Cette version, sous forme de nouvelle, vient de paraître dans le numéro 10 de la revue "L'Ampoule", en téléchargement gratuit sur le site des éditions de l'Abat-jour.
Aurore-Marie / Marie d’Aurore
(Christian Jannone)
À Lautréamont, Renée Vivien et Joris-Karl Huysmans
Toi,
Aurore-Marie de Saint-Aubain, baronne de Lacroix-Laval, princesse adulée des
lettres de cette fin du XIXe siècle, coqueluche des salons, que pensais-tu de
ton talent de poétesse ? Quelle était son origine inavouable,
cachée ?
Tous
l’ignoraient : si la qualité de prodige de la poésie avait été reconnue à
Aurore-Marie depuis l’âge de quatorze ans, c’était à cause d’une usurpation
littéraire, une usurpation fantastique, irrationnelle. Aurore-Marie de
Lacroix-Laval avait assassiné celle qui eût pu nuire à ses ambitions après
qu’elle l’eut rencontrée de l’autre côté du miroir. Elle avait été telle
Alice, franchissant les parois d’une psyché, un an avant qu’elle accédât à la
célébrité, endeuillée de sa mère, découvrant une réplique des lieux où elle
poursuivait sa souffreteuse existence d’enfant mal aimée de son père. Dans cet
autre Lacroix-Laval, copie non conforme du sien, Marie-Aurore ou plutôt celle qui
signait ses poèmes Marie d’Aurore s’était révélée… Toi, Aurore-Marie,
tu revécus ton crime fondateur en princesse des lettres diaphane et décadente,
ténue comme un fantôme.
Septembre 1876 était en son jour premier,
clôture d’un été de chagrins, néfaste, obituaire (1), couronné par Dame la Mort
d’un diadème d’ossements qui s’était allé coiffer la tête décharnée de sa mère
emportée par ce cancer horrible. Jà cadavre, jà transie avant même le trépas
effectif, telles ces images sculptées du Moyen Âge tardif, puis bière close,
corps inerme (2) par son renoncement à lutter contre les fins dernières.
Baroque vanité par excellence.
Le mois d’août, en ce château de
Lacroix-Laval, près de Marcy, avait été accablant ; accablement de la
canicule, des miasmes, exhalaisons des chairs mourantes, des médicaments
inutiles, émanations d’une pré-pourriture due à ce squirre (3), à toutes ces
tumeurs chancies multipliées en cet organisme débilité d’une adorée maman, si
belle autrefois, si semblable à sa fille. Au porche, dans le vestibule, dans
les chambres et corridors, dans les escaliers, jusqu’au grenier, planaient
encore les fragrances de la décomposition, de la blettissure de la mère
bien-aimée, malgré toutes les cassolettes odoriférantes de substances
mentholées se répandant partout en la demeure. Bien qu’elle n’eût pas eu le
droit d’assister aux obsèques, Aurore-Marie avait été prise de nombreuses
défaillances causées autant par sa peine irrémissible que par sa fragilité de
primerose. Réfugiée au belvédère, nauséeuse, elle avait extravasé (4)
d’abondance près d’une persicaire (5), comme après l’absorption d’un puissant
émétique. Engoncée dans sa robe noire de deuil, Aurore-Marie s’était évanouie.
La fidèle Alphonsine l’avait prise en charge, fait porter dans sa chambre,
allongée sur le lit orfrazé (6) au ciel empli de damassures tombant mal à
propos, parce qu’y étaient représentées des bergeries allègres. Elle était
demeurée tout habillée, même pas déchaussée, et, quoique corset et autres
carcans qu’on lui avait imposés ce jour-là au nom des convenances la
tourmentassent grandement, Alphonsine était parvenue à l’apaiser, parce qu’au
verre d’orgeat qu’elle lui avait donné à boire, elle avait ajouté quelques
gouttes de laudanum (7), prémices à une accoutumance inextinguible. La
domestique avait été frappée par l’incarnat pellucide de la fillette de treize
ans, par ses yeux grand ouverts, fanaux d’ambre embrumés par les pleurs et par
le stupéfiant.
Une psyché, enchâssée dans une armature
d’ébène aux moulures tarabiscotées, s’imposa au regard de la malade. C’était le
speculum (8) par excellence, le miroir révélateur des contes.
Aurore-Marie, attirée par le reflet tentateur, se leva, essaya de surmonter les
trémulations (9) de son corps chétif, combattant l’enfièvrement de son front.
Eût-elle été sobre, aurait-elle vu ce qu’elle aperçut dans la glace ? Elle
ne s’illusionnait pas ! L’inversion normale du reflet n’était pas seule en
cause. De l’autre côté, la chambre
lui parut meublée différemment, plus claire, plus jolie. Sur une étagère, des
poupées s’y trouvaient alors qu’ici, le sévère et intransigeant Albéric avait
imposé à son enfant que toutes ses petites amies fussent enfermées dans un
placard, avec interdiction qu’elle y touchât, parce qu’il ne fallait pas qu’une
fillette portant le deuil de sa génitrice se réfugiât dans le giron sécurisant
mais infantile de ces confidentes faciles et mutiques pour qu’elles la
consolassent de l’irréversible perte. Elle avait supplié Père, dès après
l’exsufflation (10) ultime de celle qui l’avait engendrée. Elle l’avait vu
refermer le placard de ténèbres sur ses amies de cire, de porcelaine et de
biscuit, sur Ellénore, sur Ysoline, sur Ondine, sur Phidylé, à jamais. Père
avait caché la clef, sciemment, en un endroit inaccessible. Les poupées étant
lors de l’autre côté, Mademoiselle de Lacroix-Laval décida d’aller les
reprendre outre-lieu.
Aurore-Marie tendit un doigt, juste un,
et effleura la glace. Son reflet accomplissait le même geste. Les deux doigts
coïncidèrent, semblant n’en faire plus qu’un. Puis, sans crier gare, la
substance de verre fondit. Il se produisit un phénomène incongru de
fluidification de la matière. Elle s’engagea en cette glace, y pénétra
résolument, sans se poser de question. Ce qui était, était. Qu’importait que ce
fût une simple manifestation illusoire de son délire ! Elle fut lors ailleurs, dans sa chambre bis.
Aurore-Marie ne pouvait expliquer comment
cette faculté de franchir la psyché lui était venue. Etait-ce une opération du
Saint Esprit ? Etait-elle mue, guidée, par quelque tiers suprahumain,
qu’elle n’appréhendait pas, dont elle ignorait nature et provenance ?
C’était la première fois qu’un tel phénomène lui arrivait. Elle s’en ébaudit.
Aussitôt, une nouvelle impression la
domina ; c’était comme un sentiment d’allègement optimal. Elle ne pesait plus
rien. Même, elle flottait, au-dessus du parquet latté et vernissé. Etait-elle
devenue ectoplasme ? Elle avait eu écho des expériences spirites, des
tables tournantes que feues ses grand-tantes Philippa et Olympe avaient
pratiquées en séances régulières. Non, ce n’était pas une décorporation !
Observant la face du miroir qu’elle avait quittée, son monde, elle n’aperçut
pas son double allongé sur le lit, mais se vit debout, telle qu’ici, inverse.
Elle toucha de nouveau la glace : la fluidité avait disparu, le passage
était clos.
Elle observa la literie, le mobilier, les
poupées. C’étaient bien elles, avec des vêtures identiques, bien qu’elles
différassent par d’infimes détails, dans la coupe des robes, dans la coiffure
tout particulièrement. Elle voulut s’en saisir, tendant les mains vers celle
qu’elle préférait, Ellénore, d’un blond roux, aux joues rosées, à la longue
natte tressée ornée d’une faveur émeraude.
« Mignarde mie, ô mignarde
mie » murmura-t-elle.
Les pantalons de la poupée dépassaient de
ses jupes empesées ; on les portait donc ici aussi longs que trente années
plus tôt. Aurore-Marie allait serrer Ellénore contre son cœur, la bercer,
lorsqu’elle se ravisa : « Si je volais quelqu’un ? Si la
propriétaire de ces poupées n’était pas moi-même mais une autre fillette fort
différente ? » soliloqua-t-elle.
Bien que les persiennes fussent ouvertes
(c’était un radieux après-midi de septembre), Aurore-Marie avait l’impression
d’une relative opacité des aîtres (11). La clarté de cette pièce n’était point
obscurcie, mais surnaturelle. Elle s’approcha de la méridienne, meuble
absent de l’autre côté. C’était cela : un camaïeu sépia rendait les
contours incertains, les couleurs presque monochromes. Elle croyait s’être
aventurée dans une photographie, une de ces épreuves préraphaélites, telles les
œuvres de Julia Margaret Cameron. De fait, elle pensa que la monochromie ocrée,
jaunâtre, était imposée par la nature même de cet outre-lieu cliché
tridimensionnel : qui disait reflet photographique signifiait négatif.
Elle se résolut à quitter la chambre, à
partir à la rencontre de ceux qui habitaient ce Lacroix-Laval-là. Elle ouvrit
la porte, franchit le seuil, referma l’huis avec délicatesse. Plus rien dans
l’agencement des corridors ne sembla correspondre à son décorum familier :
tout était inversé.
Elle marcha, ayant toujours l’impression
de se déplacer en flottant comme un pur esprit. Elle glissait dans le flou, au
sein d’une propriété dédaléenne où elle ne se repérait plus, franchissant
pièces, antichambres, escaliers, avec une facilité déconcertante, ne ressentant
aucun effort musculaire, se promenant en ce Lacroix-Laval second, dupliqué
telle l’autre partie d’un sablier, château à la vastitude insoupçonnée, aux
dimensions tourneboulées, dans des enfilades de salons démultipliés à loisir.
Ce lacis de couloirs, de pièces, dont ses narines humaient les émanations
d’encaustique (12), dégageait une impression d’immensité non fortuite. Un
sentiment des plus dérangeants traversa le cerveau de la jeune orpheline,
sentiment qui muta en questionnement insoluble : elle crut que sa propre
pensée engendrait tout cet univers
parallèle au fur et à mesure qu’elle y songeait, que l’idée lui en venait.
Il suffisait qu’Aurore-Marie imaginât en ses méninges chacun des détails de ces
lieux improbables, pour qu’ils devinssent réels, palpables… Elle hasarda ses
doigts aux murs, effleura les meubles, les bibelots. Tout était matériel, tangible.
Dans ce château en négatif, elle finit
par croiser diverses personnes ne la remarquant pas. À la différence de la
matière inerte ou anciennement organique, ces vivants demeuraient
fantomatiques. C’étaient des ombres, à la consistance de celles des spirites,
des domestiques peut-être. Aurore-Marie captait des virtualités d’êtres,
des silhouettes non totalement matérialisées. Ces « esprits », elle
ne s’en inquiéta pas ; elle les ressentait comme rassurants, familiers.
Elle pensait que certains étaient ses chers disparus, ses grands-parents, sa
mère, ses tantes, son petit frère, qu’elle voyait, obombrés (13) d’onirisme.
Là, il y avait un garçonnet pareil à Louis, mais d’une autre nuance de cheveux,
plus brune ! Il transportait une boîte de soldats de plomb. Tous ces faux
fantômes s’affairaient en leurs occupations quotidiennes, indifférents à elle.
Rassérénée par ces présences d’outre-tombe ici vivantes, Aurore-Marie recouvra d’instinct l’itinéraire du chemin vers
l’autre elle-même qu’elle pressentait s’approchant. Après un dernier
escalier, elle débusqua le boudoir où cette
autre nichait. Elle entendit, un peu distante, avec une émotion qui la
remua, la voix aimée de la mère appelant :
« Marie-Aurore, il est l’heure de
dîner. Alphonsine monte te chercher.
— J’arrive dans un instant, Mère. »
Le prénom aussi était inversé. Lors,
retenant un sanglot, Aurore-Marie franchit le seuil du boudoir, s’offrant toute
à la vue de l’autre elle-même. Enfin,
elles se rencontraient. Aurore-Marie ne put réprimer un hoquet à cette
apparition désirée et sidérante de vénusté (14).
Elle était assise, devant une écritoire,
occupée à composer un poème en strophes aux rimes entrecroisées ou embrassées. Elle écrivait de la main gauche. Elle était brune, d’un brun de jais
lumineux, orfévré de reflets bleus, coiffée d’anglaise, splendide, grand’belle !
La coupe de sa robe ivoirine différait de celles en usage en l’autre 1876 : elle avait conservé cet aspect apprêté, empesé d’empois (15),
encagé d’osier, en usage dix ans plus tôt. Aurore-Marie fit ce constat :
comme pour les poupées de tantôt, la mode des dessous était demeurée aux longs
pantalons de broderie tombant jusqu’aux chevilles. Cela seyait à ravir à la
noire enfant à l’incarnat mat, dont les prunelles d’alabandine (16), graves,
dévisagèrent l’intruse, la visiteuse blonde. Son corsage s’agrémentait d’un
tablier et d’une ceinture aussi blanche que le reste de sa toilette. Elle
affirmait ainsi sa qualité de vierge, de vestale des belles-lettres. Ses
longues anglaises d’ébène à la brillance hors normes, ornées de padoues (17)
roses, rappelaient celles de la courtisane Marie Duplessis, ajoutant à sa
beauté d’exception. Seule la forme de son visage, cet ovale triangulaire,
félin, elfique, ressemblaient à sa jumelle inverse. Mais ses attitudes, sa
gestuelle affectée, les expressions de sa face, revêtaient un je-ne-sais-quoi
troublant, parce que, depuis toujours, Aurore-Marie avait préféré les cheveux
noirs. Elle se fût souhaitée brune, si Dieu l’avait voulu. De plus, cette
affection qu’avec une irrépressible brusquerie elle ressentait présentement,
allait au-delà d’un simple saphisme éphébophile (18). Elle revêtait une autre
forme, variante du narcissisme : en aimant cette fillette aux boucles
d’ébène, Aurore-Marie s’enamourait de son double en négatif, la substituant à
elle, s’essayant à concrétiser la relation charnelle qui, immanquablement,
aurait surgi entre elles-deux après la nubilité… si la jalousie criminelle ne
l’avait pas emporté. Ç’aurait été une affection sororale saphique
irrépressible… un inceste anandryn (19) entre fausses jumelles, un onanisme
dual…
« Double, ô mon Double, je suis
Toi, Tu es moi… / Aimons-nous de tout notre cœur, de toute notre âme, / De
toute notre chair et de toutes nos forces, / Unissons nos corps en une unique
Femme… », écrirait
en 1891 Aurore-Marie en ces vers immoraux, modernes par leur abandon de la
rime, en cette expression sublime des amours gémellaires, d’entre soi-même,
constituant la matière infâme de son recueil posthume Pages arrachées
au Pergamen de Sodome. Notre poétesse inspirée saurait s’en souvenir dans
une autre œuvre, un roman odieux d’obscénité : Le Trottin.
À l’intromission duale, Marie-Aurore
n’avait pas tressailli. Cette intrusion n’était pas une surprise. Elle attendait la doublure. Elle avait senti son esprit à la coiffe
blondine planer, de l’autre côté de sa propre psyché.
Malgré les obscurcissements de ce
boudoir, communs à tout cet au-delà
photographique, Marie-Aurore était la seule qui apparût nette au regard de sa
déjà rivale. Le boudoir lui servait de sanctuaire, de petit coin intime, de
conceptacle (20) nécessaire à son inspiration. Elle y sollicitait les muses.
Lacroix-Laval était le corps macrocosme symbolique, le présent boudoir la
gésine placentaire où les poèmes-fœtus se développaient jusqu’à leur accouchement
de papier. Aurore-Marie avait en quelque sorte violé le sanctuaire, remonté
ses voies naturelles architectoniques en quête du Saint des Saints où se
concevaient les œuvres de la plume. Elle était l’infestation intruse de
l’outre-lieu. La psyché avait servi de sexe, d’interface entre l’extérieur
et l’intérieur de cet organisme maternel. Mais il y avait risque
qu’Aurore-Marie fût traitée comme un parasite que le Lacroix-Laval numéro deux pouvait éradiquer. Or il
n’en était rien, car Aurore-Marie avait été acceptée car désirée par
l’alter ego brun.
Afin que la destination de ce lieu utérin
fût des plus explicites, Marie-Aurore avait fait installer une petite
bibliothèque dans cette pièce aux dimensions modestes. Sur les rayonnages, les
auteurs du Bas Empire romain dominaient : Ammien Marcellin, Ausone, Orose,
Macrobe, Boèce, Sidoine Apollinaire. Les maroquins cramoisis alternaient avec
les volumes reliés en cuir de Russie anthracite. L’ouvrage le plus consulté, un
peu fatigué par les lectures multiples, était le fascinant Commentaire sur
le Songe de Scipion. C’étaient des œuvres rédigées en un latin de la
décadence, des invasions barbares, en une langue altérée, polluée par les
fermentations putrides de la mort annoncée de la civilisation antique.
Marie-Aurore était comme sa duale une
décadente juvénile. Toutes deux pourraient communier en une entente
intellectuelle complète. Merveilleux mais trop inespéré.
Oui, tout était trop beau là-bas, trop parfait, trop idéal !
C’était lénitif, euphorisant, puéril ! Lors, Marie-Aurore ouvrit la
bouche :
« Vous prîtes une excellente
décision à me rejoindre diligemment, fit-elle. Je vous attendais, ma mie. Je
vis tout ; comment expira votre mère – paix à ses cendres ! – la
manière dont vous succombâtes à votre crise de chagrin, lorsque vous franchîtes
l’horizon de cette psyché pendant de la mienne ! »
La préciosité de ses paroles aux douces
inflexions battait Aurore-Marie sur son propre terrain.
« Vous vous affranchîtes fort bien
de cet outre-espace-ci ! Bien joué, ma sœur d’ailleurs ! Nous sommes
sœurs, n’est-il pas ? Vous coïncidâtes avec moi dans votre action
d’extirpation de la matrice maternelle, me trompé-je ? Vous naquîtes bien,
comme moi, le 4 mai 1863 à matines ?
— Oui-da » acquiesça Aurore-Marie.
Elle était tout en grâce. Elle s’exprimait avec des
tournures anglomanes, peu communes. Elle usait à ravir de ce passé
simple si peu goûté dans l’art de la conversation.
« Figurez-vous, ô jumelle aux
cheveux de vieil or, que le poëme présentement en voie d’achèvement, ici, sur
l’écritoire, doit vous être dédié. J’irai le classer dans cette chemise, où se
trouvent tous mes vers constitutifs de mon recueil, Le Cénotaphe
théogonique, voué à une publication prochaine. »
Elle désigna d’un geste doux une chemise
in-quarto cartonnée, allumant une lueur d’avidité dans les yeux de la rivale.
« Vous avez de bien belles
prunelles. Au miroir, je ne m’en étais point aperçue. Veuillez me pardonner.
Peut-être faudrait-il que vous lisiez quelques-unes de mes œuvres ? »
Elle se saisit de l’objet convoité, en
extirpa un poème, dont le folio, marqué d’une écriture délicate bien que
décidée et franche, fut remis aux mains d’Aurore-Marie.
« Lisez à haute-voix, je vous
prie. »
La jeune fille débuta. Marie-Aurore
feignit une écoute attentionnée, mais, se ravisant, préféra terminer la poésie
en cours, avant de la signer. Elle
mit le point final au vers ultime, y apposa sa signature affectée : Marie
d’Aurore. La date compléta le poème : 1erseptembre 1876. Tirant
une montre dont la chaîne pendait à sa châtelaine (21), la brune enfant
marmotta : « Alphonsine tarde bien. Je l’ai connue plus prompte à
venir me chercher. Louis a dû maugréer, faire des siennes comme
souvent ! »
Cependant, Aurore-Marie dodelinait, se
balançait, hallucinée, bercée par le rythme et la musicalité des
strophes :
La rose ptolémaïque
Le suc au doigt blessé du grain
d'ampélopsis
Par l'amuïssement fortuit des novices
d'Eleusis
Dégoutta de la trémière rose aux pétales
blancs du lys (…)
Ne pouvant poursuivre, elle
s’interrompit, terrassée par l’émotion. Jamais elle n’atteindrait un tel niveau
d’écriture, elle qui s’escrimait vainement depuis l’âge de huit ans, ne
produisant que des bluettes naïves, insignifiantes. Enfonçant le couteau dans
la plaie vive de l’envie, Marie d’Aurore tortura la duale en récitant l’autre
œuvre, ce sans titre à l’encre encor fraîche :
Je pleure l’amour enfui seulette en mon
palais.
Tourangelle de buis, morvandelle de blé
Pastourelle au flageolet flûtiau qui en
la prime enfance
Jouait la tarentelle et encor d’autres
danses. (…)
C’en fut trop. Aurore-Marie se
résolut : il lui fallait convaincre Marie-Aurore de passer de l’autre côté
avec ses poèmes. Elle l’enjôlerait, la duperait puis l’éliminerait, définitivement.
Il ne devait exister qu’une Aurore-Marie poétesse sur terre. Tandis que le
pas lourd de la domestique se faisait enfin entendre, Mademoiselle Aurore-Marie
Victoire de Lacroix-Laval empoigna la main gauche de Marie-Aurore Victorine de
Lacroix-Laval. La puissance inespérée de cette poigne droite la subjugua. La future
baronne de Lacroix-Laval subodorait que Marie-Aurore était une jumelle gauchère
inversée. En Marie d’Aurore, elle supposait que tous les viscères s’opposaient
aux siens, disposés en miroir, asymétriques, ce qui posait la question de sa
viabilité en l’autre monde. Le
contact de ces deux mains eut des effets inattendus. L’une l’autre se
comportèrent comme s’il se fût agi d’un léger heurt matière/antimatière, entre
deux mondes souffrant d’une ténue dissymétrie des forces les rendant
incompatibles. Les deux mains parurent fusionner, s’accoler, en émettant force
éclairs bleutés. Des rayons d’énergie émanaient d’elles, s’en extrayaient, en
une diffraction, une déviation quantique des photons.
« Viens avec moi avec tes poëmes,
dit tout simplement Aurore-Marie. Tu es mon invitée. Je suis si seule et
triste. Console-moi. »
Marie d’Aurore fléchit. Alphonsine
arrivait, aussi spectrale que les autres.
Elle était sans danger pour Aurore-Marie, mais pouvait-elle retenir la
doublure ? Elle usa d’un biais, murmurant, à l’oreille de celle qui
lui parut soumise, ce qu’il lui fallait dire, afin de rassurer cette copie de sa fidèle servante.
Marie d’Aurore répéta mot pour mot les
paroles susurrées par les lèvres vénéneuses du double :
« Laissez-moi Alphonsine. J’éprouve
une petite faiblesse et n’ai qu’un chiche appétit. Je souhaiterais absorber
quelque tisane. »
Il était logiquement prévisible que Marie
d’Aurore se pliât aussi facilement à la volonté d’Aurore-Marie. La gémellité
issue de la psyché imposait qu’elles possédassent le même fonctionnement commun
du cerveau, et il était indéniable qu’au contact magnétique des mains, toutes
deux avaient fusionné en esprit. La
brune enfant, exécutant les volontés de la rivale, tira de la chemise qu’elle
avait désignée un petit cahier contenant les brouillons manuscrits de ses
poèmes et le fourra dans la poche de son tablier.
La future baronne de Lacroix-Laval,
tenant fermement par la taille celle qu’elle jalousait, l’obligea à rejoindre
le lieu de jonction entre les deux mondes, sans que Marie d’Aurore résistât,
telle une poupée dépourvue de volonté. Elles passèrent parmi les nuées de
fantômes indifférents à leur duo. Enfin, elles furent dans la chambre du
passage, devant la psyché coupable de ce transport extraordinaire.
« Passe devant, franchis le miroir
te dis-je… Je te suivrai, ma mie… » dit la future criminelle en des inflexions
hypocrites, achevant d’endormir le peu de méfiance et de réticences qui eussent
pu subsister en la personnalité de la belle enfant. Marie d’Aurore s’exécuta ; l’autre la suivit, comme franchissant
l’onde d’un lac opalescent scintillant de milliers de lueurs ogivales et
fugaces au soleil déclinant. Au surgissement du duo de la glace, la lumière eût
dû dévier, se réfracter, en cela qu’un dérangement venait de se produire dans
l’agencement de l’édifice universel.
Nullement déstabilisée, Marie d’Aurore se
contenta de cligner des yeux, en présence de l’autre chambre. Elle notait les
différences avec sa pièce familière, comme en un de ces jeux puérils où il s’agit
de repérer les sept divergences entre deux dessins naïfs. Le lieu était certes
cossu ; les meubles de prix dénotaient un goût aristocratique certain, mais une
atmosphère glauque, lugubre, s’en dégageait, alors qu’en son propre univers,
Marie d’Aurore vivait dans la joie et la lumière.
Marie-Aurore eut à cœur de s’enquérir des
poupées dont elle supposait qu’elles existassent là, parce qu’il eût été
affligeant qu’on privât une fillette des joujoux indispensables à son
divertissement. À ses questionnements, Aurore-Marie fut peu diserte, se
contentant d’un vague grommellement signifiant : « Père m’a punie et a
caché tous mes jouets. »
« Plutôt que de simuler avec des amies de
cire et de porcelaine, nous allons toutes deux au jardin faire cela pour de
bon. Il n’est plus temps de poursuivre la comédie. » ajouta-t-elle.
Marie d’Aurore aurait pu s’inquiéter des
dernières paroles prononcées d’un ton détaché par la bouche amère de son double
imparfait. Aurore-Marie aimait à musarder et à baguenauder dans le jardin de
Lacroix-Laval, à y inviter quelquefois des amies aussi snobs et distinguées
qu’elle. Aussi, bien qu’elle fût en deuil, de par l’absence du père en voyage
pour régler les affaires de succession, nul dans la domesticité ne s’étonna de
voir la jeune fille tenir la main d’une ravissante brunette à la toilette un
peu démodée, et la conduire au belvédère où une table et des chaises cannelées
semblaient les attendre pour le thé. Au soleil, il était quatre heures de
l’après-midi. Aurore-Marie mesura que, là-bas, comme ici, le temps avait
filé ordinairement.
Le service à thé reposait, un service de
Chine marqué du lambel (22) des Lacroix-Laval, deux L entrelacés,
serpentins, sensuels, en une union à la fois mystique et scabreuse.
« Que souhaiteriez-vous prendre ?
Nous avons des assortiments de thés anglais des Indes… Darjeeling, Earl
Grey, Orange Jaipur, du thé vert à la menthe aussi.
— Je me contenterai de quelques gorgées
d’orangeade bien fraîche. Il fait quelque peu chaud encore en cette
arrière-saison et je ressens une grand’soif.
— C’est que… Nous n’en avons point. Mis à
part de l’orgeat, je ne puis vous offrir autre chose que du thé, ma mie. »
D’instant en instant, Marie d’Aurore
paraissait toujours plus subjuguée par sa compagne. Elle fixait la ciselure de
la bouche, ressentait une sorte d’enchantement prendre possession d’elle. La
robe noire de sa compagne, d’un rigorisme espagnol, la fascinait, car elle
engendrait un vif contraste avec la pâleur de son épiderme, les cernes de ses
grands yeux ambrés marqués par la douleur, et par-dessus tout, elle éprouvait
une obsession irréfrénable pour cette chevelure soyeuse tire-bouchonnée, aux
mille dorures subtiles, entrecroisée d’éclats blonds-roux, diamantée par un
soleil déclinant qui s’en venait frapper le belvédère ornementé de vasques
moussues d’où s’échappaient des bouquets odoriférants, composés de toutes les
senteurs fleuries de la fin de l’été.
« Tant pis, fit la rivale aux
boucles de jais. Je prendrai une tasse d’Orange Jaipur.
— Je m’occupe de la bouilloire et je
reviens. »
Marie d’Aurore l’attendit, profitant de
ce laps de temps pour s’abandonner à une rêverie poétique dont les cheveux
blonds de la nouvelle amie constituaient la principale source d’inspiration.
Ses sens s’éveillaient à quelque chose d’étrange, à l’orée gémellaire des
affections saphiques ; elle s’enhardissait à souhaiter qu’Aurore-Marie ôtât sa
résille et défît toutes les épingles retenant ce plantureux ensemble digne de
Marie de Magdala, parure de la pécheresse qui, cependant, passait à l’action.
Aurore-Marie savait doser les médicaments, les électuaires, les thériaques, les
opiats (23), afin qu’ils devinssent de foudroyants poisons. Il suffisait
d’ajouter l’infinitésimale goutte de ciguë au désaltérant breuvage pour que
l’efficience de cette potion de mort, mélangée au thé à l’orange (un parfum
d’écorce forte) fût totale et comblât l’envie de meurtre de la jalouse.
Aurore-Marie apporta un plateau avec la
théière dont le col laissait échapper des corolles.
« Attention, il est bouillant. »
Marie d’Aurore désira que la boisson
refroidît quelque peu, car elle craignait de brûler ses muqueuses délicates.
Elle balbutia :
« Vos cheveux sentent bon… Avec quoi
les parfumez-vous ?
— Je les humecte d’essence de violette et
de néroli (24).
— Puis-je toucher ?
— Je vous le permets. »
C’était là la dernière faveur accordée à
celle qui doit mourir. Aurore-Marie défit toutes les épingles qui retenaient sa
splendide parure qui cascada jusqu’à ses mollets. Alors, Marie d’Aurore s’y
noya toute, humant cet orpiment (25) miellé et fabuleux, se grisant de ses
exhalaisons, caressant les douces mèches parfumées, les embrassant, les
parcourant de l’ourlet de ses lèvres, s’en délectant en un jeu troublant et
vertigineux de Gomorrhe. Son cœur battait à grands coups, presque à en meurtrir
sa gorge de nymphe. Enivrée, elle se détacha de cette masse de prostituée de
Babylone miniature, puis, sans marquer la moindre hésitation, but d’un seul
trait la tasse d’Orange Jaipur.
Les convulsions survinrent, immédiates.
Marie d’Aurore ne put que balbutier un « Quoi ? » prosaïque et
dérisoire tandis qu’elle se tordait de douleur et s’affaissait en vomissant,
empoissant sa robe de vierge pure. Son forfait accompli, Aurore-Marie contempla
le cadavre. Un phénomène étrange advint : la morte devint luminescente,
phosphora quelques instants, puis parut s’étioler, se désagréger particule par
particule, pour ne plus demeurer que sous l’aspect de traces d’une poussière
collante, qui adhérait aux bottines d’Aurore-Marie telle une poix insane.
Seul demeura de Marie d’Aurore le tant
convoité cahier de poèmes, qu’elle avait placé dans la poche du tablier
agrémentant sa vêture virginale. Aurore-Marie le ramassa : il contenait tout le
recueil désiré, dans son style parnassien inoubliable. Elle en déchiffra le
titre, afin de vérifier s’il concordait avec les dires de la défunte : Le
Cénotaphe théogonique, à l’hermétisme insigne. Une usurpation littéraire
débutait.
Notes :
1
Obituaire : qui se rapporte à la célébration du repos de l’âme d’un
défunt.
2
Inerme : inoffensif, impuissant.
3
Squirre : tumeur maligne.
4
Extravasé : répandu hors des vaisseaux (pour le sang) ou du corps (pour
tout liquide).
5
Persicaire : plante herbacée.
6
Orfrazé : orné d’une étoffe brodée d’or.
7
Laudanum : teinture alcoolique d’opium, utilisée naguère comme sédatif.
8
Speculum : miroir en latin.
9
Trémulation : tremblement léger et rapide.
10
Exsufflation : action d’évacuer de l’air.
11
Aîtres : pluriel du mot aître (bâtiment ou partie d’un bâtiment).
12
Encaustique : solution de cire dissoute dans un solvant.
13
Obombré : couvert d’ombre.
14
Vénusté : beauté gracieuse.
15
Empois : poudre d’amidon.
16
Alabandine : grenat rouge foncé.
17
Padoue : ruban de soie.
18
Ephébophile : qui est attiré par les adolescents.
19
Anandryn : masculinisation du mot
anandryne, c’est-à-dire lesbienne.
20
Conceptacle : réceptacle, matrice.
21
Châtelaine : chaîne d’orfèvrerie attachée à la ceinture.
22 Lambel : blason, armoiries.
23
Electuaire, thériaque, opiat : remède, médicament.
24
Néroli : essence tirée des fleurs de bigaradier ou d’oranger doux.
25 Orpiment : écaille dorée de
sulfure d’arsenic, utilisée en peinture et en tannerie.
1 commentaire:
Le thème de la psyché est récurrent dans l'oeuvre photographique de Lady Clementina Hawarden (1822-1865), pionnière victorienne géniale au même titre que Julia Margaret Cameron et tristement méconnue chez nous.
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