vendredi 29 novembre 2013

Le Couquiou épisode 22.



D’autres minutes avaient encore fui. Les images mentales se bousculaient, désordonnées, dépourvues de sens, constituant des rêves sans queue ni tête qui déboulaient, invasifs et accapareurs, dans le cerveau de Lulu. Elle avait péché en répandant son sang ; elle s’était faite impure par la perte première, par l’éraillure pourprée de son sexe de vierge. Il fallait qu’elle demeurât en quarantaine. Si jamais on la libérait, quelle menterie échafauder afin que les siens pussent continuer à croire à la conservation de son enfance ? Un jour, tout se révèlerait, aux toilettes ou ailleurs… viendrait l’époque des aveux forcés, lorsque par exemple, sa mère ou l’un de ses frères constaterait la présence de taches suspectes sur ses draps, ou même son linge, sans omettre qu’il faudrait bien, qu’en douce, elle achetât ces viles serviettes périodiques, qu’elle en fît usage jusqu’à ce qu’elles gluassent de sa sanie cramoisie, puis qu’elle les jetât discrètement dans les ordures une fois ces dernières pourries. Elle craignit la trahison de celle à qui elle achèterait ces saloperies avec les sous de sa cachemaille. Pour ses culottes, peu lui souciait qu’elles devinssent sales et maculées, tachetées en leur mitan de cet ichor vermillonné particulier à la femme. Elle était accoutumée, nous le savons, à les savonner et lessiver elle-même. 
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Son sommeil s’agita…ses ovaires la lançaient encore… Le fait de coucher depuis plusieurs jours à la dure, sur cette litière préhistorique, sans matelas, lui occasionnait une légère lombalgie. Elle passait alternativement du chaud au froid, du frisson à la sudation, ne cessant de gigoter sous ses peaux préhistoriques. Elle s’éveilla, trempée, ayant le sentiment d’une présence indésirable dans le repère de Pierre. Toujours emmitouflée, drapée dans cette dépouille fourrée, Lucille se leva, hésitante. C’était l’heure la plus noire, la plus profonde de la nuit, et, à la maigre lueur subsistante d’un foyer rougeoyant et braisé, elle s’alarma : il s’était absenté.
« Monsieur ? Monsieur ? » appela-t-elle, en resserrant avec pudibonderie la pelisse bestiale autour de son corps nu nouvellement pubère. Elle ne sut ce qui la poussa à s’armer : elle ramassa une espèce de lame moustérienne facettée puis s’en fut, à tâtons, vers l’entrée de la bauge. Fille de Cro-Magnon ensauvagée et sale, les cheveux non coiffés depuis plusieurs jours, les cuisses devenues croûteuses d’un coagulum impudique, frémissante à la fois de peur et de fatigue, elle tira une espèce de tenture effiloquée de peau de daim, qui obturait le boyau d’entrée de la petite grotte ou de ce qui passait pour tel, car nous n’étions pas dans une zone karstique ou calcaire. Elle jeta un regard rapide, furtif, au dehors, constatant la présence de la brume, l’obturation de la voûte étoilée, l’impossibilité d’y lire l’heure nocturne. Lulu frissonna ; sa bouche exhala une fumée d’humidité, de froidure.
« Pierre, euh…Pierre ? » fit-elle encore.
La lueur d’une lampe-torche l’éblouit.
Elle comprit, et, résolument, bondit sur l’importun, son arme néandertalienne au poing. 
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L’homme inconnu, sous la surprise, lâcha la lampe, agressé par cette sauvageonne en peaux de bêtes, ce Mowgli femelle décoiffé au visage crasseux, qui puait l’ourse mal léchée. Il sembla à la jeune fille que l’inconnu arborait un képi.
Il eut juste le temps d’actionner un sifflet dont le son, désagréable, stridula aux oreilles de Lulu.
Cinq personnes et un berger allemand surgirent d’un fourré. Quatre hommes étaient coiffés du même képi que celui que la fillette venait de culbuter, tandis que le dernier portait un chapeau mou. Lulu eut très peur du chien-loup, qui sauta sur elle afin de la maîtriser, de la mordre peut-être.
« Les yeux rouges, luisants dans le noir…Ne regarde pas, ne regarde pas ! » pensa-t-elle.
Cette pensée se traduisit en un hurlement de terreur.
« Rex, du calme Rex ! », fit l’un des gendarmes au canidé fidèle qui grognait, montrait les crocs à la gamine terrassée et effrayée.
« C’est elle, c’est mademoiselle d’Arthémond, mais dans quel état ! » s’exclama le civil au chapeau.
L’émule de Rintintin relâcha l’enfant sans qu’il l’eût mordue. Lulu s’évanouit, commotionnée.
« Elle a eu une sacrée réaction en nous voyant ! Bigre ! Et pourquoi est-elle vêtue comme une femme des cavernes ? N’a-t-elle plus rien à se mettre ?
-          Parce que vous croyez, Bréjoux, que, quand le lascar l’a kidnappée, elle avait songé à emporter un pyjama ou une chemise de nuit ? » rétorqua une voix que nous connaissons bien.

Edmond Luc se pencha sur Lulu inconsciente :
« Faudra y aller mollo avec elle, pour lui faire comprendre que le cauchemar est terminé. »
Un gendarme auxiliaire dit :
«  Là-bas, il y a des traces plus fraîches qui s’enfoncent dans cette direction ! »
Le militaire, du bras, désignait le nord-ouest du bois.
« En plein vers les marécages ! Ce bonhomme n’a pas froid aux yeux ! observa Dullin.
-          C’est là-bas que le dernier acte va se jouer. En avant ! »
Tous obéirent au détective.

***************

Il ne s’était écoulé qu’une demi-heure depuis qu’il avait perçu l’approche des gendarmes. Ses facultés auditives, décuplées par l’existence naturelle qu’il menait depuis seize ans, lui avaient permis de ressentir l’arrivée de ses ennemis, alors qu’ils étaient encore distants de plus d’un kilomètre, dans le hallier proche de la lisière où les hiboux s’occupaient à chasser les mulots imprudents sortis des champs et des terriers.
Pierre sortit, vêtu de pied en cap, exhiba le happeau de bois et d’os gravé d’une tête d’aurochs qui lui servait à héler ses amis rapaces. Il se savait vulnérable à cette heure sépia, ne pouvant agir sur la gent ailée diurne, terrée dans ses frondaisons de repos sépulcral, en attente de la résurrection du jour pâle de pré-hiver.
Il faisait froid, humide. Ses mains nues souffraient. Si la température poursuivait sa baisse, l’onglée les atteindrait. Des bancs vaporeux montaient du sol jusqu’au ciel d’encre, le colonisaient.  Il examina ce qu’il pouvait appréhender de la voûte céleste, la scrutant au-dessus des ramées squelettiques. Tout là-haut,  par-delà ce qu’il restait des frondaisons effeuillées, la lune, presque pleine, revêtait un aspect déroutant : une éclipse brumeuse la phagocytait en partie, l’avalant presque toute, tel un serpent goulu à la mâchoire démesurément écartée, dilatée, absorbant un œuf d’autruche.     
Il redouta cette brume ; certes, elle faciliterait son camouflage, mais ralentirait l’action de ses commensaux et féaux armoriés. Les rapaces nocturnes avaient beau être dotés d’une vue perçante, adaptée, cette purée de poix de saison entraverait, ralentirait, leur habileté proverbiale de grands prédateurs devant l’Eternel.
« Si mes alliés échouent, je devrai attirer ces salauds vers le piège marécageux. Ce sera ma dernière chance de leur échapper », médita-t-il.
Alors, il s’aventura hors du repaire, laissant Lulu dormir, s’enfonça dans les ténèbres boisées, jetant sporadiquement des appels, happeau aux lèvres. Cela faisait comme des hululements d’outre-nulle-part, spectraux, fantomatiques, des appels d’outre-temps du Grand Esprit de l’Empereur à plumes ancestral à l’origine de la Race des Ducs de la sylve.
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Les serviteurs des ténèbres ne tardèrent point, appâtés par le signal. L’homme-cerf pratiquait couramment leur langage ; il n’eut aucune peine à leur faire comprendre ce qu’il attendait d’eux.
Une escadrille aux vastes yeux perçants et phosphorés s’envola à la rencontre de l’adversaire qui cheminait en s’enfonçant dans les sentes des sous-bois obscurs, noyés d’encre d’ébène. Tous ces prédateurs étaient fiers de leurs titres. Ils arboraient leurs aigrettes avec vanité. Ils étaient huppés, empennés, emplumés de barbelures, ocellés afin de susciter l’effroi en leur proie choisie. Les gentes Dames, hulotte, effraie, escortaient les trois catégories de ducs. Dès qu’ils les eurent rejointes, ils assaillirent les vareuses confondues avec l’outremer forestier.
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Cependant, sur les conseils d’Edmond Luc, les gendarmes, sachant qu’ils avaient tout intérêt à éventer l’effet de surprise d’un assaut venu du ciel, s’étaient équipés des outils répulsifs nécessaires à la prévention de ce péril aviaire, parce que le malin détective avait prévu qu’en cette situation, le criminel recourrait à la seule aide des rapaces nocturnes. Les Ducs formaient une aristocratie de la nuit : ils ne pouvaient conséquemment tolérer la lumière. La maréchaussée avait donc transporté un groupe électrogène permettant d’actionner non seulement des spots lumineux éclatants, violents, mais aussi des sirènes assez puissantes pour épouvanter les oiseaux. De plus, chaque militaire brandissait une lampe-torche à l’éclairage blanc propre à vous éblouir. 
Alors qu’on se fût attendu au triomphe aisé des hiboux,
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 à leurs attaques en piqué dignes des buses et balbuzards et autres Stukas sifflants, à l’arrachage de lambeaux d’uniformes, aux lacérations multiples des corps humains via les becs acérés, ce qui se déroula en cette forêt plongée dans la nuit releva non seulement d’une dramaturgie riche en coups de théâtre, mais aussi de la tactique astucieuse imposée par Edmond Luc aux préposés de l’ordre. La pyrotechnie du XXe siècle brisa net l’élan des alliés de Pierre. Assourdis par les sirènes tonitruantes, assommés par le déchaînement démesuré des torches électriques et autres éclairages de pistes dignes d’un atterrissage après un vol de nuit, les hurleurs hululant paniquèrent et battirent en retraite, à tire d’ailes, en jetant des houhou où se mélangeaient le désappointement et la peur. Croyant parachever l’œuvre, un des gendarmes fit feu de son arme de poing, et la détonation retentit dans les fourrés. Sans doute l’homme voulait-il marquer spontanément le triomphe du soldat, comme lorsqu’en une fantasia, les cavaliers marocains des temps orientalistes déchargeaient leurs pétoires. Luc l’engueula : il avait gaffé, et ce geste inconsidéré donnerait l’alarme : la survenue des hiboux constituait une preuve irréfutable de l’acuité des sens de l’ennemi, du fait qu’il était sur ses gardes et doté de la faculté de ressentir le danger sur des distances plus grandes qu’un humain ordinaire.
« Je vous rappelle que nous avons affaire à quelqu’un d’extraordinaire, d’exceptionnel. », opina Dullin.
On pouvait comprendre l’impatience et l’exaspération des membres de la brigade, leur impatience d’en découdre face à face, d’homme à homme, à coups de poings s’il le fallait,  avec celui qui s’était fichu d’eux trop longtemps. Plusieurs étaient fatigués par cette mission en pleine nuit, par le malaisé transport du groupe électrogène avec sa dynamo, en pleines ramures et sentiers grouillants de racines noueuses et d’amas de feuilles pourrissantes, avec une température avoisinant le zéro, par la perspective de ne goûter qu’à l’aube au repos tant mérité du guerrier dans les bras d’une épouse pour eux aussi belle que B.B. (même s’il s’agissait d’une matrone, d’une maritorne, d’une bobonne ou d’une mégère).
Mais la situation s’était retournée, quoiqu’ils pensassent, à la manière du matador songeant à son vedettariat, à son triomphe annoncé avec la perspective d’une citation, d’une lettre de félicitations du ministre des Armées et d’une décoration au bout du chemin.
Pourtant, ils craignaient que ce civil, ce détective, ne leur volât la vedette, un peu comme Pablo Picasso s’aventurant en pleine arène de la feria de Nîmes, demi-nu comme dans le fameux film de Clouzot, afin de dessiner ou de peindre, non pas le torero en pleine action (Luis Miguel Dominguin
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 en l’occurrence comme il le vit, éblouissant, en 1959), mais les nettoyeurs introductifs de la corrida, ces picadors un peu méprisés montés sur leurs chevaux de réforme.
Et Picasso croquerait la première boucherie, celle où El Toro l’emporte encore, encorne les caparaçons matelassés, ne reçoit que des piqûres excitantes sans gravité, bien qu’annonciatrices de la pose des banderilles par le banderillero à l’habit de lumière ajusté et scintillant sous le Phébus ardent. Parce que la corrida ou plus exactement cogida,
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 c’est un peu la Passion du Toro, du descendant du noble aurochs de Lascaux. Les banderilles représentent sa couronne d’épines, la mise à mort sa crucifixion de dieu bovidé païen, paléolithique, vaincu et effacé par la Civilisation que Pierre Desportes combattait.
Comme en écho de Guernica où le cheval figure en bonne place, Pablo Ruiz Picasso
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 valoriserait de fait l’agonie des carnes, des cavales pourfendues, transpercées par les attributs du Minotaure camarguais ou espagnol à la virilité profuse, les flots de sang chevalin se déversant des matelassures déchiquetées, l’épandage des tripes et des fressures des rossinantes et haridelles bonnes pour l’équarisseur. Picasso saisirait l’instant exact de l’hémorragie des chevaux, leur hémoglobine d’éventration s’épanchant en l’arène sablée qui boirait les giclées de cinabre. Il tiendrait compte aussi des nuées grainées de poussière soulevées par les sabots. Le grand peintre s’attellerait à la restitution du spectacle dans sa totalité synesthésique et confuse : il traduirait tout à la fois picturalement les odeurs de sang, de crottin, de pissat équin, de sueur des picadors engoncés dans leur lourd costume,
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 les exhalaisons hircines et de suint des robes équestres pommelées ou unies, du pelage d’ébène moiré et lustré d’El Toro. Il rendrait l’ambiance, l’atmosphère de la feria le plus fidèlement possible. Il n’omettrait pas les sons, les hennissements de souffrance et d’agonie des plus nobles conquêtes de l’homme terrassées et pantelantes, les Olé !, les clameurs des spectateurs, les applaudissements des spectatrices à chignon banane, en robes fleuries à coroles signées Dior ou griffées Yves Saint-Laurent, son successeur. Il en rajouterait ; par exemple, un fond musical de Manuel De Falla,
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 quintessence de l’hispanité sublimée, avec ses Nuits dans les Jardins d’Espagne. Une voix off (celle d’Orson Welles,
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 pourquoi pas ?) réciterait en castillan le chef-d’œuvre tauromachique de Federico Garcia Lorca
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 La Cogida y la Muerte : A las Cinco de la Tarde etc., en prenant soin de bien mouiller les sonorités à la façon ibérique. Le grand Orson égrènerait ces vers immortels. Il les scanderait et les psalmodierait. Et Picasso peindrait tout cela à gros traits pourpres et ocres symboliques.  Ce spectacle constituerait une anthologie muséale absolue.
Fernandel et Henri Colpi sauraient s’en souvenir dans l’ultime film du comique marseillais : Heureux qui comme Ulysse.
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Après cette digression baroque, force est au narrateur de reprendre le récit de la progression des gendarmes dans le bois : ils se guidaient comme des trappeurs, des scouts ou des pisteurs indiens aux traces laissées par le Couquiou, éclairant celles-ci de leur lampes-torches : empreintes de pieds chaussés de mocassins de peaux, brindilles écrasées, branches cassées, écartées, herbes foulées. Le berger allemand les secondait magnifiquement, humant le musc humain, car s’étant exercé à partir du fameux fragment expertisé arraché par Brisquet bien qu’il eût été  contaminé par les multiples manipulations d’analyses scientifiques sans fin. Mais l’odeur d’un homme préhistorique ou se prétendant tel est trop originale, hors normes, pour qu’un brave toutou limier ne l’oublie pas.
On sait qu’ils parvinrent jusqu’à la « grotte » terrier, qu’ils libérèrent Lulu. 

A suivre...

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