mardi 2 décembre 2008

Baphomet

"Parmi les légendes tenaces d'un Moyen Âge occidental obscurantiste, sanguinaire et fanatique, qui continuent hélas de courir, se trouve celle de l'existence, jamais attestée, de la prétendue idole adorée par les chevaliers du Temple, le tristement célèbre Baphomet. Bien des bruits invérifiables à force de colportages partisans destinés à nuire au Temple ont brouillé pour longtemps notre perception de la vérité historique. Il s'agit désormais de la rétablir objectivement. Le Baphomet ne fut point cette tête animée, dérivée du prophète Mohamed, objet d'un culte caché pratiqué par des chrétiens apostats convertis à l'Islam. Le pape Sylvestre II ne fut que son commanditaire, point son concepteur. Le Baphomet concrétisa l'épiphanie non achéiropoiète du prophète syncrétique de synthèse de toutes les religions. Le posséder, c'était détenir la faculté de se mouvoir dans l'ensemble des possibilités alternatives du temps. Rêve caressé par Gallien, Julien l'Apostat, Rodolphe II, Shah Jahan, Napoléon et tant d'autres. Le véritable créateur du Baphomet s'appelait Jamiang Tsampa, moine tibétain de l'an mil." (extrait de la chronique de Raeva Rimpoche, mélode et rhapsode du monde bouddhiste universel, XXIIe siècle après Jésus-Christ).


Anno Domini 1248 circa.

Fondé à la fin du onzième siècle par Rodrigo Diaz de Vivar, El Cid Campeador,
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l'ordre militaire des chevaliers-prêtres de la Reconquista dit "De la Buena Muerte" était tombé en décadence sous ses deux précédents grands-maîtres, qui, pour la première fois depuis son origine, n'étaient pas d'extraction ibérique : l'évêque comte Ulrich Von Stoltzteufel et Huglain du Forez. Chronologiquement, l'ordre était un précurseur des célèbres chevaliers du Temple, mais aussi des Hospitaliers, et des autres ordres hispaniques et portugais d'Alcantara, Calatrava, Santiago et "du Christ".
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Il s'était affilié à Cluny dès 1101. Grand-maître de 1221 à 1229, Von Stoltzteufel avait succédé à Ramiro de Cantabrie, dit "Le Grand" ou "Le Sage" (1198-1221), qui avait combattu à Las Navas de Tolosa et était mort lépreux. Ulrich s'était damné en tant que séide de l'Empereur excommunié Frédéric II de Hohenstaufen.
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Il avait participé à la croisade sans foi, qui au prix d'un odieux marchandage avec l'infidèle musulman, avait permis à l'Empereur sacrilège de récupérer Jérusalem pour dix ans. On se souvient de ce traité, conclu le 18 février de l'an 1228 (style de Pâques, soit en 1229), entre Frédéric et le sultan d'Egypte Al-Khamil, fils de Saladin, de la dynastie Ayyubide. La rétrocession de Jérusalem et de très larges zones du royaume franc avait été obtenue pour une décennie, renouvelable. Dans ce texte, conclu à Jaffa, à la surprise générale des chrétiens les plus intransigeants, les musulmans conservaient leurs propres lieux saints, notamment la mosquée El Aqsa! L'évêque belliqueux, au heaume de Pavie surmonté d'une mitre de cuir bouilli recouverte de velours mauve ornée d'un chrisme vermeil, serviteur inconditionnel de l'Empereur excommunié, s'était, dit-on, converti secrètement à la fausse religion de Mahomet. Pour cela, il aurait brodé un croissant sinople, sacrilège immonde, aux côtés de la Sainte Croix de sa coiffe épiscopale! Von Stoltzteufel portait une crosse surmontée d'un dragon, bête de l'Apocalypse, une chasuble, un pallium et des ornement sacerdotaux hérétiques, alternant croix et croissant! Selon le chroniqueur Bertold Von Berghausen, qu'on ne pouvait suspecter d'hostilité à la cause des Hohenstaufen puisqu'il était partisan de Manfred et de Conradin, moine qui écrivit plus de trente années après les événements, à l'ère du "Grand Interrègne", Von Stoltzteufel acquit le Baphomet au profit de son ordre, après moult tractations secrètes avec les Templiers, qui ne tenaient plus alors en Terre Sainte que quelques forteresses. L'évêque ne tarda cependant pas à succomber, victime du poignard d'un hashishin, exécuteur d'une fatwa du "Vieux de la Montagne", qui ne pouvait tolérer l'hétérodoxie syncrétique prêchée par Ulrich. Berghausen rajoute : "Pour ses actes et son apostasie, il alla droit en enfer, car déjà excommunié comme son maître par Sa Sainteté Grégoire IX."
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Huglain du Forez, son successeur, n'eut pas plus de chance, son exercice ne durant que quatre années (1229-1233). Son tort fut de prendre pour second de l'ordre le comte Arnould de Charmeleu. Ce dernier le fit démettre sous accusation de crypto-judaïsme! Revêtant les insignes de grand-maître de la Buena Muerte, Charmeleu chargea ses thuriféraires de fabriquer de fausses preuves accablantes pour son prédécesseur qu'il fit occire peu après sa déposition. Même la dépouille fut poursuivie par la vindicte du nouveau grand-maître : organisant un second procès, dit "procès du cadavre" en référence au précédent de la fin du IXe siècle entrepris contre le pape Formose, dont la tombe fut profanée pour l'occasion, il prouva l'effective conversion d'Huglain au judaïsme! Le corps nu, honteusement exposé, révéla la circoncision de du Forez, qui avait tenté de la camoufler par le port d'un faux prépuce! Le cadavre en décomposition fut démembré et jeté aux chiens. Charmeleu prit Jacques d'Ibertin, son meilleur sycophante, comme second de l'ordre, dont il ordonna le transfert de la commanderie centrale en son propre fief sis dans la région de Conques!

A la décharge d'Huglain du Forez, ce dernier n'avait point fait œuvre de théologien intransigeant. Au contraire, sa tolérance envers les musulmans et les juifs, sous l'influence de ses fréquentations en Espagne, en Sicile et dans l'Empire Hohenstaufen, était connue et encouragée en haut lieu par Frédéric II, qui avait soutenu "son" candidat après l'assassinat de Von Stoltzteufel, sans l'accord du pape, bien entendu. Huglain était un glossateur et un commentateur des philosophes juifs et arabes Maimonide, Avicenne et Averroès. Il avait été initié à la kabbale et au talmud (en cours de constitution à l'époque). Il était l'auteur d'un commentaire hétérodoxe de la Genèse, inspiré des représentations picturales, notamment la tapisserie de Gérone. Les pièces du procès -des faux, comme on sait- l'accusaient d'avoir projeté d'écrire une glose calquée sur les hérétiques des temps de la première chrétienté, Marcion et les gnostiques, glose appuyée sur de vénérables codex sur lesquels étaient rédigés des évangiles rejetés par le canon! Ces codex comportaient des annotations et scholies contrefaites, imitant la plume d'Huglain!

Quant à Arnould, le nouveau grand-maître, il s'agissait ouvertement d'un adepte de la sorcellerie et du satanisme! Malheureusement, son élection avait été approuvée par Rome, contrairement à celle de son prédécesseur! Charmeleu, qui s'adonnait à l'alchimie, adorait les démons Belzébuth, Asmodée, Astaroth et Baal Moloch. Ayant rapporté le Baphomet en sa commanderie, il organisa autour de lui un culte secret auquel il intégra une cérémonie d'initiation des néophytes : s'ils passaient l'épreuve avec succès, ils étaient admis dans l'ordre, qui ne demeura cependant ouvert qu'aux candidats déjà adoubés chevaliers. Leur panoplie consistait, pour la plupart d'entre eux, en un simple haubert ou haubergeon de mailles pleines, sans cotte d'armes, sur la poitrine duquel était cousue une tête de mort ivoirine. Certaines protections se rajoutaient à la maille : ailettes aux épaules, cubitières et genouillères cousues à même le fer, tout comme les éperons, simples ergots ainsi attachés aux talons. Ils portaient cervelière et heaume classique, quoique certains chevaliers restassent fidèles à l'antique heaume conique à nasal, pourvu ou non de visagière, à la mode du XIIe siècle. Le casque du grand-maître était cependant d'un modèle plus moderne : heaume de Pavie à cimier, le plus prisé de l'époque, ou casque à visière articulée par le haut, annonçant le bassinet "révolutionnaire" du siècle suivant, porté notamment à Mons-en-Pévèle en 1304 par l'ost de Philippe le Bel. L'écu armorié, vermeil pour les maîtres, azur ou sinople pour les simples chevaliers, reprenait l'insigne héraldique du crâne humain. L'épreuve physique la plus prisée des membres de l'ordre était l'exercice de la quintaine.

Cependant, les propriétés véritables de la statue automate étaient jusqu'à présent demeurées inconnues des chevaliers du Temple puis de ses nouveaux acquéreurs. Il existait bien une lettre de Gerbert au sujet de la conception de la mécanique par Jamiang Tsampa, qui avait œuvré sous les ordres directs du Saint Père. Le langage de cette lettre était à la fois si ésotérique et si sibyllin que nul érudit, sorcier ou alchimiste qu'il soit chrétien, cathare, vaudois, arabe ou juif, n'était encore parvenu à en percer les arcanes. Ce fut donc d'une manière tout à fait fortuite que la clef du fonctionnement du Baphomet et ses facultés intrinsèques et fabuleuses se révélèrent aux chevaliers de la Buena Muerte, pour leur malheur et celui du genre humain! Frère Robert, membre de l'ordre depuis un lustre, eut l'honneur de cette révélation.

"Parvenu à ce stade du récit, je me vois contraint de manipuler les hypothèses concernant l'aspect exact de la funeste merveille. Il est vrai que nulle pythonisse ne prophétisa ce qu'il devait advenir à tout possesseur de l'"idole" qui en percerait le secret. Loin de moi l'idée de m'abaisser à de basses spéculations : je ne souhaite pas m'enfermer dans une scolastique stérile digne d'un Jean Gerson ratiocinant sans fin sur les figures géométriques, les cercles, les sphères et les volumes afin d'en rester ad vitam æternam à l'enseignement du Stagirite. Il y eut autrefois un Jean Scot Erigène pour oser, dès le IX e siècle de l'ancienne ère chrétienne, entreprendre une réfutation des dix catégories de Monsieur Aristote! Rappelons que le Baphomet synthétisait toutes les histoires alternatives des civilisations humaines, mais aussi du vivant, grâce à ses atours sophistiqués! La main de paix de l'automate constituait une référence à notre philosophie héritée du Gautama Sakyamuni, dont l'ère a remplacé depuis plusieurs siècles celle de Yeshua ben Yussef. Son turban ouvrait à de multiples interprétations : islamique, parsi, hindouiste, jaïn, ou prémonition de la religion sikh codifiée par Nanak et Kabir cinq ou six siècles après la conception de la mécanique? Sa chlamyde ou dalmatique à fibule, théoriquement byzantine, se parait de plumes d'aras et d'hoazin, références à Cuculcan ou Quetzalcóatl. Plusieurs pendentifs cultuels agrémentaient sa tenue chatoyante : croix chrétienne, étoile de David, arbre de vie, masque d'ancêtre, fétiche à clous propre au génie artistique des civilisations d'Afrique sub-saharienne. L'élément principal de sa panoplie était des plus subtils : une vaste ceinture de cuir à plaques de métal repoussé, chacune s'ornant d'un symbole d'un monde alternatif où parfois, la forme dominante de vie n'était pas Homo sapiens : heaume de chevalier, tiki polynésien, coiffe de mandarin confucéen, biface moustérien, dinosaure, "crevette", méduse, archée, rocher etc. La multiplicité des symboles était permise par la faculté qu'avait la ceinture de se dérouler presque indéfiniment, alternant les plaques. Le principe ressemblait à celui des bandes du mathématicien Alan Turing, de l'ancienne civilisation occidentale du XXe siècle de l'ère de Yeshua ben Yussef (chronique de Raeva Rimpoche, op. cit.)".

La Weltanschauung des chevaliers de La Buena Muerte obéissait à une anthropologie antérieure à la nôtre, issue, rappelons-le, des philosophes des Lumières, de Descartes et d'Emmanuel Kant. Ils étaient naturellement réceptifs au merveilleux, plus exactement à l'épiphanie du merveilleux, mais aussi à la manifestation des phénomènes démonologiques. L'irrationnel pénétrait au plus profond leur être. C'est pourquoi l'aventure de frère Robert, telle qu'il la conta à ses coreligionnaires, n'en surprit aucun!

Adonc, frère Robert, anciennement simple bachelier lorsqu'il avait postulé en tant que néophyte, qui avait été adoubé par Arnould lui-même, était affecté à l'entretien de la crypte chapelle qui abritait le Baphomet et du labyrinthe initiatique annulaire qui servait d'accès à ce naos d'un nouveau genre. Aux matines du 18 février 1248 (style médiéval de Pâques ; nous étions donc en 1249 du style instauré par Charles IX, roi de France, fixant le jour de l'an au 1er janvier), frère Robert balayait le dallage de la chapelle. La longue nuit d'hiver enténébrait le domaine fortifié de la commanderie, dont les remparts et barbacanes étaient défendus par des arbalétriers automates d'airain. La crypte était décorée de singulière façon, sous l'influence à la fois des cultes païens, démoniaques et alchimiques pratiqués par Charmeleu et ses séides, mais aussi des penchants hétérodoxes des deux prédécesseurs d'Arnould. Les colonnettes et arcs outrepassés mozarabes d'Al Andalous faisaient bon ménage avec les chapiteaux fantastiques gothiques mais, aussi plus surprenant, avec des hauts reliefs d'inspiration juive voire hindoue! Abraham et Salomon coudoyaient Hanuman et Brahmâ tandis que Ganesha partageait son territoire avec Moïse, Ahura Mazda et les arabesques du Coran! Davantage que le décor sculpté, ce fut une légère anomalie dans l'"idole" qui attira l'attention du moine-chevalier : un des doigts de sa main droite, qui se présentait paume ouverte (signe de paix bouddhiste), lui apparut replié. Il voulut le redresser, et pour cela, toucha toute la main de l'automate. Les conséquences de ce geste furent pour le moins inattendues : un boyau noir tournoyant entraîna aussitôt Robert dans une vertigineuse translation à travers un pan-monde, tel un trou de ver spatio-temporel. Les bifurcations et les coudes de ce tunnel immatériel et impalpable étaient innombrables et brutaux : il fallait avoir le cœur bien accroché pour supporter les accélérations d'un tel transport! Robert atterrit brutalement en un temple inconnu éclairé de centaines de petites veilleuses, aux diverses statues dorées d'un étrange dieu rêveur aux oreilles allongées, assis en position du lotus, qui accomplissait le même geste que le Baphomet! Son incursion interrompit une assemblée de moines dont l'aspect physique brassait toutes les origines ethniques. Ces derniers, en prière, psalmodiaient des mantras, nu-pieds ou en sandales, revêtus de simples robes safranées. Effrayé, Robert perdit tout entendement et tira une dague de sa ceinture. Se croyant menacé par des hordes de démons jaunes, il eut le réflexe de toucher la croix pendentif du Baphomet, qui l'avait accompagné dans sa translation, tout en tentant d'assener des coups aux bonzes qui s'approchaient de lui ! Le voyage reprit immédiatement, avec de nouvelles nausées en perspective, mais Robert ayant fait le bon choix, le serviteur d'Arnould ne tarda pas à retourner à son point de départ, les fesses meurtries par un "atterrissage" quelque peu brusque!

Comme il s'était empressé de conter son hétérodoxe pérégrination, tous les chevaliers voulurent goûter à la magie enfin révélée de l'automate. Le grand-maître en profita pour enrichir la cérémonie hérésiarque d'initiation d'un "trip" obligatoire pour chaque néophyte, devenant une sorte de "junkie" médiéval adepte de la translation temporelle! Mais Charmeleu s'aperçut promptement que la "machine" demeurait bridée : elle ne pouvait transporter qu'un seul moine-soldat à la fois, et même en les touchant avec insistance, les plaques symboles de la ceinture demeuraient quant à elles désespérément inopérantes. Ce fut alors qu'Arnould se souvint que la lettre de Sylvestre II comportait une glose et des scholies de la main de Jehan de Mauriac : Jehan, à présent ermite, était un des auteurs d'une autre merveille, la mandorle de gloire irradiante, émail champlevé aux propriétés supraterrestres, possession actuelle du monastère de Saint-Géraud d'Aurillac. Le commentaire de Jehan de Mauriac faisait état du besoin de coupler le Baphomet avec un objet aux facultés "divines", achéiropoiète, seul capable d'activer la ceinture à symboles. La matière dont était constituée la mandorle de gloire irradiante répondait à cette condition, puisque tombée littéralement du ciel, puis face à ce miracle, modelée sur le modèle du Christ en majesté de l'ancien Jugement dernier du Puy-en -Velay, décrit à la fin du XIe siècle dans la chronique d'Orderic d'Issoire! Cependant, les propriétés de l'artefact s'étaient avérées nuisibles : la plupart des artistes limougeauds qui l'avaient façonnée et de nombreux moines de Saint-Géraud étaient morts, littéralement dévorés par un feu intérieur issu de l'émail champlevé dont la taille était également exceptionnelle. Jehan, croyant à l'entremise du Malin, avait préféré renoncer au monde en expiation du péché d'orgueil qu'il croyait avoir commis en supervisant la création de l'œuvre. Arnould de Charmeleu monta donc une équipée, qui le mena à la retraite de l'ermite puis au monastère auvergnat. Cette chevauchée fut sanglante : les chevaliers de La Buena Muerte se heurtèrent à des adversaires inconnus, à l'accent teuton et à l'étrange heaume d'acier, qui convoitaient aussi l'objet. Certes, ils laissèrent des cadavres de leurs frères sur le terrain, mais surtout, ils occirent de Mauriac et l'abbé de Saint-Géraud pour parvenir à leurs fins! Une fois l'objet d'art "divin" récupéré et accouplé au Baphomet, les cérémonies occultes reprirent de plus belle, et l'ensemble de l'assistance put, si l'on peut dire, profiter des translations dans les réseaux alternatifs du pan-monde! L'activation des symboles de la ceinture, efficiente à plus d'un titre, fit goûter aux moines guerriers les délices de transports au sein d'univers fortement divergents!

"Le Baphomet de Jamiang Tsampa n'était pas issu de rien. Il reprenait une longue tradition asiatique d'automates remontant à la cour du premier Empereur Qin, tradition poursuivie par l'empereur Souei Yen Ti, puis, postérieurement par le Japon de l'ère Edo et des shoguns Tokugawa aux XVIIe-XVIIIe siècles de l'ère chrétienne. On parlait aussi de l'existence éventuelle de masques androïdes de théâtre, créés à l'époque de Nara, sans omettre, en Chine, la célébration des cultes Nuo où des rites ostentatoires permettaient à des visages animés de se manifester, masques fantastiques surtout fabriqués à l'effigie de Di Pan, le Grand Géomancien.
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L'activation de la ceinture du Baphomet réveillait le réticulum intégral du pan-multivers, en cela que toucher un symbole équivalait à se "téléporter" dans une chronoligne alternative fortement déviée par rapport au cours standard de l'Histoire. J'appartiens moi-même à un univers parallèle, bouddhiste, qui s'est substitué à celui de Jeshua ben Yussef. Dans la chronoligne connue des chrétiens, le rêve, un temps caressé par Açoka et par les anciennes dynasties indiennes Maurya et Gupta, d'instaurer un monde où la paix universelle du Bouddha ou de Rama règnerait pour l'éternité, avait sombré sous les coups de boutoir des Huns Hephtalites, favorisant l'avènement de l'Empire guerrier de Harsha au VIIe siècle de l'ère chrétienne. Or, dans le temps alternatif dans lequel nous existons, ce sont les vues d'Açoka et de Chandragupta qui ont triomphé! Un grand paléontologue américain de l'autre XXe siècle, Stephen Jay Gould, appelait cela la contingence! Gould avait du génie, parce qu'il avait réussi à synthétiser le concept des temps parallèles et celui des histoires alternatives du vivant et de l'évolution! Mais sa vision se limita à la phylogenèse, contrairement à un savant du début du XIXe siècle, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, qui osa supposer que l'embryon pouvait voir se présenter "au choix" plusieurs lignes potentielles dans la chronologie des étapes de son développement. Il avait donc supposé l'existence de temps alternatifs ontogénétiques! Tout cela dessinait un enchevêtrement "tubulaire" de réseaux de trous de vers, de multiples "possibles" à la fois dans le nanomonde quantique et à l'échelle de l'univers! Dieu avait fait l'homme à son image, puisque le réseau des neurones ressemblait à celui des amas de galaxies voire de la matière sombre et au réticulé des temps alternatifs. Lorsqu'on emprunte une bifurcation, on ne peut revenir en arrière car les autres temps possibles s'effacent!
Tout cela représentait une rupture avec les conceptions anciennes du temps et du vivant : temps cyclique ou linéaire, échelle progressive du vivant jusqu'à l'Homme, centre de l'univers et perfection ultime, évolution lente et graduelle, même si, grâce à Darwin, le hasard et la sélection naturelle avaient déjà marqué des points face au déterminisme théologique. Malgré le postulat classique rappelé par Kant dans sa "Critique de la faculté de juger", postulat selon lequel la nature ne fait pas de sauts, Steve Gould et son confrère Nils Eldredge secouèrent le cocotier en formulant la théorie des équilibres ponctués en 1972 de l'ère de Jeshua ben Yussef. Mettant à bas la conception gradualiste et linéaire d'un quelconque progrès ascensionnel de la vie, ils postulèrent que les espèces alternaient périodes de stase et sauts évolutifs brusques. L'Homme n'étant désormais ni le centre de l'univers, ni le but de l'évolution, il devenait envisageable de concevoir l'existence de mondes alternatifs où d'autres formes de vies et de civilisations avaient triomphé : monde néandertalien, monde dinosauroïde, monde insectoïde, monde siliçoïde, monde des nanites… c'est cela que représentaient les symboles de la ceinture du Baphomet (extrait de la chronique de Raeva Rimpoche op. cit.)".


Extrait de l'ouvrage de Tommy Brisbane, astrophysicien, prix Nobel de physique 2031 : "The panmultiversal web theory".

"Steve Gould (1941-2002),
http://s3.amazonaws.com/findagrave/photos/2002/140/6430432_1022004319.jpg avait montré la voie, dépassant le stade purement littéraire et spéculatif de l'uchronie historique, en développant sa théorie de la contingence, partant de faits historiques "basiques". Par exemple : que serait-il arrivé si Castlereagh ne s'était pas suicidé? De là, il échafauda une théorie des histoires alternatives du vivant, que nous avons adoptée et élargie à l'exobiologie. Puisque aucune des exo-planètes parmi celles susceptibles d'abriter des formes de vie, n'aura forcément et à fortiori connu le même cours de l'Histoire, les mêmes événements contingents, aucune n'aura par conséquent vécu le même cours de l'évolution : c'est cela la contingence. Des exo-planètes peuvent en être restées au stade pré biotique tandis que d'autres pourront abriter des formes de vie intelligentes parvenues au stade de la technologie et à la civilisation. Pourquoi pas une planète où la faune du Schiste de Burgess, par exemple Anomalocaris ou Opabinia, ces "étranges merveilles" chères à Steve Gould, aurait abouti à la conscience et à un stade technique avancé? Tout est possible!

Cependant, la théorie du panmultivers sous-tend l'existence simultanée et en même temps non perceptible par ceux qui demeurent prisonniers de leur propre chronoligne, elle-même exclusivement modelée par les événements contingents, de tous ces mondes alternatifs, demeurés des virtualités, sur n'importe quelle exo-planète répondant aux lois nécessaires à l'émergence de la vie. Les fondations de la biologie demeurant partout les mêmes, c'est la contingence qui provoque les infinies déviations des destinées! Pour en rester à Gaia, on peut envisager un nombre infini de pistes temporelles plus ou moins déviées par rapport à la nôtre (en omettant les pistes où la Terre n'existe pas, où le système Sol voire la Voie Lactée et l'amas local dont elle dépend ne se sont pas formés, sans parler des pistes où ne règne que le Rien car l'univers n'y est pas apparu!). Par exemple, une piste "dinosauroïde", due à l'absence de l'impact de l'astéroïde de Chicxulub! Toutes les possibilités infinies du panmultivers constituent un enchevêtrement de réseaux "neuronaux", une toile temporelle, un "web" d'un nouveau genre! Hélas, il n'existe aucune machine nous permettant d'y surfer à notre guise!"


Extrait de l'ouvrage du mathématicien Boleslas Mandelbrot-Kolmogorov, médaille Fields 2034 : "Traité de l'échelle du spectre de déviation des temps alternatifs."

"A partir d'un référent "chronoligne" 0 théorique, qui désigne la flèche du cours du temps dans lequel nous nous déplaçons, on peut effectuer le calcul de l'ensemble des déviations temporelles depuis le repère spatio-temporel de cette ligne 0, de la déviation la plus infinitésimale à la plus infinie, en amont et en aval de la ligne de référence 0. Cela dessine un spectre de déviations et de possibles de part et d'autre du repère 0. Il faut savoir que plus la déviation temporelle s'est produite en amont du temps de référence, plus on aboutit, sur un repère date (en temps absolu) à un "monde parallèle" différent de notre chronoligne de référence 0, donc à un pourcentage de déviation élevé, à une divergence accrue entre les deux mondes parallèles. Plus elle se produit en aval de 0, moins les divergences seront faciles à percevoir si on ne déplace pas le curseur de la ligne 0 vers une autre date future, davantage en aval du point de divergence des deux chronolignes, pour examiner à quoi conduit la divergence postérieure en aval de notre flèche du temps. Une divergence temps par rapport à 0 survenue en 2045 ne prend tout son sens qu'en déplaçant, par exemple, le curseur de 0 plusieurs centaines voire milliers d'années après l'amorce de la divergence, afin de comparer respectivement à quoi auront abouti en parallèle le temps référent 0 et le temps dévié 0'. Plus il y a éloignement temporel futur par déplacement du curseur, plus les chronolignes divergeront, plus le pourcentage de divergence croîtra. Le long de la chronoligne 0, rayonne une infinité de déviations : 0'', 0'''... jusqu'à 0∞. Selon la loi des fractales, chaque déviation devenant à son tour chronoligne principale peut être sujette à d'infinies bifurcations possibles, cela de manière de plus en plus infinitésimale. Chaque individu engagé dans une nouvelle divergence n'a pas conscience qu'il a emprunté un temps différent. Chaque parcours non choisi s'estompe. Le tout constitue un réseau virtuel et potentiel, buissonnant, d'un pan-temps de tous les possibles."

Extrait de l'ouvrage de l'exo-paléontologue Yoshiro Suzumi : "Essay on a new synthetic theory : pan-multiversal transtime Evolution" (Harvard University Press 2035).

"Malgré toute mon estime pour mes confrères Brisbane et Mandelbrot-Kolmogorov, je tiens à leur adresser une petite critique : leurs travaux ont insuffisamment pris en compte le principe d'incertitude, la théorie du chaos et la seconde loi de la thermodynamique (augmentation de l'entropie). Je suis certes un exo-paléontologue, mais je puis écrire en toute connaissance de cause, puisque je me revendique comme héritier de la pensée de Steve Gould. Ce n'est pas sans émotion que j'évoque la mémoire de mon ancien maître. C'était un passionné de base-ball, tout comme mon violon d'Ingres est le cinéma français du siècle dernier. Je partirai donc d'un exemple facile, qui démontrera magistralement en quoi la théorie de mon ami mathématicien mérite une concrétisation illustrative pour qu'un public plus large puisse l'appréhender. Les cinéphiles comme moi connaissent bien les œuvres d'Alain Resnais : "Je t'aime, je t'aime" et "Smoking no smoking". Ils verront immédiatement où je désire en venir. Prenons un cas tout simple : la comédienne Annie Vernay,
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jeune première de la fin des années 1930 qui joua pour Max Ophuls ("Werther"), spécialisée dans les rôles en costume XVIIIe siècle (par exemple "Tarakanova"). Elle mourut de la typhoïde, à bord du transatlantique qui la conduisait à New York, car elle envisageait de se lancer dans une carrière américaine, au vu de la dégradation de la situation européenne. Imaginons un instant qu'elle n'ait pas succombé, et que sa carrière ait pris un grand essor aux States. Actuellement, les cinémathèques compteraient des films américains d'Annie Vernay parmi leurs trésors, peut-être signés des plus grands : John Ford, Howard Hawks, Fritz Lang… On peut tout envisager. Vous me direz que cela aurait eu une faible incidence sur la "grande Histoire"… Effectivement, selon la formule de Mandelbrot-Kolmogorov, la survie d'Annie Vernay entraînerait une infime déviation du continuum spatio-temporel de l'ordre de 0,000000000(…)001 %! Mais, du point de vue de la théorie du chaos, qui postule que le battement d'ailes d'un papillon à San Francisco provoque un tsunami aux Célèbes ou aux Moluques, les conséquences sont tout autres : notre papillon Annie Vernay, en ne mourant pas, déclenche une nouvelle chronoligne inédite, dont la divergence ne peut que s'accentuer avec la nôtre au fur et à mesure que l'on s'éloigne de l'événement déclencheur de la bifurcation. Quel peut en être le résultat 100 000 ans ou 1 million d'années plus tard? Le principe d'inceritude veut que l'on ignore, en tant qu'observateur extérieur impartial situé au point exact de divergence, à quoi peut aboutir à terme une telle contingence, mais le second principe de la thermodynamique de Carnot postule une augmentation évidente du désordre, selon une progression d'abord mathématique, puis géométrique et enfin logarithmique! Prosaïquement, Tommy Brisbane et son confrère ont, semble-t-il, insuffisamment lu les ouvrages de science-fiction de Poul Anderson, le maître de l'uchronie au XXe siècle! Notre éphémère actrice peut d'ailleurs être la source d'une probabilité infinie de divergences temporelles possibles : mourir n'importe quand, n'importe où, choisir d'autres métiers, ou, en tant que vedette de films, accepter ou refuser tel ou tel rôle, etc. Si l'on se penche sur les archives des producteurs et réalisateurs de cinéma, on apprend ainsi qu'Annie Vernay refusa en 1938 le rôle de l'héroïne polonaise du "Joueur d'échecs" de Jean Dréville, parce qu'elle était lasse qu'on lui propose toujours des rôles en costume XVIIIe siècle. Le rôle échut à Evelyne Lancret, et lança sa carrière. A la suite de cela, le destin d'Evelyne Lancret croisa celui du compositeur, chef d'orchestre et critique musical Jean Saintonge, dont elle devint la maîtresse puis l'épouse. Saintonge, pétainiste et collabo notoire, participa sous le régime de Vichy à l'épuration du milieu musical, scellant douloureusement le sort de dizaines de musiciens et artistes juifs français qui périrent dans les camps de la mort. Il fut justement éliminé par la Résistance française au printemps 44. Peut-être qu'une autre décision de mademoiselle Vernay aurait a posteriori sauvé des vies! "Le joueur d'échecs", remake d'un muet, librement inspiré de l'automate de van Kempelen, marqua le goût de son réalisateur pour le Siècle des Lumières. Dréville récidiva avec un "La Fayette" en 1961 et en 1970, avec une série télévisée qui me permet de revenir à mon sujet, "Le voyageur des siècles", uchronie qualifiée de "julesvernerie moderne" par ses auteurs, où la Révolution de 1789 et Napoléon sont effacés du cours de l'Histoire! Si les conséquences de ce changement peuvent nous paraître immenses, à l'échelle de Mandlebrot-Kolmogorov, il n'équivaut qu'à une déviation de 0,007 % du continuum historique! Mais alors, qu'est-ce qu'une grosse divergence? C'est là que Steve Gould intervient! Notre cours de l'Histoire humaine, avec Homo sapiens, représente à lui seul des possibilités uchroniques infinies, de l'ordre de 10 puissance 100000000000000000(…)0000! Or, la plus divergente des pistes sapiens, par exemple, celle où triompherait mondialement un modèle de civilisation chasseur-cueilleur aborigène à l'australienne, n'excède pas 1,99% de déviation! Pour que le pourcentage augmente, il nous faut donc envisager des pistes temporelles sans Homo sapiens. La piste néandertalienne franchit à peine la barre des 2%. Un monde uniquement simien, sans genre Homo, 4,5%. Un monde de mammifères, sans primates, 9%. Un monde dinosaurien corse bien davantage la déviation : on atteint déjà 25%! Avec les seuls tétrapodes batraciens, on en est à 40% ! Si la sortie des eaux a lieu sans aucun vertébré, 53%! Un monde sans chordés gonfle encore plus le chiffre : 58% avec les insectoïdes, 62% avec les crustaçoïdes, 68% avec un monde céphalopode, 76% si Opabinia ou Anomalocaris, créatures fantastiques du schiste de Burgess de l'explosion cambrienne aboutissent à une vie consciente et avancée! Un monde constitué uniquement de créatures unicellulaires nous mène au pourcentage effarant de 84%! Une planète Terre où règneraient cristaux et siliçoïdes 89,5 %! 100% de divergence signifierait cependant que le système Sol et la Voie lactée ne se sont jamais formés, voire que l'Univers lui-même n'est jamais sorti du "big bang"! Quant aux déviations en aval de notre temps, avec des mondes futurs a posteriori sans Homo sapiens, cédant la place à d'autres espèces, vertébrées ou non, elles oscillent entre 2% et 50%. Des chiffres supérieurs nous conduisent à une Terre soit peuplée de plantes ou même de bactéries intelligentes, soit au triomphe d'une vie artificielle auto-engendrée, ne reposant ni sur la cellule, ni sur l'ADN. Un univers de machines, voire de nanites intelligentes, divergerait du nôtre de plus de 70%. Je vous rappelle que toute espèce est mortelle, et que notre Soleil deviendra une géante rouge dans 5 milliards d'années!"

Adonc, nos chevaliers tinrent conseil en leur chapelle crypte, où Baphomet et mandorle de gloire irradiante étaient accolés. Ils psalmodiaient leurs hymnes syncrétiques et hérétiques dans une langue mélangeant le latin, le grec, l'arabe, le persan, l'araméen… Jacques d'Ibertin, tout en priant, toucha le turban du Baphomet. A l'instant, se produisit un tohu-bohu général! Transportés dans les circonvolutions des corridors trans-mondes, les preux moines-soldats partirent en arrière jusqu'au point de divergence entre leur cours du temps et celui que le contact tactile avec le turban permettait de rejoindre! Parvenus à un croisement tubulaire virtuel, ils empruntèrent avec violence la nouvelle bifurcation en direction du nouveau 1248, qu'il faudrait peut-être recalculer en fonction du calendrier musulman! Les hommes d'Arnould reprirent contact avec le sol. Ils se retrouvèrent dans le palais merveilleux d'un improbable émir ou sultan, aux traits occidentaux, qui siégeait en un Paris conquis par les magnifiques cavaliers au jaseran léger d'Al Mansour Ibn Al Bakr à la fin de notre VIIIe siècle! Le Regnum Francorum musulman ne le cédait nullement en magnificence aux plus beaux fastes des cours Omeyyade, Fatimide, Ayyubide ou Almoravide! Le souverain , un Al Rom de la famille Ibn El Merov', du nom de Muhammad El Chilperic VIII (les mérovingiens avaient donc perduré dans cette chronoligne et s'étaient convertis à l'islam), recevait en sa cour les ambassadeurs du sultanat de Delhi et ceux du céleste Empereur Song de Qin, qui informait l'Al Frank', un des plus puissants gouvernorats de l'Empire musulman afro-eurasiatique, de son intention d'embrasser la foi de Mohamed.

L'émir des El Merov' était d'un embonpoint certain. Sa courte barbe blonde, en pointe, teinte au henné, contrastait avec la conservation d'une longue et opulente chevelure royale dans la tradition de ses ancêtres mérovingiens. Le souverain écoutait discrètement les ambassadeurs tout en puisant insatiablement de succulents loukoums à lui présentés sur un plateau d'argent par une esclave au type normand marqué, voilée de soie mais au torse dénudé. Il se gavait également de pâtisseries orientales au miel. Par instants, il reniflait une poudre noire dans un flacon d'albâtre, remède aphrodisiaque extrait de momies broyées importé tout droit d'Egypte! Drap, brocard, soieries, hermine façonnaient ses atours. Son chef se coiffait d'un turban immaculé et emplumé où un énorme rubis indien du Gujrât étincelait de mille feux. Ses doigts s'ornaient à l'envi de bagues d'or et de platine aux cabochons antiquisants.
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Son grand vizir, Achmed Abd-Al Vermandois, était aussi hectique et austère que son souverain obèse et ostentatoire. Le vieillard, hadj sec et sévère, à la tunique et au sarouel de simple toile beige, passait son temps à égrener un chapelet et à marmotter la profession de foi. Toute la cour et le décorum du palais parisien (!) étaient de fait au diapason du monarque, à l'exception notable de son ministre, plus proche d'un ascète marabout ou derviche mendiant que d'une luxueuse potiche! D'énormes vasques de bronze répandaient des vapeurs d'encens tandis que le centre de l'immense aula était occupé par un bassin sculpté de bas reliefs, véritable dentelle de marbre et de pierres d'au moins quatre variétés différentes, dont le grès vert, la tourmaline, la pouzzolane et le porphyre, bassin où erraient et se désaltéraient, en liberté, grues, paons, biches et lévriers. Une fontaine d'onyx et de lapis-lazuli, sise au milieu du bassin, se complétait d'une clepsydre d'ivoire, d'étain et de bronze doré où douze automates de fer forgé, six masculins et six féminins, représentant les différents âges de la vie et les différentes races de l'Empire islamique, se mouvaient d'heure en heure, déversant une coupe de cristal de roche dans la fontaine, coupe dont l'eau parfumée à l'essence de fleur d'oranger était constamment renouvelée! Ce chef d'œuvre était dû à l'atelier du fameux ingénieur Rom Al Villard Ibn El Honecourt! Que dire des colonnettes aux arcs brisés outrepassés, aux chapiteaux zoomorphes représentant des créatures orientales fantastiques? Le lieu soutenait la comparaison avec la grande mosquée de Cordoue et l'Alhambra de Grenade! Les serviteurs, eunuques ou musiciennes, étaient à l'avenant et venaient de tout le monde connu, du Ponant, du Levant, du Midi et du Septentrion! On y observait toutes les couleurs de peaux! Naturellement, la charia s'était substituée dans cette civilisation à la loi salienne, sans parler de la loi gombette, du bréviaire d'Alaric et des codes théodosien et de Justinien!

Or, les chevaliers fanatiques d'Arnould ne purent supporter ce spectacle de la victoire du Croissant sur la Croix, niant la supériorité incontestable de la civilisation musulmane! Ils se signèrent et voulurent tirer leur estoc afin de pourfendre l'infidèle! Mais un des leurs eut l'heureuse (?) présence d'esprit de toucher un des symboles de la ceinture du Baphomet, qui, rappelons-le, accompagnait ses manipulateurs dans leurs tribulations : une roue dentée! Le déplacement trans-temporel qui s'ensuivit fut encore plus tourmenté que le précédent, tant les méandres et circonvolutions se complexifiaient! Un mouvement rétroactif ramena le groupe au carrefour temporel fatidique, avant qu'il soit projeté dans une nouvelle bifurcation. Parvenus au bout de celle-ci, nos moines-soldats se retrouvèrent dans un carrefour futur, "point nodal" ou confluence de nouvelles voies potentielles de l'Histoire hypothétique de Gaia aux prochains millénaires. L'une d'elles absorba les hommes du Moyen Age, qui poursuivirent leur chaotique parcours échevelé pour une destination située plusieurs millions d'années en aval!

Ce qu'ils virent une fois parvenus au lieu programmé par le symbole ressembla pour eux à une représentation de l'enfer. La contrition se manifestant en eux, ils s'agenouillèrent, frappant leur poitrine, repentants, comme au Confiteor, chantant un "Mea culpa" polyphonique composé au XIIe siècle par un frère d'une commanderie du León! Il y avait de quoi s'épouvanter. A la place du palais franco-arabe, les humains constatèrent qu'ils étaient enfermés dans un "bâtiment" incongru : une structure réticulée colossale, sans commencement ni fin, faite de matériaux inconnus : silicium, titane, charpakium et plastacier! Cette structure baignait dans une lumière verdâtre et phosphorescente. Elle parut deviner en elle l'incursion improbable de corps étrangers biologiques! A part eux, nulle trace de vie "classique" : ni végétale, ni animale, ni humaine! Uniquement des signaux lumineux et sonores (sifflements, vibrations, clignotements, grincements, bruits de "friture", variations lumineuses sur plusieurs couleurs du spectre de l'arc-en-ciel, discordances multicolores dodécachromatiques etc.). Les chevaliers étaient prisonniers d'une machine-monde à la fois macro et nanotechnologique, sorte d'ordinateur, d'IA dont le programme était de détruire toute vie axée sur l'ARN et l'ADN! La "créature" synthétique macrocosme dépêcha en conséquence son "équipe de nettoyage" interne afin d'éliminer ou plutôt d'assimiler les unités carbones importunes! Bientôt, des légions d'"animalcules" artificiels grouillèrent et s'en prirent aux chevaliers. Humour involontaire de la part de l'Intelligence Artificielle devenue l'unique forme de vie de la troisième planète du système Sol : ces "anticorps" étaient autant de répliques de pluricellulaires invertébrés primitifs, mais des reproductions achéiropoiètes qui n'auraient pourtant pas dépareillé dans une collection d'œuvres d'art délirantes sorties de l'imagination d'un Picasso sud-américain "inspiré" par les vapeurs éthyliques de l'aguardiente, de la tequila ou du pulque! Ils présentaient soit une structure semblable à des édredons piquetés, soit des symétries rayonnante ou bilatérale! On y reconnaissait d'abracadabrantesques bestioles du Cambrien (pour ne pas changer), sortes de limaces de mer couvertes de sclérites protectrices ou de piquants, comme Wiwaxia
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ou Microdictyon!
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Le summum était atteint par un "animal" sans queue ni tête, sans ventre ni dos, ver mille-pattes émule des échassiers juché sur de multiples paires de piquants, resucée du fantastique Hallucigenia dans la première version erronée de sa reconstitution, avant que Steve Gould (encore lui!) y mette bon ordre dans un article magistral justement intitulé "Le retournement d'Hallucigenia"!
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Toute cette fantasmagorie était constituée uniquement de composants électroniques auto-engendrés!

Les monstres ou "bestes" des enfers jetèrent pour commencer leur dévolu sur frère Enguerrand, qui périt atrocement, recouvert d'une masse de ces nanites pullulantes aux reflets irisés qui, absorbant tous ses composants organiques jusqu'à l'échelle du quark, les convertissaient progressivement en "puces" à leur image! Assimilé, le malheureux se métamorphosait en "cyborg" du nouvel âge de l'information en hurlant sa douleur et son épouvante impuissante! Ses compagnons n'échappèrent au supplice qu'en manipulant au hasard l'automate de Jamiang Tsampa. Arnould de Charmeleu toucha de l'index un symbole de la ceinture du Baphomet qu'il prit pour une "escrevisse", crustacé familier qui faisait les délices de sa table, lorsqu'il voulait en mettre plein la vue (et la panse) à ses hôtes de passage! Le triste sire possédait des viviers qui lui permettaient de faire bombance en pleine disette, comme ces optimates de la République romaine, épigones de Lucullus gras à souhait des plaisirs de la bonne chère!

Les survivants partirent pour un nouveau voyage hallucinant, d'abord en arrière dans les couloirs distorsionnels du temps, reprenant à l'envers tous les carrefours et bifurcations déjà parcourus, pour être projetés très largement en amont de 1248, jusqu'à un point de confluence de chronolignes localisé bien en deçà de l'apparition de l'Homme, même avant celle des poissons. Puis, la troupe prit un chemin précis, à toute vitesse, incommensurable et inappréhendable, issu de la nuit des temps géologiques, d'un monde qui avait divergé du nôtre si tôt dans l'histoire de la vie multicellulaire qu'il ne pouvait aboutir qu'à quelque chose de totalement inédit, où la date 1248 n'avait plus aucun sens! Un monde où l'ancêtre supposé des vertébrés, Pikaïa, n'avait absolument rien donné car éteint sans descendance! Sous l'accélération infinie, nos hommes du Moyen Age se heurtèrent et télescopèrent mutuellement, sens dessus dessous, cul par-dessus tête! Fortement meurtris, ils se retrouvèrent dans un univers semi-liquide où ils manquèrent suffoquer et se noyer! Comme un chien dans un jeu de quilles, nos preux pervertis débarquèrent au sein d'une cérémonie où officiait le roi-prêtre arthropoïde maître de ce monde dépourvu de vie vertébrée intelligente, monde dévié du nôtre de 76% où Opabinia était l'organisme vivant dominant parvenu à la civilisation!
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Le souverain impressionnait par son aspect : corps segmenté annelé, "dentelles" branchiales lobées réparties sur les flancs d'un organisme terminé par un penta gouvernail, tête aux cinq yeux à facettes prolongée par un appendice horrible, sorte de tuyau d'aspirateur au bout duquel une pince préhensile similaire à une plante carnivore dentée cliquetait! L'être était identique à l'antique espèce crustaçoïde des Odaraiens, dont l'Empire avait défrayé la chronique de la Voie Lactée durant des milliers d'années. Il rappelait Binopâa, l'Empereur divinisé par les Haäns, peuple humanoïde ressemblant à des géants mongoloïdes roux, dont la planète Haäsuq avait été colonisée par la race invertébrée avant que Tsanu V ne libérât sa patrie de ce joug après une bataille épopée mémorable, sorte de Mahabarata extra-terrestre que tous les aèdes Haäns contaient et chantaient de leur voix rauque et gutturale de village en village!

Le rite suivi par les Opabiniens consistait à immerger une singulière sphère d'une matière inconnue, proche de la nacre, sorte de perle artificielle provenant on ne savait de quel monde supraterrestre, à la plonger dans une "cheminée" émettant des fumées et des gaz pareils à ceux des sources hydrothermales des abysses! Les crissements des bouches-pinces des monstres, l'agitation de leurs yeux pédonculés étaient autant de manifestations d'un culte trahissant l'"exaltation mystique" de ces êtres si dissemblables à l'Homme! Par malheur, l'un des assistants du "roi" détecta la présence des chevaliers et changea de couleur, ce qui constituait le passage à un mode "alerte" ou "danger". Les trompes hideuses se déployèrent en direction des preux, qui, ne voulant pas périr dans les gueules dévorantes de ces "crevettes", s'arc-boutèrent au Baphomet comme à une bouée de sauvetage! Frère Anselme posa sa paume sur un nouveau symbole de la ceinture, dévoilé par le pivotement incessant des plaques métalliques : un heaume classique avec un écu armorié et un estoc. Car du point de vue des Opabiniens, le monde humain incarnait l'ailleurs inenvisageable, le lointain improbable et non conceptualisable! Tout était relatif, selon que l'on adoptât la position d'observateur ou d'observé! Et les chevaliers regagnèrent le bon monde, c'est-à-dire leur XIIIe siècle! Ainsi s'achève le récit.

Post-scriptum à la chronique de Raeva Rimpoche : le Baphomet fut conduit par Charmeleu en Egypte lors de la VIIe croisade. Sa trace y fut perdue. Cependant, il appert que Shah Jahan l'aurait possédé vers 1632. Paradoxalement, l'automate resurgit là où on ne l'attendait point : reconverti en joueur d'échecs par le baron Van Kempelen, il disputa des parties mémorables contre Catherine II de Russie et surtout en 1808 à Milan contre Napoléon! Tout le monde avait oublié de quoi il était capable!

Addenda aux autres textes cités : Jean Dréville avait pressenti Evelyne Lancret, qu'il avait aussi dirigé dans "La cage aux rossignols", pour le rôle de la sœur de Philippe d'Audigné dans "Le voyageur des siècles". Elle mourut avant le tournage et fut remplacée par une autre comédienne.
Christian Jannone.

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