A Joan Fontaine une nouvelle fois, mais dans le rôle de Lisa Berndle.
Avertissement : ce texte n'est ni un « Silbermann » au féminin, ni une resucée de « Claudine à l'école ».
Lyon, fin du XIXe siècle.
L'automne 18. débutait, propice aux regrets, aux soupirs, à la mélancolie. L'atmosphère s'altérait par places, par ce jeu de modifications d'abord imperceptibles puis toujours plus marquées au fil des jours : odeurs, couleurs, température, toilettes, s'adaptaient à cette inéluctable course du temps. La noirceur des immeubles provoquée par les fumées industrielles, la pluie, le vent frisquet qui, si on n'y prenait garde, pouvait insinuer en un frêle organisme une fluxion morbide de poitrine, tout contribuait au triomphe de ce spleen lyonnais, qui, de la Croix Rousse à Fourvière, de Caluire à Feyzin, de Marcy l'Etoile à Perrache, vous permettait d'affirmer presque péremptoirement : « Adieu, soleil, adieu été de mes douze ans! ». N'en déplaise à Baudelaire, le spleen de Paris n'était point aussi puissant. Les étrangers envient le gai Paris, mais qui a jamais, au jamais, entendu proférer une seule fois dans la bouche de quiconque les mots : « gai Lyon »!
En ce mois d'octobre marqué des stigmates de la grisaille, du jaunissement et du roussissement de nos bien-aimés platanes, chênes, hêtres, ormes, aulnes et autres essences frappées intrinsèquement par l'annuelle caducité de leur feuillage ; en ce temps où l'odeur de la pluie, où la fragrance irritante de la calcination par les jardiniers affairés de ce qui est tombé, mort, des branches, agressent vos narines roses de petites filles encore modèles, que reste-t-il d'autre que la tristesse, que la nostalgie des beaux jours? Faut-il déjà s'impatienter de la suite et penser : « Courage, Delphine, bientôt, ce sera la Noël et on t'offrira de nouvelles poupées! ».
Pourtant, quelqu'un entra dans ma vie peu après cette rentrée, dans cette institution pour jeunes filles comme il faut, ce collège destiné à la grande bourgeoisie lyonnaise la plus conservatrice, tenu par une congrégation adversaire de notre République et de tout ralliement qui acceptait pourtant que l'on éduquât les demoiselles, ainsi que l'avaient souhaité messieurs Victor Duruy et Camille Sée! Elle s'appelait Lise, Lise de Saint-Aubain, et elle fut d'emblée ma meilleure amie.
La beauté et la grâce de Lise avaient le don de ne laisser personne indifférent, qu'on l'admirât, l'enviât ou la jalousât, selon l'humeur et l'attitude que l'on adoptait, par choix ou par instinct, à son égard. Jamais je n'avais vu chez une jeune demoiselle robes aussi bien portées et rubans plus jolis mettant en valeur taille et cheveux! Les Soeurs avaient accepté que, par dérogation spéciale, Lise ne revêtît jamais la blouse, notre uniforme commun et austère, ce qui lui permettait d'arborer au grand jour ses toilettes dont les coloris puce, prune, gris souris ou bleu pastel s'harmonisaient savamment et subtilement avec l'incarnat de ses joues rosées, ses yeux d'un noisette si clair qu'ils en paraissaient orangés et ses cheveux d'une étonnante nuance de blond et de châtain clair mélangés, mi-cendrés, mi-miellés, de ce miel d'acacia sauvage si rare en nos contrées quasi nordiques, avec mille reflets d'or au soleil. Le visage de Lise, légèrement triangulaire, se singularisait par des pommettes relativement hautes et des fossettes que son sourire ouvert et franc, nous dévoilait en même temps qu'une dentition d'émail étincelant d'une perfection idéale, comme ces portraits classiques d'Ingres ou de David dont l'art du beau se perd peu à peu sous les assauts des nouveautés modernes. Son nez et ses mains juraient encore davantage : si l'appendice nasal était un peu long, il n'en demeurait pas moins mutin, pour ne pas dire coquin et ironique, tandis que l'albâtre des mains, rappelant celles de la Milady d'Alexandre Dumas, convenait à ravir à ses doigts longs et fins.
C'était déjà là mains de jeune femme, mieux, de grande dame du monde! Au niveau de la physionomie, Lise était conformée comme nous toutes dans sa classe, à l'exception des plus grasses. Sa silhouette était assez menue et sa poitrine n'avait pas encore poussé, quoiqu'elle fût nettement plus grande que nous toutes : aucune de ses condisciples ne dépassait le mètre trente-huit, et Lise affichait sous la toise un mètre quarante-six! Sa tenue préférée consistait en un corsage terre de Sienne brûlée ou prune, coupé un peu comme un spencer, une veste d'amazone ou un pourpoint de la mode de transition de la régence d'Anne d'Autriche, avant l'excessif débraillé du début des années 1660, pourpoint assorti à une jupe grise mi-longue conforme à l'usage de notre âge, laissant encore à découvert chevilles et mollets terminés par des escarpins vernis ou des demi-bottines chaussant ses petits pieds. Ce corsage-veste non complètement agrafé, aux manches trois-quarts, permettait au chemisier de Lise d'afficher sa blancheur idéale et sa douceur satinée, comme honnêtes hommes, gens et dames de qualité du Siècle de Louis XIII aimaient à montrer leur linge. Le col du chemisier se complétait d'un camée ou d'une lavallière, rose, fuchsia ou lilas selon le jour, sans omettre le ruban assorti du petit chapeau noir gracieusement noué sur les joues de porcelaine de mademoiselle de Saint-Aubain. J'appréciais également sa robe puce délicieusement plissée et froncée, avec sa ceinture formant noeud, rouge ou rose, ses cheveux, parfois bouclés d'anglaises, n'ayant nullement omis l'harmonie d'un ruban de même teinte. Lise me dit qu'il s'agissait de sa panoplie de cours de bonnes manières, où elle nous surpassait toutes, ainsi d'ailleurs qu'en broderie et en couture. Ses performances au piano et au chant -ô, sa voix cristalline de soprano d'une singulière maturité!- étonnaient autant notre professeur que nous-mêmes : si elle n'avait plus rien à apprendre en de tels domaines, que faisait-elle donc dans cette institution huppée? C'était comme si elle avait une expérience du grand monde acquise depuis vingt ans!
Lise appartenait à une famille de soyeux, d'industriels du textile lyonnais, qui avaient pignon sur rue depuis Henri IV. Le grand-père de Lise avait, disait-on, du sang sur les mains, ayant personnellement participé à l'écrasement des révoltes des canuts de 1831 et 1834. Sa présence ne surprenait donc pas en cet établissement d'enseignement conservateur pour ne pas dire ouvertement monarchiste, où les cours de littérature consistaient en un savant gavage « périgourdin » de latin, de grec et de tout le florilège des auteurs contre-révolutionnaires dont les meilleurs demeuraient Chateaubriand, Louis de Bonald et Joseph de Maistre. D'autres ouvrages y circulaient sous le manteau, plus sulfureux encore, parmi les pensionnaires les plus âgées, de seize à dix-huit ans : outre des romans qualifiés de sentimentaux, voire de « licencieux », les jeunes filles s'échangeaient discrètement des livres plus « politiques » : l'essai sur « l'inégalité des races humaines » du comte Gobineau, « la France juive » de Drumont et « Le disciple » de Paul Bourget,
oeuvres tout autant racistes, antisémitiques qu'antipositivistes!
Si Lise remarqua ma présence après seulement quelques jours de classe (elle était par chance externe tout comme moi, alors que la plupart des élèves vivaient en internat, dans ce bâtiment plutôt glacé et plein de courants d'air qui servait de dortoir, ancien couvent du XVIIe siècle reconverti sous la Restauration, redoutable pour nos poumons fragiles), ce fut parce qu'elle me surprit en pleurs dans la cour. Nous étions toutes deux nouvelles : c'était notre première année dans cette école qui se targuait de concurrencer le primaire supérieur et les nouveaux lycées de jeunes filles de « la Gueuse ». Elle me demanda :
« Pourquoi tant de chagrin? Vous-a-t-on punie?
- Léopoldine et Marthe m'ont traitée de mauresque, de noiraude, et se sont moquées de moi en criant : « La Esmeralda! La Esmeralda! »
- Ces petites grues (étonnant langage dans la bouche d'une fillette de douze ans) ne perdent rien pour attendre. Mademoiselle Delphine, consolez-vous. Vous êtes très jolie avec vos cheveux noirs « aile de corbeau », vos yeux de jais et votre teint mat! Beaucoup de brunes sont fort belles : voyez madame Deschanel...(elle s'interrompit, croyant avoir proféré une bévue, et rougit : elle avait prononcé ce nom d'un ton de familiarité coulant de source, comme si elle connaissait intimement cette dame)
- C'est parce que je suis d'origine espagnole, et que les Espagnoles sont fières! »
Delphine Ibañez y León, tel est mon nom. Mon grand-père était un libéral saint-simonien, actionnaire des mines de Peñarroya et de Río Tinto, qui avait participé à la révolution de 1868 qui a renversé la reine Isabelle II avant de prendre une part active à la création de l'éphémère république de 1873. La restauration d'Alphonse XII a chassé ma famille de la péninsule ibérique. Pour mes condisciples, je suis l'étrangère, l'autre, la gitane, la moukère, la radicale, la communarde, que sais-je encore?
Notre amitié ne cessa plus à partir de cet instant. Lise avait sévèrement admonesté les impétrantes, leur infligeant une leçon de morale digne d'une mère de famille! Désormais, toutes les péronnelles me laissèrent tranquille. La classe ne tarda pas à nous surnommer les inséparables et à s'émerveiller du contraste physique entre la noire espagnole et la délicate poupée châtain-blond.
Avec Lise, les distractions en dehors des heures de cours ne manquèrent point : tous les dimanches après-midi, nous nous donnions rendez-vous place Bellecour. Certes, nous étions toutes deux chaperonnées, comme il se doit à des fillettes modèles de la bonne bourgeoisie, mais je remarquai une singulière oeillade complice échangée entre Lise et sa bonne, Berthe, qui l'accompagnait. Ma camarade connaissait le vieux Lyon et les traboules comme sa poche et nos escapades sans fin du dimanche – à condition qu'il fît assez beau pour l'automne - nous procuraient d'intenses moments de bonheur! Nos chaperons respectifs peinaient à nous suivre! Je peux dire qu'avec ma douce amie, j'ai goûté à tous les spectacles de théâtre de Guignol donnés en la capitale des Gaules. Lise s'étonnait que je prisse souvent parti pour ce rougeaud bon à rien de Gnafron alors qu'elle éprouvait un faible pour Madelon.
Le gendarme était quant-à-lui universellement honni. Après avoir épuisé le répertoire du Guignol lyonnais, nous passâmes à Polichinelle et Pierrot.
Lorsque son humeur devenait plus sérieuse et plus grave, Lise me faisait visiter les musées : les beaux arts et l'histoire naturelle n'eurent plus de secret pour moi. Elle remarqua ma préférence logique pour la peinture espagnole alors que ses goûts personnels la portaient vers le classicisme français puis le XVIIIe siècle. Elle détestait profondément les nouveaux modernes, ces Courbet, Manet et Renoir qui avaient tout détruit. Après Ingres, plus rien ne valait picturalement pour Lise.
Au muséum d'histoire naturelle, elle fut davantage diserte. Ce cabinet de naturaliste, dû à la volonté inspirée de monsieur Guimet,
mêlait éclectiquement les arts de l'Asie orientale, l'anthropologie physique et la faunistique, avec ses attendus cortèges de squelettes et de spécimens empaillés des cinq continents sans omettre la place privilégiée consacrée aux animaux et végétaux du Lyonnais. Autant j'éprouvais de la fascination pour l'ornithologie, particulièrement pour les rapaces nocturnes, les choucas et les corbeaux, autant les centres d'intérêt de ma précieuse camarade se concentraient sur les singes d'Amérique latine. Elle méditait de longs instants devant les vitrines où reposaient les dépouilles de paille ou les fragiles ossements des atèles, sapajous et autres ouistitis minuscules qui vous observaient, quoique morts, du regard grave de leurs yeux de verre colorés énigmatiques quasi adamantins.
« Delphine, je puis me confier à toi. Apprends que père me surnomme affectueusement mon petit ouistiti adoré!
- Ouistiti? D'accord, ta silhouette est frêle, mais tu es la plus grande! Peut-être ton père te compare-t-il à une femme adulte, dont tu n'as pas encore acquis les formes épanouies?»
Quelques minutes plus tard, elle remarqua ma gêne devant les collections de bustes de cire représentant un échantillon des races et types humains. Je lui expliquai que je n'appréciais aucunement ces négresses, chinoises, tahitiennes et mauresques dépoitraillées, aux formes par trop accentuées par un sculpteur qui confondait science et volupté.
« Pourtant, Delphine, il s'agit bien là de moulages d'après nature! Cela sera bientôt ton destin de voir ta féminité s'extirper de la chrysalide de l'enfance!
- Et toi?
- Je pense qu'en ce qui me concerne, il est sans doute bien tard. » me répondit-elle mystérieusement.
Ainsi, Lise jugeait qu' adulte, elle demeurerait à jamais conformée comme le ouistiti de tantôt, c'est-à-dire qu'elle n'aurait ni hanches, ni poitrine! Etait-elle bien sensée?
Le musée comportait aussi quelques momies égyptiennes et Inca. Lise me fit à l'occasion une nouvelle confidence : elle avait vu à Paris le musée d'ethnographie du Trocadéro, particulièrement les collections précolombiennes. Les momies des Andes y avaient le privilège d'être exposées dans des vitrines individuelles de forme cubique, qui mettaient leur beauté macabre en valeur. Profitant en ces minutes inoubliables de l'inattention de nos chaperons, Lise voulut m'embrasser sur les lèvres! Elle se ravisa pourtant et murmura : « Non. Cela serait inconvenant. Nous ne sommes point dans l'Antiquité, chez la grande poëte Sapho de Lesbos! »
En dehors des musées, notre principale destination était le parc de La Tête d'Or, version lyonnaise du jardin des plantes, avec sa ménagerie, ses parterres floraux et ses serres. Les marchands ambulants y pullulaient ainsi que les enfants avec leur valetaille, sans omettre les couples romantiques. Avec l'automne, les animaux exotiques commençaient à souffrir de la fraîcheur, aussi sortaient-ils peu, étant moins exposés dans leurs cages au regard des badauds. Les daims, quant à eux, fort peu farouches, tout mignons dans leur robe mouchetée, venaient nous manger dans la main. Par contre, nous profitâmes amplement des petits commerçants. Si nous étions trop grandes pour cerceaux et ballons -quoique Lise et moi, ayons parfois joué à la marelle, à la balançoire et à la corde à sauter, avec des résultats, il faut le dire, étonnamment peu convaincants pour une fillette de son âge- nous n'hésitions point, au grand désespoir des bonnes qui nous accompagnaient, à dépenser notre monnaie au profit des marchands d'oublies, de coco, de pommes d'amour ou de marrons chauds. Ce que nous apprécions le plus, c'étaient les laitiers ambulants, avec leur pittoresque voiturette en bois verni attelée d'un âne, d'un chien ou d'une chèvre. Ah, le bon goût du lait frais servi chaud et crémeux!
Un de ces dimanches sans histoires, un individu douteux voulut nous aborder dans le parc. L'homme était maigre, dégingandé, d'une insondable hideur. Vêtu comme un croque-mort, il avait les joues creuses et le teint crayeux, les yeux exorbités et injectés de sang, les oreilles aussi poilues que son crâne était intégralement chauve. Surtout, ses mains décharnées, recourbées comme des serres, aux doigts osseux prolongés d'ongles longs comme des griffes et d'un affreux noir de deuil épouvantaient. Le « monstre » parlait avec un accent étranger, teuton peut-être :
« Mes betides boubées cholies, fenez, fenez brendres guelgues ponpons de la bart tu chentil comte Orlok... »
Il tenta de nous appâter avec des caramels mous. Nos chaperons voulurent nous éloigner, mais nous ripostâmes. Si Lise se contenta de jeter à l'adresse du squelettique satyre amateur de verts tendrons un cinglant mais énigmatique : « Je ne suis pas celle que vous croyez! », je n'hésitai pas quant à moi à faire usage de mes armes de tigresse. Je griffai l'importun à la joue en criant en espagnol : « Hijo de puerco! »
Il y eut un autre incident au cours d'une sortie plus culturelle, à caractère musical. Un samedi, après souper, le père de Lise nous emmena à une soirée de musique de chambre, au salon réputé de Madame de ..., mécène et amie personnelle de Gabriel Fauré et de son beau-père, le sculpteur Frémiet, où de modernes quatuors à cordes devaient être exécutés. Je m'étonnais de l'absence de sa mère, que je ne voyais jamais, ni lorsque nous quittions l'institution le soir ou le samedi, ni durant nos merveilleux dimanches. Mes deux géniteurs, quant à eux, avaient fait le déplacement. Je croyais donc Lise orpheline et le lui fis savoir.
« Pas du tout, répliqua-t-elle! Mère souffre de paralysie depuis un malencontreux accident de cheval. Elle ne peut se mouvoir qu'en chaise roulante. »
Lise me raconta que cinq années auparavant, soit en 18. (nous étions alors encore en pleine crise boulangiste), sa maman chérie, Aurore-Marie de Saint-Aubain, avait chuté de son pur-sang anglo-arabe qu'elle montait en amazone. Je savais que Lise ne craignait ni ânes ni chevaux. Alors que je me contentais de promenades en voiturettes tirées par d'adorables poneys ou frères de race de Cadichon, elle n'hésitait pas à effectuer des démonstrations équestres d'amazone émérite sur le dos de ces placides montures, cela au grand dam des voituriers de la Tête d'Or! Berthe n'était pas de trop pour la rappeler à l'ordre!
« Paralysée ou pas, mère demeure la plus belle des femmes. Nous avons les mêmes yeux et la même chevelure magnifique! » Des larmes, mal retenues, brouillèrent sa voix et son regard.
L'exécution des quatuors se déroulait. Lise me surprit par ses goûts musicaux bien plus ouverts à la modernité que ceux qu'elle affichait pour la peinture. Déjà, durant le quatuor numéro deux du Russe Borodine, au style composite à la fois slave, italien et proche de Mendelssohn, quoiqu'un peu lascif parfois, elle parut se pâmer et s'extasier, surtout lors du premier mouvement et du fameux notturno. Vêtue d'une belle robe blanche très ouvragée par les petites mains, garnie d'un énorme noeud lilas dans le dos avec un ruban assorti dans ses cheveux bouclés à l'occasion d'anglaises,
Lise me dit d'une petite voix douce et tremblotante : « N'entends-tu pas combien ce morceau est romantique en diable? ». Les choses prirent un tour encore plus trouble lorsque les musiciens en vinrent à la nouveauté d'avant-garde : la première lyonnaise du quatuor d'un jeune compositeur français, en rupture avec tout ce qui avait été composé avant lui : monsieur Claude Debussy. Dès l'attaque des premières notes du thème du mouvement initial -extraordinaire par son âpreté, son rythme et ses altérations inhabituelles quoique dignes de l'esthétique de feu César Franck- l'émotion la submergea plus que de raison. Son coeur battait la chamade, ses mains étaient moites, elle glapissait, devenait rouge comme une pivoine, haletait comme une chienne tandis que ses grands yeux orangés s'embuaient. Lorsque le second mouvement, presque tout en pizzicati, si déroutant pour des oreilles accoutumées au classicisme, s'enchaîna, elle frôla la syncope! Au troisième mouvement, si beau avec son thème joué à l'alto, elle n'y tint plus : poussant de petits cris, elle tomba de son fauteuil à la renverse, évanouie!
« Des sels, vite! Des sels, pour l'amour de Dieu! » cria son père, Albin de Saint-Aubain, bel homme châtain foncé d'une trentaine d'années à la fine moustache et à l'élégance distinguée.
Tandis que les musiciens, désemparés, suspendirent là leur discours mélodique, des valets perruqués s'empressèrent auprès de ma fragile amie. Lorsqu'elle reprit enfin ses sens, monsieur de Saint-Aubain la prit tendrement par la taille, l'aida à se relever et lui donna un profond baiser sur les lèvres : c'était là non pas baiser d'un père à sa fille chérie, mais bien d'un époux à sa femme adorée. Il crut que je ne l'avais pas vu. Quant à mes parents, ils n'avaient rien remarqué. Je ne sus plus quoi penser : y avait-il passion incestueuse entre Albin et Lise, de ces amours interdites réprouvées dans toutes les cultures? Une fillette de douze ans et son géniteur de trente-cinq! Et cette pâmoison musicale? Un mystère Lise de Saint-Aubain s'était révélé à mes yeux! Je ne la vis pas de tout le dimanche.
Le lundi, à l'institution, nous ne pipâmes mot de l'incident. Cela ne nous empêcha pas de discourir à la récréation de sujets propres à notre sexe et à notre jeune âge. Alors que nous n'étions qu'au début de novembre, nous nous enquîmes des joujoux que le bonhomme Noël, alias Saint Nicolas -oui, nous y croyions encore à cet âge avancé!- allait nous apporter.
« Je ne sais quoi commander, m'inquiétai-je.
- Tu aimes bien lorsque je t'invite dans notre pavillon de Marcy l'Etoile pour le thé anglais ou la dînette, n'est-ce-pas? Hé bien, demande un livre de recettes faciles de gâteaux, de biscuits et de pâtisseries.
- Ton goût est exquis, Lise, et ton savoir-faire pâtissier n'est plus à démontrer. Jamais je n'ai dégusté meilleurs biscuits que les tiens! A croire que tu as l'expérience d'une maman! Dommage que ta mère ne soit jamais là-bas pour te féliciter.
- Avec sa paralysie, elle est trop fatiguée pour risquer un déplacement en voiture, même attelée des plus doux des chevaux, depuis notre hôtel du centre ville.
- Ceci dit, les recettes seront pour plus tard. Je préférerais des jouets plus classiques.
- Dans ce cas, je ne saurais trop te conseiller les objets merveilleux d'optique scientifique : praxinoscope et lanterne magique, surtout le modèle qui projette des rosaces multicolores. Sais-tu qu'actuellement, en notre bonne ville de Lyon, deux industriels de la photographie, messieurs Lumière -les bien nommés!- effectuent des recherches secrètes sur l'image en mouvement? C'est père, qui est de leurs amis, qui m'a révélé cela. Il faudra qu'un jour je t'emmène voir leur usine. Elle n'est pas trop éloignée du quartier de notre école.
- J'ai déjà une lanterne. Quant au praxinoscope....
- Tu as tort, Delphine, de ne pas t'y intéresser. Il s'agit de science catoptrique! A Paris, au musée Grévin, j'ai assisté l'été dernier à un merveilleux spectacle de pantomimes lumineuses : le praxinoscope théâtre, donné par monsieur Emile Reynaud, l'inventeur du jouet que tu délaisses, hélas. Les petits personnages colorés de ce praxinoscope géant bougent sur un écran de projection, ils prennent vie, à la plus grande joie des spectateurs. J'ai vu plusieurs saynètes comme « Autour d'une cabine », « Un bon bock » et surtout « Pauvre Pierrot »!
- J'en resterai pour ma part aux poupées.
- A ta place, je demanderais une de ces nouvelles poupées anglaises comiques aux grands yeux qui bougent, les Googly dolls,
à moins que tu préfères les classiques bébés. Le bébé Jumeau modèle triste est particulièrement réussi : on dit qu'il s'inspire du portrait d'Henri IV enfant par Pourbus.
Mais je... »
Lise s'arrêta et porta la main à son front.
« Cela n'est rien, je suis un peu fatiguée depuis samedi ». Seule allusion qu'elle se permit au sujet de l'incident que l'on sait.
L'après-midi, lors du cours d'histoire sainte délivré par Soeur Marie-Agnès, cours qui traitait de la conversion de Paul sur le chemin de Damas, avec une lecture -dans la vulgate de Saint Jérôme s'il vous plaît- des Actes des apôtres, le malaise de Lise se fit plus explicite. Déjà, le mois dernier, quelques jours seulement après la rentrée, elle avait dû demander la permission de quitter la classe pour se rendre chez la soeur infirmière. Ce malaise revenait environ un mois ou une lune après, pour parler comme les Indiens. Mais, cette fois, il fut bien plus sérieux : Lise eut un nouvel évanouissement, et Soeur Marie-Agnès dut la faire transporter par deux de ses collègues jusqu'à l'infirmerie. Je remarquai une petite tache de sang sur la chaise où ma camarade était assise. J'avais entendu parler de cela à mots feutrés par ma grand-mère : cela voulait dire que mademoiselle de Saint-Aubain, bien que fluette nonobstant sa taille, devenait nubile, mais elle avait de l'avance.1
Lise ne revint pas de tout le reste de l'après-midi. Comme je m'inquiétais beaucoup, je me risquai à une visite incognito de l'infirmerie.
1 : Au XIXe siècle, les règles ne survenaient que vers l'âge de quinze ans.
Je vis des choses qu'il n'aurait pas fallu que je visse...et que j' entendisse aussi. Ô, ma pauvre petite Lise! Tu étais là, la figure toute blanche, étendue en sueurs sur un vilain lit d'hôpital, n'ayant pour tout vêtement qu'une chemise dont le bas était marbré de sang! L'hémorragie était grave et dépassait ce mot qui fourchait sur ma langue tant il était impudique : « menstrues ». Lise avait beaucoup perdu de ce sang apparemment menstruel. Elle s'agitait sur sa couche et délirait, fiévreuse, proférant des mots incohérents, voire insanes : il y était question de moi. Elle m'appelait dans son délire, me qualifiant de mots que je ne connaissais pas, mais que plus tard je devais rattacher à une forme déviante d'érotisme, d'un autre terme indélicat pour des oreilles chrétiennes et prudes : « saphique ». Elle me qualifiait de petite odalisque brune impubère, de maja desnuda, d'icône égyptienne du Fayoum, d'éphèbe fait jeune fille, d'Antinoüs femelle, me criant son amour pour mon corps d'airain non encore épanoui et autres choses obscènes et affreuses! Elle récitait des passages entiers du sulfureux « Roman de la momie » de Théophile Gautier, notamment les descriptions des esclaves égyptiennes nues, n'ayant pour tout vêtement que leur cercle lombaire. Elle déblatéra même des vers qu'elle disait, dans sa fièvre, dictés par Sapho en personne, qui lui servait de muse! Son exaltation érotique orientaliste blessa mon coeur : je ne reconnaissais plus la petite fille modèle de douze ans, et je pensais que son mal était causé par une possession démoniaque, comme les sorcières du Moyen Age! Une soeur me surprit. Elle me rabroua :
« Que faites-vous là, petite curieuse? Allez-vous-en! »
Je me hâtai de quitter ce lieu, mais, dans mon affolement, je me trompai de porte, pénétrant dans une sorte de salle annexe grossièrement aménagée pour des actes de chirurgie. Madame de Tournel, directrice de l'institution, était peut-être monarchiste, mais elle avait un esprit ouvert au progrès médical, aux principes d'asepsie et d'antisepsie de messieurs Pasteur et Lister. Je remarquai une table d'opération, des instruments chirurgicaux souillés de sang que l'on avait mis dans une cuvette pour les nettoyer et les désinfecter. La robe, les chaussures et le linge de Lise reposaient, pèle-mêle, dans un panier. L'odeur des produits désinfectants, de l'hôpital moderne, vous prenait à la gorge. Je toussais. M'appuyant contre le mur maître de la pièce, prise de nausées, mon regard se porta irrésistiblement sur une espèce de corbeille et mes yeux me poussèrent à en observer le contenu, à voir ce qu'il ne fallait pas. Mêlé à un tas de coton hydrophile jaspé d'hémoglobine et de pansements sanguinolents et encore dégouttants, un déchet indicible, un morceau de la chair de mon amie, extirpé de ses entrailles. Minuscule, certes, mais suffisant pour provoquer un vomissement sans retenue. Je parvins non sans peine à fuir cette atrocité, cette saleté, cette souillure, dont je pressentis ultérieurement la nature obstétricale. Ma bonne me retrouva le soir, à la porte du collège, habillée à la diable, exhalant une odeur de vomissure, mes affaires d' écolière rangées n'importe comment, les jambes flageolantes, le visage congestionné par les pleurs.
J'appris le lendemain matin qu'on avait hospitalisé Lise aux hospices civils de Lyon où elle devait demeurer trois semaines. Durant ce laps de temps, je poursuivis mon travail scolaire vaille que vaille. Une idée fixe me rongeait : découvrir ce qui était exactement arrivé à ma malheureuse amie. Je connaissais de vue une « grande » de dix-sept-ans, Alberte, la rebelle que la directrice ne pouvait renvoyer de l'institution parce que son père était un notable haut placé qui soutenait par les espèces sonnantes et trébuchantes le député de la circonscription. D'allure androgyne avec ses cheveux courts qu'elle disait coupés comme ceux de Jeanne d'Arc et ses chemises à cravate (elle n'osait cependant le pantalon qu'en dehors des heures de classe), Alberte possédait nombre de livres « interdits ». Je lui demandais si elle n'avait pas quelque chose sur la manière dont les bébés venaient au monde. Un beau matin de mi-novembre 18., cigarette aux lèvres, panama d'homme sur la tête, elle me remit un ouvrage indécent pour les fillettes, dont le titre était : « Les funestes secrets : traité de gynécologie-obstétrique et des moyens anticonceptionnels de prévention des naissances ». Cet ouvrage, dû à un franc-maçon tourné à l'anarchisme, était relié- horreur- en peau humaine. Tirant une bouffée de sa cigarette, elle me dit d'une voix vulgaire : « Comme le bouquin de la constitution de l'an I que la République, si elle veut être sociale, se devrait d'appliquer. Je te le recommande, ma petiote : il a été mis à l'index par les curaillons de la clique au pape Léon, ce qui veut dire qu'il est incontournable pour la réponse que tu cherches. Rends-le moi dans la quinzaine, d'ac? »
Je cachai soigneusement l'oeuvre interdite par les inquisiteurs modernes et je le lus à l'insu de mes géniteurs, et bien sûr des bonnes soeurs! La partie consacrée à la formation des bébés était bourrée d'illustrations anatomiques et fortement paillardes, sur la manière de prendre la femme en évitant toute fécondation (encore un mot qui fourcha sur ma langue)!Cependant, il y avait aussi les étapes de la grossesse et du développement, avec les stades les plus fortement recommandés pour intervenir contre le bébé avant qu'il ne soit trop formé : le terme, affreux, était a-v-o-r-t-e-m-e-n-t!
Je vis enfin ce que je cherchais : un dessin représentait un embryon humain de trente jours, sorte de têtard hideux, de virgule, avec sa queue, sa tête énorme munie de branchies pisciformes, ses ébauches de membres et d' yeux. C'était cela, le misérable et innommable animalcule de quelques millimètres, aussi insignifiant qu'une croûte de pain, à peine visible à l'oeil nu, que ma vue perçante comme celle des rapaces qui me fascinent tant avait distingué parmi les déchets de la corbeille! La remémoration des horribles images de l'infirmerie provoqua en ma gorge la montée de nouvelles nausées. J' échafaudais des hypothèses folles sur les funestes événements qui avaient tant fait souffrir ma malheureuse camarade. Victime d'une relation incestueuse avec son père, relation répréhensible par toutes les cultures humaines et dont j'avais été témoin lors du fatal concert, elle s'était retrouvée enceinte, trop jeune, trop tôt, trop frêle, quoique précocement nubile et plus grande que nous, pour mener la grossesse à son terme. Elle avait fait en quelque sorte une fausse couche après un mois de gestation, fausse couche dont le prélude s'était manifesté cet odieux samedi soir! Dès le lendemain, je rendis à Alberte son livre.
Pauvre Lise! Lorsque tu réintégras l'institution, à la toute fin de novembre, tu m'apparus fort diminuée! Le séjour aux hospices civils, mal chauffés, avait encore davantage altéré ta fragile santé. Une toux lancinante ne te quittait plus. « Cela n'est rien...un coup de froid passager...Cela passera! » me dit-elle, d'un ton désinvolte. Je me retenais de lui avouer que je connaissais les raisons de son mal, son odieux secret, du moins, ce que j'en croyais à cette époque. Toujours est-il que ma malheureuse camarade passa les fêtes de Noël sur une chaise longue. A la reprise des cours de janvier, elle se sut perdue et me le fit comprendre à demi-mots. Cela n'était plus qu'une question de quelques mois. Elle me fit le serment qu'elle me révélerait quelque chose lorsque viendrait l'ultime moment. Le visage pâle, toujours aussi joli malgré la maladie, les sueurs et la fièvre chronique qui rongeaient ce corps délicat m'arrachèrent maintes larmes. Dès février, devenue trop faible, Lise ne vint plus en classe. J'appris qu'elle gardait la chambre dans l'autre propriété de campagne que possédaient les Saint-Aubain à Rochetaillée, où l'air était plus sain, en plus de leur hôtel particulier du centre de Lyon et de leur domaine de Marcy L'Etoile. Albin de Saint-Aubain y travaillait à des projets industriels en rapport avec les voitures sans chevaux avec messieurs Malartre et Scotte.
La famille Saint-Aubain avait investi pas mal d'argent dans la production d'automobiles et d'omnibus à vapeur. Monsieur Scotte avait mis au point un prototype, fort réussi, de couleur bleue, avec un dais, dont le phare central unique annonçait les tramways actuels (J'évoque cela plus de quarante ans après les faits, alors que mes frères espagnols s'entre-déchirent dans une affreuse guerre civile où mon pays d'adoption n'intervient que chichement. Que serais-tu maintenant, Lise, si tu avais vécu?).
Début mars, la pauvre petite fut terrassée par une congestion pulmonaire, bien qu'elle fût restée au chaud, dans son lit douillet, en ce rigoureux hiver 18.. Mais ses poumons étaient désormais trop rongés, et cet accès lui fut fatal. Un télégramme de Monsieur de Saint-Aubain me convoqua en urgence à Rochetaillée : Lise était moribonde et réclamait ma présence ainsi que celle d'un prêtre. Lorsque je parvins à son chevet, dans cette chambre à l'entêtante odeur médicamenteuse, le père Mathieu, présent à ses côtés, venait de recueillir sa confession et de lui administrer les derniers sacrements. Il récitait la prière des agonisants, que la mourante parvenait à peine à balbutier entre deux étouffements. Albin de Saint-Aubain lui tenait la main droite, non comme un père, mais comme un futur veuf... Il caressait doucement cette jolie main diaphane. La chemise de nuit de Lise, congestionnée et trempée de sueurs, n'était point celle d'une fillette. Ses beaux cheveux de miel, dénoués, n'avaient en rien perdu de leur éclat. Lorsqu 'elle m'aperçut, elle se redressa et sourit, usant ses ultimes forces.
« Delphine...C'est toi, enfin! Dieu soit loué! Le moment est venu... Albin... remets donc à ma tendre amie les documents renfermés dans ces enveloppes.
- Bien, mon adorée...ne te fatigue pas... »
Je m'emparai des enveloppes que j'ouvris avec précaution. Elles contenaient deux rapports médicaux : celui de la visite effectuée à l'infirmerie de l'institution, après la rentrée, et un certificat qui relatait la fausse couche de Lise en novembre dernier. Mon émotion ne cessa de croître à la lecture de ces compte-rendus qui contenaient des détails extrêmement intimes. La vérité nue, non pas celle que j'avais conjecturée maladroitement, émergea du puits où elle avait trop longtemps été confinée. Les mots des rapports marquèrent ma conscience au fer rouge : « Il s'agissait donc de cela! » pensai-je, choquée et attristée. Je m'en voulus de ma méprise, et je pardonnai à Lise ses petits mensonges.
« Organes féminins de la génération parfaitement constitués malgré l'étroitesse d'un bassin conformé comme celui d'une fillette de douze-treize ans. Poitrine réduite mais présence d'une pilosité d'adulte. Puberté déjà accomplie. Pas d'hymen. A l'examen des voies intimes, il appert que mademoiselle Lise de Saint-Aubain a déjà engendré une fois au moins. Signé Soeur infirmière Thérèse du Sacré Coeur de Jésus ». Telle était la conclusion du premier rapport. Quant au second :
« La complexion délicate et la conformation particulièrement étroite de l'utérus de l' intéressée ont empêché la poursuite d'une grossesse amorcée depuis trente-et-un jour. Evacuation du produit de la génération et des annexes embryonnaires, du placenta à peine constitué, par les voies naturelles, que l'on pourrait prendre pour une menstruation survenue avec un retard d'environ soixante-douze heures. Produit évacué par conséquent à un stade de développement fort peu avancé, où la figure humaine de l'être potentiel ne s'est pas encore modelée. Evénement pathologique finalement assimilable à une fausse couche. Personne ayant déjà porté un ou plusieurs enfants, dont la gestation n'a pu qu' exceptionnellement aboutir. Age déclaré par l' intéressée faux. Signé Soeur infirmière Angélique de l'Immaculée Conception de Marie ».
A mon regard, Saint-Aubain et Lise comprirent. Je reposai les enveloppes sur la table de chevet encombrée de potions aux senteurs mentholées. Tandis que le père Mathieu psalmodiait ses prières, Albin s'écria brusquement :
« Aurore-Marie, finissons-en avec cette comédie! Le temps des momeries est révolu!
- Lise tu fus pour moi, Lise pour toujours tu resteras, répliquai-je. Puisque le moment des confidences est là, puis-je te révéler que du sang arabe coule dans mes veines et que je descends d'une famille de négociants maurisques de Grenade qui a subi d'innombrables persécutions au XVIe siècle à cause de la limpieza de sangre! Je comprends pourquoi la beauté de mes nattes moirées comme les ailes d'un freux t'a tant impressionnée. »
Petite digression : au XXVe siècle, le philosophe chinois Li Wu, reprenant un aphorisme attribué au président Mao à propos du pelage des chats, écrira : « Qu'importe le plumage de l'oiseau, pourvu qu'il vole! » Li Wu, le dernier sage de l'Empire du Milieu, l'auteur de profondes sentences comme ce sublime : « Etranger, toi qui foules cette neige, souviens-toi que tout passe comme le sable... »
« Lise » pressentit justement qu'elle allait tôt passer. Haletante, prise de hoquet, elle prononça d'ultimes paroles. Les mots se précipitaient, entrecoupés de spasmes, se heurtaient sur ses lèvres, se bousculaient vivace, s'entrechoquaient prestissimo, accelerando, allegro assai, par trémolos échevelés, ahurissants, sans respiration ni pause, comme si elle eût voulu en avoir terminé au plus vite avec ces aveux, semblables en leur course effrénée, aux dernières mesures du premier mouvement du quatuor composé par celui avec lequel elle confessa, à l'instant, avoir entretenu une liaison adultère. Cette fin, en mesure 6/4, marquée très animé, utilise les gammes pentatoniques chinoise et indonésienne, comme pour ces orchestres de gamelan si prisés par lord Percival, que Debussy entendit à l'exposition universelle de 89!
« J'ai aimé Claude avec passion. L'enfant que j'ai perdu était le sien. Ce n'est pas ma première fausse couche! Pardonne-moi, Albin, mon infidélité. Le soir du fameux concert, l'émotion me terrassa au souvenir de notre nuit d'amour que la musique sublime de Claude me fit revivre avec intensité. Lise...Lise...la seule enfant que je ne perdis point! Fille unique! Un accident de cheval...une chute stupide...en juillet dernier...La noble bête fut achevée...Albin fit croire que la victime de la chute, c'était moi. Lise avait voulu essayer pour la première fois une monture d'adulte. La mienne! A douze ans! Elle est morte! Albin et moi, nous nous sommes affolés. Nous avons en hâte inhumé clandestinement le cadavre de notre chère fille, quelque part dans notre parc de Marcy. Nous avons caché le décès, inventé la fable de ma paralysie. Seuls les domestiques, nos amis les plus proches et madame de Tournel furent dans la confidence. Lise était déjà inscrite à l'institution pour octobre. Albin et moi décidâmes d'un commun accord que je prendrai sa place... Ma morphologie juvénile me le permettait. Il va de soi que, dans l'intimité conjugale, mais aussi avec mon amant, je revêtais de nouveau des toilettes d'adulte. Parfois, pour tromper ceux qui n'étaient pas du cercle des intimes, ces visiteurs étrangers qui pouvaient s'étonner de l'absence d'enfant, je restais en fillette, Albin simulant le veuvage. D'autres fois, je me montrais en chaise roulante. Quant à toi, Delphine, lorsque je t'invitais à Marcy, il m'était matériellement impossible de jouer à la fois Lise et Aurore-Marie la paralytique... Il m'aurait fallu posséder un talent de virtuose du changement rapide de déguisement...comme certains artistes italiens spécialisés en la matière... Apprends que... que je... Je... j'ai trente ans! Pardon, Delphine de t'avoir trompée sur mon âge et mon identité et d'avoir éprouvé pour toi une attirance coupable! Pardon... »
Un dernier étouffement, un filet de sang émergeant de la bouche. « Lise » retomba sur l'oreiller, morte.
Quelques mois plus tard, un miracle bouddhiste eut lieu. L'esprit échappé du déchet obstétrical qu'il avait intégré lors de la neurulation, peu satisfait de la fin prématurée de l'enveloppe qu'il avait choisi, découvrit une meilleure matrice à l'issue d'une quête fructueuse. Il serait le fils de Claude Debussy...ou plutôt, la réincarnation de ce qui aurait dû être ce fils. Et naquit Jean Saintonge...
Christian Jannone.
Un goût d'éternité 4e partie : Franz : 1941 (3).
Il y a 4 ans
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