En
théorie, après un rapt d’enfant, demande de rançon ou pas, les chances de
retrouver la victime vivante s’amenuisaient de jour en jour. L’affaire de
l’enlèvement de Lucille d’Arthémond, qui se greffait sur celle des meurtres en
série du Couquiou, était la seconde à défrayer la chronique répétitive et
ennuyeuse des faits divers de cette année 1960, après celle du jeune Eric
Peugeot,
demeurée célèbre. Toute la maréchaussée redoutait une issue
dramatique, au même titre que pour le bébé Lindbergh dans les années 1930. Ce
fut pourquoi, après avoir obtenu le feu vert de la hiérarchie, de la préfecture
et du parquet, Dullin, se refusant à toute procrastination commode, agissant en
quelque sorte dans l’urgence, s’ empressa de retourner en grand arroi à la
métairie des Martin, fort de son mandat en règle, en compagnie du providentiel
mais hétérodoxe Edmond Luc. Il alla jusqu’à lui déléguer la tâche ingrate de ce
contre-interrogatoire, dans l’espoir que le paysan craquerait face aux preuves
irréfutables et dérobées à son insu,
et qu’il cracherait le morceau : oui, il connaissait l’identité réelle du
diabolique homme-cerf, et il l’avait planqué à la Libération, avant qu’il ne se
métamorphosât en ce criminel chamanique redoutable. Le reste sortait des
sentiers battus, avec sa part d’irrationalité. Aux soins des experts de déposer
lors du futur procès du bonhomme : préhistoriens, psychiatres ou
anthropologues. Ils trancheraient sur la responsabilité et la lucidité du
tueur. Neutralisé, il aurait enfin cessé
de menacer l’ordre établi gaullien, pour ne pas dire la Civilisation tout entière ! Et c’est ce qui comptait avant
tout pour le gouvernement : peu importait que le Couquiou fût timbré.
Le
vieux matois commença à grommeler dans ses moustaches jaunies, reprenant ses
vieilles habitudes de ruse dont il avait usé avec maestria avec les collabos,
les miliciens ou les vareuses feldgrau, faisant
son beurre de la situation de guerre. Il ne put nier longtemps devant les
évidences brandies par le détective placé sous l’autorité de la gendarmerie,
d’autant plus que Dullin lui fit miroiter (miroir aux alouettes ?) la
possibilité de toucher une récompense, comme s’il eût agi à la manière des
chasseurs de prime du Far West. Mais
la tête du Couquiou n’était pas mise à prix, et les avis de recherche de la
fillette ne faisaient aucunement allusion à ce procédé d’appât à l’américaine.
En fait, notre brigadier ne faisait que calquer officieusement les méthodes
d’investigation des romans noirs qu’il réprouvait ; le déni d’avoir agi de
la sorte transparaîtrait plus tard, sans risque de préjudice pour sa carrière
de militaire. Tout cela s’apparentait aussi à de la délation : vendre, dénoncer
l’homme-cerf, désormais identifié sous son vrai nom de Pierre Desportes, ce
n’était pas comme trahir la Résistance au profit de l’occupant, parce que
Pierre Desportes n’avait jamais été affilié au moindre mouvement de lutte
antiallemand. Au contraire, il était de notoriété publique qu’il avait penché
en faveur de Pétain, au même titre que la famille de l’actuel baron
d’Arthémond, de tradition maurrassienne.
« Je
refuse de m’exprimer sous la menace ! » commença le vieux pingre. La
cupidité campagnarde était cependant son point fort et ses oreilles souvent
encrassées de cérumen réagissaient de manière pavlovienne au doux froissement
d’un billet de mille (en anciens francs) ou au tintement des pièces de cinq NF
en argent.
Sachant
ce qu’il faisait en toute connaissance de cause, sans que les gendarmes en fussent
surpris, le détective sortit son portefeuille de la poche intérieure de son
trenchcoat et en tira une coupure à l’effigie du cardinal de Richelieu.[1]
Puis, il commença à palper ce billet de banque, à en faire craquer le papier
entre ses doigts, à en humer l’odeur caractéristique, à en éprouver la texture.
Le vieillard tressaillit ; ses lèvres eurent un frémissement. Allait-il
céder ?
Mais
cette première étape du manège d’Edmond Luc ne suffit pas : ce n’est pas
avec seulement dix NF qu’on achète une conscience. Le père Martin était de la
race des fesse-mathieux à l’ancienne, presque balzacien dans ses mœurs,
excessif dans sa ladrerie. Fort près de ses sous, il avait fallu le tancer pour
qu’il renonçât enfin à sa primitive carriole attelée d’une haridelle
rhumatisante coiffée d’un chapeau de paille effrangé digne d’un épouvantail à
moineaux ou à martinets, pour qu’il acquît enfin une vraie bagnole, la fameuse
203 bâchée, dont le modèle commençait à dater, bien que le véhicule fût réputé
pour sa robustesse et pour son endurance. De plus, le paysan possédait encore
de vieux chéquiers remontant à Albert Lebrun, qu’il n’utilisait pas et qu’il
planquait. Econome jusqu’à la pire avarice, il lui arrivait de dissimuler de la
monnaie dans la doublure de son matelas.
Notre
détective passa à une coupure plus conséquente, sachant que l’Etat le
dédommagerait : il prit cinquante francs.
Le Martin reconnut la tête du
vert-galant, mais là encore, Henri IV ne suffit pas à le faire fléchir. Edmond
Luc eut beau s’échiner en ses froissements sensuels du papier-monnaie, en sa
luxure sadique exercée à l’encontre d’un argent signé alors du gouverneur de la
Banque de France, Monsieur Wilfrid Baumgartner,
devenu par la suite ministre
des finances, le vieux roublard se fit immobile comme une statue de marbre.
Alors, sur un signe oculaire du brigadier, Luc se contraignit à sortir du
portefeuille non pas un seul, mais trois billets de cent francs, trois Bonaparte.
Là, l’effet fut enfin
probant. En 1960, trois cents nouveaux francs représentaient déjà une sacrée
somme. Les mains avides du campagnard se portèrent en tremblotant, saisies
d’envie et de convoitise, vers les signes monétaires colorés fiduciaires.
Martin était de fait un drogué, un toxicomane du pognon.
Jusqu’à
présent, le tort de la majorité des enquêteurs avait été, au pis, de considérer
l’assassin comme une fable, un être mythique, une construction mentale des
habitants eux-mêmes, volatil et manquant de substance, de consistance, et au
mieux, de penser qu’il s’agissait d’un anarchiste préhistorique voulant défier
l’ordre établi et assouvissant son côté provocateur par une série de meurtres
hétérodoxes. Désormais, il avait une identité, et ce que le père Martin,
succombant à l’appât du gain, non pour le dépenser, mais pour le thésauriser,
allait déclarer aux gendarmes marquerait l’aboutissement de longues semaines
d’investigations.
« Vous
aurez droit à l’argent une fois que vous nous aurez tout dit », lança
Edmond Luc tout de go.
Cette
phrase résonna dans la tête du vieil homme telle une objurgation. Or, il
représentait une espèce de mémoire vivace de la contrée. Son cerveau était
empli de fécondes promesses de renseignements, œuvé comme un poisson femelle de
futurs alevins prometteurs. Pourvu qu’il ne fût pas trop tard pour retrouver
Lucille vivante ! Alors, le métayer se lança, tout en jetant un regard
réprobateur en direction du détective, à cause de la manière dont il venait
d’agir pour lui extorquer des aveux, à
cause aussi des petits larcins qu’il avait constatés dans ses affaires
personnelles, larcins dont il avait le responsable en face. La maréchaussée
complice d’un pur voleur ! C’était machiavélique ! Mais qui veut la
fin veut les moyens.
« C’est
un bizarre bonhomme que j’ai aidé à se planquer quelques temps à l’approche de
la Libération, commença-t-il. Non pas qu’il fût coupable d’un crime contre la
bonne cause, non pas, non plus, qu’il ait forcément mal agi. Il avait tué
utilement un salaud, et ça, de toute façon, un autre que lui aurait fini par le
faire, alors, peu m’importait du moment que la justice s’était exprimée…
-
C’était pourtant un étranger au pays… répliqua Luc.
-
Etranger, étranger, vite dit ! Ce Pierre Desportes s’était fixé dans la
région depuis quelques années, et j’puis déclarer qu’il était ben
intégré ! Sa femme et lui, ils étaient entrés dans les faveurs du père de
l’actuel baron, au point d’être présents aux noces de Monsieur…
-
On sait ! coupa sèchement le détective. J’ai enquêté sur les relations des
Arthémond.
-
Fallait ben comprendre ce gars. Il était totalement déboussolé, parce ce qu’il
venait de subir contredisait totalement les fondements mêmes de ses idées, de
ses convictions. C’était un acte de haute trahison accompli par ceux avec lesquels
il avait partagé des idées…sales. Il ne fit que trahir à son tour les traîtres
en éliminant Louis Brunel. Alors, tous ces collabos, ces maréchalistes et ces
schleus en déroute, en pleine débandade estivale, ils pouvaient lui régler son
compte alors qu’il appartenait pas au moindre mouvement de résistance, même de
manière passive. Ouais, ça a été assez facile de le planquer pendant toutes ces
semaines. Non seulement il a pu échapper aux représailles du camp des vaincus,
mais également à l’épuration sauvage des cocos
avec leurs milices patriotiques qui tinrent le haut du pavé jusqu’à ce que le
Général ait ordonné qu’on les désarme. La justice expéditive, qui a eu le temps
de faire des dégâts dans les consciences, c’était pas digne de la nouvelle
République et de la philosophie de la Résistance.
-
Veuillez abréger, mon vieux. Pas de digressions politiques. »
Pour
mieux se faire comprendre, Edmond Luc s’amusa à tripoter la liasse de Bonaparte, ce qui impatienta le paysan.
« Puisque
vous l’entendez comme ça ! Ce Pierre Desportes, il n’a même pas acquitté
sa dette ! Il a passé son temps à grommeler, à réclamer vengeance, à
accuser la civilisation de tous les maux. Il ne voulait pardonner à personne,
n’excuser personne. Son ressentiment allait ben au-delà de ce que les boches
avaient commis à Oradour. Le massacre lui avait brisé le ciboulot. Il faut dire
que je le comprends. Comment j’aurais réagi à sa place si ma Martine et mes
enfants avaient subi ce sort atroce ? Toujours est-il qu’un beau jour, il
a décidé de fiche le camp, de s’évaporer dans la nature. Il a signé le papier
de reconnaissance de dette et puis, il est parti sans laisser de trace. Au
début, j’ai supposé qu’il avait quitté la région, changé de nom, refait sa vie.
Puis, j’ai pensé que, vu les idées délirantes qu’il s’était mis à professer
sans trêve, il avait opté pour la marginalité d’un homme des bois, et s’était
mis à vivre sauvagement, du côté des marais. Mais tout ça n’explique pas
pourquoi il a mis plus de quinze ans pour commencer ses crimes, parce que j’ai
vite compris que le tueur aux oiseaux, c’était lui.
-
Alors, pourquoi ne nous avoir pas fait part d’emblée de vos soupçons ?
interrogea le brigadier.
- Parce que j’avais peur. J’ai pensé qu’il avait acquis durant toutes
ces années des pouvoirs surnaturels oubliés, qu’il s’y était initié…qu’il était
plus comme nous. C’est un fou, messieurs, un fou dangereux doté de facultés
nouvelles…ou qu’on sait plus utiliser…
-…depuis
que nous avons perdu le contact direct avec l’esprit
des choses de la nature, dirais-je, compléta Luc. Je comprends en ce cas
que l’apprentissage de ces facultés
préhistoriques réveillées ait pris quinze ans à l’assassin. »
Au
fond de lui-même, le détective appréhendait avec exactitude la psychologie du
Couquiou, et ce qui, dans les mentalités paysannes (du point de vue
anthropologique), avait déterminé cette sorte de loi du silence, y compris chez
le rebouteux Népomucène, qui, le premier, eût été à même de deviner la triste
vérité. Il fit le rapprochement avec la légende du Grand Veneur de la forêt de
Fontainebleau, évoquée par Michel Butor dans son roman la Modification, qu’il venait de lire. Comment délivrer la fillette
sans risques ? Par quels moyens débusquer la bête fabuleuse, le fauve
humain, le monstre de la sylve profonde, faire sortir le loup du bois (loup, y
es-tu ?), ce cerf-garou légendaire qui s’y tapissait depuis la Libération,
et qui n’avait eu toutes les cartes en main pour nuire aux autres que tout
récemment ? Son apprentissage avait été long, progressif, pour qu’il
parvînt à accomplir sa vengeance à froid.
D’autre
part, le Couquiou était suffisamment retors pour souhaiter entretenir sa
réputation sanglante et fantastique, pour qu’elle ne fût entachée d’aucune
défaillance. Il prendrait soin de sa légende et ne se laisserait pas compter,
prendre comme ça, ainsi que l’avaient éprouvé funestement nos gendarmes voilà
quelques semaines. Recommencer la même erreur, ratisser pareillement le
terrain, la zone, les champs, les halliers, les marais répulsifs…impensable. Ils
avaient eu tort d’agir en plein jour. A moins qu’il eût également commandé aux
rapaces nocturnes, l’homme-cerf devait prendre en compte les rythmes
biologiques de ses acolytes volants. Un oiseau, ça a aussi besoin de goûter au
repos nocturne, ça a aussi sommeil, il paraît même que ça peut rêver !
Autrement dit, l’idée d’Edmond Luc était que Dullin et ses hommes traquent et
capturent Pierre Desportes (puisque c’était lui, pas un autre) aux heures de sa
plus grande vulnérabilité : au plus fort de la nuit, bien longue en cette
saison d’au-delà de Samain.
Le
détective continua à fantasmer sur la figure du Grand Veneur, du Veneur noir
qu’il connaissait aussi par un roman de Ponson du Terrail : La Baronne trépassée.
Il
mêlait les deux êtres, le néo-paléolithique et celui du siècle de Louis XV, en
une créature sinistre hybride et impossible, presque cryptozoologique, propre à
faire les délices d’un Bernard Heuvelmans. Son imagination vagabonda tant qu’il
perdit le fil des propos du père Martin, qui ne faisait plus que confirmer des
évidences. Il visualisait un homme-hamadryas, non pas pris dans le sens simien mais
dans la signifiance antique, nouveau Bélial forestier païen se livrant à des
bacchanales obscènes avec des satyresses aux formes turgescentes de volupté. Il
matérialisait un homme-sylvain, un homme-bouc digne de Goya ou de Böcklin, un
chèvre-pied où les habits de chasse du XVIIIe siècle auraient pris corps avec
la chair et la fourrure de cervidé ou de caprin, auraient fusionné avec la peau
de bête du sorcier de la grotte des Trois Frères. Ce faune-Cernunnos-Bélial
rappellerait le dépravé maréchal de Richelieu, cet adepte des soupers adamiques
de sinistre réputation, avec ses culottes pestilentielles de bouc en rut. De la
perruque poudrée à doubles rouleaux, du bicorne empanaché, émergeraient les
vingt-quatre-cors du cerf bramant. Le visage, irréel, serait constitué de buis,
sculpté, taillé comme à la serpe, tavelé de veinules, de nœuds, tel un masque
inhumain digne du fameux invalide à la tête de bois.
Il
surgirait des troncs morts ou vifs, effeuillés ou fournis, telle une
apparition, s’extirpant de la ramée comme d’une matrice, plus épouvantable et
magique que le char d’Ezéchiel, plus apocalyptique et destructeur qu’un
Jaggernaut indien.
Chacun de ses pas de titan ébranlerait la terre, résonnant
d’un grondement sinistre annonciateur de fin des temps, ses bottes immenses
s’enfonçant au plus profond de la croûte, de la lithosphère, en semant un
sillage éruptif de lave en fusion. Son chant retentirait, surgissant de sa
gorge cuivrée, plus profonde qu’une combe immémoriale, de ses cordes vocales
vibrantes d’outre-monde, d’abord semblable à l’appel strident et assourdissant
de l’hallali des cors de la chasse à courre, puis grave comme une corne de
brume ivoirine sonnée par un guerrier viking hirsute au casque cornu en forme
de lyre, triomphal, déterminé à semer la désolation. Sa silhouette champlevée
d’émaillures, jaspée, parée et vermeille de tout le sang sacrificiel primitif
des bêtes de la vénerie épandu afin de satisfaire l’ennéade assoiffée de
vengeance des dieux magdaléniens, s’avancerait en ébranlant les fondements de
la Terre-mère, réveillant le dragon noir sommeilleux depuis des millions
d’années autrefois dompté et endormi par Çiva en personne, le dragon sur lequel
repose le monde. Il serait le Grand Juge, le franc-juge des hommes, prêt à
prononcer la sentence les condamnant à l’extinction totale, parce qu’ils
auraient multiplié non seulement les crimes contre l’humanité, mais contre Gaïa
elle-même.
Il
serait l’homme-Phœnix, le Lazare emmailloté d’un suaire ressuscité déjà puant
de décomposition, l’étoffe du deuil le recouvrant tachée de-ci, de-là, de
l’épanchement des humeurs, des sudations morbides, le Vengeur, Frédéric
Barberousse éveillé d’un sommeil millénaire, estoc brandie, hors du caveau
moussu en grand appareil, aux pierres cancéreuses et verdâtres, casqué du
heaume conique à nasal.
Les
visions erratiques de Luc se poursuivirent : il imaginait un embryon
indéfinissable, appartenant à une espèce indéterminée, non darwinienne, non
linnéenne, se développant en parasite à l’intérieur de la tempe pulsatile et
translucide du Grand Veneur-homme-cerf, colonisant son cerveau, l’acculant à la
démence. Alors, l’être fabuleux sylvestre se déchaînerait en une rage
destructive décuplée par la douleur occasionnée par ce parasite tumoral lui
vrillant l’hémisphère gauche, dévastant toute la forêt qui l’avait fait vivre,
mourant bientôt, son œuvre d’anéantissement accomplie. Il aurait agité sa
ramure colossale en tout sens, hurlant son mal inextinguible, s’acharnant sur
les réseaux de branches, éparpillant en des millions d’éclats de bois, sur des
centaines d’hectares alentours, les frondaisons broyées par sa tête couronnée
d’homme-mégacéros. Impuissant, il expirerait enfin, vaincu.
Dullin
le rappela à la réalité ; il évacua ces mauvaises pensées effrayantes
comme le vent dissipant les nuages ou le soleil la brume.
« Nous
tenons le suspect, c’est indéniable. Monsieur Luc, toutes mes félicitations !
Comment vous êtes-vous douté que… »
Il
avait interrogé beaucoup de témoins de la guerre, de l’Occupation, épluché en
long en large et en carré la liste des victimes d’Oradour, de ce massacre
tautologique (puisqu’on dit que parler de la barbarie nazie est une
tautologie), ayant eu l’intuition du limier d’y déceler un indice déterminant.
Il la connaissait par cœur, cette liste, et y avait retenu les noms d’une
Jeanne Desportes, cinq ans, et de sa mère Clémence. Il avait longuement arpenté
les ruines dévastées du village, laissées en l’état au nom du témoignage. Il
s’était enquis du père, de l’époux, s’étonnant qu’il ne figurât pas parmi les
morts, pensant d’abord qu’on n’avait pu l’identifier, qu’il était demeuré un
reste anonyme carbonisé, puis apprenant son absence sur les lieux de la
tragédie lors des heures cruciales. Il avait recoupé tous les indices, dérobé
sans vergogne ceux qui lui serviraient à étayer ses hypothèses. Les témoignages
concordaient : Pierre Desportes, certains s’en souvenaient encore, parfois
vaguement, d’autres de manière précise. On le disait disparu de la région,
comme Martin venait de le déclarer ; sans doute avait-il eu à se reprocher
son attitude tiède, voire maréchaliste. On n’allait pas plus loin, mais Luc
avait fini par comprendre, après un interrogatoire sec et inutile du baron
d’Arthémond, que le père Martin découvreur du premier crime, dont le choix par
l’assassin n’avait pas été fortuit, du moins en ce qui concernait le lieu du
forfait, détenait la solution de l’énigme.
Alors,
il fantasma encore, imaginant la découverte des cadavres horribles des siens
par le futur Couquiou, revenu sur place, son choc suprême, l’homme se
culpabilisant de son absence puis rejetant la faute sur les autres, tous les
autres depuis des millénaires, comprenant ce qu’il avait ressenti : il en
fallait moins à certains esprits fragiles pour qu’ils deviennent fous.
D’instinct,
Pierre avait identifié les siennes parmi l’amoncellement de dépouilles
informes, noirâtres, indiscernables. Edmond Luc revivait la scène aussi
nettement que s’il en eût été le spectateur direct, pour ne pas dire l’acteur
principal. Cette fusion mentale avec la personnalité de celui qu’il avait
démasqué le surprit. C’était comme s’ils eussent été jumeaux, partageant le
même cerveau à deux, les mêmes schémas communs de pensée, les mêmes
comportements. Il rapprochait cela de la descente du Christ de la croix de
Rubens, œuvre baroque, sous l’orage du Golgotha. Pierre Desportes incarnait un
homme-Pietà, une Mater dolorosa masculine,
pleurant sa perte du Sacrifice de la Femme, de la Fille, Passion inverse et
hérésiarque. Il aurait longtemps serré ces pourritures noires contre son corps
sous la pluie diluvienne, invectivant l’Humanité, au milieu des tas obombrés
dans l’église encore fumante, exhalant des miasmes méphitiques, des senteurs
fétides de chairs humaines brûlées, dont les restes graisseux, comme en une
fusion alchimique, un précipité organique, auraient commencé à fondre sous
l’action pluviale, se mêlant bientôt aux ruissellements de nouveaux rus d’eau-cendres-graisses
humaines noircies. Il savait qu’il était Lui,
comme en une faculté parapsychique, fantastique, une substitution, un échange
de personnalités. Luc avait capté à distance les pensées du Couquiou, parce
que, pour la première fois, son cerveau s’était ouvert aux mêmes facultés
étonnantes recouvrées. Il comprit tout, il sut tout, convaincu de gagner, de
refermer ce cauchemar comme la dernière page d’un mauvais livre. Il était
parvenu à raisonner exactement de la même manière que le coupable, ayant décelé
tous ses points faibles. Comme en une photographie géologique, topographique et
cadastrale d’une précision extrême, il visualisa l’ensemble de la forêt et des
marais, bauge de l’homme-cerf incluse. Sa perception des lieux, sa
planification du territoire de chasse,
s’étaient faites intégrales, telles qu’elles le furent chez les hommes de
Cro-Magnon ou de Neandertal, telles qu’elles l’étaient encore parmi les peuples
traditionnels, Aborigènes d’Australie, Bushmen, Lapons ou Maquiritares.
Ces peuples qui n’avaient rien oublié de leurs liens à la Terre étaient en fait supérieurs à nous, les « civilisés ». Il jeta négligemment les billets de banque dans les mains du père Martin qui s’empressa de les plier et de les mettre dans la poche de sa vieille veste, comme il aurait lancé en guise de récompense une cacahuète à un chimpanzé de cirque obéissant. Ensuite, il déclara, sur un ton presque anodin, badin :
Ces peuples qui n’avaient rien oublié de leurs liens à la Terre étaient en fait supérieurs à nous, les « civilisés ». Il jeta négligemment les billets de banque dans les mains du père Martin qui s’empressa de les plier et de les mettre dans la poche de sa vieille veste, comme il aurait lancé en guise de récompense une cacahuète à un chimpanzé de cirque obéissant. Ensuite, il déclara, sur un ton presque anodin, badin :
« Messieurs,
je vais vous exposer mon plan pour délivrer la jeune captive, mademoiselle
Lucille d’Arthémond. »
A suivre...
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