, extirpées des
cordes vocales d’une morte revenue de quelque purgatoire en quête des jeunes
pécheurs pour les punir. Ainsi, les génuflexions de Miles et de Flora de tantôt
s’expliquaient aisément : je compris que celle qui les recherchait était cette Miss
Giddens, la gouvernante « actuelle », qu’ils craignaient tout en
l’aimant. Ce troisième spectre venait de se manifester, de répondre à ma
sollicitation. Flora et Miles avaient
prié afin que Miss Giddens les laissât en paix, qu’elle ne les châtiât point
pour leur hideuse faute de luxure.
Tous
deux devinrent incertains, tremblotants, telles des feuilles de papier agitées
par une brise. Ils s’évaporèrent et l’heure du cadran pendulaire, à ce que j’en
pus juger, demeurait identique à celle des précédentes nuits.
A suivre...
*********
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