vendredi 20 décembre 2013

Le Couquiou épisode 24 : épilogue.



Epilogue.

Lucille venait de fêter son douzième anniversaire. En apparence, elle s’était bien réadaptée, ne conservant aucune séquelle physique ou psychologique de sa séquestration par cette espèce de dément. Il s’agissait désormais d’une vieille histoire, que la famille voulait s’empresser d’oublier.
Mais, du point de vue de Popaul, le petit frère, quelque chose clochait. Seul un enfant était à même de ressentir un changement chez celle pour laquelle il avait toujours prêté une attention quotidienne, fréquenté presque à chaque instant depuis le berceau, et qu’il connaissait sur le bout des doigts, comme si elle eût été sa sœur jumelle. Paul n’était pas naïf, et, lorsqu’il réclamait à Lulu qu’elle lui racontât sa mésaventure (pour lui, c’était comme un conte), elle se faisait violence pour ne pas le rabrouer, se résignant à lui fournir un récit tronqué, édulcoré, un peu comme Pierre l’avait fait pour elle. Il comprit qu’elle mentait, mais ne le rapporta à personne.
Lucille refusait désormais de jouer avec son petit frère. Elle choisissait la réclusion, l’intimité de sa chambre de préférence aux contacts collectifs avec sa fratrie. Elle ne parlait plus aux autres, y compris à ses parents, que lorsque c’était indispensable, ou quand ils lui adressaient la parole. Les préceptrices et répétitrices, plus psychologues, avaient bien constaté un relâchement de son assiduité, de son attention. Son travail scolaire, ses notes, s’en ressentaient.
Jean-Louis d’Arthémond voulut lui faire la leçon. Il frappa un grand coup, menaçant de la mettre en pension chez les bonnes sœurs si elle ne modifiait pas son attitude. Elle n’en eut cure.
Peut-être que cela passerait mieux, et qu’une mère, Julie, serait plus apte à recueillir les confidences de sa fille, alors que le baron se bornait à lui jeter :
« Trêve d’enfantillages ! Tu n’es plus une enfant ! »
Il ne croyait pas si bien dire. Julie avait essayé d’arracher à Popaul ce que Lulu avait pu lui conter, lui expliquer. Elle pensa que la fillette était devenue hypocrite, dissimulatrice, puis s’interrogea : « Peut-être est-elle amoureuse ? »
Même la tenue vestimentaire de Lulu s’était relâchée. Elle se mettait de moins en moins en jupe, préférant musarder en corsaires informes ou demeurant toute la journée en pyjama ou en chemise de nuit, décoiffée et à peine débarbouillée.
« C’est l’entrée dans l’âge bête, ça lui passera », se dit la maman.
Un soir du printemps 1961, après un dîner taciturne et glacial, Julie l’obligea à monter avec elle dans sa chambre, et referma la porte à clef.
« Maintenant, ma chérie, je vais te mettre les points sur les i ! »
Elle fit semblant d’écouter. Le flot de paroles de réprimandes et d’inquiétude glissa sur elle comme une anguille. La seule chose qu’elle capta de ce flux de papotages fut la constatation que Lulu chipait depuis quelques temps à sa mère des serviettes hygiéniques.
« Tu n’as pas à avoir honte. C’est la nature ; tu as atteint l’âge pour ces choses-là. Il fallait me le dire. »
Elle s’en fichait des sœurs, de la pension. Elle avait même évacué Dominique de ses préoccupations. Ce dernier, tout à la préparation de son bachot, n’avait plus guère le temps de se soucier de sa petite sœurette.
De fait, elle se sentait de plus en plus rétive au monde qui l’entourait. Elle en évaluait, en soupesait l’absurdité et la vacuité. La rébellion pointait en Lucille, parce qu’elle savait, désormais, parce qu’elle souhaitait être son héritière, qu’elle voulait prendre la relève, reprendre le flambeau, l’œuvre interrompue tragiquement de Pierre.
« Ma fille, ce n’est pas joli de mentir. Je suis là pour t’aider. Je ne veux pas me montrer trop sévère avec toi. »
Si comme Meursault au prêtre dans L’Etranger, elle eût eu l’audace de crier ses quatre vérités à sa mère, d’exploser de colère, elle l’aurait fait. Mais Lulu choisit la réserve, le mutisme. Elle se tut, obstinément. Elle ne répliqua ni aux diatribes, ni aux supplications d’une génitrice désespérée de voir sa seule fille s’éloigner ainsi. 
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La voix de Julie lui apparut de plus en plus distante ; désormais, son esprit voguait ailleurs, vers d’autres cieux incommensurables.
Elle mesurait diverses hypothèses, plusieurs éventualités et probabilités. Lucille appliquait une leçon philosophique, celle du Palais des Destinées de Leibnitz, énoncée dans La Théodicée.
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C’étaient des calculs mathématiques qui se bousculaient et fourmillaient dans sa tête. Elle pesait le pour et le contre, ce qui serait mieux, ce qui serait pis.
Trois choix, trois possibilités s’offraient à sa conscience, avec, chaque fois, de nouvelles bifurcations, des aiguillages inédits, des cheminements hardis et différents. Elle était consciente que chaque option constituait un écueil, une hypothèse négative et hasardeuse.
Le premier choix, le plus tentant qui se présenta consistait en une rupture de ban avec son milieu.
Ce serait une mise en marge de cette société, une existence précaire, de bohème, rimbaldienne, d’aventures, sans toit ni loi, sans feu ni lieu. Elle irait sur la route, nouvelle errante, vêtue de blue-jeans sales, d’une chemise crasseuse, bien différente de cette ridicule robe de chambre de popeline et de molletons à ramages bleu lavande qu’arborait en cet instant sa mère sermonneuse et casse-pied. Elle serait la Révoltée clocharde, la pouilleuse aux cheveux tombant jusqu’aux reins, chaussée de sandales. Elle se nourrirait des produits de la nature, de baies, de fruits, d’œufs, de coques, adoptant le régime alimentaire végétarien des hommes-singes Zinjanthropes. Elle coucherait à la belle étoile, s’abreuverait aux sources, aux ruisseaux, aux fontaines, à la pluie. Elle partirait avec une compagne expérimentée, Capucine en l’occurrence. Elle deviendrait un exemple pour les autres, prêchant partout sa bonne parole, fondant une communauté nomade obéissant au précepte du qui m’aime me suive. Elle prônerait la vie en collectivité, l’autosuffisance, l’autoproduction, l’autoconsommation, un peu comme le Mahatma Gandhi avec ses ashrams. Naturellement, la non-violence lui tiendrait lieu de religion. Elle serait « la » gourou. Elle imiterait ainsi des écrivains réprouvés qu’elle ne connaissait pas : Kerouac et Thoreau. Elle ferait de plus en plus d’émules, de disciples et serait perçue comme une révolutionnaire. 
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Lucille réalisa le danger sectaire et incertain de cette supposition de destin. Elle n’était pas prête à ébranler à ce point les fondements mêmes de la société qui l’avait instruite.
Alors, elle se projeta dans le deuxième choix : simuler la folie.
Cela partirait d’une haine irraisonnée exprimée contre le responsable de la mort de l’homme-cerf, son désormais maître à penser. C’était un désir aigu de vengeance, une réclamation de justice, une loi du Far West ou de Lynch exercée à l’encontre des vainqueurs, de la brigade de gendarmerie d’abord, de ce détective privé ensuite, cet Edmond Luc dont le nom s’était étalé dans tous les journaux, avec des louanges. Les articles laudateurs qui s’étaient multipliés, flagorneurs au possible, lui paraissaient telles des vomissures parfumées au myosotis. Et Edmond Luc, modeste, refusant les honneurs, était reparti de Limoges, comme ce héros de bandes dessinées ou de Western, ce cavalier solitaire, cet homme des plaines, de Laramie ou d’ailleurs, monté sur son canasson pommelé, au soleil couchant, stetson sur le crâne, en train de fredonner une chanson nostalgique de country music qu’aurait pu entonner à l’harmonica un vieux chercheur d’or barbichu de 1848 (dans le genre Old Man River ou autre) ou à la voix seule a capella un de ces indénombrables (et médiocres) cow-boys chantants d’Hollywood émules de Gene Autry. 
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Elle savait par essence que la vengeance était un plat qui se mangeait froid, glacé, faisandé.
Elle connaissait par ouï-dire une foultitude de bons (les résistants) et de mauvais (les terroristes du FLN) exemples de vengeurs ayant, par des moyens radicaux et violents, entrepris de secouer le joug d’oppresseurs divers, nazis ou coloniaux. Elle n’avait pas encore lu Les Justes d’Albert Camus. Si jamais ça lui arrivait de poser une bombe chez les gendarmes qu’elle réduirait en miettes, si l’enquête menait à son arrestation, lors de son procès, elle plaiderait l’irresponsabilité, le déséquilibre mental afin d’échapper à l’échafaud.
Alors, on l’internerait à vie comme Camille Claudel. Devenue vieille et édentée, entravée dans une camisole craspec, elle continuerait à ruminer, à marmotter sa vengeance. Elle ressemblerait à un de ces portraits de fous de Géricault, à cette monomane de l’envie à la coiffe tuyautée paysanne, aux yeux torves.
On lui administrerait douches et électrochocs avec constance, des années durant. On la trépanerait, la lobotomiserait, comme une actrice américaine déséquilibrée, une Frances Farmer (qu’elle ne connaissait pas).
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 Son simulacre aurait été si parfait qu’elle finirait par se persuader de la réalité de son état mental, ce qui la ferait sombrer pour de bon. Elle demeurerait prostrée des heures durant, assise en position fœtale dans un recoin de la cellule capitonnée de la maison de force, assommée, abêtie par les surdoses médicamenteuses. Elle secouerait spasmodiquement sa tête échevelée (à moins qu’on l’eût rasée comme une déportée d’Auschwitz), balancerait son buste corseté par la camisole, bavant, ne cessant, dans son hébétude, de prononcer des mots sans suite pollués par la coprolalie, obscènes, excrémentiels, entrecoupés de « beuh-beuh », de « euh-euh » (comme cette actrice française célèbre  métamorphosée en sex-symbol par un certain Roger Vadim) ou de « hu-hu » ainsi qu’il en était dans Les Mouches de Jean-Paul Sartre avec le personnage du simplet, de l’idiot. Elle serait ravalée au rang des microcéphales congénitaux à tête d’épingle, à la configuration faciale et crânienne pareille à celle de l’Australopithèque de Raymond Dart et du Paranthropus de Robert Broom, de Sterkfontein, de Taung ou d’ailleurs, devenue un de ces freaks authentiques, genuine, de La monstrueuse Parade de Tod Browning.
Lorsque ses crises de folie la prendraient, furieuses (quel cliché évident, tautologique !) elle se jetterait contre les capitons de sa cellule, tête la première, en hurlant, éructant et crachant, cognerait son crâne contre ce mur matelassé des heures durant, dans le vain espoir obtus de l’y fracasser et d’y voir s’épandre et s’épancher la cervelle sanguinolente.
Elle baignerait, croupirait dans ses sanies, dans sa diarrhée et dans sa pisse, puant comme pas deux, objet de répugnance et d’exécration. Elle se trouverait éjectée hors de l’humanité.
Non, cette deuxième destinée était la moins envisageable, la moins souhaitable. C’était le pire choix qu’elle eût pris.
A cette autodestruction lente, elle pouvait opposer la troisième option, plus prompte : le suicide, pour débarrasser le plancher, mais aussi par refus d’assumer son héritage.
Oui, se suicider équivaudrait à un refus de poursuivre l’œuvre de Pierre, à une lâcheté, surtout lorsqu’elle aurait laissé aux siens une lettre d’explications, une autojustification de son acte suprême. Ce serait l’aveu à la fois de sa conversion manquée aux idées du Couquiou, de sa rupture avec son milieu et de sa lâcheté, de sa fuite devant ses nouvelles responsabilités. Elle s’imaginait s’enfermant dans sa chambre à clef, en chemise de nuit virginale, chlorotique, hagarde, l’œil charbonneux, préparer la chaise et la corde de chanvre, passer le nœud coulant à son cou maigre d’un incarnat de cachet d’aspirine (l’acte aurait été précédé par de longues semaines de dépérissement et de langueur anorexique), vérifier sa solidité, sa bonne suspension au lustre, puis faire basculer le siège avec ses mignons pieds nus évanescents. La strangulation provoquerait en elle d’ineffables transports doloristes et sadomasochistes, une jouissance-souffrance de volupté mortelle, des délices de Capoue d’agonie, de rupture des vertèbres cervicales (ça finirait en craquement osseux significatif), de privation d’air de ses poumons, d’étrécissement de ses côtes, de ses poumons, de sa poitrine creuse de meurt-de-faim, d’asphyxie, de bleuissement épidermique, de cyanose etc. Puis, ce serait la nuit définitive et la damnation éternelle, parmi les ombres des esprits préhistoriques bannis par le catholicisme.
Dominique (pourquoi lui et pas quelqu’un d’autre ?), forcerait la porte, la découvrirait oscillant, parfaitement suspendue, se balançant végétativement comme un anencéphale spinal dans son sac, la langue exulcérée et violette, la face bleuâtre avec des plaques noires, les yeux grands ouverts, écarquillés de stupeur exorbitante.
Il va de soi que le curé qu’elle aimait bien, qui lui avait enseigné le credo de Nicée et toutes les fadaises chrétiennes, refuserait qu’elle reposât en terre consacrée. Comme à son habitude, le papa, Jean-Louis d’Arthémond, obtiendrait des accommodements, des obsèques dans l’intimité. Ni fleurs ni couronnes. La famille ne reçoit pas. Il n’y aura pas de livre de condoléances.
Elle pensa à la crémation, comme chez les Anglais, à la dispersion de ses cendres, solution palliative à son péché mortel, puisque le Vatican n’avait pas encore accepté ce rite[1] pratiqué chez nous par les athées, les agnostiques et les libres penseurs tel Paul Léautaud. Mais des scrupules, un fond de christianité demeurait en elle, à la perspective de cet anéantissement radical : elle croyait encore en la résurrection de la chair et il fallait conséquemment que son cadavre demeurât inhumé, se décomposât normalement dans l’attente du Jugement Dernier. En fait, c’était pour Lulu un retour logique à la Terre-mère, tel que Pierre le lui avait professé.
Finalement, aucun des trois choix n’était bon. Elle dut échafauder, envisager une quatrième hypothèse de destin, plus sage, plus conforme aux règles de la sociabilité aussi.
Elle se fit sereine une fois sa décision arrêtée. Elle n’avait pas accepté la manière dont les journaux avaient relaté la mort de Pierre et sa défaite (car il avait bien fallu, sur son insistance, que le paternel se décidât à acheter la presse, eu égard  à l’importance des événements qu’elle avait vécus). C’était partial, subjectif. Elle n’avait pas reconnu l’homme-cerf dans ces relations minables, dans ce portrait à charge d’un criminel féroce. C’était la férocité de la traque dans les bois et le marais qui avaient dérangé sa conscience, parce que les procédés n’avaient pas été loyaux, et qu’on déplorait plus la mort de ce gendarme que celle d’un homme qui pensait en fait plus juste que les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de l’œkoumène.  On lui aurait certes objecté qu’elle s’était amourachée de son kidnappeur, parce que les victimes s’attachent toujours à leur bourreau ainsi que le définit fort justement le syndrome de Stockholm.
Un hoquet malvenu la saisit. La spasmophilie la guettait. Elle but un verre d’eau, à petites gorgées. L’accès lui passa.
Lucille en venait à se questionner sur les fondements de la Civilisation. Elle achèterait, lors de sa parution en 1963, ce bouquin d’un genre littéraire interdit, cet astucieux et pertinent roman, cette dérangeante Planète des Singes, fable moderne dissimulée derrière les procédés littéraires de la science-fiction, qui reprendrait une thématique swiftienne déjà utilisée dans la célèbre relation du voyage de Gulliver au Pays des Chevaux.
Qu’était-ce qu’une civilisation ? Pierre lui avait conté que le nazisme constituait à la fois un aboutissement et un déni. Une civilisation fondée par d’autres espèces était-elle possible et, si oui, serait-elle viable, voire meilleure que la nôtre ? Si on avait laissé leur chance aux singes, comme elle le lirait assidûment chez Pierre Boulle à deux années de là, ce qu’ils auraient accompli eût-il été pire ou meilleur ? Une civilisation simienne eût-elle été souhaitable, envisageable à la place de la nôtre ?
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Elle balayerait cette tentation du relativisme culturel d’un revers de main. De toute évidence, elle brûlerait de l’envie de rencontrer le romancier avignonnais et de l’interroger sur les bien-fondés de sa parabole, parce que cela la conforterait dans son nouveau mode de pensée.
Ici, maintenant, en 1961, une perspective vertigineuse s’offrit à Lulu. Pourtant, elle venait de faire son choix ; à l’activisme, elle préféra pour l’heure l’attentisme. Le temps de la Révolte n’était pas encore venu ; celui de l’autodestruction lente ou vive, avait été évacué. Le moment propice finirait par se présenter un beau jour, parce que d’autres personnes qu’elle en viendraient aux mêmes remises en cause.  Et elles seraient chaque année plus nombreuses… Une sève monterait, sourdement, lentement, une éclosion se préparerait, travaillerait souterrainement, ébullition graduelle avant l’éruption, l’explosion.
Après que cela serait survenu, on dirait : de toute façon, c’était ainsi, c’était écrit.
Il lui faudrait se camoufler ; il était obligatoire qu’elle se séparât, temporairement, de la part d’irrationnel, d’irraisonné, qui entrait dans sa nouvelle conception du monde, qu’elle la mît sous le boisseau, en latence, sans rien révéler, dans l’espérance presque eschatologique de temps nouveaux où elle s’exprimerait enfin, allègre, dans toute sa plénitude. Elle accepta d’exister dans l’hypocrisie, en pragmatique, en fille jésuite. « Pour vivre heureux, vivons caché », médita-t-elle. L’instant émancipateur, de la rupture, de l’ouverture du carcan qui l’oppressait viendrait, quand l’heure sonnerait pour l’Humanité tout entière de s’affranchir des entraves trompeuses et artificielles d’une civilisation fausse, fondée sur un malentendu, sur le génocide supposé d’autres frères humains plus proches de la nature, civilisation fourvoyée sur une fausse route conduisant la Terre elle-même à sa perte.
Sa réflexion se faisait disons…écologique, mais il s’agissait d’une écologie profonde, radicale, d’abandon d’un confort illusoire. Brusquement férue d’Histoire, elle s’était mise à dévorer tous les livres qu’elle pouvait piocher. Son don acquis en héritage lui avait permis de tout assimiler en quelques mois. Elle en avait conclu qu’il n’existait aucun progrès linéaire, évolutif, technique ou moral, aucune ascension nette du mauvais vers le bon, mais, au contraire, des hasards, des aléas, des incertitudes, des contingences qui brusquaient, réorientaient, remodelaient sans cesse les destinées individuelles et collectives, spécifiques aussi. Des époques qu’on disait soi-disant avancées pouvaient s’avérer, au fil de la publication des études historiques et archéologiques, plus barbares et violentes, plus inégalitaires que d’autres pourtant plus anciennes. Toutes ces constatations aboutissaient au remplacement de l’échelle ascensionnelle du Progrès et de l’Evolution par un buissonnement indistinct, sans but, sans finalité, non téléologique. Un monde-dieu qui se cherchait lui-même, socratique au fond. Elle prenait conscience de la radicalité de sa nouvelle pensée, de sa modernité visionnaire : elle était en avance sur son époque.
De toute façon, étant son héritière, elle le ferait savoir à l’âge adéquat. On écoute mieux certains adultes, même des prêcheurs dans le désert, que des mioches, surtout lorsqu’il s’agit de filles.
Maman était sortie de la chambre sans qu’elle y eût prêté la moindre attention.
Elle se leva de sa chaise et s’approcha du miroir de la coiffeuse. C’était le soir, l’heure où l’on a fermé les volets, où l’on se résout à l’éclairage artificiel. Elle éteignit la lampe, plongeant la chambrée dans le noir absolu. Seul un fin filet de lumière passait encore à travers le chambranle de la porte.
Alors, elle contempla son reflet, qu’elle voyait avec la même netteté qu’en plein jour, identique à celui des heures diurnes, si ce n’était la teinte des prunelles. Deux escarboucles rubéfiées se reflétaient sur la glace, signe qui ne la trompa pas. Elle était désormais comme lui.

Ainsi soit-il.

A Stephen Jay Gould (1941-2002).

A Jean Mahaux (1933-2013), auteur méconnu de bédés humoristiques des années soixante, créateur des aventures du commissaire Finemouche et de l’agent Fiasco.

Orange, 30 juin 2010-05 juillet 2013.



[1] L’Eglise catholique n’admettra la crémation que deux ans plus tard, en 1963.

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