Starring : Chester Flynt, Daisy Belle de Beauregard, Basil Rathbone, Thomas Mitchell, Donald Meek, Eugene Pallette, Arkham Bey, Flora Robson, Una O’Connor, Montagu Love. Screenplay : Seton I. Miller & Howard Koch. Gowns by Orry Kelly. Makeup artist : Jack Dawn. Director of photography : Joseph Ruttenberg. Music : Erich Wolfgang Korngold. Executive producer : Pandro S. Berman. Directed by Michael Curtiz.
Californie, 1952.
Une somptueuse villa hispanisante à Venice.
Daisy Belle de Beauregard, trente-six ans, se distrayait comme elle pouvait, par la projection nostalgique de copies de ses vieux succès du temps de la gloire de son partenaire alcoolique invétéré Chester Flynt. Ah, comme cela lui semblait loin, cet âge d’or de la période 1935-1942! Vedette, pas encore monstre sacré, mais il s’en était fallu de peu! Si seulement la jalousie maladive de sa soeurette n’était pas venue envenimer sa carrière et ses relations! Deanna Shirley, cette insupportable brebis blonde bêlante et stupide avec son pseudo accent british, cette « agnelle mystique » à la Van Eyck, lui avait littéralement empoisonné l’existence, et ce, dès sa naissance! D’elle, un Dan Vabre, artiste excentrique du début du XXIe siècle aurait pu en faire autre chose, la récupérer comme une icône vintage, métamorphosée justement en agneau d’or, surmonté d’un cône de graisse malodorant à la manière des grands prêtres de l’Égypte pharaonique! Dan Vabre, ce fol controversé et provocateur né, qui aurait la sulfureuse réputation de mettre en scène des comédiennes vêtues de simples slips kangourou se vautrant insolemment dans leurs vomissures et leurs sanies!
L’affaire était psychanalytiquement fort simple : les sœurs de Beauregard souffraient d’un problème d’intervalle inter génésique de démographie d’Ancien Régime! Seulement seize mois! Une goutte d’eau dans le temps!
Leur nom complet était De Beaver de Beauregard : toutes deux appartenaient à cette aristocratie cajun de Louisiane, et un castor (beaver en anglais) figurait sur leurs armoiries!
Nonobstant leur taille, assez semblable, (moins du mètre soixante), les sœurs de Beauregard ne se ressemblaient aucunement : dame nature avait doté Daisy Belle d’un ovale ingresque ou victorien, de cheveux châtain foncé et de grands yeux marron. Sa silhouette était fémininement correcte, sans plus : taille fine, poitrine normale etc.
Mais Deanna Shirley, à son grand malheur (dont elle usait perversement d’ailleurs), représentait son contraste vivant! Cheveux blonds (améliorés toutefois, car les blondes ne se trouvent jamais assez claires), qui ondulaient vers l’avant en gracieuses bouclettes, yeux gris roux que l’on disait noisette, et surtout taille de guêpe sans trucage et poitrine 75 bonnet A! Tout ceci permettait à Deanna Shirley d’incarner à la perfection dans divers longs métrages les préadolescentes de douze à quatorze ans!
Les différences morphologiques entre les deux impétrantes s’étaient picturalement traduites par d’étonnants portraits!
Daisy Belle avait choisi Henrique Medina (celui du « Portrait de Dorian Gray » avec Hurd Hatfield dont la pose serait reprise quasi à l’identique dans ses photos officielles par un homme d’État émule du neveu du grand Empereur) afin qu’elle fût immortalisée sur la toile. Le résultat dépassa les espérances de la jolie brune : Henrique Medina la montra vêtue à la manière des années 1840, avec une coiffure à bandeaux mettant en valeur son visage arrondi, s’inspirant ouvertement de la reine Victoria jeune, mais aussi de Winterhalter et d’Ingres, en particulier son adorable comtesse d’Haussonville, aux grands yeux rêveurs, peinte vers 1845 alors qu’elle attendait un heureux événement.
La maigre Deanna Shirley, avec son anguleuse face triangulaire au nez un peu trop long et ses pommettes de chatte perverse, avait promptement répliqué, et dans l’art moderne, s’il vous plaît! A l’académisme de Medina, elle opposa avec orgueil le soufre de Balthus en osant -ô, l’horreur salace- poser, lascive, vêtue comme l’actrice fillette Ann Carter du film d’Humphrey Bogart « La seconde Madame Carroll », c’est-à-dire avec un tricot à manches courtes et une jupette écossaise à bretelles, sans oublier les socquettes et les chaussures à brides, affalée sur un sofa, montrant sa culotte blanche Petit Poulbot, « La critique de la Raison pure » d’Emmanuel Kant dans le texte original en main! Tout cela surpassait en sous-entendus « L’origine du monde » de Courbet et le nu d’Arletty de Kisling!
Adonc, les deux frangines se retrouvaient présentement ensemble sous le même toit, victimes des aléas de leur vie conjugale : toutes deux venaient de divorcer, et en ces vacances estivales, elles subissaient une temporaire cohabitation forcée, parce que la période de garde de leur progéniture respective (un garçon pour Daisy Belle, une fille pour la soeurette) incombait en cette quinzaine à chacun de leurs ex. Pour combler sa solitude, Deanna Shirley s’était donc présentée un beau matin de juillet chez Daisy Belle, comme une fleur importune, escortée d’une théorie de bagages remplis à ras bord de toute sa garde robe de belle saison, de ses produits cosmétiques, parfums et tutti quanti! Qui dit chez la blondinette brebis toilettes, sous-tend automatiquement, outre les robes de soirée, ou de cocktail, tenues « casual », tailleurs et tailleurs bar griffés des plus grands couturiers, un troublant assemblage de vêtements mais aussi de lingerie rétro affriolante s’échelonnant du douze au quatorze ans, reproduisant les plus beaux atours et dessous des fillettes des années 1815-1914, péché mignon de la fofolle dame, qui avait fait abondamment souffrir maint metteur en scène depuis ses débuts -peu mémorables il était vrai- à la RKO en 1937! Au tableau de chasse de Deanna Shirley, on comptait aussi Fred Astaire, Charles Boyer et Bing Crosby, dont elle avait réussi à transformer les films en nanars calamiteux crashés au box-office! D’elle, le génial George Sanders écrirait dans ses mémoires que la vie privée de cette blonde bien coiffée au roucoulement british snob contrastait avec l’aspect glamour, innocent et fragile de quasi godiche si cher à Alfred Hitchcock que le vulgum pecus lui prêtait, puisqu’elle était haute en couleurs et très animée! Ses photographies -cultes, ne le nions point!- donnaient pourtant au grand public l’image lisse et apprêtée d’une dame distinguée en diable, adorant poser en voilette et chapeau 1900, d’une rivale naturelle de la rousse écossaise Deborah Kerr (qu’elle remplaçait parfois dans les mêmes pièces de théâtre), quoique de cinq centimètres plus petite (158 au lieu de 163), si classe qu’on l’eût crue sortie toute droite de Buckingham Palace! Hitchcock trouvait insupportable son élégantissime accent un peu grasseyant comme celui de sa mère, Vivienne de Beauregard, également comédienne, ce fameux accent « Belle Époque » édouardien, las désormais disparu sous les assauts de la vulgarité issue de l’âge pop, manière de parler l’anglais assimilée bien plus tard à celle d’une célébrissime marionnette de cocker de laine de la télévision française au prénom de dioscure! J’ai nommé : l’accent Pollux! De part sa morphologie, Deanna Shirley, pour nous résumer, était vouée aux types de personnages suivants : douces jeunes filles romantiques, oies blanches godiches, belles ladies des années 1880-1914 à la minceur anomale si l‘on se fie aux vrais physiques de cette époque, et surtout préadolescentes ou nymphettes punaises à tresses aux charmes verts amoureuses de musiciens coureurs de jupons!
Une main délicate, gantée de veau doublé de soie, eut l’outrecuidance d’interrompre le projecteur. « Thunder of China Seas » s’arrêtait à un moment crucial : le baiser de Chester Flynt, le corsaire, à l’héroïne. Arrogante, vêtue d’un tailleur Dior du modèle « Rubempré » gris foncé, coiffée d’un chapeau « chinois » blanc à la voilette de soie, accessoire favori de l‘actrice disions-nous à l‘instant, camée au profil de Minerve au col du chemisier et broche d’or en forme d’hippocampe au revers gauche, dressée sur ses talons qui l’avantageaient enfin, Deanna Shirley éclata d’un rire cristallin, goûtant avec volupté le bon tour qu’elle venait de jouer à son aînée.
« Sorry, soeurette, mais je m’absente pour faire du shopping! », déclara-t-elle, ironiquement.
Plutôt qu’une vaine colère, Daisy Belle choisit comme arme de parade l’insinuation perfide :
« Dis-moi que tu pars en chasse d’un nouveau mari qui sera ton dupe! Quels dessous as-tu mis pour appâter ton homme? Je serais curieuse de soulever jupe et jupon pour vérifier : est-ce une petite culotte en peau d’ange de marque Petit Poulbot taille trente-quatre, un pantalon de broderie volanté style 1860 ou autre chose? Les personnes averties connaissent ta manie du travestissement et, tu as beau t’habiller haute couture, elles savent que tes mensurations sont celles d’une gamine de douze treize ans! La prochaine fois, coiffe-toi de tresses comme Tessa, ton rôle préféré!
- Tu es totalement à côté de la plaque, sweety sister! Primo, j’ai mis une gaine Preytox, na! Aujourd’hui, il fait trop chaud pour les bas, alors… Secundo, j’ai reçu une lettre d’un admirateur en forme de poème!
- Déjà! Tu n’es ici que depuis deux jours! Certaines commères sont vite averties!
- Mais non, j’ai fait transférer mon courrier chez toi!
- De nouveaux empoisonnements en perspective, soupira la brune vedette. Je crois que ce courrier du cœur, tu peux te le garder où je pense!
- Puisque tu le prends ainsi, tu vas en supporter la lecture!
La lettre du fan était signée d’un certain Pavel Pavlovitch, un Russe. Daisy Belle songea aussitôt aux répercussions possibles : cette correspondance compromettrait Deanna Shirley, en ces temps de chasse aux sorcières, et les producteurs s’éloigneraient d’elle. Lorsqu’elle n’aurait plus aucun contrat parce qu’on la prendrait pour une communiste (elle qui émettait des avis d’un conservatisme inouï sorti tout droit de la bouche d’une lady « Belle Époque »), elle irait lui manger dans la main, parce qu’elle n’aurait plus le sou pour parader dans ses robes de cocktail, de soirée ou de bal (elle dansait comme un pied, comme Freddy Austerlitz l’avait subi en 37, et elle chantait aussi mal que l’actrice française DD, une autre égérie de Max Ophuls ou que Celeste Holm dans une récente comédie… comme Bing l’avait aussi remarqué dans un de ses plus mauvais films en 47), toilettes griffées Lanvin, Dior, Fath, Chanel etc. ou dans ses atours à smocks et manches ballons dignes d’une Shirley Temple attardée.
Pavel avait joint sa photo à la missive, qu’il avait subtilement parfumée au jasmin. Le bonhomme ne cassait rien : un blond fade, une calvitie marquée, des traits de fouine. En pieds, ce devait être un gringalet qui recherchait une âme sœur à sa taille. Pourtant, le texte, précieux et ampoulé que ce Pavel avait expédié à la belle petite blonde était très romantique, très russe! C’était un hymne à la grâce évanescente de Deanna Shirley, plus exactement, à son apparition vêtue en Rebecca dans le film éponyme de 1940! Souvenez-vous! La séquence où l’héroïne descend l’escalier avec sa robe 1820 et sa perruque aux anglaises tire-bouchonnées, avec un apprêt ridicule, avant de subir l’ire de Maxime de Winter, alias ce bisexuel de Laurence Olivier!
« Ô, ma babouchka hectique sortie de Sobibor,
Ma belle ingénue, ma poupée de cire romantique!
Tu descendais l’escalier avec une grâce alanguie de phtisique,
Tu hésitais à chaque marche, si jolie dans ta gaucherie!
Tes pâles joues de perle si fines, si diaphanes, comme des pétales de rose,
Ta virginale réserve pour l’hyménée conçue,
Par ta gracile silhouette, illuminaient de mille chatoiements
Les beautés cachées de ta menue personne aux bouclettes dorées.
Ta robe Regency était une symphonie d’étoffes, un concert de tissus
Issus des mondes anciens, une vapeur de mousseline,
Une fragrance de batiste, un quatuor de taffetas!
Dentelles de Malines, poult-de-soie, satin, moire!
Cretonne, mohair, tulle, velours, soie grège, brocart!
Crêpe de Chine, gros de Naples, nankin, percale, cachemire, passementeries, parements festonnés!
Chaussures de vair, de lézard moulant tes petits pieds,
Linge de lin, de drap, de toile fine,
Ma douce mie, tu fus en ces degrés rustiques telle une épiphanie! »
A la lecture de ces vers grotesques, traduits en un anglais qui se voulait maladroit (était-ce là un jeu subtil de la part du versificateur slave?), Daisy Belle pouffa!
- C’est trop fort! Une exaltation de ton corps maigrichon! Ce type est cinglé, ou obsédé par les planches à pain et les œufs sur le plat!
- Moi, je trouve que ce poème révèle ma quintessence! Il exalte l’amour fou!
- C’est cette tante de Cukor qui t’a le mieux cernée, pas Hitch! La petite brebis sloughi écervelée avec ses petits rubans dans « Femmes »!
Tu serais une parfaite candidate pour les bergeries de Marie-Antoinette, où, en compagnie de tes semblables, la reine de France et ses dames te tondraient, te parfumeraient, te pomponneraient, te choieraient des heures durant et orneraient ta laine immaculée d’un mignon nœud nœud rose bonbon! Tu en bêlerais de satisfaction! Quant à traire ton lait, vus tes appâts proverbiaux…
- Dis que je suis aussi stupide qu’un mouton! Tu ne t’es pas regardée! Je te rappelle qu’aux tests que j’ai passés à l’âge de quatre ans, on m’a trouvé un QI de 180! Jalouse, va!
- A mon avis, tu en fais un très mauvais usage! Ta supposée intelligence supérieure ne te sert qu’à assouvir ton appétit sexuel insatiable, et tu ne sais plus avec quels artifices et quelles ruses aussi tordues les unes que les autres piéger tous les mâles que tu vois! Si ton dernier mari, Wilhelm Dornier, a fini par craquer, c’est qu’il ne supportait plus ta nymphomanie affichée par le biais de tes mœurs vestimentaires!
- C’est qui qui a failli être violée sur le plateau par la vedette, par Chester Flynt qui avait trop bu et ne contrôlait plus ses pulsions?
- Parlons-en, de Chester! Alcoolique invétéré, porté sur les minettes, dont on dit que la longueur de queue était en fait insuffisante pour satisfaire les dames! Mais, toi, te connaissant, cela t’aurait suffi! Tiens, un journal à scandale a interviewé voici trois ans un groom boutonneux d’un hôtel belge, bruxellois plus exactement, où tu étais en villégiature pour la promotion de ton dernier opus- une comédie fort peu mémorable- groom qui a déclaré t’avoir surprise en pleins ébats dans l’ascenseur, revêtue de l’ensemble Dior Fortunio! Tu t’es envoyée en l’air avec un larbin. Je te sors la date : février 49!
- Ce ne sont que des bobards!
(le groom du fameux hôtel, surnommé « Sparrow », c’est-à-dire moineau, n’avait pas tardé à entendre des bruits évocateurs retentir dans la cage d’ascenseur : gloussements, roucoulements de cocotte 1900 de « La Mode Illustrée »,
ronrons, zozotements, glapissements, cris et interjections diverses du type : « More! More! How yes! » etc. comme il y a des Cinderella men, on peut aussi rencontrer une créature du genre de celles que de jouissifs pervers nomment, en s’exclamant enthousiastes : « What an amazing fœtus girl! » )
- Je sais de source sûre que tu es incapable de faire l’amour toute nue, parce que tu as honte de ton absence de formes! Pour pallier ce manque de chairs à tâter, tu baises soit vêtue de pieds en cap en toilettes de luxe, soit en déshabillés « spéciaux », autrement dit, en lingerie de gamine du XIXe siècle, avec tes fameux pantalons de dentelle à la « petite fille modèle » ou Scarlett O’Hara, linge fin fabriqué à ta mesure et sous ta direction, comportant des échancrures et des ouvertures aux endroits érotiquement stratégiques, permettant de ne pas te mettre à poils pour te faire sauter! Un peu comme les braies de Saint Louis pour la maladie de l’ost!
- Qui…qui t’a dit cela? Tu violes ma vie privée, Daisy! Je vais t’attaquer en diffamation!
- C’est un secret de polichinelle! Toutes les stars que je fréquente en savent gros sur ton compte : Bette, Joan, Katharine, Barbara etc.
Pour toute réponse, Deanna Shirley préféra claquer la porte et partir faire ses courses dans les boutiques de luxe!
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Dans ses mémoires publiés en 1980, « Rosebud’s bed » Deanna Shirley De Beaver de Beauregard écrivait : (si vous voulez goûter à la voix off, inoubliable, à l’accent si « Oxbridge » de la comédienne, c’est le moment d’en profiter)
« Les derniers soubresauts du romantisme musical avaient trouvé refuge dans les grands studios hollywoodiens après 1930. Là, de grands compositeurs purent exprimer leur génie, élevant l’émotion mélodique jusqu’à des sommets jamais atteints auparavant. Ces grands artistes s’appelaient Richard Addinsel, Daniele Amfitheatrof,
Miklos Rosza et Erich Wolfgang Korngold. »
La partie autorisée de ses souvenirs comporte des révélations pour le moins passionnantes, pour qui goûte aux charmes révolus de l ‘ancien « Studio system ».
« Daniele Amfitheatrof fut l’un des plus notoires. Il collabora à plusieurs de mes films, notamment « Ivy » et « Letter from an unknown woman », à la bouleversante et sensuelle partition chopinienne, toutes deux œuvres notables qui marquèrent l’apogée de ma blonde et délicate beauté .»
Deanna Shirley fait montre d’un intellectualisme extrême lorsqu’elle évoque longuement la carrière d’Amfitheatrof, sa formation, ses maîtres et ses fréquentations artistiques :
« Vous me direz, amis lecteurs, que mon admiration pour Daniele se double d’une préciosité exagérée, d’un goût immodéré pour l’art pour l’art, pour ce symbolisme d’autrefois, ciselé dans les émaux, modelé et conçu dans et pour les matières les plus nobles. Ce génie créatif n’était point sans évoquer les temps heureux de l’Arabia Felix, de ce raffinement orientaliste dont « Le jardin d’Allah » représenta la manifestation ultime! Cet « Ars Major » était le digne épigone de ses ancêtres, telles les cultures chinoise, persane, indienne ou arabe, particulièrement dans les empires Abbasside ou Almohade, ou dans le califat omeyyade de Cordoue, qui nous léguèrent d’innombrables et inégalés chefs-d’œuvre de délicatesse insigne. Art du miniaturiste, mais aussi résurgence du Beau et de sa célébration désintéressée!
Daniele avait rencontré Scriabine
en ses années d’enfance. Il connut aussi très bien le grand compositeur polonais Karol Szymanowski.
Ces deux génies de la forme chatoyante, de l’harmonie et du diatonisme, furent autant marqués par le symbolisme d’un Mallarmé que par les mystiques orientales, la poésie arabe ou persane. L’époque voulait cela : rappelez-vous l’écrivain libanais Khalil Gibran, à qui l’on doit cet Absolu de délicatesse mystique, quête aboutie de la Sagesse : « Le Prophète »! Amis lecteurs, je n’écris point en néophyte, puisque j’ai toujours vécu dans la soie! Grâce à Père, à Shanghai, j’ai pu apprécier les compositions de messieurs Scriabine et Szymanowski et me pâmer aux sons extrêmes produits par leur palette orchestrale indicible! Je vous remémore ma naissance dans le quartier des concessions internationales. Père dirigeait le bureau des brevets de la concession des États-Unis. J’ai vécu auprès de lui les belles et exotiques années de mon adolescence, après qu’il eut divorcé de Vivienne, ma mère. Père était un mécène : il fit représenter à Shanghai diverses œuvres modernes, en particulier de Stravinsky, de Jean Saintonge (un compositeur français oublié qui mériterait une petite réhabilitation, nonobstant sa conduite dans la France occupée) et des deux auteurs précités. Grâce à Père, j’entendis le comble de ce que la musique occidentale avait produit : la troisième symphonie de Szymanowski, « Chant de la nuit », inspirée de l’orientalisme d’Afrique du Nord, reposant sur un texte merveilleux composé par le poète soufi persan Djalal al-Dihn Rumi, l’autre troisième symphonie, mais de Scriabine, intitulée « Divin poème », au wagnérisme exacerbé et son « Poème de l’extase », encore plus impressionniste et fauve, la troisième aussi de Borodine, inachevée, au thème russe initial d’une mélancolie affectée, à l’image de mes beaux yeux couleur d’automne, poussant l’émotivité nostalgique dans ses ultimes retranchements de regrets et de larmes, sans omettre la septième de Glazounov, dite « La Pastorale russe »! Hélas, tout bonheur trouve sa fin ! Ce fut la guerre sino-japonaise de 1937 qui sonna le glas de mes jeunes années. Certes, j’avais déjà commencé depuis peu à suivre les pas de Mère en direction du théâtre et du cinéma, sous le pseudonyme de Deanna Sheffield, pour damer le pion à ma sœur aînée qui venait de signer un contrat juteux avec la Warner Bros. Mais l’agression du Japon précipita mon rapatriement définitif en Amérique. Grâce à un certain Sun Wu, un factotum de père, géant chinois évolué puisqu’il se vêtait à l’occidentale, nous pûmes sans incident quitter la concession de Shanghai et nous embarquer pour la Californie. Une fois débarquée, je rejoignis Hollywood où la RKO m’engagea pour un film avec Fred Astaire, après la défection de Ginger Rogers. »
A cet endroit, Deanna Shirley a coupé un passage important de ses mémoires, demeuré inédit, dont nous avons pu cependant nous procurer une copie manuscrite. Les révélations qu’il contient sont quelque peu…fantastiques!
« J’ai revu Daniele sur le plateau de « Letter from an unknown woman », chef -d’œuvre de Max Ophuls, qui fut le dernier metteur en scène à parvenir à sublimer ma beauté évanescente de petite blonde de porcelaine, qui enflamma bien des cœurs des deux sexes! Déjà, l’année précédente, il avait écrit la musique de « Ivy », long métrage de Sam Wood, adapté d’un roman de Marie Belloc Lowndes « The story of Ivy », alias Madame Lexton, une fort mignonne petite personne, par ma fois! Le script de départ d’ « Ivy », outre le roman, puisait aussi dans un fait divers authentique survenu en 1908 : the lady Patience Fonteyn’s case. C’est curieux comme ce nom me rappelle quelque chose… Il s’agissait d’une lady anglaise, aussi jolie que moi, avec la même blondeur diaphane de rêve, le même regard noisette lumineux, qui avait empoisonné son époux et avait péri broyée par un camion de vidangeurs. Le scénario prévoyait à l’origine que je mourrai en fin de film, sous la défroque de Mrs Lexton, écrasée par un tombereau à purin! Mais le code Hays est intervenu, et la censure m’a imposé un autre trépas: une chute dans une cage d’ascenseur!
Pour en revenir au film d’Ophuls, c’est Daniele qui doublait Louis Jourdan dans toutes les scènes où il jouait du piano. Entre deux prises, Daniele reprenait pour mon seul plaisir la sublime mélodie romantique qu’il avait commise pour Max! J’étais toute gracieuse, menue et adorable, avec ma robe noire 1900 et mon petit chapeau assorti. Je posais mes mains sur mes joues, en une attitude familière que j’affectionne particulièrement tellement je la trouve glamour, puis j’appuyais mon visage sur le clavier en dégustant les notes cristallines, arborant mon plus joli sourire et ronronnant comme une chatte satisfaite! Le thème poignant de cette musique de film se ressentait de l’influence du maître d’Amfitheatrof, le symphoniste Glazounov,
notamment, sa meilleure symphonie, la septième. Les ultimes notes du film, son achèvement, son adieu, thrène à faire pleurer Margot le soir dans les chaumières, sont intégralement « glazounoviens », et ressemblent à la conclusion de cette fameuse septième! Rappelez-vous, amis lecteurs, lorsque Stefan Brand comprend qui était l’inconnue après que son domestique lui en ait révélé l’identité, et revoit une dernière fois, souvenir mélancolique remontant à la surface, tel un fantôme, Lisa Berndle enfant lui tenir la porte : leur première rencontre, leur premier regard échangé, les premiers mots : un « Thank you » à la jolie fillette chétive… Stefan peut partir vers son destin, que l’on pressent fatal… Beaucoup de spectateurs impressionnables m’ont écrit pour me féliciter de mon rôle, en avouant qu’ils ne pourraient jamais revoir une seconde fois ce chef-d’œuvre sans succomber à l’émotion! Tel est le romantisme, le vrai!
Sa propre composition ne suffit pas à Daniele, non pas qu’il dédaignât ou dénigrât son travail au profit d’œuvres qu’il considérait plus dignes de son talent, de la Grande Musique, au lieu de ces basses besognes alimentaires réservées au cinéma! Ses doigts enchaînèrent donc divers extraits du concerto pour piano de Scriabine, premier opus orchestral du génie mystique russe. D’un romantisme encore plus échevelé, mélancolique et poignant que la pourtant magnifique mélodie qu’il avait créée pour le film de Max, ce concerto, dont il joua pour notre seul plaisir partagé les deux mouvements extrêmes, me secoua dans tout mon être! Le romantisme de Scriabine s’avérait encore plus désespéré, avec ce finale bouleversant de nostalgie, si slave! C’était comme un adieu définitif au classicisme, une prémonition de Rachmaninov avec quelques années d’avance, une preuve, comme l’adagio de la dixième symphonie de Gustav Mahler, que plus jamais, au jamais, on ne pourrait écrire de la musique comme cela! Écouter ce concerto superbe évoquait en mon cœur des souvenirs enfuis, comme la dégustation des ultimes gouttes d’une ambroisie dont secret de conception, recette, arôme, bouquet…seraient à jamais perdus, gouttes bues au tréfonds d’un hanap d’albâtre, de nacre et d’écaille, extraites d’un pressoir mystique, distillées d’un Saint Graal, d’un calice roman en émail champlevé, liquide liquoreux, vin cuit ou parfumé contenu en une kylix romaine, hypocras médiéval, fine champagne, alcool de riz et de millet destiné à une coupe vert céladon, chef-d’œuvre de dépouillement créé par un céramiste de génie au service de la dynastie Song, lie d’épychisis, d’oenochoé ou de canthare, à l’âpre rusticité déjà décomposée, bûches de Noël d’un grand pâtissier italien aux délices perdus, aux grains de praline authentiques, à la crème de marrons aussi légère qu’une mousseline, auxquels nul ne goûtera plus, jade, laque, myrte, benjoin, aloès, camphre, essence de bigaradier, encens d’Arabie, parfums subtils, sonorités fugaces, volatiles, fantomatiques, métallophone, carillon, glockenspiel, célesta, ondes Martenot, mort du griot, du dernier locuteur d’un dialecte sahélien inconnu de tous les philologues, bibliothèques de Tombouctou en flammes, débris fuligineux, lambeaux calcinés, indéchiffrables, non reconstituables, poudre, cendre, dispersées par l’harmattan et le simoun… Je fondis en des larmes sincères qui mouillèrent mes joues roses de poupée de porcelaine! Daniele remarqua mon émoi. Me sentant mal, je refusai son soutien, et c’est d’une démarche titubante, toujours en pleurs, en sanglots, que je sortis du plateau, me dirigeant au hasard, sans nul but, errant à travers le studio (…)
Je me suis retrouvée sans trop savoir comment sur un autre plateau de tournage, consacré semblait-il à une série B ou un « serial », où un singulier trio de comédiens se pavanait! A ce que j’en pus juger, il s’agissait d’un film consacré à Mandrake le magicien, le célèbre héros de comics de Falk et Davis.
L’acteur qui interprétait Mandrake m’était inconnu. Il paradait dans son costume, huit reflets sur le crâne, cape de soie doublée de rouge tournoyante, frac à queue de pie ondoyante! Il s’amusait avec sa baguette de prestidigitateur! Brun,il arborait de petites moustaches, plus proches de celles d’un personnage maléfique de bande dessinée belge (le colonel Olrik, je crois), que des bacchantes du héros qu’il incarnait. Je remarquai son regard qui m’inquiéta : des yeux de nuit profonds, d’un bleu sombre! L’homme avait du charisme! Il jouissait d’une musique qui retentissait sans que nul appareillage, haut-parleur, phono ou autre procédé technique ne soit visible! C’était le « Poème de l’Extase » de Scriabine qui l’excitait ainsi! Je connaissais bien l’œuvre, avec son chromatisme à la fois post-wagnérien et impressionniste et ses appels et ostinato de trompette!
Aux côtés de l’histrion se tenait un grand Noir très musclé, coiffé d’une toque en peau de panthère, avec un pagne de « sauvage »! L’homme devait interpréter l’acolyte du magicien, le fameux prince Lothar. La femme manquait cependant à l’appel. A sa place, je reconnus un acteur de second plan qui avait joué dans les films romanesques de ma sœur : Arkham Bey, un excentrique de première, tout comme Mischa Auer! Le gras comédien était attablé devant un plateau de loukoums dont il se gavait. Son physique tenait du poussah, mais son costume de scène hautement fantaisiste, aux couleurs vives, mêlait l’Arabie, l’Inde et la Chine. Ses moustaches tombantes me rappelèrent l’empereur Ming de Flash Gordon! Arkham Bey se droguait littéralement de ces loukoums affreux, enduits non pas de sucre en poudre, mais d’un odieux et toxique mélange (pour ceux qui n’étaient point mithridatisés) de cocaïne et d’arsenic!
La musique s’arrêta. « Mandrake » n’avait pas remarqué mon importune présence. A part le trio et moi-même, le plateau était étonnamment désert! C’est pourquoi il ne se gêna pas pour parler, communiquer à son acolyte noir ce que j’interprétai comme des ordres!
« Nitour, dit-il au faux Lothar, tu vas appeler ta bulle olphéane transtemporelle et rejoindre Kintu pour ta prochaine mission : le rendez-vous est fixé au samedi 2 avril 1955, à Marcinelle. Votre contact se nomme « Poil Rêche ». C’est un petit malfrat!
- Bien monsieur, mais quel nom étrange!
- C’est son surnom dans le « milieu »!
- Et que devons nous faire avec lui, Kintu et moi?
- Donner à Poil Rêche les directives pour éliminer la personne suivante : voici sa photo!
- Maître, ce n’est point une adulte! Et je n’identifie pas là une connaissance, ni d’Hauerstadt, ni de Michaël! En quoi cette « larve » humaine nous gêne-t-elle?
- Si cette larve, comme tu dis, vit, disons, jusqu’au début du XXIe siècle, à cause des très hautes fonctions qu’elle exercera au sein des instances judiciaires internationales -elle recevra pour cela le prix Nobel de la paix en 2008 si nous laissons cette chrono ligne inchangée- elle compromettra les actions de nos futurs alliés TQT, Olimpio, Tobias etc. Je suis catégorique: elle doit mourir, et c’est « Poil Rêche » que vous devez tous deux charger de son exécution!
- Par quel procédé, maître?
- Un mégot mal éteint et une pseudo boule puante qui sera une bombe incendiaire, comme celles utilisées par un commando israélien qui tenta de modifier le cours de l’Histoire en voulant assassiner Hitler en 1934 à Nuremberg! L’action se déroulera dans une salle de spectacle…Tant pis pour les autres spectateurs! La sale gamine mourra, victime de son esprit de sacrifice!
- J’obéis avec joie, maître! »
Le Noir parlait sur un ton monocorde, d’une voix désincarnée. Un nom m’avait fait frémir : TQT. Etait-il lié à TTT, alias Thomas Tampico Taylor, cet acteur qui avait joué dans quelques films, des westerns, avec Daisy Belle? Je rageais, parce que je n’osais trahir ma présence. J’aurais voulu savoir qui était sur cette photo que je ne pouvais point voir. Apparemment, il devait s’agir d’un enfant, d‘une fillette! Ce que j’entendais et voyais dépassait l’entendement et la logique! Le plus ahurissant suivit :
Une vapeur se forma près des deux interlocuteurs, accompagnée d’une lumière violette, et prit la consistance d’un autre être humain. L’homme était encore plus gras si possible qu’Arkham Bey, et sa vêture antique, plus exactement romaine! Il arborait une toge, non pas de sénateur, mais de chevalier, dite angusticlave!
A sa vue, Nitour alias Lothar se prosterna et prononça ces paroles ferventes :
« Ô Commandeur Suprême, Sphère Noire, Discordance des harmoniques lumineuses, Lumière Inverse… »
J’en fus abasourdie! Une « divinité » venait de prendre chair!
« Il suffit, Nitour Y Kayane! » ordonna le Romain obèse d’un ton autoritaire. Johann, je vous dérange, mais c’est avec raison! Sous mon apparence de procurateur équestre, alias Quintus Severus Caero, j’ai des informations graves à vous communiquer! Les Tétra Epiphanes deviennent par trop entreprenants! Ils ont décidé d’assassiner l’Imperator Antonin le Pieux par le biais d’un poison subtil caché dans du fromage des Alpes! Cléophradès d’Hydaspe est un sacré gaillard! Ma position de procurateur équestre ne suffira pas à sauver l’Empereur! Vous n’ignorez pas l’Histoire romaine et la différence entre l’ordo équestre et l’ordo sénatorial, qui se traduit dans leur cursus honorum. Ainsi, la pyramide des procuratèles est propre aux equites ou chevaliers… Je sais que les marcionites et les gnostiques disciples de Basilide et de Valentin ont tout à gagner de la persécution des Tétra Epiphanes. L’assassinat d’Antonin, cependant, est pour Cléophradès une réponse logique aux rescrits répressifs adressés par l’Imperator aux gouverneurs des provinces contre les agissements de la secte orientale! »
Ne sachant plus ce que je faisais dans une telle galère, je jugeais plus prudent de m’éclipser, avant que ces fous -ou extraterrestres, puisqu’ils sont à la mode actuellement - ne s’en prennent à moi! Je quittai donc le plateau en catimini. Nul ne m’avait remarquée… »
Ainsi se termine le passage interdit des mémoires de Deanna Shirley De Beaver de Beauregard. Affabulation ou vérité? A vous de juger, chers lecteurs!
**************
Le soir était arrivé, et avec lui, l’heure du dîner s’annonçait. Daisy Belle, qui disposait d’une domesticité hispanique, avait chargé Concepción, la cuisinière, de concocter un délicieux repas tex-mex où elle ne devrait pas lésiner sur les épices.
En attendant, la brune vedette aux grands yeux langoureux effectuait des réussites dans le salon, dont le mobilier et l’ornementation dénotaient des goûts particulièrement variés et inconstants dans leurs choix déraisonnables, où, au final, absolument rien ne s‘harmonisait : styles, matières, provenances, couleurs… Objets et bibelots exotiques - en général, des pièces uniques -, surchargeaient ce lieu de leur confondante altérité sublimée par l’éclairage tamisé de la pièce. On distinguait, près d’un abat-jour en toile de jute aux motifs hindouistes, une fontaine dite « de jouvence », en faïence à glaçure vert émeraude, où étaient représentées des grenouilles et rainettes effectuant le saut de l’ange! A gauche de la table design où Daisy Belle jouait, trônait sur un guéridon de santal, d’ébène et d’acajou au pied torsadé, la reproduction d’un plat à fards égyptien prédynastique ou thinite, objet de facture naïve en forme de poisson, plus exactement de perche du Nil, taillé dans le bois d’okoumé. A la droite de l’actrice, on identifiait deux poules d’eau de porcelaine imitant l’école alsacienne d’Hannong, grand faïencier du XVIIIe siècle, objets indispensables aux amateurs de musées d’arts décoratifs européens, volatiles reposant sur un trépied de bronze chinois. Les incontournables œufs Fabergé et faïences de Moustiers accompagnaient cette gent volatile, ainsi qu’une collection de grands plats imitant les Delft, besogneuse reproduction bleue d’une série de scènes de chasse exotico-grotesques du graveur florentin post-maniériste Antonio Tempesta (1555-1630).
Des récipients à kohol ottomans du temps de Selim II en forme de paons, en cuivre et en laiton, surjouaient dans le kitch, dans ce « bon » mauvais goût d’une dame de la haute société « états-unienne » de la côte ouest qui voulait étaler son « savoir ornementer ». Enfin, mais pouvait-on parler d’enfin dans cette avalanche d’objets où l’hétérodoxie le disputait au pire éclectisme, une gargoulette arabisante ou touarègue, modelée dans la terre crue, en forme de minaret de la mosquée de Djenné, créchait au centre du salon. Un buffet s’encombrait de colifichets d’un primitivisme radical qu’un K'Tou châtelperronien[1] n’aurait pas renié.
La quiétude de Daisy Belle fut dérangée par son envahissante frangine. Deanna Shirley surgit dans le salon, en dansant et fredonnant une valse viennoise, une boîte à musique amoureusement tenue dans la paume droite. Elle paraissait dialoguer avec l’automate de passereau qui surmontait l’objet, et les gazouillements insupportables de l’adolescente attardée couvraient ceux de l’oiseau mécanique! De plus, sa tenue avait de quoi émoustiller les obsédés. Des personnes peu averties auraient pris celle-ci pour un pyjama de femme d’été à manches courtes. Que non pas, hélas! Le haut était un baby doll transparent, qui laissait deviner les horreurs de la guerre tandis que le bas - hé bien, oui, le bas! - affichait sans pudeur son érotisme Restauration : Deanna Shirley arborait un pantalon froufroutant de dessous de coton et de dentelles du temps des sœurs Montagu (soit 1815, s’il vous plaît),
qui descendait jusqu’aux chevilles de ses petits pieds mutins déchaussés! Le nombril de la belle était à l’air, et sa lingerie, dite en anglais « underdrawers », très indécente pour une dame qui se targuait d’être comme il faut (en français dans le texte), puisque apparaissaient les fameuses ouvertures stratégiques pour amateurs du « plus que nu ». Aux gazouillis à la Mary Poppins succéda la chanson de Blanche Neige « Un jour mon prince viendra… »
Excédée, Daisy Belle lança à la cantonade :
« Stop! Pitié pour mes oreilles! Tu n’es pas Janet Gaynor, le modèle de Blanche Neige! Tu chantes comme un pied!
- Je suis en quête de bonheur, mais aussi de la toilette que je vais mettre pour le dîner!
- En attendant, cache moi ton impudicité! Les fentes de ton panty m’ont tout révélé, et tes attributs pileux ne sont pas spécialement ceux de la forêt amazonienne! Je dirais plutôt qu’on se croirait dans une steppe près du désert de Mojave!
- Je ne m’épile pas! Je suis juste « dessinée comme ça », et si ma carrosserie ne te plaît pas, si je ne suis pas maquillée comme une voiture volée, hé bien, va te faire pendre ailleurs!
- Mais tu es chez moi, Deanna! Et j’ajoute que tu n’es pas aussi blonde que tu veux le faire croire! Quant à tes sourcils, à force de les avoir épilés, tu as été obligée de les repasser au crayon gras foncé, à tel point que, justement, cela te donne l’air d’une fausse blonde!
- C’est à cause du noir et blanc! Les cameramen et les directeurs de la photo aiment bien un blond éclatant contrastant avec des sourcils noirs passés au mascara!
- Si tu continues, ils ressembleront à la moustache peinte de Groucho Marx!
- Oh, zut alors! » jeta Deanna Shirley, boudeuse.
Elle se rendit derechef dans sa chambre, afin de puiser dans la penderie la toilette adéquate pour le soir. Au bout de cinq minutes, un hurlement retentit.
« Salope! Tu as bousillé mon tailleur noir Dior au manteau à oreilles d’éléphant et tu as chipé les coussinets de rembourrage d’épaules et de poitrine de tous mes fourreaux et mes robes de cocktail! Tu m’as refait le sale coup de quand j’étais petite, pour m’obliger à recoudre mes vêtements! Sale peste! Je vais sortir mes griffes! Miaouu! Mieoww! Miaraouu! »
Elle soûla Daisy Belle de ses miaulements de chatte en chaleur dix minutes durant, et reparut en adolescente de la Belle Époque : une splendide robe d’été 12-14 ans en soie bleue, avec ceinture marquant la taille de guêpe, reproduction exacte d’un modèle du catalogue Elite de 1904! Elle brandissait furieusement une jupe noire, dont la particularité était un parfait découpage circulaire au niveau des fesses!
« Espèce de saleté! Une jupe Dior à 500 dollars! Tu as voulu faire croire quoi? Qu’un bouledogue de cartoon m’a mordue ou que je montre mon cul à l’air à tous les mâles qui veulent bien de moi? C’est ignoble! »
Crânement, Daisy Belle rétorqua :
- Tu n’en es pas à mille dollars près avec tes chiffons!
- Des chiffons! Par quelles arguties vas-tu encore justifier tes mauvaises actions à mon encontre?
- Je sais ce que tu ressens, mais foin de psychodrame!
- Daisy Belle, franchement! J’ai toujours eu l’impression que tu étais la préférée de Mère, alors que la petite fille fragile, maladive, souffreteuse, qu’il fallait choyer et dorloter, c’était moi! Qui a failli mourir à deux ans?
- J’ai saisi! Tu as toujours souffert d’un complexe d’infériorité! La nature t’a mal pourvue! Au saut du lit, tu es tellement quelconque que je me demande ce qu’on peut te trouver!
- Je…j’ai toujours craint que ton talent m’écrase! Il a bien fallu que j’affirme ma différence, pas seulement au physique, à la coiffure, à la manière de me vêtir, à mon style…
- Et cela t’a réussi : premier mariage avant moi, oscar avant moi, enfant avant moi… Si cela continue, tu mourras avant moi pour finir de m’embêter!
- Je ne suis pas ce prince français du Moyen-âge : fils de roi, père de roi, frère de roi, oncle de roi et jamais roi lui-même! Depuis l’oscar de « Soupçons », nos relations n’ont cessé de se détériorer! Promets-moi, dear Daisy Belle, de ne plus recommencer un coup pareil, et que de nous deux, Dieu fasse que la postérité ne retienne que nos films…et notre beauté charmante…
- Ce n’est pas moi qui décide pour la postérité! Advienne que pourra!
- Et autant en emporte le vent…
La cuisinière et domestique espagnole, Concepción, dite la « spanish maid », interrompit ce dialogue hautement psychologique pour annoncer que le dîner était prêt :
« La comida esta servida. »
« A table, ma pauvre chérie! Nous continuerons à vider nos querelles plus tard! » s’écria la maîtresse de maison.
Le repas tex-mex s’avéra délicieux, quoique fort épicé. Il fallut bien boire pour atténuer le feu du Tabasco!
« Avec toute l’eau que j’ai ingurgitée pour combattre le piment de tes tamales, je vais faire pipi toute la nuit! Gouailla Deanna Shirley.
- Tu es satisfaite, et cela me suffit.
- A propos, as-tu reçu de nouvelles propositions de films?
- Encore un rôle de belle of the Old South avec crinolines, très romanesque. Rien de très neuf.
- Jamais de comédie musicale ou de film policier?
- Je suis comme toi : nous ne savons ni danser, ni chanter! Et les polars, ce n’est pas ma tasse de thé.
- Nous vieillissons, ma pauvrette! Les rôles que l’on nous offre sont de moins en moins intéressants! De mon côté, je n’ai eu que deux contacts: Zanuck m’a proposé d’interpréter la duchesse du Maine dans une adaptation du « Chevalier d’Harmental » d’Alexandre Dumas et Jack Warner m’a engagée dans un autre film historique, sur le complot de la duchesse de Berry, dont le titre provisoire serait « Petit Pierre ».
- Diable! On ne te donne que des rôles de « naines », heureusement que tu es trop maigre pour jouer la reine Victoria!
- Pas de nouvelles remarques, s’il te plaît! Si tu connaissais mieux l’Histoire de France, tu saurais qu’en 1832, la duchesse de Berry a participé à un complot légitimiste contre Louis-Philippe sous la défroque d’un jeune garçon!
- Tu sais bien qu’elle était minuscule! Ce n’est même pas un constat, c’est une vérité historique! Je ne te vois pas refaire le coup de Katharine Hepburn dans « Sylvia Scarlett » de Cukor, où elle était attifée en jeune garçon! Elle a rivalisé de maigreur avec toi dans un film Regency du début de ta carrière : deux fils de fer se disputaient les faveurs d’un beau type en tunique rouge!
- Grrr…Je vais te griffer!
- Dans « Sylvia Scarlett », Katharine jouait avec Cary Grant! Les fans qui vont voir naïvement ses films ignorent qu’il est homo et ne perçoivent en lui qu’un charmant séducteur!
- Ce fut mon seul partenaire au cinéma, avec Orson Welles dans « Jane Eyre », à être d’une stature assez haute! Dans le texte de Hitch, on me l’a fait assez sentir! Marmoset par ci, ouistiti par là! Hitch avait refusé que les costumiers me rembourrent les épaules et les seins. Cela a été dur pour moi! Il a exigé que je joue avec ma teinte naturelle de cheveux (un châtain banal quoique doré). Comme je regrette ma trilogie 1900! Orry Kelly, Travis Banton et Edith Head surent améliorer ma silhouette menue! Te rends-tu compte du boulot de Travis : il a réussi à me donner cette forme en sablier des femmes 1900 de « La Mode Illustrée », en partant de ma taille de guêpe naturelle!
- Et tu fais toujours du 34!
- 36! Je me suis remplumée depuis que j’ai eu ma petite Abigaïl Debbie Dornier!
- Et c’est pourquoi tu n’as jamais été aussi chétive qu’en Lisa Berndle, surtout dans les 25 premières minutes du film! Tu venais d’accoucher, mais jamais tes cheveux n’ont eu un blond aussi fadasse, tes joues n’ont été aussi creuses… Jouer toute une séquence pieds nus, à attraper la crève, franchement!
- C’est la scène où je dois battre les tapis!
- Et en gamine de 12-13 ans, tu es aussi moche comme que lorsque tu sors du lit! Pas de maquillage, de mise ne plis, de laque! Travis t’as vêtue comme une petite souillon, une écolière pauvresse et minable aux robes chiffonnées! Dans « Tessa », avec tes tresses, tu étais encore pis!
- Il y avait tout de même une jolie robe dans le film de Max, toilette que j’ai gardée et que je mets de temps en temps! Oh, je sais, on ne la voit que dans un plan fort court : quelques secondes! Mais comme j’y suis jolie!
- Oui, ta robe de cours de bonnes manières, réplique exacte d’un modèle français de 1886! Marron, une belle ceinture qui fait nœud derrière… Tu as de la chance qu’H.G. Wells n’ait pas inventé tout de bon sa machine à explorer le temps!
- Pourquoi?
- Imagine donc une fugue, une escapade de ta part, soit en 1860, soit en 1885, ou 88... Tu n’aurais sur toi que tes toilettes adorées de fillettes : ta robe d’Alice au Pays des Merveilles, tes tenues de bébés Jumeau…avec les affriolants panties de broderie et toute la lingerie qui va avec…Tu n’aurais pas tardé à échouer dans une maison close parisienne, « Le Chabanais », par exemple, où Bertie prince de Galles ou Léopold II, roi des Belges, se seraient disputé tes faveurs! Tous les clients t’auraient connue sous le sobriquet de « Bébé anglais »!
- Et si je te disais que cette expérience, je l’ai peut-être vécue!
- Tu divagues!
- Que non pas, Daisy Belle. J’ai parfois d’étranges souvenirs. Je suis en France vers 1888, avec des comédiens d’origine française. Je n’ai sur moi que mes toilettes de jeune miss de 12 à 14 ans, parce que mes formes ne me permettent pas de porter autre chose à cette époque de grosses dondons étranglées par leur corset. De grands acteurs français d’avant-guerre m’entraînent dans un bordel, un lieu de perdition, en tenue de « Bébé » de porcelaine, où tous les mâles en rut, ivres de champagne ou d’absinthe, ne cessent de me tripoter, de me peloter, et de vouloir me violer! Quel enfer!
- Tu as fait un simple cauchemar, c’est tout!
- J’aurais préféré ressembler à Gloria Grahame : elle a certes un ovale triangulaire, mais au moins, elle possède de la poitrine!
- Son mariage avec Nick Ray a échoué lamentablement! Et son ambiguïté, oh, la vache! Si tu as bien regardé « Le violent », elle se fait à un moment donné masser par une gouine! Tu sais qu’il existe des instituts de beauté très spéciaux, des salons de massage exclusivement réservés à une clientèle lesbienne…
Concepción vint demander si elle pouvait débarrasser la table, en même temps, elle signala qu’elle avait remarqué à la fenêtre une auto en stationnement.
« Encore cette vieille De Soto poussiéreuse qui a besoin de passer au car wash! » s’écria Daisy Belle.
Une sonnerie importune vint perturber la quiétude du soir! Un sans-gêne força la domestique à lui ouvrir. L’homme portait un galurin vissé sur le crâne, une chemise d’été à manches courtes avec un nœud papillon lâche, un pantalon en accordéon et des chaussures de daim aussi malpropres que sa tire. Surtout, il arborait fièrement une carte de presse! Le menton en galoche, il s’écria enthousiaste :
« Salut la compagnie! Je m’appelle John Quatterback, de la « Venice Gazette ». Bonjour fillette! Je ne savais pas, madame de Beauregard, que vous aviez une petite fille!
Deanna Shirley répliqua :
« Miaraowww, frrr… »
- Quelle âge a votre fille, madame?
L’intéressée jeta en zézayant :
- Z’ai trente-cinq ans moins trois mois!
Elle partit dans la cuisine, pour revenir avec une bouteille de whisky et un pot bébé parfum abricot destiné à l’origine au fils de Daisy Belle.
- Madame de Beauregard, acceptez-vous de répondre à quelques petites questions? C’est une exclusivité de la « Venice Gazette »!
- Vous êtes très culotté, monsieur le pisse-copie! Je vous accorde juste un petit instant!
- Mieou?
- Ne faites pas attention à elle. Elle miaule mais ne griffe pas.
- Je serais donc bref, madame de Beauregard. Les critiques de cinéma admirent votre jeu remarquable, notamment lorsque vous interprétez de personnages de femmes laides ou folles. Comment acceptez-vous de vous enlaidir, vous, une des plus jolies stars d’Hollywood?
- Je vois que vous faites allusion à Mélanie…
- Non, à des films plus récents : « La fosse aux serpents », « L ’Héritière » etc.
- Ze veux pas que maman réponde! Bêe! Bêe!
- Ah, non! Tu ne vas pas me refaire le coup de l’agnelle! Va bêler ailleurs, ma chérie!
- Elle était jalouse de Lisa Berndle, et toc! Elle a voulu prouver que si ze zavais jouer sans maquillage, elle pouvait le faire zaussi, nananère!
- Deanna Shirley, va te coucher ou je t’envoie une taloche!
- Tiens, vous avez donné à votre mioche le prénom de vot’sœur? répliqua John Quatterback.
- Je vous le répète : n’écoutez pas cette petite peste! C’est mon interview, pas la sienne! Donc, pour répondre à votre question, mon rôle de folle dans le film de Litvak…
- Beeerk! Elle était vilaine dedans! Et Celeste Holm était encore plus moche! Ze veux plus que tu joues avec cette pétasse oxygénée aux yeux pervenche qui récite comme un pied, chante comme une baleine et fait croire qu’elle a des tétés gros comme des obus! Et pis, elle triche sur son âge!
- Shut up!
- Vous élevez mal vos enfants, madame! Quelle mauvaise graine!
- Ce n’est pas ma fille, imbécile!
- Z’est pas vrai! Ze suis plus authentique que Ginger Rogers en Su Su dans « Uniformes et jupon court » . Z’ai pas de tétés et z’ai pas non plus de poils à …
- Arrête donc, sale petite cochonne!
- Quel numéro! Ce sont les commères d’Hollywood qui vont être ravies!
- Non! Pas Louella Parsons et Edda Hopper!
- Ze sont rien que d’vieille chouettes, môman! Elles ont dit que des fariboles zur moa!
- Par exemple? Interrogea Quatterback, son attention éveillée.
- Que z’adore les pots bébé imbibés de whisky « galore ». Ze vous fais une démonstration! Ze prends ze pot, ze l’ouvre. Mmmm, comme y zent bon l’abricot! Ze rajoute une bonne petite lampée de whisky (elle joint le geste à la parole)! Et pis, ze pense à l’assaisonnement! (elle sort un sachet, qui, à première vue renferme du sucre glace, le déchire). Ze saupoudre le tout d’une zolie poudre blanche, de la bonne popaïne, droit importée d’Italie par la Mafia, ze me saisis d’une paille et z’inhale. Ah, ze que z’est bon!
- Vous avez là une petite camée, madame de Beauregard! Bravo!
- Ze déguste ainsi des p’tits pots aux parfums variés : strawberry, raspberry, gooseberry, blueberry etc. Z’adore aussi le sexe, surtout avec des zeunes boutonneux!
Zozotant et grasseyant de plus belle, Deanna Shirley étala sa vie croustillante devant Quatterback qui ne cessa de noircir son calepin.
- Bigre de bigre! La « Venice Gazette » va adorer! Je vois déjà les manchettes : « La grande star Daisy Belle de Beauregard, l’immortelle rivale de Scarlett O’Hara dans « Gone with the wind », a une « fille cachée » de 12 ans droguée et dépravée ». A moins finalement qu’il s’agisse réellement de sa sœur…
- Exactement, monsieur le culotté! Dit sèchement Daisy Belle. Je me tue à vous le faire comprendre!
- Donc, reprit Deanna Shirley, l’œil brillant d’excitation, en février 49, à l’Hôtel « Libellule » de Bruxelles, le groom Sparrow avait été témoin de mes ébats torrides dans l’ascenseur! Les lingères de l’Hôtel en avaient assez du travail quotidien que ze leur donnais : la « laundry » débordait de mes robes et de ma lingerie « très spéciale » zouillées des diverses zécrézions que mâles et femelles produisent à l’occasion de leur rut mutuel! Pour acheter le zilence de Sparrow, une seule zoluzion s’offrait à moi : le déniaiser et le payer après! Z’ai échoué avec ze sacré puceau! Ze l’ai pourtant conduit dans ma chambre, habillée de ma mignonne robe 1886 de cours de bonnes manières, ze chef-d’œuvre de Travis Banton confectionné pour un plan de dix secondes dans « Letter from…» Ze laissais un sillage parfumé embaumant « l’Air du Temps » de Nina Ricci. Z’ai dit, de ma voix la plus fashionable, in french in the text : « Hello, Sparrow! Tu veux découvrir des plaisirs interdits? Tu peux toucher mes nœud-nœuds dans mes cheveux et sur ma chute de reins! Z’ai un beau p’tit cul d’poupée! Z’est fait pour être caressé et peloté! » Pis, z’me suis couchée sur le lit, sur le dos, en soulevant jupe et jupons, exhibant mon panty mignon entrouvert où il fallait! Zur la cuisse droite de zette lingerie zolie tout plein était brodée la sentence en français : « Baise-moi mon mignon. ». Z’ai fait le grand écart, comme l’modèle de Courbet du fameux tableau obscène possédé actuellement par un grand psychiatre frenchie qui a épousé une ex-actrice aussi maigre que moi, mais brunette (miss Bataille, z’crois), imitant la championne de french cancan Demi Siphon (vue sa taille et la mienne). Z’ai dit : « Viens, z’est gratuit! Z’me fais pas payer! Ze suis pas une pute! Ze peux te dévoiler aussi mes petites pousses, comme celles des zeunes négresses impubères torse nu des cartes postales coloniales qui émoustillent les zhommes blancs graveleux. » Ze montrais alors tout! Ze n’ai conservé au final que le pantalon de linzerie! Zamais ze n’avais été aussi nue pour baiser! Ze lui ai pourtant proposé de faire ça avec un « british condom », pace que ze voulais pas lui refiler mes chlamydiæ! Z’est fou ze que le sexe d’une femme ressemble à un disque embryonnaire humain de seize à dix-huit zours avec la gouttière neurale en train de se former! Z’aviez jamais remarqué? L’puceau a pas voulu que ze le dépucelle. Z’ai encore dit : « Ze suis mignonne comme tout! Meou! Miaow! Qu’est-ze que tu attends? Ze me suis intégralement épilée pour toi, mon chéri, pour pas trop te choquer. Les morveux de ton âge, y zont pas encore habitués à ze que les filles aient des poils au pubis! » Pour toute réponse, il z’est enfui en hurlant! Comme z’étais fort excitée et que ze mouillais à fond mon « underdrawers » de dentelles, z’ai été obligée de me soulager avec un godemiché! Z’était très bon! Mieux que quand z’ai tenté une expérience saphique avec une grosse brune pachydermique d’un mètre quatre-vingt-trois, une montagne de chair qui a failli m’engloutir et m’étouffer sous ses bourrelets épais comme des pneus de tracteur!
- Deanna Shirley, tu me fais honte!
- Laissez madame! C’est passionnant et haut en couleur tout cela! Edda Hopper m’a dit que votre sœur - j’ai parfaitement saisi qu’il s’agit d’elle, et qu’elle joue présentement les petites filles pour vous emmerder- aurait étouffé un scandale très scabreux…Elle aurait sollicité les faveurs d’une des comédiennes du fameux « Letter from… ». Petit problème : cette actrice n’avait que quatorze ans! Elle jouait une des copines écolières de Lisa Berndle! Quant au groom Sparrow, ne serait-ce pas ce jeune aventurier belge qui a défrayé la chronique l’an dernier dans l’affaire d’un fabuleux héritage impliquant le journaliste Lorenzo, qu’il aida à terminer troisième du grand prix de Francorchamps? Ceci malgré les machinations d’un saboteur, le conducteur de la Maserati numéro cinq surnommé le pilote au casque rouge!
Horrifiée, empourprée, Daisy Belle gifla sa sœur et cria à Quatterback :
« Get out! Get out of here! »
Le journaliste fut jeté dehors, son carnet réduit en confettis!
« Nous nous expliquerons demain! Au dodo! » hurla-t-elle à sa frangine immonde.
******************
Le lendemain. Il était huit heures. Daisy Belle De Beaver de Beauregard dégustait un onctueux et plantureux breakfast anglo-saxon avec force œufs au bacon, jus d’orange, toasts grillés, sirop de rhubarbe ou d’érable, tartines au beurre de cacahuète…
Deanna Shirley survint, harassée, le pas traînant dans des mules mutines, bayant aux corneilles, les cheveux fous, incoiffables, cuvant son whisky comme elle pouvait. Sa chemise de nuit 1900, très mignonne, était salie de vomissures! Ses yeux noisette et gris étaient cernés, ses traits tirés. Elle se plaignait de maux de tête. Visiblement, la vedette de cinéma, non seulement accusait ses bientôt trente-cinq ans, trahie par son visage et son corps trop maigres, mais avait du mal à récupérer de ses écarts alimentaires et de sa cuite au pot bébé pour alcoolo toxico invétérée. Une telle créature ne pouvait désormais séduire que les vieux gonzes ou les pédophiles trompés par la sulfureuse marchandise! Daisy Belle, mieux conservée, ruminait sa revanche. Elle attaqua d’emblée :
« Je crois bien qu’avec tes déclarations salées d’hier soir, tu peux dire adios à tes imprésarios et à un prochain mari! Qui voudrait d’une perverse débauchée qui fornique en robe de poupée Bébé Bru?
- Grâce, soeurette! Prends-moi en pitié! Je suis malheureuse! Oui, mes derniers films sont nuls! Oui, je commence à vieillir! Je voulais rester petite fille! Mon rêve est de mourir sur scène à 115 ans sous la défroque de Peter Pan!
- C’est mauvais de refuser les injures du temps! Oui, tu fus une belle et fragile adolescente, avec tes longs cheveux châtains soyeux aux reflets automnaux qui tombaient sur tes épaules et jusqu‘aux reins, ton regard lumineux gris-roux et velouté, tes joues diaphanes, ta silhouette chétive et malingre, ton aspect pitoyable, malheureux et famélique comme une enfant maltraitée d’un roman de Dickens, la souplesse de ta taille aussi fine qu‘un délicat balsamaire de verre romain, si fine que l‘on craignait qu‘elle se brisât net! Lorsque tu avais quatorze ans, je te trouvais plus belle que moi avec mes banales boucles noires et mes yeux bêtement marron! On me prenait parfois pour une italienne!
- Daisy Belle, je te demande grâce. Ma vie est une tragédie. Je…je suis devenue frigide il y a peu! Je n’aurai plus jamais d’enfants. Je souffre d’une aménorrhée depuis deux ans! Plus rien! Moi qui n’ai eu mes règles qu’à seize ans!
- Oh! Ma pauvre petite chérie! Je ne savais pas!
- Le problème a commencé dès que j’ai eu Abigaïl Debbie… Je suis devenue encore plus maigre, alors qu’avoir des enfants remplume la femme la plupart du temps… Si j’étais si criante de vérité en Lisa Berndle à 12-13 ans, c’est parce que je venais de perdre cinq kilos après un accouchement épouvantable! Mon bassin est très étroit, tu l’as dit toi-même! Ces joues creuses, ces cheveux ternes, vilains, cassants c’était moi, réellement moi, au saut du lit! Aucun trucage! C’est dans la défroque de Lisa adulte que tout ne fut que tromperie, artifices de Max, de Travis, des maquilleuses, pour cacher le laideron squelettique que j‘étais devenue! Je n’ai pas aimé aussi mon premier mari… J’ai usé et abusé des contraceptifs les plus divers, autant que de la teinture pour cheveux. J’ai eu deux fausses couches, et même une faiseuse d’anges m’a délivrée d’un enfant non désiré de ce premier conjoint épousé sans amour, pour la façade, pour Hollywood! Je me suis retrouvée à l’hôpital, éloignée plus de trois mois des plateaux de tournage, quasi exsangue! J’ai failli y passer. Cela, tu ne le savais pas, ma Daisy Belle!
- Etais-tu au courant que Max Ophuls souhaitait dès avant-guerre tourner son film, mais en France? Ayant écarté l’actrice Delphine Darmont, dite DD, il voulait Annie Vernay dans le rôle de Lisa. Annie Vernay avait été pour Ophuls la Charlotte idéale dans son fameux « Werther » de 1938. Vint le conflit…
- Annie Vernay…N’est-ce pas cette starlette qui mourut de la typhoïde sur le transatlantique qui l’emmenait pour une carrière aux States?
- Deanna Shirley, ce ne sont là que racontars! Annie est en vie! Elle crève la faim! Tous les rôles qu’elle convoitait lui ont été soufflés par d’autres péronnelles! Elle a échoué à cause de son mauvais anglais. Je l’aide tous les mois pour qu’elle survive dans cette jungle d’asphalte. Je lui envoie 500 dollars!
- C’est beaucoup pour une inconnue! Tu as meilleur cœur que moi, frangine!
- Si tu veux un autre enfant, adopte-le!
- Pas un bébé…Je n’ai pas de lait!
- C’est évident. Je connais une photo un peu ridicule de toi, lorsque tu tentes de bronzer en paréo et soutien-gorge de bikini! Franchement! Tu n’en as pas besoin!
- Même si je voulais exhiber en public mes œufs sur le plat, comme je l’ai fait audacieusement pour ce groom, je serais verbalisée, célébrité ou pas, car les seins nus sont interdits dans les piscines et sur les plages, sauf chez les naturistes…
- Je ne te comprends pas toujours. Nous avons reçu la même éducation chez les Sœurs pourtant. Nous sommes de bonnes catholiques. Tu étais la plus pieuse, mais aussi la plus douée!
- Je parle trois langues couramment en plus de l’anglais upper class! Le français, l’espagnol et le latin.
- Je me rappelle que tu me récitais des passages entiers des « Tusculanes ».
- Mais aussi l’Apocolocyntose de Sénèque et l’Heautontimoroumenos de Térence. « Homo sum, humani nihil a me alienum puto… »
- Il te reste quelque chose de tes humanités!
- J’ai passé toute ma vie à m’ennuyer comme un Paul Valéry… Stéphane Mallarmé n’écrivit-il point :
« La chair est triste, hélas, et j’ai lu tous les livres… »
Et ces vers symbolistes (en français dans le texte) :
« Zeugite, père de mon père, viens donc joindre à tes lèvres ma bouche purpurine!
Eau-forte, taille-douce, résidus balsamiques d’une gloire androgyne,
Statue chryséléphantine engendrée par Phidias en un naos divin,
Mes yeux d’ambre, mes ongles de copal et mon buste ivoirin,
Allumèrent en ton coeur, nouveau panégyriste fol au triomphe indicible,
Voué à la célébration, à la gloire de mon corps, repoussant tout rival abhorré,
Les feux inextinguibles d’une passion innée pour mon être adoré!
Au pampre des frères Arvales, pourtant, tu te crus insensible!
Cippe, tertre, stèle, mausolée, cénotaphe, chef d’œuvre de l’épigraphe,
Tel le grammatiste au calame d’orichalque sur l’argile gravée ajoutant son paraphe…» >>>>>Pages arrachées
Zut! J’ai oublié la suite!
- Qui en est l’auteur?
- Une poétesse française, lyonnaise plus exactement, qui vécut à la fin du XIXe siècle et mourut de tuberculose à trente ans : Aurore-Marie de Saint-Aubain. Elle me ressemblait beaucoup!
- Pour ma part, j’en suis restée à Victor Hugo : « Jeanne était au pain sec dans le cabinet noir! »
Deanna Shirley éclata en sanglots irrésistibles, incoercibles! Ce fut comme un climax, un prurit! Daisy Belle la cajola, la berça comme un tout petit enfant en disant :
« Ma petite poupée, ma pauvre petite chérie…Allons, calme ton chagrin, là…Je vais te faire un gros câlin. »
Daisy Belle constata qu’elle était en position de force. Elle put mettre en œuvre le plan qu’elle ruminait de longue date…
***************
L’après-midi, près de la plage, les badauds croisèrent un singulier équipage. Les réactions furent partagées entre l’hilarité, l’effroi et la compassion. Le spectacle semblait pourtant on ne peu plus banal : une mère de famille promenait sa fillette en poussette. Il nous faut rappeler au passage qu’avant 1970, l’enfant était assis sur son siège face à la personne qui le poussait. Ainsi, cette maman ne quittait pas des yeux sa gamine. Là où le bât blessait, c’était du côté des dimensions incongrues du véhicule, mais aussi de l’enfant. A tout le moins, ce bébé de trois ans était d’une taille monstrueuse, et sa poussette adaptée à sa morphologie!
La mère, brune, la trentaine, portait une robe chemisier d’été. La gamine avait franchement quelque chose d’anormal, en plus de ses dimensions : on lui aurait attribué la taille d’une enfant de douze ans, mais le pire était qu’elle paraissait maquillée, peinturlurée! Elle jouait les poupées jusqu’au ridicule! En fait, elle n’avait pas son libre arbitre : la « petite », non seulement avait une tétine scotchée à la bouche, mais elle était attachée à son siège par une ceinture solide qui la serrait efficacement. Elle ne pouvait ni gigoter, ni crier! Sa robe à smocks et à manches ballons, blanche, était très jolie, empesée de jupons, avec une barboteuse en dessous, ses pieds menus bien chaussés et enveloppés de socquettes de luxe, mais son visage totalement recouvert d’une pâte blanche comme du blanc de céruse, et ses joues rehaussées d’un rouge vif! En plus, elle portait visiblement une perruque de laine jaune, avec des imitations d’anglaises, et un énorme ruban rose noué sur cette coiffure! Enfin, la pseudo fillette portait au cou un écriteau de carton sur lequel était inscrit : « Je m’appelle Deanna Shirley De Beaver de Beauregard et je suis une petite chipie. » La « mère », Daisy Belle, exhibait à qui le voulait cette sœur qu’elle humiliait, racontant toutes les turpitudes dont elle était capable, transformant en enfer la vie de ceux qui ne se méfiaient pas d’elle. Cela rajouterait irréversiblement à sa renommée de star!
Christian Jannone.
Postface : un réalisateur du début du XXIe siècle a déclaré un jour :
« Si un « remake » du « Crime de Mme Lexton » ou de « Lettre d’une inconnue » était à tourner, je choisirais Aure Berjac dans le rôle principal. Cette petite femme blonde magnifique et bourrée de talent incarne pour moi la Deanna Shirley de Beauregard française, mais la plupart des producteurs paraissent l’ignorer, hélas! »
[1] K’tou : nom que s’attribuaient les hommes de Neandertal « ceux qui marchent debout ».
1 commentaire:
Ce texte, écrit en juillet 2008 dans sa version originelle, contient la toute première citation d'une poésie d'Aurore-Marie de Saint-Aubain.
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