samedi 18 janvier 2014

Aurore-Marie/Marie d'Aurore : version révisée.

Cette version, sous forme de nouvelle, vient de paraître dans le numéro 10 de la revue "L'Ampoule", en téléchargement gratuit sur le site des éditions de l'Abat-jour.


Aurore-Marie / Marie d’Aurore (Christian Jannone)


À Lautréamont, Renée Vivien et Joris-Karl Huysmans

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Toi, Aurore-Marie de Saint-Aubain, baronne de Lacroix-Laval, princesse adulée des lettres de cette fin du XIXe siècle, coqueluche des salons, que pensais-tu de ton talent de poétesse ? Quelle était son origine inavouable, cachée ? 
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Tous l’ignoraient : si la qualité de prodige de la poésie avait été reconnue à Aurore-Marie depuis l’âge de quatorze ans, c’était à cause d’une usurpation littéraire, une usurpation fantastique, irrationnelle. Aurore-Marie de Lacroix-Laval avait assassiné celle qui eût pu nuire à ses ambitions après qu’elle l’eut rencontrée de l’autre côté du miroir. Elle avait été telle Alice, franchissant les parois d’une psyché, un an avant qu’elle accédât à la célébrité, endeuillée de sa mère, découvrant une réplique des lieux où elle poursuivait sa souffreteuse existence d’enfant mal aimée de son père. Dans cet autre Lacroix-Laval, copie non conforme du sien, Marie-Aurore ou plutôt celle qui signait ses poèmes Marie d’Aurore s’était révélée… Toi, Aurore-Marie, tu revécus ton crime fondateur en princesse des lettres diaphane et décadente, ténue comme un fantôme.

Septembre 1876 était en son jour premier, clôture d’un été de chagrins, néfaste, obituaire (1), couronné par Dame la Mort d’un diadème d’ossements qui s’était allé coiffer la tête décharnée de sa mère emportée par ce cancer horrible. Jà cadavre, jà transie avant même le trépas effectif, telles ces images sculptées du Moyen Âge tardif, puis bière close, corps inerme (2) par son renoncement à lutter contre les fins dernières. Baroque vanité par excellence.
Le mois d’août, en ce château de Lacroix-Laval, près de Marcy, avait été accablant ; accablement de la canicule, des miasmes, exhalaisons des chairs mourantes, des médicaments inutiles, émanations d’une pré-pourriture due à ce squirre (3), à toutes ces tumeurs chancies multipliées en cet organisme débilité d’une adorée maman, si belle autrefois, si semblable à sa fille. Au porche, dans le vestibule, dans les chambres et corridors, dans les escaliers, jusqu’au grenier, planaient encore les fragrances de la décomposition, de la blettissure de la mère bien-aimée, malgré toutes les cassolettes odoriférantes de substances mentholées se répandant partout en la demeure. Bien qu’elle n’eût pas eu le droit d’assister aux obsèques, Aurore-Marie avait été prise de nombreuses défaillances causées autant par sa peine irrémissible que par sa fragilité de primerose. Réfugiée au belvédère, nauséeuse, elle avait extravasé (4) d’abondance près d’une persicaire (5), comme après l’absorption d’un puissant émétique. Engoncée dans sa robe noire de deuil, Aurore-Marie s’était évanouie. La fidèle Alphonsine l’avait prise en charge, fait porter dans sa chambre, allongée sur le lit orfrazé (6) au ciel empli de damassures tombant mal à propos, parce qu’y étaient représentées des bergeries allègres. Elle était demeurée tout habillée, même pas déchaussée, et, quoique corset et autres carcans qu’on lui avait imposés ce jour-là au nom des convenances la tourmentassent grandement, Alphonsine était parvenue à l’apaiser, parce qu’au verre d’orgeat qu’elle lui avait donné à boire, elle avait ajouté quelques gouttes de laudanum (7), prémices à une accoutumance inextinguible. La domestique avait été frappée par l’incarnat pellucide de la fillette de treize ans, par ses yeux grand ouverts, fanaux d’ambre embrumés par les pleurs et par le stupéfiant.
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Une psyché, enchâssée dans une armature d’ébène aux moulures tarabiscotées, s’imposa au regard de la malade. C’était le speculum (8) par excellence, le miroir révélateur des contes. Aurore-Marie, attirée par le reflet tentateur, se leva, essaya de surmonter les trémulations (9) de son corps chétif, combattant l’enfièvrement de son front. Eût-elle été sobre, aurait-elle vu ce qu’elle aperçut dans la glace ? Elle ne s’illusionnait pas ! L’inversion normale du reflet n’était pas seule en cause. De l’autre côté, la chambre lui parut meublée différemment, plus claire, plus jolie. Sur une étagère, des poupées s’y trouvaient alors qu’ici, le sévère et intransigeant Albéric avait imposé à son enfant que toutes ses petites amies fussent enfermées dans un placard, avec interdiction qu’elle y touchât, parce qu’il ne fallait pas qu’une fillette portant le deuil de sa génitrice se réfugiât dans le giron sécurisant mais infantile de ces confidentes faciles et mutiques pour qu’elles la consolassent de l’irréversible perte. Elle avait supplié Père, dès après l’exsufflation (10) ultime de celle qui l’avait engendrée. Elle l’avait vu refermer le placard de ténèbres sur ses amies de cire, de porcelaine et de biscuit, sur Ellénore, sur Ysoline, sur Ondine, sur Phidylé, à jamais. Père avait caché la clef, sciemment, en un endroit inaccessible. Les poupées étant lors de l’autre côté, Mademoiselle de Lacroix-Laval décida d’aller les reprendre outre-lieu
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Aurore-Marie tendit un doigt, juste un, et effleura la glace. Son reflet accomplissait le même geste. Les deux doigts coïncidèrent, semblant n’en faire plus qu’un. Puis, sans crier gare, la substance de verre fondit. Il se produisit un phénomène incongru de fluidification de la matière. Elle s’engagea en cette glace, y pénétra résolument, sans se poser de question. Ce qui était, était. Qu’importait que ce fût une simple manifestation illusoire de son délire ! Elle fut lors ailleurs, dans sa chambre bis
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Aurore-Marie ne pouvait expliquer comment cette faculté de franchir la psyché lui était venue. Etait-ce une opération du Saint Esprit ? Etait-elle mue, guidée, par quelque tiers suprahumain, qu’elle n’appréhendait pas, dont elle ignorait nature et provenance ? C’était la première fois qu’un tel phénomène lui arrivait. Elle s’en ébaudit.

Aussitôt, une nouvelle impression la domina ; c’était comme un sentiment d’allègement optimal. Elle ne pesait plus rien. Même, elle flottait, au-dessus du parquet latté et vernissé. Etait-elle devenue ectoplasme ? Elle avait eu écho des expériences spirites, des tables tournantes que feues ses grand-tantes Philippa et Olympe avaient pratiquées en séances régulières. Non, ce n’était pas une décorporation ! Observant la face du miroir qu’elle avait quittée, son monde, elle n’aperçut pas son double allongé sur le lit, mais se vit debout, telle qu’ici, inverse. Elle toucha de nouveau la glace : la fluidité avait disparu, le passage était clos.
Elle observa la literie, le mobilier, les poupées. C’étaient bien elles, avec des vêtures identiques, bien qu’elles différassent par d’infimes détails, dans la coupe des robes, dans la coiffure tout particulièrement. Elle voulut s’en saisir, tendant les mains vers celle qu’elle préférait, Ellénore, d’un blond roux, aux joues rosées, à la longue natte tressée ornée d’une faveur émeraude.
« Mignarde mie, ô mignarde mie » murmura-t-elle.
Les pantalons de la poupée dépassaient de ses jupes empesées ; on les portait donc ici aussi longs que trente années plus tôt. Aurore-Marie allait serrer Ellénore contre son cœur, la bercer, lorsqu’elle se ravisa : « Si je volais quelqu’un ? Si la propriétaire de ces poupées n’était pas moi-même mais une autre fillette fort différente ? » soliloqua-t-elle.
Bien que les persiennes fussent ouvertes (c’était un radieux après-midi de septembre), Aurore-Marie avait l’impression d’une relative opacité des aîtres (11). La clarté de cette pièce n’était point obscurcie, mais surnaturelle. Elle s’approcha de la méridienne, meuble absent de l’autre côté. C’était cela : un camaïeu sépia rendait les contours incertains, les couleurs presque monochromes. Elle croyait s’être aventurée dans une photographie, une de ces épreuves préraphaélites, telles les œuvres de Julia Margaret Cameron. De fait, elle pensa que la monochromie ocrée, jaunâtre, était imposée par la nature même de cet outre-lieu cliché tridimensionnel : qui disait reflet photographique signifiait négatif.
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Elle se résolut à quitter la chambre, à partir à la rencontre de ceux qui habitaient ce Lacroix-Laval-là. Elle ouvrit la porte, franchit le seuil, referma l’huis avec délicatesse. Plus rien dans l’agencement des corridors ne sembla correspondre à son décorum familier : tout était inversé.
Elle marcha, ayant toujours l’impression de se déplacer en flottant comme un pur esprit. Elle glissait dans le flou, au sein d’une propriété dédaléenne où elle ne se repérait plus, franchissant pièces, antichambres, escaliers, avec une facilité déconcertante, ne ressentant aucun effort musculaire, se promenant en ce Lacroix-Laval second, dupliqué telle l’autre partie d’un sablier, château à la vastitude insoupçonnée, aux dimensions tourneboulées, dans des enfilades de salons démultipliés à loisir. Ce lacis de couloirs, de pièces, dont ses narines humaient les émanations d’encaustique (12), dégageait une impression d’immensité non fortuite. Un sentiment des plus dérangeants traversa le cerveau de la jeune orpheline, sentiment qui muta en questionnement insoluble : elle crut que sa propre pensée engendrait tout cet univers parallèle au fur et à mesure qu’elle y songeait, que l’idée lui en venait. Il suffisait qu’Aurore-Marie imaginât en ses méninges chacun des détails de ces lieux improbables, pour qu’ils devinssent réels, palpables… Elle hasarda ses doigts aux murs, effleura les meubles, les bibelots. Tout était matériel, tangible.
Dans ce château en négatif, elle finit par croiser diverses personnes ne la remarquant pas. À la différence de la matière inerte ou anciennement organique, ces vivants demeuraient fantomatiques. C’étaient des ombres, à la consistance de celles des spirites, des domestiques peut-être. Aurore-Marie captait des virtualités d’êtres, des silhouettes non totalement matérialisées. Ces « esprits », elle ne s’en inquiéta pas ; elle les ressentait comme rassurants, familiers. Elle pensait que certains étaient ses chers disparus, ses grands-parents, sa mère, ses tantes, son petit frère, qu’elle voyait, obombrés (13) d’onirisme. Là, il y avait un garçonnet pareil à Louis, mais d’une autre nuance de cheveux, plus brune ! Il transportait une boîte de soldats de plomb. Tous ces faux fantômes s’affairaient en leurs occupations quotidiennes, indifférents à elle. Rassérénée par ces présences d’outre-tombe ici vivantes, Aurore-Marie recouvra d’instinct l’itinéraire du chemin vers l’autre elle-même qu’elle pressentait s’approchant. Après un dernier escalier, elle débusqua le boudoir où cette autre nichait. Elle entendit, un peu distante, avec une émotion qui la remua, la voix aimée de la mère appelant :
« Marie-Aurore, il est l’heure de dîner. Alphonsine monte te chercher.
— J’arrive dans un instant, Mère. »
Le prénom aussi était inversé. Lors, retenant un sanglot, Aurore-Marie franchit le seuil du boudoir, s’offrant toute à la vue de l’autre elle-même. Enfin, elles se rencontraient. Aurore-Marie ne put réprimer un hoquet à cette apparition désirée et sidérante de vénusté (14).
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Elle était assise, devant une écritoire, occupée à composer un poème en strophes aux rimes entrecroisées ou embrassées. Elle écrivait de la main gauche. Elle était brune, d’un brun de jais lumineux, orfévré de reflets bleus, coiffée d’anglaise, splendide, grand’belle ! La coupe de sa robe ivoirine différait de celles en usage en l’autre 1876 : elle avait conservé cet aspect apprêté, empesé d’empois (15), encagé d’osier, en usage dix ans plus tôt. Aurore-Marie fit ce constat : comme pour les poupées de tantôt, la mode des dessous était demeurée aux longs pantalons de broderie tombant jusqu’aux chevilles. Cela seyait à ravir à la noire enfant à l’incarnat mat, dont les prunelles d’alabandine (16), graves, dévisagèrent l’intruse, la visiteuse blonde. Son corsage s’agrémentait d’un tablier et d’une ceinture aussi blanche que le reste de sa toilette. Elle affirmait ainsi sa qualité de vierge, de vestale des belles-lettres. Ses longues anglaises d’ébène à la brillance hors normes, ornées de padoues (17) roses, rappelaient celles de la courtisane Marie Duplessis, ajoutant à sa beauté d’exception. Seule la forme de son visage, cet ovale triangulaire, félin, elfique, ressemblaient à sa jumelle inverse. Mais ses attitudes, sa gestuelle affectée, les expressions de sa face, revêtaient un je-ne-sais-quoi troublant, parce que, depuis toujours, Aurore-Marie avait préféré les cheveux noirs. Elle se fût souhaitée brune, si Dieu l’avait voulu. De plus, cette affection qu’avec une irrépressible brusquerie elle ressentait présentement, allait au-delà d’un simple saphisme éphébophile (18). Elle revêtait une autre forme, variante du narcissisme : en aimant cette fillette aux boucles d’ébène, Aurore-Marie s’enamourait de son double en négatif, la substituant à elle, s’essayant à concrétiser la relation charnelle qui, immanquablement, aurait surgi entre elles-deux après la nubilité… si la jalousie criminelle ne l’avait pas emporté. Ç’aurait été une affection sororale saphique irrépressible… un inceste anandryn (19) entre fausses jumelles, un onanisme dual…

« Double, ô mon Double, je suis Toi, Tu es moi… / Aimons-nous de tout notre cœur, de toute notre âme, / De toute notre chair et de toutes nos forces, / Unissons nos corps en une unique Femme… », écrirait en 1891 Aurore-Marie en ces vers immoraux, modernes par leur abandon de la rime, en cette expression sublime des amours gémellaires, d’entre soi-même, constituant la matière infâme de son recueil posthume Pages arrachées au Pergamen de Sodome. Notre poétesse inspirée saurait s’en souvenir dans une autre œuvre, un roman odieux d’obscénité : Le Trottin. 

À l’intromission duale, Marie-Aurore n’avait pas tressailli. Cette intrusion n’était pas une surprise. Elle attendait la doublure. Elle avait senti son esprit à la coiffe blondine planer, de l’autre côté de sa propre psyché.
Malgré les obscurcissements de ce boudoir, communs à tout cet au-delà photographique, Marie-Aurore était la seule qui apparût nette au regard de sa déjà rivale. Le boudoir lui servait de sanctuaire, de petit coin intime, de conceptacle (20) nécessaire à son inspiration. Elle y sollicitait les muses. Lacroix-Laval était le corps macrocosme symbolique, le présent boudoir la gésine placentaire où les poèmes-fœtus se développaient jusqu’à leur accouchement de papier. Aurore-Marie avait en quelque sorte violé le sanctuaire, remonté ses voies naturelles architectoniques en quête du Saint des Saints où se concevaient les œuvres de la plume. Elle était l’infestation intruse de l’outre-lieu. La psyché avait servi de sexe, d’interface entre l’extérieur et l’intérieur de cet organisme maternel. Mais il y avait risque qu’Aurore-Marie fût traitée comme un parasite que le Lacroix-Laval numéro deux pouvait éradiquer. Or il n’en était rien, car Aurore-Marie avait été acceptée car désirée par l’alter ego brun.
Afin que la destination de ce lieu utérin fût des plus explicites, Marie-Aurore avait fait installer une petite bibliothèque dans cette pièce aux dimensions modestes. Sur les rayonnages, les auteurs du Bas Empire romain dominaient : Ammien Marcellin, Ausone, Orose, Macrobe, Boèce, Sidoine Apollinaire. Les maroquins cramoisis alternaient avec les volumes reliés en cuir de Russie anthracite. L’ouvrage le plus consulté, un peu fatigué par les lectures multiples, était le fascinant Commentaire sur le Songe de Scipion. C’étaient des œuvres rédigées en un latin de la décadence, des invasions barbares, en une langue altérée, polluée par les fermentations putrides de la mort annoncée de la civilisation antique. Marie-Aurore était comme sa duale une décadente juvénile. Toutes deux pourraient communier en une entente intellectuelle complète. Merveilleux mais trop inespéré.  
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Oui, tout était trop beau là-bas, trop parfait, trop idéal ! C’était lénitif, euphorisant, puéril ! Lors, Marie-Aurore ouvrit la bouche :
« Vous prîtes une excellente décision à me rejoindre diligemment, fit-elle. Je vous attendais, ma mie. Je vis tout ; comment expira votre mère – paix à ses cendres ! – la manière dont vous succombâtes à votre crise de chagrin, lorsque vous franchîtes l’horizon de cette psyché pendant de la mienne ! »
La préciosité de ses paroles aux douces inflexions battait Aurore-Marie sur son propre terrain.
« Vous vous affranchîtes fort bien de cet outre-espace-ci ! Bien joué, ma sœur d’ailleurs ! Nous sommes sœurs, n’est-il pas ? Vous coïncidâtes avec moi dans votre action d’extirpation de la matrice maternelle, me trompé-je ? Vous naquîtes bien, comme moi, le 4 mai 1863 à matines ?
— Oui-da » acquiesça Aurore-Marie.
Elle était tout en grâce. Elle s’exprimait avec des tournures anglomanes, peu communes. Elle usait à ravir de ce passé simple si peu goûté dans l’art de la conversation.
« Figurez-vous, ô jumelle aux cheveux de vieil or, que le poëme présentement en voie d’achèvement, ici, sur l’écritoire, doit vous être dédié. J’irai le classer dans cette chemise, où se trouvent tous mes vers constitutifs de mon recueil, Le Cénotaphe théogonique, voué à une publication prochaine. »
Elle désigna d’un geste doux une chemise in-quarto cartonnée, allumant une lueur d’avidité dans les yeux de la rivale.
« Vous avez de bien belles prunelles. Au miroir, je ne m’en étais point aperçue. Veuillez me pardonner. Peut-être faudrait-il que vous lisiez quelques-unes de mes œuvres ? »
Elle se saisit de l’objet convoité, en extirpa un poème, dont le folio, marqué d’une écriture délicate bien que décidée et franche, fut remis aux mains d’Aurore-Marie.
« Lisez à haute-voix, je vous prie. »

La jeune fille débuta. Marie-Aurore feignit une écoute attentionnée, mais, se ravisant, préféra terminer la poésie en cours, avant de la signer. Elle mit le point final au vers ultime, y apposa sa signature affectée : Marie d’Aurore. La date compléta le poème : 1erseptembre 1876. Tirant une montre dont la chaîne pendait à sa châtelaine (21), la brune enfant marmotta : « Alphonsine tarde bien. Je l’ai connue plus prompte à venir me chercher. Louis a dû maugréer, faire des siennes comme souvent ! »
Cependant, Aurore-Marie dodelinait, se balançait, hallucinée, bercée par le rythme et la musicalité des strophes :

La rose ptolémaïque


Le suc au doigt blessé du grain d'ampélopsis
Par l'amuïssement fortuit des novices d'Eleusis
Dégoutta de la trémière rose aux pétales blancs du lys (…)

Ne pouvant poursuivre, elle s’interrompit, terrassée par l’émotion. Jamais elle n’atteindrait un tel niveau d’écriture, elle qui s’escrimait vainement depuis l’âge de huit ans, ne produisant que des bluettes naïves, insignifiantes. Enfonçant le couteau dans la plaie vive de l’envie, Marie d’Aurore tortura la duale en récitant l’autre œuvre, ce sans titre à l’encre encor fraîche :

Je pleure l’amour enfui seulette en mon palais.
Tourangelle de buis, morvandelle de blé
Pastourelle au flageolet flûtiau qui en la prime enfance
Jouait la tarentelle et encor d’autres danses. (…)

C’en fut trop. Aurore-Marie se résolut : il lui fallait convaincre Marie-Aurore de passer de l’autre côté avec ses poèmes. Elle l’enjôlerait, la duperait puis l’éliminerait, définitivement. Il ne devait exister qu’une Aurore-Marie poétesse sur terre. Tandis que le pas lourd de la domestique se faisait enfin entendre, Mademoiselle Aurore-Marie Victoire de Lacroix-Laval empoigna la main gauche de Marie-Aurore Victorine de Lacroix-Laval. La puissance inespérée de cette poigne droite la subjugua. La future baronne de Lacroix-Laval subodorait que Marie-Aurore était une jumelle gauchère inversée. En Marie d’Aurore, elle supposait que tous les viscères s’opposaient aux siens, disposés en miroir, asymétriques, ce qui posait la question de sa viabilité en l’autre monde. Le contact de ces deux mains eut des effets inattendus. L’une l’autre se comportèrent comme s’il se fût agi d’un léger heurt matière/antimatière, entre deux mondes souffrant d’une ténue dissymétrie des forces les rendant incompatibles. Les deux mains parurent fusionner, s’accoler, en émettant force éclairs bleutés. Des rayons d’énergie émanaient d’elles, s’en extrayaient, en une diffraction, une déviation quantique des photons.
« Viens avec moi avec tes poëmes, dit tout simplement Aurore-Marie. Tu es mon invitée. Je suis si seule et triste. Console-moi. »
Marie d’Aurore fléchit. Alphonsine arrivait, aussi spectrale que les autres. Elle était sans danger pour Aurore-Marie, mais pouvait-elle retenir la doublure ? Elle usa d’un biais, murmurant, à l’oreille de celle qui lui parut soumise, ce qu’il lui fallait dire, afin de rassurer cette copie de sa fidèle servante.
Marie d’Aurore répéta mot pour mot les paroles susurrées par les lèvres vénéneuses du double :
 « Laissez-moi Alphonsine. J’éprouve une petite faiblesse et n’ai qu’un chiche appétit. Je souhaiterais absorber quelque tisane. »

Il était logiquement prévisible que Marie d’Aurore se pliât aussi facilement à la volonté d’Aurore-Marie. La gémellité issue de la psyché imposait qu’elles possédassent le même fonctionnement commun du cerveau, et il était indéniable qu’au contact magnétique des mains, toutes deux avaient fusionné en esprit. La brune enfant, exécutant les volontés de la rivale, tira de la chemise qu’elle avait désignée un petit cahier contenant les brouillons manuscrits de ses poèmes et le fourra dans la poche de son tablier.
La future baronne de Lacroix-Laval, tenant fermement par la taille celle qu’elle jalousait, l’obligea à rejoindre le lieu de jonction entre les deux mondes, sans que Marie d’Aurore résistât, telle une poupée dépourvue de volonté. Elles passèrent parmi les nuées de fantômes indifférents à leur duo. Enfin, elles furent dans la chambre du passage, devant la psyché coupable de ce transport extraordinaire.
« Passe devant, franchis le miroir te dis-je… Je te suivrai, ma mie… » dit la future criminelle en des inflexions hypocrites, achevant d’endormir le peu de méfiance et de réticences qui eussent pu subsister en la personnalité de la belle enfant. Marie d’Aurore s’exécuta ; l’autre la suivit, comme franchissant l’onde d’un lac opalescent scintillant de milliers de lueurs ogivales et fugaces au soleil déclinant. Au surgissement du duo de la glace, la lumière eût dû dévier, se réfracter, en cela qu’un dérangement venait de se produire dans l’agencement de l’édifice universel.
Nullement déstabilisée, Marie d’Aurore se contenta de cligner des yeux, en présence de l’autre chambre. Elle notait les différences avec sa pièce familière, comme en un de ces jeux puérils où il s’agit de repérer les sept divergences entre deux dessins naïfs. Le lieu était certes cossu ; les meubles de prix dénotaient un goût aristocratique certain, mais une atmosphère glauque, lugubre, s’en dégageait, alors qu’en son propre univers, Marie d’Aurore vivait dans la joie et la lumière.
Marie-Aurore eut à cœur de s’enquérir des poupées dont elle supposait qu’elles existassent là, parce qu’il eût été affligeant qu’on privât une fillette des joujoux indispensables à son divertissement. À ses questionnements, Aurore-Marie fut peu diserte, se contentant d’un vague grommellement signifiant : « Père m’a punie et a caché tous mes jouets. »
 « Plutôt que de simuler avec des amies de cire et de porcelaine, nous allons toutes deux au jardin faire cela pour de bon. Il n’est plus temps de poursuivre la comédie. » ajouta-t-elle.
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Marie d’Aurore aurait pu s’inquiéter des dernières paroles prononcées d’un ton détaché par la bouche amère de son double imparfait. Aurore-Marie aimait à musarder et à baguenauder dans le jardin de Lacroix-Laval, à y inviter quelquefois des amies aussi snobs et distinguées qu’elle. Aussi, bien qu’elle fût en deuil, de par l’absence du père en voyage pour régler les affaires de succession, nul dans la domesticité ne s’étonna de voir la jeune fille tenir la main d’une ravissante brunette à la toilette un peu démodée, et la conduire au belvédère où une table et des chaises cannelées semblaient les attendre pour le thé. Au soleil, il était quatre heures de l’après-midi. Aurore-Marie mesura que, là-bas, comme ici, le temps avait filé ordinairement.
Le service à thé reposait, un service de Chine marqué du lambel (22) des Lacroix-Laval, deux L entrelacés, serpentins, sensuels, en une union à la fois mystique et scabreuse.
« Que souhaiteriez-vous prendre ? Nous avons des assortiments de thés anglais des Indes… Darjeeling, Earl Grey, Orange Jaipur, du thé vert à la menthe aussi. 
— Je me contenterai de quelques gorgées d’orangeade bien fraîche. Il fait quelque peu chaud encore en cette arrière-saison et je ressens une grand’soif.
— C’est que… Nous n’en avons point. Mis à part de l’orgeat, je ne puis vous offrir autre chose que du thé, ma mie. »
D’instant en instant, Marie d’Aurore paraissait toujours plus subjuguée par sa compagne. Elle fixait la ciselure de la bouche, ressentait une sorte d’enchantement prendre possession d’elle. La robe noire de sa compagne, d’un rigorisme espagnol, la fascinait, car elle engendrait un vif contraste avec la pâleur de son épiderme, les cernes de ses grands yeux ambrés marqués par la douleur, et par-dessus tout, elle éprouvait une obsession irréfrénable pour cette chevelure soyeuse tire-bouchonnée, aux mille dorures subtiles, entrecroisée d’éclats blonds-roux, diamantée par un soleil déclinant qui s’en venait frapper le belvédère ornementé de vasques moussues d’où s’échappaient des bouquets odoriférants, composés de toutes les senteurs fleuries de la fin de l’été.
« Tant pis, fit la rivale aux boucles de jais. Je prendrai une tasse d’Orange Jaipur.
— Je m’occupe de la bouilloire et je reviens. »
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Marie d’Aurore l’attendit, profitant de ce laps de temps pour s’abandonner à une rêverie poétique dont les cheveux blonds de la nouvelle amie constituaient la principale source d’inspiration. Ses sens s’éveillaient à quelque chose d’étrange, à l’orée gémellaire des affections saphiques ; elle s’enhardissait à souhaiter qu’Aurore-Marie ôtât sa résille et défît toutes les épingles retenant ce plantureux ensemble digne de Marie de Magdala, parure de la pécheresse qui, cependant, passait à l’action. Aurore-Marie savait doser les médicaments, les électuaires, les thériaques, les opiats (23), afin qu’ils devinssent de foudroyants poisons. Il suffisait d’ajouter l’infinitésimale goutte de ciguë au désaltérant breuvage pour que l’efficience de cette potion de mort, mélangée au thé à l’orange (un parfum d’écorce forte) fût totale et comblât l’envie de meurtre de la jalouse.
Aurore-Marie apporta un plateau avec la théière dont le col laissait échapper des corolles.
« Attention, il est bouillant. »
Marie d’Aurore désira que la boisson refroidît quelque peu, car elle craignait de brûler ses muqueuses délicates.
Elle balbutia :
« Vos cheveux sentent bon… Avec quoi les parfumez-vous ?
— Je les humecte d’essence de violette et de néroli (24).
— Puis-je toucher ?
— Je vous le permets. »
C’était là la dernière faveur accordée à celle qui doit mourir. Aurore-Marie défit toutes les épingles qui retenaient sa splendide parure qui cascada jusqu’à ses mollets. Alors, Marie d’Aurore s’y noya toute, humant cet orpiment (25) miellé et fabuleux, se grisant de ses exhalaisons, caressant les douces mèches parfumées, les embrassant, les parcourant de l’ourlet de ses lèvres, s’en délectant en un jeu troublant et vertigineux de Gomorrhe. Son cœur battait à grands coups, presque à en meurtrir sa gorge de nymphe. Enivrée, elle se détacha de cette masse de prostituée de Babylone miniature, puis, sans marquer la moindre hésitation, but d’un seul trait la tasse d’Orange Jaipur.
Les convulsions survinrent, immédiates. Marie d’Aurore ne put que balbutier un « Quoi ? » prosaïque et dérisoire tandis qu’elle se tordait de douleur et s’affaissait en vomissant, empoissant sa robe de vierge pure. Son forfait accompli, Aurore-Marie contempla le cadavre. Un phénomène étrange advint : la morte devint luminescente, phosphora quelques instants, puis parut s’étioler, se désagréger particule par particule, pour ne plus demeurer que sous l’aspect de traces d’une poussière collante, qui adhérait aux bottines d’Aurore-Marie telle une poix insane.

Seul demeura de Marie d’Aurore le tant convoité cahier de poèmes, qu’elle avait placé dans la poche du tablier agrémentant sa vêture virginale. Aurore-Marie le ramassa : il contenait tout le recueil désiré, dans son style parnassien inoubliable. Elle en déchiffra le titre, afin de vérifier s’il concordait avec les dires de la défunte : Le Cénotaphe théogonique, à l’hermétisme insigne. Une usurpation littéraire débutait.





Notes :

1 Obituaire : qui se rapporte à la célébration du repos de l’âme d’un défunt.
2 Inerme : inoffensif, impuissant.
3 Squirre : tumeur maligne.
4 Extravasé : répandu hors des vaisseaux (pour le sang) ou du corps (pour tout liquide).
5 Persicaire : plante herbacée.
6 Orfrazé : orné d’une étoffe brodée d’or.
7 Laudanum : teinture alcoolique d’opium, utilisée naguère comme sédatif.
8 Speculum : miroir en latin.
9 Trémulation : tremblement léger et rapide.
10 Exsufflation : action d’évacuer de l’air.
11 Aîtres : pluriel du mot aître (bâtiment ou partie d’un bâtiment).
12 Encaustique : solution de cire dissoute dans un solvant.
13 Obombré : couvert d’ombre.
14 Vénusté : beauté gracieuse.
15 Empois : poudre d’amidon.
16 Alabandine : grenat rouge foncé.
17 Padoue : ruban de soie.
18 Ephébophile : qui est attiré par les adolescents.
19 Anandryn :  masculinisation du mot anandryne, c’est-à-dire lesbienne.
20 Conceptacle : réceptacle, matrice.
21 Châtelaine : chaîne d’orfèvrerie attachée à la ceinture.
22 Lambel : blason, armoiries.
23 Electuaire, thériaque, opiat : remède, médicament.
24 Néroli : essence tirée des fleurs de bigaradier ou d’oranger doux.
25 Orpiment : écaille dorée de sulfure d’arsenic, utilisée en peinture et en tannerie.

1 commentaire:

Christian Jannone a dit…

Le thème de la psyché est récurrent dans l'oeuvre photographique de Lady Clementina Hawarden (1822-1865), pionnière victorienne géniale au même titre que Julia Margaret Cameron et tristement méconnue chez nous.