Elle
reposait, de nouveau nue, sous les couvertures de fourrure. Elle avait accepté
ce retour à la nudité originelle, utérine, sécurisante, sous la chaleur
douillette des peaux, sa pudeur enfouie au sein des poils réchauffants et
rassurants de ces dépouilles mortes pour le confort de l’humanité ancienne. Il
avait entrepris de lui coudre des vêtements antédiluviens mais seyants, d’une
élégance de fillette solutréenne ou autre. Elle dormait d’un sommeil innocent,
apaisé.
Il
contemplait, admiratif, cette quiétude, cette faculté qu’ont les enfants de
récupérer leur sérénité au plus dur de l’épreuve. Les événements transformaient
Lucille, son mental, son jugement des choses et des êtres. Il avait raison ; elle ne pouvait le blâmer. Il y avait
quelque chose de pourri en notre civilisation moderne, vouée à la course
incessante au progrès.
Désormais,
Lucille se fichait pas mal qu’on ne la libérât pas plus vite. Non point
ensauvagée pourtant, elle abandonnait ses inhibitions bourgeoises, acceptant
cette nouvelle vie naturelle, digne au fond de celle des Esquimaux. Elle avait
jeté aux orties ses vêtements avant même qu’ils tombassent en lambeaux, passant
son temps emmitouflée dans du cuir de biche ou de sanglier. Elle envisageait de
vivre d’eau fraîche et de baies sauvages, libre comme le vent, tout comme
Capucine. Les jours s’égrenaient, la Noël approchait, mais elle savait que
cette fête ne signifiait rien pour l’homme préhistorique.
Tout
à la contemplation de Lulu, il ne
voyait pas passer l’heure. Celle-ci le rattrapa ; il se surprit à bâiller. Certes, Pierre n’avait plus besoin de
montre, sachant lire dans le ciel, dans la course des luminaires naturels, dans
la position des étoiles lorsque le temps le permettait, le moment diurne ou nocturne.
Il tenait un comput particulier, digne d’un calendrier de chasse, avec traits,
encoches, cupules, entailles, sur des morceaux de bois, tel qu’il le supposait
chez les néandertaliens du Moustier qui en avaient déjà usé il y avait
cinquante mille années de cela. Alors, il se coucha à son tour, après avoir
soufflé la lampe de graisse. Les heures poursuivirent leur ronde, s’égrenant
une à une.
Elle
s’éveilla sans crier gare, alors que la nuit n’en était qu’à mi-temps. Une
douleur, une inflammation, un lancinement, sourdaient en elle, fermentaient en
ses entrailles. Cela était chaud, voire brûlant, interne, mais pas tout à fait
au niveau abdominal. Elle gémissait. Lucille se dressa, hors de sa litière de
peaux, nue, fiévreuse. Elle tâta son ventre et sa poitrine. Elle avait mal au
tréfonds de ses fressures intimes. Ses mamelons étaient durs, enflés,
redressés. Echauffée, bien que dans le plus simple appareil, au plus profond
d’une nuit froide où brasillait avec peine le foyer ancestral préhistorique
qu’il fallait raviver en cet hiver proche, Lulu avait l’impression qu’une
métamorphose se produisait en elle. Quelque chose d’inconnu, de redoutable,
couvait, bouillait, se développait, était prêt à surgir, à sourdre du sein de
ce qui n’était pas encore sa matrice. Etait-ce un accouchement ? Cela ne
se pouvait.
Toujours
plus malade et geignarde, Lucille se mit à croupetons, comme si elle souffrait
de coliques. La partie la plus secrète de son corps paraissait entrer en
ébullition et la douleur atteignit bientôt une telle intensité qu’elle cria.
Il s’éveilla, surpris par ce cri qu’il interpréta comme un appel de
détresse. Lucille se tenait toujours accroupie. D’abondantes sudations
rendaient son épiderme luisant.
« J’ai
mal monsieur, j’ai très mal ! Aidez-moi ! »
Il sut ce que c’était. Il connaissait
cela, chez sa défunte femme. Ce ne pouvaient être les douleurs de l’enfantement.
Cela survenait, périodiquement chez Clémence, bien que moins douloureusement. Il dit :
« Laisse-toi
faire, petite. Ne crains rien. Je vais t’aider ; ça va passer.
Obéis-moi. »
Il
s’empara d’une espèce de torchon en peau de bouquetin.
« Ecarte
tes cuisses ; n’aies pas honte. C’est juste un mauvais moment à
supporter. »
Elle
frémit lorsqu’il plaça en son intimité, entre ses jambes, cette dépouille
misérable tannée. Elle eût voulu le morigéner ; même son petit frère
n’aurait pas osé lui faire ça. Elle regretta n’avoir plus de culotte à se
mettre depuis trois jours. Il l’avait
effleurée malgré lui, sentant l’intensité échauffée de sa peau en l’entrejambes,
à l’emplacement de la génération, que l’on ne nomme pas. Sa main lui brûla
presque. Il la retira, constatant que
l’afflux coloré ne tarderait plus à s’épreindre, à se déverser hors de la
fillette.
« C’est
la première fois que ça t’arrive, n’est-ce pas ? »
Elle
ne répondait pas. Il positionna une
coupelle grossière de terre crue, mal façonnée, une céramique d’avant la
céramique, d’avant l’invention du tour de potier, modelée à la main avec
l’argile qui avait servi à pétrir Adam et tous les hommes après lui de manière
qu’elle fût exactement dans l’axe secret de la pudicité.
Ce
fut alors que Lucille ressentit l’optimum du mal. C’était comme un flux de
lave, une ponte de poix coulant le long des canaux les moins convenants de son
jeune organisme, s’extrayant, s’extravasant d’elle, de ce qu’elle savait être
son sexe, mais dont elle ne parlait jamais. La peau placée en l’entrecuisse ne
tarda pas à se détremper toute, à s’empoisser d’un liquide épais, rouge,
affreux, qui s’égoutta promptement jusqu’en la poterie primitive, empois de
vie, empois de mort, sang conceptuel, premières menstrues de la surrection de
la nubilité. Lucille venait de s’extirper à jamais de l’enfance, bien qu’elle
en eût encore conservé les formes. L’épreuve avait hâté de plusieurs mois sa
maturation. Le rite de passage était accompli, achevé, sans que nulle
transgression n’eût eu lieu.
Le
contrechoc surgit, la secoua, bien qu’elle se sentît soulagée d’un seul coup,
la douleur fulgurante et chaude s’estompant, s’évanouissant aussi vite qu’elle
était apparue. Lucille eut froid, grelotta, frissonna, tressaillit, réalisant
qu’elle demeurait intégralement nue, son moi intime poisseux du premier sang de
la femme, s’égouttant encore en filets nauséabonds le long de la face interne
de ses cuisses. C’était comme si elle venait d’expulser une monstruosité
difforme et déjà putréfiée. Son ventre blême était mouillé par une sueur
glacée.
« Mon
enfant, tu es femme désormais, fit-il. Les
nouvelles générations sont réglées plus tôt qu’avant. Tu n’as même pas encore
fêté tes douze ans. C’est bien jeune. »
Lulu
avait compris. L’enfant venait à jamais de mourir, de s’enfuir outre-ailleurs,
dans le passé, en un monde révolu pour toujours, où elle ne pénètrerait plus.
« C’est
cela être femme » pensa-t-elle, osant contempler, malgré elle, le contenu
répugnant, épais et écarlate qui emplissait la coupe paléolithique.
« Tu
frissonnes. Je vais te nettoyer, puis te couvrir. N’aies pas peur. Tu es comme
ma fille. »
Il
s’exécuta, lavant avec soin toute la souillure de l’adolescence. Il
l’emmitoufla dans ses plus belles peaux, puis la recoucha, la borda. Lucille ne
tarda pas, exténuée, à recouvrer son sommeil d’innocence.
Brusquement,
ses oreilles exercées perçurent une clameur encore distante.
« Eux ! Comment ont-ils fait ?
Mes oiseaux ! Mes oiseaux ! Vite ! »
Si
Pierre avait encore possédé une montre, il aurait su qu’il était deux heures du
matin. Il allait se préparer pour son combat ultime.
A suivre...
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