samedi 22 juin 2013

Le Couquiou épisode 9.



Juniper, Juniper, Juniper, ô noir caniche à l’hyalescente et rubescente brillance des prunelles !

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Lucille se souvenait des yeux luminescents et rouges du vieux Juniper, leur premier chien, leur caniche noir, qui luisaient dans l’obscurité d’un placard. C’était l’année de ses six ans, une farce stupide de Dominique, qui l’avait enfermée en compagnie du chien. Elle avait eu très peur de cela. Petite fille impressionnable, qui n’avait pas tardé à constater que Juniper était aussi terrorisé qu’elle, qu’il gémissait et pleurait comme tous ses frères caniches, réputés pour leur stupidité, leur sensiblerie trop grande.

 Puis, Juniper était mort, quelques années plus tard, et Dominique avait composé ce ridicule éloge funèbre au chien noir et frisé, cette ode iambique ampoulée et grotesque, inspirée, disait-il, des poésies peu recommandables, aussi interdites que celles de Baudelaire, d’une poétesse folle de la fin du XIXe siècle[1]. Et Dominique aimait à braver l’interdit.
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  La luminescence de rubis de ces yeux émergeant d’un enchevêtrement d’arbustes effeuillés avait quelque chose d’animal. Pourtant, c’était incontestable, cette bête des bois entrait dans l’acception, dans la définition humaine… mais celui qui, tel le loup des contes, sortait des ramées plus ou moins ébranchées et dégarnies par l’approche de l’hiver, de la sylve primitive dégradée, n’était déjà plus du monde des vivants, de ces vivants-là du moins, c’est-à-dire nous, les normaux de la civilisation. Nous, les gens ordinaires. Était-il extraordinaire ? Qu’est-ce qui semblait l’exclure du champ cultivé puis de l’urbanité ?

Il arborait une espèce de déguisement le rapprochant de la nature ; il ne faisait qu’un en elle.  Il portait une peau de cerf, écorchée toute d’une pièce, d’un seul tenant, sans coutures, comme la dépouille herculéenne du lion de Némée. Sa figure, sauf ses yeux de braise, se dissimulait derrière un masque d’écorce et de boue séchée, d’une adhérence intégrale épidermique, comme s’il s’agissait de la face même d’un crâne sur-modelé papou. Tout en lui rappelait le sorcier de la grotte des Trois Frères, en Ariège, tel que l’abbé Breuil l’avait minutieusement décrit et interprété dans le sens d’un magisme paléolithique. Une ramure adulte, emberlificotée, digne d’un fabuleux Cernunnos celtique, surmontait ce chef extraordinaire de sauvagerie, mêlée à des branches desséchées de cornouiller. Il mugissait, bramait presque. Il était surnaturel, mi-homme, mi-animal, hybride vrai ou factice. L’être, ou le monstre anté-antique, plus ancien que les centaures, que les faunes, que Pan lui-même, que le Minotaure, que les dieux de l’Egypte, que les seigneurs Bélier et Serpent, empestait. Il musquait en son entier des effluves d’une drogue chamanique hallucinogène sourdant et exsudant du moindre poil de sa vêture. Détail trivial : un sexe séché d’animal pendait comme un boyau de son déguisement. Du mufle de cette créature sylvestre hybride s’épanchait un souffle ardent et malodorant de forge.  
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La peur de l’inconnu cloua Lucille au sol, un sol tourbeux, détrempé, où, si elle n’y prenait garde, ses bottes inadaptées pouvaient s’enliser.

 Alors, comme pour contrer cette vision de cauchemar, Lucille sombra dans le délire d’une mémoire introspective. L’impulsion scripturale qui la saisit, la posséda, la poussa à dessiner dans la boue des schémas dérisoires, expliquant qui elle était, d’où elle venait, ce qu’elle voulait, comme pour supplier la chose de l’épargner tout en tentant un contact, un dialogue non verbal impossible avec elle, car elle subodorait que son langage n’était pas humain, non articulé, que les échanges vocaux se réduiraient à des grognements dépourvus de signification. C’était aussi vouloir communiquer avec une divinité du fond des temps afin qu’elle l’épargnât. Cela fut vain. Il ne comprit pas ses dessins, ou refusa plutôt leur déchiffrement, cette tentative d’amadouement, cette supplique grossière. Cependant, du fait des émanations de la créature, la pensée électrisée de Lucille se fit hallucinatoire.

Elle s’abandonna alors dans un outre-monde semi inconscient, où son délire de paradis artificiel la conduisit en un maelstrom, au cœur d’un cyclone où s’entremêlaient, s’entrechoquaient des centaines d’images, d’illustrations littéraires. Elle essaya de se raccrocher à ce qu’elle connaissait du monde magique, de l’enchantement. Elle se crut prisonnière au sein même d’une gravure de Gustave Doré, incarnée en Petit Chaperon Rouge de Charles Perrault rencontrant le loup de la fable. Cette gravure devint plurielle, multiple, un vrai kaléidoscope prismatique, mosaïcal, compartimenté, où s’ajoutaient, composites et incohérents, les styles de Riou, de Tenniel, et d’autres encore auxquels, malgré la signature, elle n’avait jamais prêté attention, ignorant tout de l’art des graveurs et illustrateurs du XIXe siècle. 
Son cerveau se repliait, se refermait sur une position défensive ; il brassait des fragments éparpillés de milliers de références écrites et iconographiques, de tous les récits qu’elle connaissait, qu’elle avait lus, qu’on lui avait contés depuis la petite enfance, dont elle avait parfois collectionné les belles images comme des bons points de l’école maternelle, œuvres qui constituaient l’essence même du monde de l’écriture post-agricole. Hugo, Dickens,
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 George Sand, Lewis Carroll, la comtesse de Ségur,
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 Dumas, Zévaco, Ponson du Terrail, Daniel Defoe, Jules Verne, Cervantès, Molière, Mark Twain, Voltaire, les frères Grimm, Alphonse Daudet, Jules Renard, Andersen, Erckmann-Chatrian, Rabelais… tout se mélangeait, se mixait, sur fond d’eaux-fortes, d’estampes, de lithographies, de gravures à la pointe sèche, d’illustrations fameuses de livres pour enfants du siècle dernier. Elle était Robinson,
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 Cosette,
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 Blanche-Neige, la Petite Sirène, le capitaine Nemo, Gargantua, Ulysse, Renart, Grippeminaud, Raminagrobis, la petite marchande d’allumettes, Oliver Twist, la petite fadette, François le champi, le vaillant petit tailleur, une des fées à la mode, David Copperfield, Tom Sawyer, la petite Nell
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 et la petite Dorritt, Phileas Fogg, Riquet à la houppe, Don Quichotte, Pantagruel, Pierrot, Colombine, Sganarelle,  Till l’espiègle, le Petit Chose, Poil de Carotte, Boucle d’Or, Sophie, d’Artagnan, Cadichon, Camille et Madeleine, Cendrillon, le Capitan, Rocambole, Zadig, le conscrit de 1813, Micromegas, Alice… Elle devenait toutes et tous en même temps, héros, héroïnes de l’enfance devenus universels. S’invitèrent à cette danse endiablée de personnages de la littérature les acteurs de l’Histoire, issus d’une imagerie d’Epinal coruscante : Jeanne d’Arc, Charlemagne, Napoléon, Saint Louis, Vercingétorix, Jeanne Hachette, Clotilde, Du Guesclin, Sainte Geneviève, Richelieu, Madame de Pompadour… L’éducation, tenir, survivre par l’éducation…
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 Cette expérience éprouvante constituait un conjungo, localisé quelque part aux frontières communes de l’onirisme et de la folie, une sorte d’accommodement frontalier, d’alliance, de gentlemen’s agreement et de modus operandi conjuguant génie et aliénisme si proches l’un l’autre. Lucille ambitionnait de se tirer de là, sans séquelles. Elle espérait que la créature se montrerait magnanime, qu’elle renoncerait ; elle escomptait son abandon d’une proie dérisoire qui l’encombrerait et finirait par la mener à sa perte. Elle comprenait désormais que le responsable de toutes ces péripéties sanglantes était suprahumain, et qu’une brigade de gendarmerie ne disposait que de moyens insuffisants pour le mettre hors d’état de nuire. Le cas de cet être ne relevait même pas de la justice des hommes, mais de celle, rémanente, de dieux oubliés, antérieurs au substrat catholique.  Paganisme celtique, arverne, ou encore plus ancien, du temps de Cro-Magnon ? 

 Elle se remémorait une petite valse, une musique lente, nostalgique, triste, un peu soviétique eût dit son père. Petite musique, indicatif d’une émission radiophonique culturelle qui chroniquait la littérature enfantine, signal de la rentrée scolaire en cela qu’elle chômait l’été et reprenait son cours didactique après les grandes vacances. Elle s’imaginait en rechercher l’auteur, écrire à l’office de radiodiffusion, rédiger une lettre maladroite quémandant le nom du compositeur, recevant une réponse inespérée, demandant à le rencontrer, obtenant l’interview. Lucille découvrait avec stupéfaction qu’il pouvait s’agir d’une femme, d’une grand-mère presque contemporaine de Sophie Rostopchine, prenant des collations à l’anglaise dans un vieil appartement sans prétention meublé de bibelots hors d’âge, aux meubles couverts de napperons, de cannetilles, de perses. Cette antique vieille dame, les yeux abrités derrière de grosses lunettes à double foyer, les mains gainées de mitaines de filoselle noire, lui offrirait le thé, lui expliquerait qu’elle ne faisait que de l’illustration musicale mal rémunérée, sans prétention, puisant, çà, là, dans les thèmes populaires, traditionnels, des folklores fredonnés, copiant, collant, sans réclamation de droits d’auteurs des mélodies de Béranger, de Méhul, de Paër, une Berceuse de Jocelyn, une Ariette oubliée, une Lettre à Elise, du d’Indy, du Chostakovitch, du Prokofiev, du Morton Gould, auteurs actuels  qui ne s’offusquaient pas des emprunts, ce dont d’ailleurs la RTF n’avait cure.
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 Et elle soupirerait en apprenant cette vérité de la vieille bouche au dentier jauni, et elle sentirait quelques larmes goutter de ses prunelles embuées par l’émotion intense d’enfin savoir de qui était cette musique mystérieuse de l’émission qu’elle appréciait tant, sans attendre qu’elle fût l’ultime à le savoir, à en pouvoir encore chatonner l’air, lorsqu’elle mourrait bien des années plus tard, qu’elle rejoindrait, chenue, le ventre fécond de la terre humidifiée par l’humus des tombeaux, comme présentement le sol de la futaie par l’ondée crépusculaire, longtemps, très longtemps, après la disparition de la mère-grand, après qu’à jamais se fut tue cette émission de la radio lorsque la culture décadente dominant désormais tout par sa faconde factice et stérile, aurait dégénéré sous les assauts d’une prétendue modernité momifiée dans l’éternel présent.     
Lucille s’arcboutait donc, s’accrochait aux signifiants quintessentiels identitaires du monde moderne d’avant la chute prédictible, d’avant le naufrage de la culture, comme pour conjurer le sort que l’homme-bête lui jetait afin que s’effilochât, lambeau par lambeau, tout le vernis occidental, tout l’héritage qui la façonnait, la constituait, en faisait une enfant française de l’an 1960 d’après le Christ. Elle recelait en elle cette culture lamarckienne, hérédité des caractères acquis par l’école, transmission enrichie de génération en génération, inconscient collectif aussi, issu de plus de cinq mille années civilisatrices. Lui était darwinien, sélectionné par la Nature, par la Terre, pour une mission fondamentale, transcendantale : combattre ce qui la défigurait, lui nuisait.

 Ce furent ensuite les images religieuses, les références au catéchisme, en un détricotage patient, couche après couche, qu’instillait le Pouvoir atroce de celui qu’elle avait face à elle, qui manquèrent s’en aller, fuir sa cervelle. Son subconscient fut sollicité : l’être s’attaquait au tréfonds de sa pensée sapiente, la forçant à renoncer à tout ce qui l’avait extirpée du monde anté-agraire. Elle résistait, vaillante. Elle retenait ses savoirs, ses connaissances. Elle voyait comme des chromolithographies voulant s’échapper contre sa volonté, effiloquées, de sa tête, une iconographie saint-sulpicienne de bon curé du village de toute la Bible, Ancien et Nouveau Testament, miracles du Bon Pasteur, Passion, Résurrection et Ascension, Esprit Saint aussi ; et elle tentait de contenir tout cela en un filet virtuel, de contrer les assauts de l’homme-cerf. Il voulait la forcer, qu’elle se réduisît à un cerveau limbique, primitif, limité à l’instinct, à la peur, à la souffrance primale, aux réflexes, d’avant l’Homme, d’avant la conscience. Boire, manger, dormir, déféquer, fuir le prédateur… Il l’espérait régressée bientôt à une intelligence fœtale, intra-utérine, élémentaire, végétative, car antérieure au raisonnement, à la pensée. Il irait en deçà, jusqu’au retour au néant de l’œuf primordial à peine fécondé s’il le fallait, s’il le trouvait bon.

 A l’étonnement sidéré de l’être, Lucille tint bon. Elle combattait vaillamment les effets de la drogue barbare. Elle ne succombait toujours pas. Il la sentit exceptionnelle. Elle récapitulait toute sa vie, toute sa culture en un grand refus de ce qu’il manœuvrait. Il faisait définitivement obscur ; c’était la nuit. Des doigts noirs, décharnés, aux ongles griffus, tentèrent une approche, s’aventurèrent vers le visage, les joues d’enfant, comme pour en discerner la forme, le contour, comme pour s’assurer de la nature exacte de celle qui ne capitulait pas. Lucille en eut des frissons ; elle pensa que la main du démon allait la toucher pour la défigurer, la déshumaniser, la métamorphoser à la semblance du dieu cerf ancestral. Les yeux rubescents de l’être phosphorèrent. Elle crut sa dernière heure venue. 

Alors, il y eut un aboiement, un surgissement : Brisquet attaqua, enfin, après d’incalculables minutes d’inertie, d’atermoiements. Sans doute le chien était-il parvenu à surmonter sa crainte de la créature. Avec résolution, il bondit sur l’homme-cerf, crocs dehors. La pluie forcit, se fit glaciale. Elle vous pénétrait, se riant des ramures dénudées. Brisquet sentait le chien mouillé. Cela exhalait une senteur rance, une sorte de suint de malpropreté, d’une bête jamais toilettée, rétive au bain. Cette offensive canine, du fait de la surprise éprouvée par l’inconnu sylvestre, comme si une panthère lui eût sauté dessus, était bien plus brutale que la restructuration, la recomposition d’une roche métamorphique, si tant était qu’à l’échelle lente et graduelle des temps géologiques (telle que la fratrie l’avait lue dans les schémas illustratifs de l’encyclopédie de Père, émaillés de mots bizarres et compliqués, que Popaul estropiait, disant par exemple jure-à-sec au lieu de jurassique), on pouvait mesurer sans méjuger le taux et la vitesse des phénomènes évolutifs de la planète. Cela serait réservé à de nouvelles théories dans l’avenir, destinées à bousculer le landerneau scientifique conservateur des partisans de ce même gradualisme progressif des temps longs de l’Histoire du globe, telle une École des Annales se mêlant de ce qui ne la regardait pas et brassait les millions d’années : l’évolutionnisme[2].  
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L’emprise de l’être fabuleux se fit déliquescente. Elle se relâcha. Sa force surnaturelle périclitait-elle grâce à la vaillance de Brisquet ? Il fallait voir le brave canidé suspendu au bras de la créature, le remuement de son corps, l’étau pugnace de ses mâchoires refermées sur la putridité de cette peau de cerf antique. Il défendait sa jeune maîtresse, mais celle-ci n’osait déguerpir, sortir du bois pour rejoindre le groupe : elle s’était tant attachée à sa bête qu’elle ne voulait pas qu’elle se sacrifiât pour la sauver. Elle ne pouvait laisser tomber son compagnon à quatre pattes, plus fidèle d’entre les fidèles qu’un grognard de la Garde. Lucille encouragea Brisquet par des « Vas-y, mon chien ! Tiens bon ! Tiens bon ! ». Elle espérait l’arrivée des autres à son secours, soulagée à la perspective que cette aventure éprouvante prît fin, et que la gendarmerie coffrât ce monstre.
Or, l’être inconnu avait de la ressource ; malgré la surprise et la douleur occasionnée par la morsure de Brisquet, il ne succombait pas, accoutumé à une vie de sauvage. Ses jambes demeuraient libres, son autre bras aussi. Il extirpa de sa peau de bête une espèce de coup de poing antédiluvien, facetté d’éclats comme un de ces bifaces néandertaliens d’une symétrie remarquable, témoin d’un sentiment esthétique chez ces hominiens supposés idiots, biface plus élaboré que ceux des Pithécanthropes, en cela qu’il avait bénéficié de perfectionnements que les préhistoriens définissaient sous le terme d’industrie du débitage Levallois ou levalloisien.
Il s’acharna à la réplique, assenant des coups aigus, impitoyables, à la tête du chien, à ses flancs, à ses pattes, à hauteur de son foie, de ses côtes, malgré l’agitation quasi tourbillonnante et grognante du meilleur ami de l’homme. Alors, Brisquet lâcha l’être avec des gémissements de douleur, un fragment velu de dépouille dans la gueule, et s’en fut, blessé, la queue basse, la patte avant droite fracturée, à l’orée de la futaie, rapporter son dérisoire trophée, abandonnant Lucille.
Lorsqu’il fit irruption à la lisière de la clairière bourbeuse, traînant la patte et gémissant, la nuit avait achevé de tomber alors que l’ondée s’attardait encore. La valeureuse bête fut accueillie par des cris, des exclamations où se mêlaient surprise, déception, alarme et chagrin. Tous étaient demeurés circonspects, à cause de la mise en garde du père Martin, alors qu’ils eussent dû porter assistance à Lulu, du moins, la suivre. L’état pitoyable de Brisquet prouvait que quelque chose lui avait cherché noise, et qu’il avait fait preuve d’une vaillance et d’une endurance propres à sa race. Sa gueule devrait lâcher l’indice, le haillon bestial, le gibier inédit, la proie peu goûteuse, sous l’insistance de Dominique. Ce dernier avait manifesté sa nervosité en ne cessant de fredonner le choral du veilleur de Jean-Sébastien Bach, un de ses thèmes favoris. Il ne se pardonnait pas sa pusillanimité, alors qu’il aurait pu aider Lulu. Où était-elle à présent ? Comment interpréter le langage de Brisquet, qui tentait de raconter, en de timides jappements, en de faibles battements de la queue, les événements qu’il venait de vivre et dont il portait les stigmates ?
« Ah, malheur ! Pourquoi vous avoir écouté, père Martin ? s’exclama-t-il.
- Y’ a des tourbières traîtresses dans les trouées du sous-bois, jeune homme ! (il prononçait ces mots à la manière d’un professeur traitant un élève de blanc-bec).
- Là, là, mon bon toutou ! Donne ce que tu as…fit Dominique en caressant doucement le brave animal souffrant qui lui confia de bon cœur ce qu’il avait rapporté de l’être comme il l’eût fait d’un faisan.
- C’est un vétérinaire qu’il lui faut, à c’tte bête… glapit Capucine, pour une fois sensée. L’a du sang ! S’est battue…
- Un sanglier ? interrogea Dominique.
- Qu’que chose de pas ben naturel, renchérit le métayer. Maint’nant, il fait trop nuit pour s’aventurer dans la futaie, et l’obscurité accroît les risques.
- Viel imbécile ! » marmonna Dominique.
Le paysan ne fit pas cas de l’insulte, mais, au fond de lui-même, il éprouvait des remords de ne pas avoir osé entraîner le groupe à la rescousse de la fillette. Brisquet lui faisait honte. Un fond de superstition transformait chez lui le moindre terrain périlleux en espace répulsif peuplé de légendes. Point téméraire pour ce qui concernait les fantasmes naturels locaux, alors qu’il avait connu des résistants, les avait cachés pendant la guerre, avait su finasser avec les Allemands, les gruger, avait même tué un Feldwebel en 44 avec son bon fusil…parce que l’Allemand, c’était l’autre, le Prusco de 70 et de 14, le barbare étranger qui dérangeait l’ordre immuable de la campagne limousine. A Tulle, à Oradour, on avait jaugé et vu de quoi ces salopards étaient capables, déshumanisés qu’ils étaient. Des Huns contemporains, et sacrilèges en plus ! Il dit :
« Faudra aller chez les gendarmes, les prév’nir de la disparition de vot’sœur dans l’bois. On leur apportera l’indice. Mais d’abord, allons chez monsieur le baron l’informer en premier. Y doit se faire un sang d’encre. Ça risque d’barder.
- C’est une fourrure, ce truc ? interrogea Dominique
- Pas une peau de sanglier, ni de laie… C’est du cerf adulte, j’y mettrais ma main au feu…Un gros gibier qu’est là-bas… qui a sa tanière, son territoire en zone interdite. Un cerf humain, qui a le pouvoir sur les oziaux et les abeilles… Pas bon, ça ! »
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Il n’en dit pas plus, bougonnant des imprécations dans sa moustache jaunie. A regret, les autres se plièrent à la volonté du vieil expérimenté, tremblants à l’idée de la réaction des géniteurs. Ils rejoignirent la 203. Dans ce noir d’encre, dans ces sentes détrempées cachant mille pièges, il n’était plus possible de débusquer Lucille. Brisquet et elle avaient rencontré la chose. La suite se présentait mal : c’était de mauvais augure. Faire soigner Brisquet puis demander au brigadier Dullin d’organiser des recherches, des battues… Tel était le devoir (une manière de se racheter ?) du vieux Martin. Comment les parents, les Arthémond, prendraient-ils cela ?

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A suivre...

[1]  Allusion à la poétesse parnassienne Aurore-Marie de Saint-Aubain (1863-1894), dont l’œuvre, bien vieillie, bien que mâtinée d’une aura de scandale, ne pouvait être que réprouvée et censurée par la morale gaulliste et exclue de toute étude dans les manuels de littérature des lycées, comme celle des décadents.
[2]  Allusions à la théorie des équilibres ponctués émise en 1972 par Stephen Jay Gould et Nils Eldredge, introduisant dans les rythmes de l’évolution les concepts de stase et de saut, et à l’École des Annales, fondée en 1929 à partir de la revue du même nom par Marc Bloch et Lucien Febvre, qui révolutionna l’épistémologie historique en y introduisant le temps long, l’Histoire sociale, économique, des techniques et des mentalités, au détriment de l’Histoire événementielle, de la chronologie. Elle fut qualifiée de nouvelle Histoire.  Fernand Braudel (1902-1985) fut un de ses plus illustres représentants.

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