mardi 2 décembre 2008

Petite poupée 1900

Une aventure mélodramatique d'Ysoline de Kermor-Ploumanac'h à lire en écoutant des thèmes extraits du quatuor à cordes de Gabriel Fauré, par Christian Jannone.


Avant 1914 existait en banlieue huppée de la capitale, quelque part entre Saint-Cloud et Ville d'Avray, à la marge du parc de Saint-Cloud, une délicieuse propriété du XVIIIe siècle surnommée "La Petite Bretagne". Ne cherchez point ce lieu sur une carte de l'actuel département des Hauts-de-Seine : il n'est plus de notre monde. "La Petite Bretagne" se voulait une enclave "celtique" imaginaire proche de Paris. A l'origine, simple pavillon rococo construit sous Louis XV pour abriter les amours clandestines d'un ancien "roué" vieillissant du temps de la Régence, qui souffrit d'une réputation de lieu galant voire orgiaque où, dit-on , le duc de Chartres, futur Philippe Égalité, fils de Philippe dit "le gros", duc d'Orléans, aurait fomenté des complots hardis contre Louis XVI, "La Petite Bretagne" devint en 1815, au retour des Bourbons, la propriété exclusive du comte Guénolé de Kermor-Ploumanac'h, cousin éloigné de l'illustre Alban de Kermor et ami de Chateaubriand. Sous l'égide de ce fils de chouan, dont deux oncles avaient fini sur l'échafaud et un cousin participé en 1795 aux négociations de paix de La Prévalaye et dont le père était tombé dans la souricière de Quiberon, le sulfureux lupanar libertin, connu de Sade, de Restif et de Casanova, se mua en une enclave de la catholicité et du particularisme régionaliste et folklorisant. Guénolé, catholique ultramontain intransigeant, œuvra à la destruction des fresques, tableaux et stucs à caractère gaillard et pornographique parfois inspirés des bordels romains. Il procéda à la réfection du merveilleux cabinet de curiosités érotiques d'ambre, de laque et de rocaille, dont certaines pièces provenaient de Pompéi récemment découverte, notamment un gladiateur phallique de bronze et un magnifique marbre zoophile des amours d'Hercule et de la chèvre sorti d'un atelier de Paestum. Les précieux manuscrits perses et indiens, aux délicates miniatures non moins évocatrices, devinrent la proie des flammes. Le même sort attendit l'original traité (par son sujet et ses enluminures funestement scabreuses) remontant au XIIe siècle dû à la verte plume d'Ahmed Ibn Al Roumi, fils d'un "poulain" et d'une Sarrasine, devenu chevalier soufi au service de Saladin : "De l'art d'honorer ses montures (cheval, méhari et autres…)". Il ne subsista de ce "codex major" des pratiques déviantes qu'une version imprimée traduite par Galland et vouée à l'enfer des bibliothèques. Guénolé n'hésita point à briser de son propre chef un précieux vase attique à figures rouges du Ve siècle avant JC attribué à Douris, qui représentait à ses yeux pudibonds un hideux et explicite éloge de la sodomie!
Ce greffon artificiel, isolat armoricain en pleine Ile de France, ne pouvait aucunement intéresser un Anatole Le Braz ou un Charles Le Goffic. Il s'agissait au mieux d'une curiosité historiciste vouée à l'idéal d'authenticité inlassablement poursuivi par une lignée de fanatiques. Les Kermor-Ploumanac'h prétendaient descendre du roi Nominoë
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qui avait vécu au IXe siècle. Ils n'acceptaient d'autre domesticité qu'exclusivement bretonnante, c'est-à-dire celtisante, tout ressortissant et locuteur de la Bretagne gallo étant banni de la propriété. Les servantes étaient sans exception aucune des Bigouden astreintes en permanence au port du costume traditionnel.
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De même pour les personnels masculins avec leurs sabots, hauts-de-chausses bouffants, vestes et chapeaux à ruban typiques. Jusqu'en 1885, nul n'eut l'autorisation de s'exprimer en français à l'intérieur de la propriété. La seule langue vernaculaire du lieu devait être le breton. Les transformations apportées par Guénolé puis, après sa disparition en 1854, à 83 ans, par ses fils Artus et Maël avaient transmuté les aîtres en enclave ethnographique qui prétendait au réel. Artus fit venir à grands frais, sans autorisation de l'inspection des monuments historiques, deux menhirs et un dolmen "pillés" sur les sites de Carnac et de Locmariaquer.
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Mécène "régionaliste", Maël organisa chaque été une fête où processions chrétiennes et reconstitutions de cérémonies druidiques s'achevaient par des représentations d'opéras bretonnants comme "Le pardon de Ploërmel" de Meyerbeer ou "Le roi d'Ys" d'Edouard Lalo. Il supervisa la construction d'un enclos dont les sculptures imitaient celles du temps de la duchesse Anne ainsi qu'un calvaire où s'achevaient les processions estivales. Maël installa dans le parc une réplique de l'ossuaire de Noyal-Pontivy. Le goût de l'étrange de cet évergète d'Armor imposa à un sculpteur du cru le rajout à l'ossuaire de bas-reliefs reproduisant une rangée de têtes de mort plus proches du style aztèque que du Moyen Age celtique. Une maquette des Monts d'Arrée
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fut même exposée sous vitrine dans le salon principal du pavillon! Afin d'en compléter le décorum, déjà insolite, Maël fit commander en 1860 à Hyppolyte Flandrin, illustre élève d'Ingres,
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un tableau "historique" : la soumission du roi Judicaël à Dagobert Premier. La famille de Kermor-Ploumanac'h avait perdu la fibre militaire et maritime de ses ancêtres au profit de l'érudition celtisante. Guénolé, puis Maël, jouèrent un rôle certain dans la résurrection des études bretonnes. Maël rêvait de constituer un équivalent armoricain du félibrige. Artus, quant à lui, devint député monarchiste à l'assemblée de Bordeaux puis de Versailles en 1871. Légitimiste siégeant parmi les "chevau-légers", il avait soutenu le comte de Chambord et l'ordre moral du duc de Broglie. A sa mort, en 1885, son fils aîné Théophraste hérita du siège où il put déchaîner son ire contre la république des pendards et de Ferry-Tonkin! Théophraste, appuyé par la duchesse d'Uzès, rallia le brav' général Boulanger. Il fut un des rares boulangistes à parvenir à conserver son siège après la débâcle de 1889. Il reprit la tradition des opéras en aidant Ernest Chausson à composer son "Roi Artus", qu'il fit représenter après sa mort. Les Kermor-Ploumanac'h vouaient un culte particulier aux saints guérisseurs et intercesseurs Mamert et Houarniaule.
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Une chapelle aménagée exprès accueillait les prières des comtes successifs. Des statues polychromes de facture naïve y représentaient les deux saints bretons.
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La vénération de la famille pour Saint Mamert ne l'empêcha point de le prendre pour emblème de la production de chouchen que Maël puis Théophraste entreprirent au sein du petit domaine. Commercialisé, le chouchen "Saint Mamert", avec son étiquette à l'effigie éponyme, ne se contenta pas de rapporter de substantiels revenus aux Kermor-Ploumanac'h : il devint presque aussi renommé qu'ultérieurement le kir.
Parmi les traditions, les Kermor n'avaient point oublié la mort et son valet de légende l'Ankou.
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Ils possédaient plusieurs statues terrifiantes de ce squelette décomposé, à l'abdomen parfois encore grouillant de vers, rivalisant avec sa faux et sa charrette avec l'allégorie du vieillard Temps.
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Autre pièce macabre : une réplique du masque mortuaire de l'empoisonneuse Hélène Jégado! L'ethnographie et l'anthropologie physique symbolisèrent aussi leur présence dans les collections par une série de bustes de plâtre peints représentant les différents types humains d'Armor!
Maël ne laissa que deux filles, Grisélidis et Phoébé, qui épousèrent des industriels roturiers liés au Comité des Forges. Gwendall, le frère cadet de Théophraste, épousa une Kerguelen. Une enfant leur naquit en 1900, Ysoline. La plus charmante des petites filles, véritable poupée Bru vivante, blonde aux yeux bleu-vert avec des taches de son. Hélas, Ysoline devint tôt orpheline : sa mère, l'envoûtante Mélisande de Kerguelen aux cheveux de flamme et au regard de jade, succomba à vingt-quatre ans en 1902 d'une méchante fièvre puerpérale après avoir donné le jour à un garçon mort-né. Gwendall se crut sans doute coupable de la disparition tragique de sa bien aimée, parce qu'il avait exigé un accouchement breton traditionnel dans un lit clos, refusant de suivre les méthodes modernes de l'asepsie et de l'antisepsie. Mais le délicieux visage de Mélisande demeurerait fixé à jamais grâce au délicat portrait de Carolus-Duran, peint en 1898, peu après son mariage.
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Après la tragédie, Gwendall se voua exclusivement à la recherche ethnographique et aux collections d'arts populaires, dont il souhaita effectuer le legs au musée du Trocadéro, abandonnant l'administration de la propriété à son aîné député. Pourtant, avant Georges-Henri Rivière, qui aurait pu s'intéresser à la présence de coiffes, costumes, armoires, assiettes, binious, bagadous ou lits clos d'Armorique au milieu de vitrines débordant de masques Fangs Pahouins ou Kanak Apouéma? L'heure ne venait-elle pas de sonner pour l'art nègre?
Tugdual, le vieux régisseur, avait une autre version de la mort de Mélisande. Pour ce grand vieillard aux yeux d'acier et à la crinière de neige, dont on ne savait plus s'il avait soixante ou nonante ans, tant il était buriné, Gwendall s'était uni à la réincarnation de l'antique sorcière Gwenaëlle, connue pour son insatiable ardeur érotique. D'après la légende, Gwenaëlle, sorte d'Aphrodite préhistorique et chalcolithique qui aurait vécu au temps des mégalithes, bannie par les siens, avait été enlevée par le fils d'un dragon réfugié dans les profondeurs d'un royaume souterrain. La malédiction de Gwenaëlle avait frappé le couple et pouvait resurgir chez sa progéniture! Toujours est-il que l'union de Théophraste étant quant à elle demeurée stérile, Ysoline Marie Esclarmonde de Kermor-Ploumanac'h resterait au décès de Gwendall l'unique héritière de la vénérable lignée! L'inévitable arriva : de complexion délicate, la fillette devint par trop choyée et gâtée par ses parents survivants, particulièrement son oncle qu'elle appelait Théo et son épouse Adélie née de Coëtivy de Pen-Mor. Une douzaine d'années séparait Théophraste, l'aîné, de son frère Gwendall. Plus éclairé, si l'on peut dire, Théo avait mis fin en 1885, dès la disparition d'Artus et malgré l'opposition de Maël, à l'oukase qui frappait le français et le gallo sur la propriété. Il put monter une bibliothèque d'ouvrages modernes puis offrir à sa nièce des livres adaptés à son jeune âge. Surdouée, Ysoline sut lire dès l'âge de quatre ans. Souffrant de claustrophobie, la fillette put déroger à la règle du lit clos, mais elle n'échappa pas à la cuisine du terroir constituée de crêpes salées et sucrées à tous les repas! A la mort du vieil oncle Maël en 1894, Gwendall et Théophraste se lancèrent dans la modernisation effrénée des infrastructures, installant le téléphone, le gaz, le chauffage au charbon puis l'électricité, faisant l'acquisition d'une automobile avec son chauffeur et d'un gramophone Berliner! Théo renonça à l'antique voiture attelée ornée de ses armoiries pour les automobiles de fonction seyant mieux à son état de député. Il se servit chez Léon Bollée, De Dion-Bouton et Panhard-Levassor. Fait incroyable : il engagea un chauffeur originaire de Touraine qui ne parlait pas un mot de breton : Adalbert Desjardins. Il commanda ainsi une limousine, un phaéton et un tonneau aux meilleurs carrossiers des firmes précitées.
Les années 1902-1906 furent extrêmement chargées politiquement pour l'oncle gâteau d'Ysoline. L'arrivée au pouvoir du petit père Combes exaspéra les luttes anticléricales que l'on sait. Théophraste ne ménagea aucunement son art oratoire pour fustiger l'expulsion des congrégations non autorisées, la loi de séparation et les inventaires! Les joutes du député monarchiste devinrent célèbres, faisant les délices des publicistes, des caricaturistes et des pamphlétaires de tout poil! Amateur éclairé dans le domaine de la photographie, détail d'une importance cruciale pour la suite de ce récit, Théo réalisa dans le parc de la propriété un cliché qu'il utilisa pour la propagande cléricale en le diffusant abondamment sous forme de carte postale. Tugdual et quatre autres domestiques, Loussouarn, Kermadec, Le Gouzic et Capendu, se prêtèrent volontiers au jeu, posant en armes (faux et fusils), l'air farouche, pour ce qui devint une carte intitulée : "La résistance en Bretagne contre les décrets d'expulsion des Sœurs". Tugdual et ses comparses y étaient désignés comme des "paysans du Finistère se rendant au Bourg, pour prendre leur tour de garde à la Maison d'Ecole"!
Le septième anniversaire d'Ysoline approchait. Le printemps 1907 était arrivé, et, avec lui, le foisonnement de la nature exubérante. Le parc de la propriété, enchanté du chant des passereaux, indiscipliné à la mode celte, apparaissait aux yeux de la fillette comme une forêt de Brocéliande miniature, domaine des fées Morgane et Viviane, où se réfugiaient elfes, feux follets et farfadets. Elle aimait troquer ses dentelles, rubans et chapeaux encombrants contre une simple robe blanche et longue, déguisement de druidesse, une fausse serpe en bois à la ceinture et les cheveux ceints d'une couronne de fleurs sauvages et d'herbes folles.
Lorsque précepteurs et répétiteurs en avaient terminé, Ysoline délaissait son devoir scolaire pour une promenade dans la carriole de son âne familier, Cadichon junior, que Loussouarn lui attelait à l'occasion. Elle avait nommé ainsi la peu rétive bête parce que son raisonnement somme toute logique lui donnait à penser que le héros originel de la comtesse de Ségur pouvait être son père, mais qu'il était depuis longtemps mort de vieillesse.
"Sais-tu, Cadichon junior, murmurait-elle à l'oreille du baudet au pelage gris, que tu as eu pour papa un âne illustre, un héros?"
Elle caressait doucement le doux animal puis montait dans la voiturette en chantonnant :"Sur l'pont du Nord un bal y est donné…Adèle demande à sa mère d'y aller…Non, non ma fille, tu n'iras pas danser…". Le trottinement la menait jusqu'au petit étang où elle descendait, observant les mœurs des grenouilles. La propriété disparue, le lieu servirait au futur solitaire de Ville d'Avray, Jean Rostand en personne, pour l'étude de la tératogenèse des Anoures!
Ysoline avait de réelles dispositions pour l'histoire naturelle. Son oncle la conduisait régulièrement à Paris, au jardin des plantes, où elle visitait ménagerie, serres et galerie de zoologie. Elle poussa un jour l'audace jusqu'à emprunter dans la bibliothèque de Théo les deux volumes du "Monde avant la création de l'Homme" de Camille Flammarion, publiés en 1886. Les gros ouvrages reliés à couverture bleue, illustrés de nombreuses gravures sur bois, de cartes géologiques et reconstitutions hors textes coloriées, fascinaient la petite fille, quoiqu'ils l'effrayassent parfois. Elle était loin, à son âge, de pouvoir appréhender le contenu savant du texte. Aussi se contentait-elle d'en contempler longuement les images. Le maître ouvrage débutait par une partie astronomique : nébuleuse originelle, galaxies, voie lactée, système solaire, planètes, comètes, naissance de la Terre et -catastrophiste- de la Lune! Que de lacunes en ce temps dans l'histoire paléontologique du vivant! L'ère primaire se réduisait à peu, insistant surtout sur les forêts carbonifères. L'ère secondaire voyait le triomphe des lézards terribles, en particulier l'Iguanodon, vedette d'une gravure le représentant dressé, atteignant le faîte d'un immeuble haussmanien. Reptiles marins comme le Plésiosaure ou volants comme le Ptérodactyle peuplaient notre planète. Le style des dessins rappelait "Voyage au centre de la terre"! L'ère tertiaire débutait alors directement à l'Eocène, avec ses reconstitutions des mammifères primitifs de Cuvier comme le Paléothérium, ou ses rhinocéros, tapirs et chevaux archaïques. Une des gravures montrait l'engloutissement des proto éléphants et autre Uintatherium par une catastrophe diluvienne chère à Cuvier. Le second volume abordait la préhistoire humaine, avec une série de gravures de physiognomonie : portraits comparés de chèvres, hiboux, moutons, avec des humains à leur semblance…

Ce fut le dessin de l'Homme primitif qui épouvanta la fillette. Imaginez une sorte d'homme-singe dansant et bondissant, couvert de méchantes peaux de bêtes, au corps curieusement conformé le faisant ressembler à un croisement d'Anthropopithèque prognathe et de caprin dépiauté!
http://www.kbinirsnb.be/europancestors//images/science-culture/homo-animal/boitard
En pleurs, Ysoline lâcha le livre et courut vers son oncle :
"Oncle Théo, geignit-elle, j'ai peur! Ne me dites pas que les ancêtres de notre famille étaient aussi vilains!
- Ma petite poupée de porcelaine, tu es encore allée regarder ce livre1 qui n'est pas fait pour les enfants! Prends plutôt un roman de la comtesse de Ségur!
- Je les ai déjà tous lus, mon oncle!" Répondit-elle en pleurnichant.
Cela était exact. Les personnages préférés d'Ysoline étaient Sophie, pour ses bourdes et catastrophes et Félicie d'Orvilet, du moins connu "Dilloy le chemineau", sorte de poseuse chipie et pimbêche insupportable justement punie en fin d'ouvrage! La petiote s'ennuyait, car trop gâtée et délaissée par son père. Elle adorait les chansons et comptines, les chantonnant sans cesse. Selon la saison et l'humeur, elle optait pour telle ou telle mélodie. Pour la gaîté enjouée et l'été, cela donnait :
Je suis venu(e) dans mon jardin, je suis venu(e) dans mon jardin,
Pour y cueillir du romarin!
Gentil coquelicot mesdames, gentil coquelicot nouveau…
Outre "Le pont du Nord", le printemps portait son choix sur une charmante ritournelle mozartienne très XVIIIe siècle :
Reviens beau mois de mai,
Fais chanter tous les oiseaux,
Ramène la gaîté,
Sous l'ombrage des ormeaux,
Redonne à la violette l'éclat de son printemps,
Et que la pâquerette renaisse dans les champs…
Mais, après avoir été grondée (cela arrivait parfois!), Ysoline entonnait :
Nous n'irons plus au bois, les lauriers sont coupés,
La belle que voilà ira les ramasser.
Entrez dans la danse,
Voyez comme on danse,
Sautez, dansez,
Embrassez qui vous voudrez…
Enfin, avec l'automne et l'approche des mauvais jours, elle optait pour :
Colchiques dans les prés, fleurissent, fleurissent,
Colchiques dans les prés,
C'est la fin de l'été.
La feuille d'automne emportée par le vent,
En ronde monotone, tombe en tourbillonnant…

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Étrangement, les chansons qu'entonnait la fillette paraissaient parfois provenir de l'outre-temps, soit d'un passé qu'elle ne pouvait connaître, soit de l'avenir, car nul contemporain n'avait ouï certains titres ou mélodies. Assurément, il y avait encore du Gwenaëlle là-dessous!
Gwendall s'était tout de même aperçu des propensions musicales de sa fille. Il tenta de lui enseigner le solfège et le piano, en vain. Cherchant à recruter un professeur de musique, il voulut faire "une pierre deux coups" en jouant les mécènes. Un seul candidat répondit à l'annonce : monsieur Albéric Magnard. Ce compositeur peu conformiste ne pouvait être agréé par un monarchiste breton, qui plus est ancien anti-dreyfusard!
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L'entrevue se déroula mal, bien que le ton demeurât posé. Albéric Magnard, connaissant l'action des Kermor-Ploumanac'h en faveur de l'opéra, souhaitait que le comte Théo montât son "Guercoeur" dans la propriété. Gwendall ne voulait qu'un pédagogue pour Ysoline. Inquisiteur en herbe, il reçut l'impétrant en connaissant déjà ses défauts rédhibitoires.
"Vous m'en voyez navré, monsieur Magnard, mais je ne puis agréer votre candidature.
- Pour quels motifs, monsieur de Kermor? Votre frère aîné m'avait pourtant laissé entendre…
- Il s'agit de ma fille, non de mécénat lyrique. Comment dire… vos prises de position politiques et artistiques… Monsieur, vous avez constitué un orchestre de femmes, et notre tradition catholique réprouve le féminisme! Par-dessus tout, vous avez pris artistiquement position pour ce traître juif, ce Dreyfus…
- Mais la République a réhabilité le capitaine l'an dernier…
- Ne m'interrompez pas, monsieur! La "Gueuse" ne nous sied point! Je disais donc que vous avez pris fait et cause pour un mauvais Français avec votre "Hymne à la justice"!
- Je vois que monsieur Gwendall de Kermor préfère les personnes de son espèce, monsieur Vincent d'Indy, par exemple, quoique non Breton! Et j'ajoute que vous ne dédaignez aucunement une musique plus légère, quelles que soient vos objections! Donner à votre fille le nom d'une œuvre plutôt stupide de monsieur Messager, vraiment! Son troisième prénom n'est-il pas Esclarmonde, d'après un ouvrage lyrique de monsieur Massenet?
- Monsieur d'Indy est un excellent patriote! Quant à monsieur Messager, il écrit Isoline avec un "i". Le prénom de ma fille débute par "y"!
- Les opéras trop wagnériens, cocardiers et antisémites de monsieur d'Indy ne pourront survivre au changement des modes, monsieur de Kermor, ne vous en déplaise! De plus, il n'est attaché qu'au Vivarais!
- Vous insultez l'immortel auteur de "Fervaal", de "l'Etranger" et de "Wallenstein"! Hors d'ici, monsieur Magnard! Je vous chasse, entendez-vous! Kermadec! Reconduisez ce faquin!
- Il ne vous manque qu'une chose, monsieur! La perruque des ultras!"
Après cet échec, Gwendall tenta un recrutement direct en écrivant à un pur chantre d'Armor dont la notoriété émergente l'avait séduit : monsieur Guy Ropartz. Il n'essuya qu'un refus poli et en resta là.
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A chacun de ses anniversaires, Ysoline recevait de Théo un somptueux cadeau. Pour ses six ans, une maison de poupées animée, chef-d'œuvre de l'automation avec boîte à musique incorporée, dispendieux jouet de plusieurs milliers de francs or, vint enrichir la chambre de la fillette, déjà fort garnie en bébés de porcelaine, en mignonnettes, en peluches (dont les premiers ours Steiff) et jouets mécaniques. Cette demeure victorienne, en coupe, à deux étages et un grenier comportait plusieurs saynètes à automates d'animaux anthropomorphisés : le vieux chien loup de mer fumant la pipe sur son fauteuil, le cochon à lorgnons se balançant sur un rocking-chair et tirant une montre de son gousset, la ronde des lapins, la chatte blanche vêtue d'une ancienne robe à tournure jouant du piano (la boîte à musique laissait entendre la mazurka n° 2 opus 33 de Chopin), les chatons folâtrant dans la baignoire…
Ses sept ans arrivant, Ysoline vint quémander à Théo un cadeau pour "grands" :
- Mon oncle, j'atteins l'âge de raison, sept ans! Je deviens une grande demoiselle!
- Oui, ma mignonne adorée. Il te faut donc un jouet moins enfantin.
- C'est cela, mon oncle. Je ne veux pas de nouvelle poupée!"
Ainsi, ô, fatalité, Ysoline reçut un appareil photo dernier cri de la part de Théo. Gwendall se contenta de livres, mais il opta pour de l'Hector Malot. Ce modèle révolutionnaire venu d'Angleterre permettait de prendre des instantanés grâce à un système de lampe à pile qui déclenchait un éclairage violent. Ysoline, prise d'une frénésie photographique, fit du parc sa chasse gardée!
Le vieux Tugdual vit d'un mauvais œil la fillette s'exercer à son nouvel art. Il ne cessait de l'admonester en breton. Ysoline avait exigé le port de robes plus longues et de chapeaux plus larges, pour faire davantage grande fille. Elle perdait sa dentition de lait. Une incisive manquante à son maxillaire supérieur ajoutait à son charme espiègle. La petite, qui avait parlé précocement, n'avait jamais zézayé. Ses grands yeux bleu-vert candides feignaient l'étonnement face à ce regard de prophète aliéné. Le géronte régisseur à la crinière immaculée la maudit une nouvelle fois :
"Fille de sorcière! Porte-malheur! Tu seras la ruine de la lignée des Kermor-Ploumanac'h pour les siècles des siècles!" (en breton dans le texte)
Impressionnée par l'expressivité du vieillard, la gamine répliqua :
"Ne bougeons plus!"
Rieuse, elle prit un cliché du vieux fou. Le "flash" éblouit le sénescent serviteur.
Le lendemain, à l'aurore, Loussouarn le trouva à l'état de cadavre, écrasé dans le local à bois. Les stères ne lui avaient laissé aucune chance. Seule sa tête émergeait, la bouche distordue. Accident, ou autre chose?

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A cinquante-cinq ans, Théophraste conservait un charme discret. Malgré son début d'embonpoint, son large visage à la barbe imposante taillée en éventail, désormais grisonnante et sa voix douce ne laissaient point indifférentes les dames du grand monde. Il poussait la coquetterie en arborant des bésicles d'or authentique savamment inclinées qui mettaient en valeur son regard bleu. Son union stérile avec Adélie encourageait la rumeur : on lui prêtait des aventures extra-conjugales avec Marguerite Steinheil, Liane de Pougy, Sarah Bernhard -bien que déjà sexagénaire à l'époque!- et Cléo de Mérode. "L'Assiette au beurre", dans sa haine contre les gonzes écraseurs du peuple et de la "Sociale", ne le ménageait plus depuis 1902 : les caricatures du journal le montraient en optimates romain jouisseur et orgiaque, le ventre éclatant sa toge trop étroite, partageant des agapes "salées" (c'est-à-dire des "beautés sans chemise") avec Bertie, alias le roi Edouard VII, dans la plus luxueuse des maisons de tolérance de la Ville Lumière. Dans les différents articles, il recevait les qualificatifs de vieux Jules, de noceur, de patachon et de bâton de chaise. Le comte demanda en vain au préfet la saisie du "torchon". Ces dessins satiriques avaient-il un fond de vérité? Adélie l'avait bien constaté : une fois par mois, prétextant des séances nocturnes au Palais Bourbon, son honorable époux s'absentait, conduit par Adalbert, et ne rentrait qu'à huit-neuf heures du matin! Il y avait donc un mystère Théo!
Le député ne remarqua pas la complicité qui se créait entre son chauffeur et la fillette. Adalbert racontait à Ysoline des histoires d'exploits automobiles et cyclistes, sports plus populaires que les doctes distractions des descendants de chouans. Un jour, il proposa de la conduire en douce à Paris, ni vue ni connue, cachée dans la malle de la De Dion, à la prochaine escapade de son oncle. Le clin d'œil de Desjardins en disait long. Comptant profiter de la candeur d'Ysoline, vraiment craquante avec ses taches de rousseur, il s'amusa à céder à son envie d'emporter l'appareil photo dans son équipée nocturne.
"Tu es prête à découcher ce soir, petite poupée?
- Oui, monsieur Adalbert, et je prends l'appareil photographique!
- J'te préviens que tu vas à un endroit qui est pas pour les gamines, mais pour les messieurs. Tu vas voir plein de joli monde!
- Pourrai-je prendre des clichés?
- Tant que tu voudras, mais après faudra m'les donner!
- Combien me les payerez-vous?
- Trois sacs de bonbons et un chien en peluche.
Ne perdant pas le nord, Ysoline répliqua :
- Bonjour mes dents pour les bonbons. Père dit que cela est mauvais. Quant au chien, j'en ai déjà trois!
- Alors, ce s'ra un perroquet, un vrai! J'irai l'acheter à l'oisellerie de Meudon, samedi après mon service!
- Oui! D'accord! Je veux un ara bleu, pas un jacquot gris du Gabon!
- Tu diras que l'oiseau est un cadeau de ta grande tante Grisélidis pour tes sept ans!
- Tope là! "
Ainsi fut fait. Ysoline se cacha avec ses "impedimenta" dans le coffre de la De Dion, et, en route pour Paris! Il était neuf heures du soir lorsque le véhicule parvint à destination. Adalbert attendit un quart d'heure après avoir fait descendre son maître pour donner à Ysoline le signal de sortie.
"Il était temps! On étouffe dans cette malle, et cela ne sent pas bon! Ma jolie robe est toute froissée!
- Entre vite dans la maison, là, à gauche, sans qu'on te voie! Vas-y! Roule, et à la revoyure, amuse-toi bien!"
L'espiègle blondinette s'exécuta. Elle ne fit pas cas de l'enseigne discrète de l'immeuble, qui arborait des lanternes éclairant curieusement les aîtres en rouge! Elle aurait déchiffré le nom suivant : "Le Chabanais"!
A l'intérieur régnait une atmosphère enfumée et enjouée. Chants, rires avinés, notes égrenées sur un piano dont la justesse n'était pas le fort, décor somptueux et tapageur en toc, très surchargé… Ysoline n'avait jamais rien vu de pareil! Que de lampes, aussi! Elle se faufila discrètement, son appareil photo en bandoulière, parmi des groupes d'adultes aux tenues plus ou moins dépareillées, où queues de pie côtoyaient déshabillés, robes du soir, chair nue, lingerie montrée au vu et au su de tous, vareuses militaires et caleçons impudiques! Il y avait même une soutane comme celle du curé, mais celle-ci tirait sur le violet.
"Mais où suis-je donc? S'interrogea la fillette. Et où est oncle Théo? Que vient-il faire en ces lieux bizarres?"
Elle regarda les gens, ses yeux et ses oreilles n'en manquant pas une. Elle qui se vantait d'avoir atteint l'âge de raison, ne pouvait appréhender des mots d'adultes. Ysoline savait que les garçons avaient un "truc" que les filles ne possédaient pas. Mais les enfants, après tout, naissaient dans les choux et les roses, à moins qu'une cigogne se chargeât de les amener aux parents. Elle ne conservait qu'un vague souvenir de la mort de sa mère. Gwendall lui avait dit que Mélisande était partie rejoindre le Bon Dieu, après qu'un petit frère ait voulu lui sortir par le nombril, mais qu'il n'y était jamais parvenu!
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Un homme vêtu d'un simple caleçon long dansait un cancan avec deux filles en cheveux et chemises.
"Ah, m'sieur le baron Kulm, c'que vous dansez bien pour vos quatre-vingts printemps! Fit la prostituée à sa gauche.
- C'vieux cochon! Répliqua celle de droite. Y vient d'se souiller! L'est tellement obsédé qu'y s'retient plus, pouah! Quel Priape incontinent!
Le baron Kulm était un cacochyme fort vert, qui, jouant les jeunes hommes, arborait un masque peint aux traits d'éphèbe avec un lorgnon! Il avait conservé son chapeau claque et chantait d'une voix éraillée qui avait abusé du champagne :
"Tarara boundié!"
Ysoline n'avait jamais vu de femmes au visage ainsi fardé, qu'il s'agisse de ses tantes Adélie, Phoébé et Grisélidis, des domestiques Bigouden, des dames patronnesses qui venaient au domaine ou des bigotes de la messe! Le seul corps nu qu'elle connaissait était le sien, et elle n'aimait pas le montrer!
- Faut ménager c' vioc pour pas qu'y nous claque entre les doigts! L'est membre du Jockey Club!
- Mazette! L'est vrai qu'il a pas ben l'air asticoté, pourtant!
- Miquette, j'vas d'mander d'changer la zizique! Sammy, fit la péripatéticienne en s'adressant au pianiste noir, un authentique "Black gentleman" de la Nouvelle Orléans, tu peux changer de registre, please? J'sais pas, moi, un fox trot, un cake walk, un chicken ou un rag-time, plutôt qu'ce cancan qui fatigue l'baron!
- Yeah! Répondit le "Blackie".
Il choisit le rag-time. A la fin, Miquette dit à son adresse :
- Play it again, Sam!
Ysoline poursuivit ses investigations distanciées, flashant deçà, delà quelques scènes insolites. Pour elle, Le Chabanais représentait un ailleurs absolu, un "outre lieu" dont l'altérité paraissait aussi singulière que celle d'une tribu papoue oubliée brusquement transportée dans une ville futuriste imaginée par Robida! A chacun son exotisme, son choc des cultures, son "Autre"!
Ainsi, elle croisa et photographia une espèce de binoclard mal peigné, lui aussi en caleçon pisseux, dans les bras d'une plantureuse brune stéatopyge, nue jusqu'à la ceinture, un drap autour des reins.
"C'que vous m'avez mis, m'sieur Léautaud! Savez entreprendre les femmes, vous! Z'avez pas les génitoires constipées comme certains!
- Ouaip, Yvette, ouaip!
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Il mâchouillait un mégot baveux qu'il passa à la créature.
- Mais dites-moi, m'sieur Léautaud, vot' odeur, c'est à vous, ou à vos chats? Et puis, vot' caleçon, ça fait combien de jours que vous l'changez pas? Y pue comme pas Dieu possible! Z'êtes trop salopiaud!
- Je ne sais plus, peut être trente, peut-être cinquante jours…
- L'est jaune devant et merdeux derrière!
Une autre cocotte, une bringue maigre au long nez n'ayant pour tout vêtement qu'un plumeau attaché au postérieur, pouffa :
- Heureusement qu'c'est pas une femme! Y'aurait aussi du rouge au milieu!
- Toi l'autruche, on t'a pas causé, gouailla Yvette! On est pas des gouines!
- T'oublies que des comtesses ou des duchesses viennent parfois s'encanailler ici et faire des expériences saphiques, comme elles disent! J'ai déjà été baisée trois fois par une copine de M'dame Colette, moi!
- Ah ouais, vu ta maigreur, ça m'surprend pas! Et pour tomber à hauteur d'hommage, comment qu'elle a fait? T'as pas c'qu'y faut à l'entrejambe!
- J'me suis débrouillée avec des "instruments espéciaux"!
- Ouais, des godemichés, quoi!
Dans un fumoir à part, un noctambule en extase s'adonnait à une séance de cinématographe qui tournait au plaisir solitaire. Ce partisan de l'onanisme, qui avait certes conservé le haut de son frac, avait depuis longtemps tombé le bas, exhibant son intimité virile en plus de ses fixe-chaussettes et ses mollets velus. Gibus vissé sur la tête, il jouissait du spectacle de petits films polissons du genre "Le coucher de la mariée".
Autre pièce, autres mœurs : le salon "nursery" était réservé à une nouvelle catégorie de détraqués notoires. Décoré de vieux rose et de croûtes "mondaines" médiocres signées de tâcherons aux pseudonymes anglicisants représentant des beautés fessues prenant des poses de bébés, il était peuplé de clients déguisés en enfançons qui subissaient des châtiments corporels du style fessée ou coups de baguette infligés par des "nannies" en demi-costumes (donc nues sous la ceinture avec juste un tablier). Un de ces fous avait poussé l'extravagance jusqu'à téter les seins plantureux d'une pseudo nourrice morvandelle à la coiffe caractéristique! Dans une salle voisine, les filles étaient costumées en gamines avec boucles anglaises, rose aux joues, nœuds- nœuds, très courtes robes d'organdi (permettant d'apercevoir leur petit panty blanc) et bottines vernies! Cette pièce était réservée à un ecclésiastique satyre rougeaud, gras et essoufflé! Le vicieux dignitaire de l'Eglise, dupé, croyait fricoter avec des fillettes de huit-dix ans, alors qu'on lui servait en réalité les plus menues et les plus blondes des "employée" de l'établissement, benjamines nymphettes tout de même âgées de quinze-seize ans! L'apoplectique évêque au cœur entouré de graisse risquait de ne pas terminer cette nuit! Ses parties "grippées" ne lui autorisaient plus que des attouchements! Un autre habitué, revêtu d'une camisole de force, reposait dans un tub où il lapait l'alcool gouttant d'un robinet de cuivre! Le Chabanais comportait aussi des filles exotiques, certaines exclusivement réservées aux bachagas, pachas et caïds, houris conformes à la loi islamique avec excision garantie! Sans aucunement prétendre à l'exhaustivité, n'omettons pas ce curieux péquenot chauve à la barbe de jais, venu disait-on de Gambais, qui effraya la candide Ysoline: le bonhomme portait une espèce de ceinture d'où partaient une multitude de fils électriques, et cette ceinture vibrait, vibrait….plongeant le pervers dans le ravissement!
Plus loin, trois messieurs d'une vingtaine d'années se présentèrent à un grand Noir musculeux, le videur du bordel, qui répondait au nom de Mamadou Touré.
"Messieurs Guillaume Apollinaire, Pierre Souvestre et Marcel Allain. Nous voudrions visiter votre "musée" particulier et voir vos panoplies pour services très spéciaux.
Souvestre tendit des cartes de visite.
- Le "r" de services est-il utile en la circonstance? Railla Apollinaire.
Arrivés au "musée", les visiteurs canailles de la nouvelle bohème littéraire récompensèrent le Noir en lui offrant 20 francs!
- Voici ton pourboire, toi y en a bon nègre!
- Merci Bwana!
Le colosse, coiffé d'un tarbouche cramoisi, torse nu avec un gilet zouave bleu, et un sarouel rouge, sans oublier l'anneau dans le nez et les scarifications des joues, s'éloigna.
"On prétend que le sexe des Noirs…" murmura Apollinaire.
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Le trio examina les pièces exposées. On remarquait particulièrement une relique de momie intitulée "Saint phalle véridique d'Osiris", l'"authentique tablier de la Vénus Hottentote disséquée par Cuvier", une gravure obscène du XVIIIe siècle dont la chaude scène d'alcôve s'intitulait : "Le confesseur de Mirabeau", un recueil de chansons paillardes du XVIe siècle composées par Passereau, un exemplaire du "Chevalier Organd" de Saint-Just ou encore " Le vit postiche sculpté de la grande prognostication de la mazarinade destinée à la représentation satirique des amours de l'illustrissimo signore facchino cardinale Giulio Mazarini." A côté, les panoplies "spéciales", par exemple, un déguisement dit "de Florence Nightingale" avec force seringues, suppositoires, clystères, ventouses et bandes Velpeau! Souvestre et Allain s'intéressèrent à celles du bourreau et de la femme chat!
- Les cagoules de cuir et le fouet, c'est déjà pas mal, mais l'étui pénien clouté du bourreau, il fallait y penser!
- A mon avis, cette prothèse doit servir de clef…
- Pour forcer les ceintures de chasteté, je crois. A moins qu'il soit ici question de vierges de Nuremberg, quoique le "i" puisse être élidé!
Apollinaire osa :
- Je vois bien à quel type de "conin" est réservé l'usage d'un pareil "foutre"!
- Guillaume, ne joue pas encore à l'Arétin avec nous!
- Au fait, les cagoules m'inspirent, tout comme la combinaison noire de la femme chat… Ne croirait-on pas une souris d'hôtel?
- Musido…rat, dirais-je!
- Quant au masque du bourreau…Si nous le baptisions…Fantômus?
- Les amis, je vous interromps un petit instant. Je viens d'apercevoir mon ami Pablo Ruiz!
Apollinaire rejoignit Picasso. Ysoline s'était rendue sur le même lieu, un salon annexe, où le peintre faisait poser un groupe totalement dénudé de prostituées avec cependant quelques draps épars. Il prenait d'elles des croquis, tout en leur faisant sans cesse corriger la pose. Il jetait constamment un coup d'œil sur une série de gravures et de lithos posées sur un pupitre. Ces images reproduisaient un colosse pharaonique, un kouros grec archaïque et deux toiles du Greco dont les personnages étaient pourvus de corps fortement déformés et étirés : "Les funérailles du comte d'Orgaz" et le "Laocoon".
- Ça devient fichtrement fatigant, m'sieur Pipe à Seau! S'exclama une des filles aux longs cheveux noirs tirés en arrière.
- Madre de Dios! Yé vous lé répète! Mon nom, c'est Picasso! Et yé souis là incognito!
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L'Espagnol à la mèche noire rebelle sur le front eut une soudaine inspiration. Sortant un masque nègre d'une boîte, il le posa sur le visage d'un de ses modèles.
- Un masque cafre sculpté par un cannibale! Bouh! Qu'il est laid!
- Y' a pas à dire, répliqua une brune à nez pointu du nom d'Arlette avec un accent parigot, c'que ça t' fait comme gueule d'atmosphère! Avec vous, m'sieur Pipe à Seau, not' cul, y devient international!
Apollinaire applaudit.
- Je vois, Pablo Ruiz, que tu travailles toujours sur tes Demoiselles d'Avignon, et ce, en plein Chabanais!
A l'instant, un cri et des jurons retentirent :
- Amblyrynque! Psilophe! Zoophyte! Gallodrome! Capitaine Corcoran d'eau douce! Officier salonard! Ichtyanthrope! Pupazzo! Pistole pétée! Scabin! Apollon de Didyme de cirque Barnum! Que le Grand Coësre te bouffe tout cru!
- Le capitaine Craddock vient encore de se faire plumer au "chemin de fer"!
Le vieux cachalot des sept mers, ivre d'absinthe, totalement rétamé et décavé, voulait régler son compte à l'autre joueur. L'"autruche", qui répondait au doux prénom de Margotte, tenta de s'interposer. Elle s'était légèrement rhabillée pour un client amateur de "plus que nu" : corset écarlate à jarretelles dernier cri et bas de soie assortis. Craddock l'apostropha :
"Bas les pattes, espèce de nandou tsé-tsé à la crème de protoplasme! Apophtegme! Kérygme! Xylophage! Mixtèque à plumes! Apocope de mes deux!
- Tu sais ce qu'il t'dit, le nandou! Y te dit merdre!
- C'est pas de Cambronne mais d'Ubu roi, ça!" S'esclaffa Apollinaire.
Il s'agissait d'un travail pour Mamadou. Mais le second joueur s'en mêla :
- Inutile. Mieux vaut le reconduire tranquillement.
- Mon co…Mon coco…Massa Pétain! Balbutia l'escogriffe qui salua!
- Y'a pas bon, Mamadou! Toi y en a savoir! Toi bon nègre! Pas expulser clients manu militari! Répondit l'officier supérieur en français tirailleur.
- Colonel, nous voilà! Chantonna un "escadron volant" de courtisanes en linge froufroutant.
La fière moustache et l'œil bleu du "colon" les fascinaient. Philippe impressionnait toutes les catégories de dames.
Mamadou remarqua Ysoline :
- Pas endroit pour m'mzelle! Y'a pas bon! Moi prévenir M'ame Maquerelle pour ramener m'mzelle chez elle! Ça y en a très mauvais, bwana patron!
Philippe s'interposa une fois de plus!
- Toi rien en faire, Mamadou! Je m'en occupe!
Pétain questionna la fillette en pensant : "Elle ressemble un peu à Ninie au même âge. Jolie gamine!"
- Je cherche mon oncle, monsieur.
- On dit mon colonel, petite poupette.
- Je m'appelle Ysoline de Kermor- Ploumanac'h. Mon tonton Théo est entré ici et je veux lui faire une surprise avec mon appareil photographique.
- Ton tonton, je le connais! Il est sans doute avec les parlementaires. Il doit fricoter encore avec Paul et Louis.
Philippe Pétain voulait parler de Paul Deschanel et de Louis Barthou!
Un nouveau remue-ménage interrompit le colonel. Un très haut personnage costumé en Jupiter tonnant, bien qu'il eût plutôt une allure bachique et une laideur de vieux silène, fit une entrée fracassante en ces lieux dits communément de perdition. Pour l'accueillir, une créature rousse, dévêtue d'un simple tartan révélant ses formes généreuses, coiffée d'un bonnet à poils, entonna l'hymne britannique au garde-à-vous avec un fort accent écossais :
"God save the king!"
"Good night, Scottie, répliqua l'illustre client en jetant à la rouquine une oeillade complice, J'espewe que vious m'avez réservé mon fauteuil particoulier pour tout à l'heure, comme d'habitwioude!
- How yes! Aye, aye Sirrrr!"
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Bertie, alias Edouard VII himself, l'usager le plus renommé de la maison de tolérance, venait en ces lieux de luxure effectuer une "visite de routine". Il désirait que les plus belles filles posassent pour des tableaux vivants avec masques, déguisements, toges et peplos appropriés : Danaé et la pluie d'or, Léda et le cygne, l'enlèvement d'Europe, le Satiricon etc. Bon bougre, Bertie demanda à Ysoline la permission de photographier les scènes érotico-antiques!
- Je te le rendwai tout de souite apwé, ma mignonne. Ne répète à personne qui je souis!
- Bien, monsieur!
Avec le flash, cela ne traîna pas. Récupérant le précieux appareil, Ysoline put enfin rejoindre le salon où forniquaient les parlementaires, Pétain lui ouvrant le chemin! Là, horreur! Elle reconnut Théo, tout nu, un collier clouté autour du cou, tenu en laisse par une émule d'Hécate, en train de grogner et japper de plus belle. Pour l'accompagner, deux autres hommes : Louis Barthou, dit Bartoutou, qui léchait les pieds de la prostituée mais avait conservé son caleçon, et Paul Deschanel, très débraillé, qui hennissait comme un cheval et faisait mine de mastiquer du fourrage! Le détail le plus incongru résidait dans le port d'oreilles de chiens postiches : de caniche pour Barthou, de bouledogue pour Théo! Ysoline n'hésita pas : le flash éblouit les contrevenants!
- Qui a fait ça? Hurla Théo. Rattrapez cet importun au plus vite!
Il entendit un rire cristallin et de petites jambes qui couraient! La poursuite ne put s'effectuer à cause de trois quidams déguisés en sauvages anthropophages qui déboulèrent, poursuivis par un faux gorille! Le corps enduit de brou de noix, ces jouisseurs excentriques portaient des plumes de paon et des aigrettes dans l'anus et leurs reins étaient ceints de raphia! Ils gambadaient comme des cabris en poussant des cris d'effroi et de plaisir, tant il leur tardait que le soi-disant singe les rejoigne! La pelisse de l'anthropoïde, conforme aux divagations fantasmatiques de l'explorateur Paul du Chaillu, arborait fièrement un énorme sexe factice bien érigé. Sous la peau du monstre était dissimulée, comble de perversion, une professionnelle de haut vol du nom de Marlène, la plus tarifée des putes du Chabanais! Celle-ci grognait, bondissait et effectuait les mimiques d'intimidation caractéristiques. Les préliminaires du jeu érotique consistaient à arracher une à une les plumes des culs des pseudo sauvages avant la suite que l'on devine aisément!
Ce contretemps permit à Ysoline de s'échapper et de rejoindre Adalbert! Théo parvint trop tard au dehors, voyant juste l'auto s'éloigner!
"Adalbert! Le sagouin! C'est lui qui a fait le coup!
- Habillez-vous, monsieur de Kermor, lui dit Philippe Pétain, lui tendant un peignoir. J'ai mon propre chauffeur qui va vous reconduire chez vous en toute discrétion."

************

Théophraste ne put éviter le scandale. Adalbert ne rendit même pas son appareil à Ysoline, au grand dam de la petite, qui ne reçut bien sûr ni bonbons ni perroquet! Après l'avoir déposée à "La Petite Bretagne", il s'échappa, comptant bien faire développer les clichés compromettants qui lui seraient grassement monnayés. Il se vengeait ainsi de sa condition subalterne, de ses médiocres gages et des brimades qu'il subissait en tant que non-breton issu d'un milieu prolétaire! Ayant gagné les royalties attendues, Desjardins s'évapora dans la nature, changeant même son identité! A noter qu'il eut le culot de conserver pour lui les épreuves de Bertie!
La publication quelques jours plus tard de la photo légendée de "l'homme-chien sadique" par "l'Assiette au beurre" trouva une caisse de résonance dans toute la presse qui en fit des gorges chaudes. Le lynchage médiatique (déjà!) fut à son comble lorsque des journaux pourtant favorables au parti des Kermor-Ploumanac'h comme "La Croix" ou "l'Action française" lâchèrent le député. Léon Daudet commit un éditorial cinglant et diffamatoire, brûlant ce qu'il avait adoré, lui qui saluait encore quelques semaines auparavant "un de nos plus purs représentants de la tradition chrétienne et de la doulce France". "Le Gaulois", "Le Petit Parisien", "Le Matin", "L'Excelsior", "Le Petit Journal", "L'Aurore"…nul n'épargna Théo! Le périodique satirique "L'épatant", théoriquement réservé à un jeune public populaire, se permit des allusions salaces en bon argot apache! Seul Jean Jaurès, dans "L'Humanité", prit courageusement la défense de son collègue, par delà les opinions partisanes. Il cria son indignation, demandant solennellement aux journaliste de cesser leur jeu de massacre! Malgré son verbe sublime, l'inévitable survint : le jour même de la parution de l'article, Théophraste Malo Octavien de Kermor Ploumanac'h, né le 8 mars 1852, se brûla la cervelle en pleine séance de la Chambre, en présence du président du conseil Georges Clemenceau, après avoir refusé de répondre aux honteuses interpellations de ses confrères! Aux obsèques publiques de Théo, le Tigre prononça un discours passionné, fustigeant ceux qu'il nommait "les seuls vrais chiens, qui se repaissent comme des hyènes des calomniés tombés à terre, participant à la curée immonde!"
Il n'est pas dit que le crime paierait : quelques années plus tard, le cadavre d'Adalbert, qui se faisait appeler Monsieur Paul, fut retrouvé dans une impasse des bas-fonds de Marseille, percé de trois impacts de balles. Les rats commençaient à le dévorer, car l'homicide remontait à trois jours! Monsieur Paul était une figure connue de la pègre phocéenne, où il exerçait à la tête d'un gang en automobiles. Un plumitif à sensation attribua le meurtre à un tueur gagé par Jules Bonnot en personne, qui ne supportait pas que Monsieur Paul l'imitât! Adalbert Desjardins avait connu Bonnot lorsque tous deux exerçaient la profession de chauffeurs de maître…
Ayant toujours cru à la responsabilité de sa fille dans le drame et n'ayant pas oublié les circonstances insolites de la mort de Tugdual, Gwendall plaça Ysoline en pension chez les Sœurs dès le début de l'année 1908. Elle y perdit en santé ce qu'elle gagna en foi. La lecture à 11 ans de "l'Histoire d'une âme", de Thérèse de Lisieux (non encore canonisée en 1911), convertit la fragile jeune fille à la mystique chrétienne. Sa vocation était trouvée: elle serait carmélite! Son père ne le sut jamais : au matin du 27 juin 1914, Marie-Jacobée, sa femme de chambre Bigouden, le retrouva mort. Les événements qui suivirent dans le monde firent oublier le triste sort réservé à "La Petite Bretagne" : tante Adélie vendit le domaine à la municipalité de Saint-Cloud. Dans un premier temps, il fut question de le convertir en hôpital pour gueules cassées, mais Paris et le Val de Grâce n'étant pas très loin, les édiles abandonnèrent l'idée. "La Petite Bretagne", à l'abandon, fut démolie, meubles et collections vendus à l'encan et dispersés. La religion avait irréversiblement éloigné Ysoline des biens matériels. En 1916, atteinte des premiers symptômes de la tuberculose osseuse qui devait l'emporter, elle entra comme novice au Carmel de Lisieux, comme son modèle. Sa diaphane et virginale beauté blonde séduisit une congénère, Berthe de Gisors. Tout aussi exaltée dans sa foi, Berthe avait renoncé au monde à cause d'un pied bot, malgré sa frimousse charmante, ses yeux noirs, son teint de lait et sa magnifique chevelure auburn. Berthe assista Ysoline dans ses pénitences et sa souffrance. Bientôt, la jeune fille ne se déplaça plus qu'en chaise roulante, rongée par le mal de Pott qui faisait en son corps débile d'effroyables progrès. De plus en plus évanescente, elle parvint, grâce à l'entremise de Berthe, à obtenir en mars 1919 de la Mère Supérieure l'autorisation expresse de faire hâter la procédure des vœux et de la prise du voile. Dans une ambiance contemplative ascétique et dépouillée, toute vouée à Dieu, digne d'un Saint Bernard ou d'un Robert Bresson, Ysoline de Kermor-Ploumanac'h devint le 14 avril 1919 sœur Marie-Ysoline de La Visitation. Moins de deux mois après, elle rendait l'âme dans les bras de Berthe de Gisors, demeurée novice. Selon le témoignage de Berthe, juste avant d'exhaler son dernier soupir dans une parfaite paix, Ysoline eut une vision : la Sainte Vierge et l'archange Gabriel venaient l'accueillir dans la Cité de Dieu! La Mère Supérieure souhaita que son corps et son merveilleux visage fussent préservés à jamais : elle fit traiter la dépouille selon un procédé secret. Commença alors la légende.
42 ans plus tard. Interview en noir et blanc pour la télévision française de Jean Rostand par Léon Zitrone près des étangs du domaine de Saint-Cloud. Le solitaire de Ville d'Avray, armé d'une épuisette, répondait aux questions du journaliste de la RTF. Nous étions en 1961.
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- Comme vous le constatez, monsieur Zitrone, j'effectue une pêche à la grenouille. Je recherche exclusivement les spécimens mal conformés : ceux qui souffrent de polymembrie, de polydactylie…ce qu'on appelle dans le jargon du biologiste l'anomalie P!
- A quoi ce type de recherche peut-il donc servir?
- Il nous faut déterminer l'origine des étangs à monstres, pour éventuellement en prévenir les causes. Plusieurs hypothèses s'offrent à la science : pollution des mares, agents pathogènes, mutations incontrôlées liées à l'embryogenèse, origine génétique, que sais-je encore?
- Pensez-vous à une extension des résultats futurs de vos recherches à l'homme?
- Si la cause est génétique ou embryologique, une extrapolation à l'homme est toujours possible, bien sûr. Mais les batraciens sont assez éloignés de nous sur l'échelle évolutive et vouloir prétendre résoudre par la grenouille toutes les malformations humaines…
- Monsieur Rostand, vous savez que les chromosomes interviennent aussi dans les malformations.
- Oui. En témoigne la récente découverte de la trisomie 21, associée au mongolisme, mais le chemin à accomplir demeure fort long. Cependant, ma recherche d'aujourd'hui est d'abord destinée à ma prochaine intervention dans un colloque organisé en Bavière par le duc Von Hauerstadt…
- Pourriez-vous nous en dire davantage?
- Mon intervention s'intitulera : "De la tératogenèse des Anoures". Parmi les participants au colloque figurent le physicien Luis Alvarez, l'abbé Lemaître, monsieur Gaston Bachelard, de l'Institut, monsieur Otto Möll, spécialiste en aéronautique et en astronautique comme monsieur le duc…Il y aura même un auteur de bandes dessinées, Edgar P. Jacobs, je crois, et dans le rôle du candide un comédien américain, Vincent Price.
- Que de beau monde, monsieur Rostand! Au fait, pour changer de sujet, savez vous qu'a vécu en ces lieux au début du siècle une jeune religieuse que certains prétendent sainte et faiseuse de miracles?
- Sœur Ysoline? Oui, j'en ai entendu parler. Mon confrère à l'Académie, Daniel-Rops, m'a avoué s'être inspiré de cette "figure de la foi", comme il le déclare, pour son personnage de Xave de Briord dans son roman "Mort où est ta victoire?". Xave y est une jeune femme tuberculeuse, comme sœur Ysoline, qui parvient à convertir Laure Malaussène, la "fille perdue". Et j'ajoute que le cinéaste Robert Bresson y a aussi puisé son inspiration pour "Les anges du péché".
- Elle était carmélite et est morte à 19 ans. Son corps a été exposé l'an dernier à Lisieux. Il s'est avéré imputrescible après moult expertises. Qu'en pensez-vous en tant que scientifique?
- Pour les carmélites, demandez à monsieur Francis Poulenc. Si vous voulez parler des saints qui ne se décomposent pas, exhalent une bonne odeur ou suintent des huiles parfumées, tout comme des miracles et autres phénomènes, je refuse de me prononcer en tant que scientifique.
- D'aucun prétendent que les lieux où nous nous trouvons seraient hantés par plusieurs spectres : les parents d'Ysoline et un vieux serviteur breton, tous disparus tragiquement. La science peut-elle avoir son mot à dire?
- Je suis rationaliste. Je ne répondrai pas à cette question.
- Je vous remercie, monsieur Rostand, et bonne pêche!
- Merci également, monsieur Zitrone!
- A vous, Cognacq-Jay!"
Après cet intermède, le destin d'Ysoline suivit son incroyable cours, dans un XXIe siècle devenu religieux selon la "prophétie" d'André Malraux. Béatifiée par le pape Sébastien 1er en 2033, premier africain monté sur le trône de Pierre, sa canonisation fut prononcée par Pie XIII en 2054. La "pécheresse" de sept ans était bien oubliée au profit de la légende, digne de l'obscurantisme moyenâgeux en un siècle anormal, fanatique et syncrétique qui avait fini par rejeter toute idée de progrès! Point final!

Christian Jannone.


1 Le second volume du "Camille Flammarion" date de 1887 : il s'agit de "La Création de l'Homme et les premiers âges de l'Humanité" d'Henri du Cleuziou. La gravure "effrayante" de l'Homme primitif reprend la représentation dessinée par Susemihl pour l'article de Pierre Boitard (1789-1859) : "L'Homme fossile. Etude paléontologique" paru en 1838 dans le "Magasin universel", revue dans laquelle il tenait la rubrique naturaliste.

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