Aurore-Marie se mouvait dans un
enténèbrement urbain. Elle ne cessait de ressasser son crime, marmottant sans
que nul interlocuteur ne fût présent pour ouïr ses paroles démentes :
- J’ai tué l’Artiste ! j’ai
tué l’Artiste. Aurore-Marie de Saint-Aubain a occis l’Artiste. Les macules
sanglantes de mon crime jaspent de pourpre les eaux de la Lagune.
Elle fuyait de Ca’ en Ca’ les lieux de son forfait, se hâtant, soulevant ses jupes tandis
que le claquement des talons de ses bottines résonnait sur les pavés
irréguliers. Çà et là, elle dérangea quelques chats vagabonds qui, en un
feulement de colère, manifestaient leur vindicte de manière outrancière.
Le front de la baronne brûlait
d’une fièvre malsaine. Les efflorescences putrides du canal montaient jusqu’à
elle, la cernant en d’étranges volutes. A l’instant, elle crut qu’on la
suivait. En son délire, elle percevait des pas, des halètements. Elle pensa que
les esprits malfaisants ne la lâcheraient plus jamais, s’accrochant à ses
basques. Les entités réfugiées dans les tréfonds abyssaux de la cité des Doges
s’étaient réveillées afin de clamer vengeance, du moins le supposait-elle. En
sa déraison, Aurore-Marie de Lacroix-Laval songeait à quelque intervention
surnaturelle d’outre-tombe comme si les esprits de la Cour des Miracles
étaient accourus à Venise afin de rendre justice après qu’elle eut homicidé un de leurs hoirs. Mais « l’esprit » qui la suivait revêtait une quintessence féminine. Etait-ce un phénomène de dédoublement, de bilocation ? se poursuivait-elle elle-même ? La sensation d’une main glacée se posant sur son épaule manqua la faire tomber en pâmoison.
étaient accourus à Venise afin de rendre justice après qu’elle eut homicidé un de leurs hoirs. Mais « l’esprit » qui la suivait revêtait une quintessence féminine. Etait-ce un phénomène de dédoublement, de bilocation ? se poursuivait-elle elle-même ? La sensation d’une main glacée se posant sur son épaule manqua la faire tomber en pâmoison.
Elle balbutia :
- Betsy O’Fallain, est-ce
vous ?
Elle se retourna. Rien. Pas même
une ombre… or, l’âme morte poursuivait son tourment.
- Mademoiselle Alice ? se
surprit-elle à marmonner.
Elle avait usurpé injustement
une identité innocente et l’opprobre du crime se refusait à la lâcher. Son cœur
se faisait lourd.
Aurore-Marie s’hallucina plus
encore. Une Autre marchait à ses côtés. Elle entendait distinctement son
souffle. D’outre-terre ou d’outre-lieu, la gardienne vengeresse de la probité
d’Alice Liddell s’était extirpée de la Nuit afin qu’elle expiât non seulement
son crime d’aujourd’hui mais aussi les meurtres de 1865. Ne l’oublions pas.
Aurore-Marie arborait encore les attributs d’Alice. L’être qu’elle crut
entrevoir présentait une vêture datée, empesée d’une crinoline. Mais la
toilette paraissait défraîchie, maculée de terre comme si l’inconnue eût surgi
de la tombe, se fût extraite de la bière.
La poétesse se souvint
d’innombrables attractions macabres, celles qu’elle avait visitées, celles dont
on lui avait conté l’existence turbide. C’étaient les momies de la Tour
Saint-Michel de Bordeaux,
en ces pages exaltées de Victor Hugo ; c’étaient les Fontanelles de Naples,
ces bien particulières catacombes où s’amoncelaient les vanités obscures et immémoriales ; c’était enfin la crypte des Capucins de Palerme.
Celle qui l’accompagnait de conserve était à la semblance d’une de ces dépouilles palermitaines, une notabilité civile, l’épouse de quelque bourgeois dont le nom était oublié depuis des décennies, moitié fidèle expirée au milieu de ce siècle comme en témoignait la toilette fanée, désormais d’un sépia de veuve. La tête de la défunte empesée de voiles rappelait cette allégorie des fins dernières. Mais les mains dégantées à la fois chlorotiques et flavescentes évoquaient une statue de cire.
en ces pages exaltées de Victor Hugo ; c’étaient les Fontanelles de Naples,
ces bien particulières catacombes où s’amoncelaient les vanités obscures et immémoriales ; c’était enfin la crypte des Capucins de Palerme.
Celle qui l’accompagnait de conserve était à la semblance d’une de ces dépouilles palermitaines, une notabilité civile, l’épouse de quelque bourgeois dont le nom était oublié depuis des décennies, moitié fidèle expirée au milieu de ce siècle comme en témoignait la toilette fanée, désormais d’un sépia de veuve. La tête de la défunte empesée de voiles rappelait cette allégorie des fins dernières. Mais les mains dégantées à la fois chlorotiques et flavescentes évoquaient une statue de cire.
Aurore-Marie perdit conscience,
plongeant dans les abîmes de ses remords accumulés.
*************
Malgré lui, Spénéloss avait entendu les
pensées, la prière de Serge. Il choisit de se taire, car il avait compris la
nature réelle de Daniel. Il en allait de même pour Serge mais l’humain était
beaucoup plus démonstratif que l’Hellados.
Le pseudo-daryl
poursuivit :
« Pardon, mais je ne vous
dérange pas ? Peut-être a-t-on besoin de moi.
Cramoisi de rage, Hubert de
Mirecourt éructa :
- D’où sort cet histrion ?
Erich von Stroheim souffla
bruyamment, regrettant de ne pouvoir s’éponger le front.
- Himmelgott ! Nous sommes sortis d’affaire, je crois.
Alban de Kermor approuva alors
que Michel Pèbre d’Ail hochait la tête pour montrer son accord.
- Je n’avais plus un poil sec.
S’amusant de la situation, sortant
différents foulards bariolés d’on ne sait où, Daniel Lin lança à la
cantonade :
- Madame ma reine, messieurs, je
suis le prestidigitateur de service. Je suis Daniel Lin. Voyez mes beaux
chiffons rouges. Qui veut faire office de taureau ? Allez, un peu de
courage.
Certains soldats du peloton
d’exécution s’étaient retournés et, par réflexe, mettaient le commandant Wu en
joue. Il aurait suffi d’un geste mal interprété pour que la mitraille partît.
Intérieurement, de Boieldieu pensait que le Superviseur général en faisait un
peu trop. Il sur jouait et Pierre Fresnay détestait cela. Par contre, Louis
Jouvet se frottait les mains. Il se réjouissait de se trouver aux premières
loges.
- Quel culot ! Capitaine
Craddock, que vous en semble ? Ce type a raté sa vocation de comédien.
Trifouillant dans sa barbe,
Symphorien Nestorius marmonna :
- Tout à fait, Louis. Si j’étais
directeur de casting en train de l’auditionner – tiens, pour le rôle du
treizième ou quatorzième Docteur de ce vieux feuilleton bidimensionnel
britannique déjanté – un must incontournable ! – je lui donnerais le rôle
sans hésitation.
- Bai…baissez vos armes, s’écria
en bégayant Gontran de Séverac.
- Bonne idée ! Applaudit
Daniel Lin. Il n’est pas bon que les armes parlent. Si on libérait les condamnés ?
- Mais enfin, monsieur,
s’offusqua le général Boulanger. Qui êtes-vous d’abord ? Votre nom ne nous
dit rien. Et comment avez-vous fait pour apparaître fort à propos ?
- Ah, Général, que vous avez la
mémoire courte ! Qui a dit cela déjà ? Je suis en train de le
paraphraser. Vous m’avez croisé, à Bonnelles. Votre bonne amie, la baronne de
Saint-Aubain se souvient de moi, d’une manière peu agréable. Quant à ma
présence ici, eh bien ! je le reconnais, je suis un peu magicien. Ce n’est
qu’une question de timing ! D’ajustement du Pan Chronos…
Spénéloss leva un sourcil devant
ce quart d’aveu.
- Ma reine, permettez… Nous
devrions tous discuter autour d’une bonne tasse de café.
A ces mots, les ex futurs
caporaux fusillés se retrouvèrent libérés de leurs entraves tandis que le
peloton d’exécution voyait ses fusils transformés en lys, en coquelicots et en
roses. Jean Gabin se pinça pour s’assurer qu’il ne rêvait pas.
- Mon zig, nous tournons pour
quel genre de fantasmagorie ? Grommela Dalio.
- J’en sais rien, siffla
Carette. J’ai besoin d’un verre, mais pas d’un café.
Jacques Santerre demanda :
- Le kawa, le kawa ! Un
mazagran ! Personne n’a ça dans sa besace ?
- Mais si, ironisa Violetta qui
avait compris de quoi il retournait.
- Un café à cette heure-ci,
essaya de minauder DS de B de B.
Il y eut comme un hiatus, une
ellipse, dans le déroulement de la scène, même pas un fondu enchaîné. Les
principaux protagonistes, Français, Allemands et Africains étaient désormais
confortablement installés sur des coussins, des tapis sous leurs pieds, alors
que six cafetières chauffaient au feu.
- Après la multiplication des
pains, nous assistons à celle du moka, dit Craddock pince sans rire.
Cependant, le Loup de l’Espace
sut apprécier l’arôme de sa boisson. Une pointe d’amertume achevait le goût
subtil de noisette et s’attardait en bouche. Naturellement, ce café n’était pas
sucré. Toutefois, aucun des convives ne savourait le même breuvage. Spénéloss
dégustait un thé poivré particulièrement relevé, DS de B de B évitait de se
pourlécher les babines devant son café crème, Pierre Fresnay en était à son
deuxième expresso tandis que Maria de
Fonseca humait la fumée de son arabica éthiopien.
Barbenzingue trempait dans son
café un bâton de réglisse. Louis Jouvet s’aperçut de ce tic. Il lança un coup
de coude à Gabin.
- Cela me débecte mon vieux, lui
répondit Jean.
L’Austro-américain ne disait
mot, préférant boire à toutes petites gorgées son café au cognac. Saturnin se
gargarisait d’un thé au jasmin dans lequel il avait versé cinq cuillers à soupe
de sucre en poudre, excusez du peu ! Violetta, qui préférait le lapsang
souchong sans une seule pierre à sucre sourcilla à cette hérésie. Le baron
Gaston de la Renardière eut droit à une reconstitution archéologique
scrupuleuse du café tel qu’on le servait au Procope
au mitan du règne de Louis XVI.
Benjamin et Lorenza observaient leurs collègues et amis. Sitruk avait opté pour une chicorée et son épouse pour un chocolat viennois. Quant à Azzo, il se goinfrait de grains de café à peine torréfiés, bien que le docteur di Fabbrini essayât de l’en dissuader. Hormis Daniel Lin, seul l’Hellados savait que personne ne buvait la même chose. Bien sûr, il n’en pipa mot.
Benjamin et Lorenza observaient leurs collègues et amis. Sitruk avait opté pour une chicorée et son épouse pour un chocolat viennois. Quant à Azzo, il se goinfrait de grains de café à peine torréfiés, bien que le docteur di Fabbrini essayât de l’en dissuader. Hormis Daniel Lin, seul l’Hellados savait que personne ne buvait la même chose. Bien sûr, il n’en pipa mot.
Après cet intermède digressif,
la conversation reprit comme si elle ne s’était jamais interrompue. Le
Brav’Général discutait avec le commandant Wu. Il avait admis sa présence en ce
lieu et ne se posait plus aucune question quant aux raisons de sa venue
soudaine. Les deux hommes abordaient le fond du problème. L’exceptionnalité du
Prodige de la Galaxie n’interpellait plus Boulanger. C’était comme si un
réajustement se fût produit dans les relais synaptiques du personnage
historique. Hubert de Mirecourt était aussi victime de ce tour.
- Oui, il me fallait venir en
Afrique pour récolter la pechblende. Mais mon équipée ne s’est pas déroulée
aussi bien que je l’espérais. J’ai affronté une nature folle, des fantômes
tibétains, des hommes de pierre, de roches, des fauves anthropomorphes, des
créatures disparues depuis des lustres en sus de la faune et de la flore
habituelles.
- C’est vrai ! opina
Saturnin. Et encore, vous n’avez pas eu droit aux pantins vivants et à
l’emmental géant. Ni aux souterrains ! J’oubliais les masques possédés par
le mana !
- Intéressante observation
ethnographique. Monsieur de Beauséjour, vous m’étonnez ! murmura
l’Hellados. Cependant, il faudrait mettre à jour votre logiciel mental saugrenu
et dépassé.
- Quoi ! j’ai lu Tylor,
Frazer (Le Rameau d’Or)
et Lévy-Bruhl ! s’offusqua l’ancien chef de bureau. Bien que le capitaine Craddock ait fait courir le bruit que je perdais mon temps à lire des inepties telles que les aventures de Tarzan, je me suis instruit, moi ! Je doute que Symphorien ait préparé ce voyage avec autant d’application.
et Lévy-Bruhl ! s’offusqua l’ancien chef de bureau. Bien que le capitaine Craddock ait fait courir le bruit que je perdais mon temps à lire des inepties telles que les aventures de Tarzan, je me suis instruit, moi ! Je doute que Symphorien ait préparé ce voyage avec autant d’application.
- Mon général, oui, cette
Afrique était devenue folle, mais peu à peu, tout rentre dans l’ordre.
- Demi mensonge !
Cette pensée fulgura dans le
cerveau de Spénéloss.
- Je m’y emploie mais sans
fatigue.
- Que me dites-vous là,
commandant Wu ? Ce n’est pas possible. Vous ne ressemblez point à un
démiurge tel que les décrivent les affidés de Madame de Saint-Aubain.
- Ah, vous voulez parler des
Tétra Epiphanes, ces imposteurs ! Que de ravages n’ont-ils pas commis au
cours des siècles.
- Mais comme Madame la baronne
finance mon mouvement, je me garde bien de lui dire que sa secte est d’un
ridicule achevé. Savez-vous qu’elle porte à son annulaire une chevalière
antique qu’elle qualifie de chevalière du Pouvoir ?
- Assurément ! fit le
pseudo-daryl androïde. C’est parce qu’elle croit dur comme fer que ce bijou est
capable de condenser l’énergie du cosmos que cela fonctionne. A propos,
général, je constate que vous portez l’uniforme.
Barbenzingue rétorqua
durement :
- Oui, et alors ? En quoi
cela vous gêne-t-il ?
- Justement. La République vous
a interdit d’arborer l’uniforme car elle vous a rayé des cadres actifs.
- Cette gueuse ! Ses jours
sont comptés !
Spénéloss osa se mêler à la
conversation.
- Commandant, fit le lieutenant
en reprenant le fil de ce qui avait été dit précédemment, vous êtes persuadé
qu’il ne s’agit là que d’un placebo. Toutefois, ce bijou, aussi antique
soit-il, devrait être étudié par nos senseurs, nos scanners et nos ordinateurs.
Démontée, il serait bon que la chevalière fût analysée atome après atome, particule
après particule.
- Fausse relique mais véritable
nanotechnologie, jeta Daniel Lin avec désinvolture. Ce bijou entre vos mains
ferait beaucoup plus de ravages.
- Alors donc, cette chevalière
n’est pas un attrape-nigaud, s’étonna le général.
- Pas du tout, mais cela dépend
du porteur de la bague. Moi, je me garderais bien de glisser la chevalière à un
de mes doigts.
- Monsieur, vous me
stupéfiez ! Cela signifie-t-il que Talleyrand, Vidocq, Monsieur Thiers,
ses anciens possesseurs, connaissant les facultés de l’anneau, n’en usèrent qu’avec modération ?
ses anciens possesseurs, connaissant les facultés de l’anneau, n’en usèrent qu’avec modération ?
- Tout à fait !
- Ils eussent pu pulvériser tous
nos ennemis… La Prusse et ses souverains en premier.
- Cela n’aurait pas été
souhaitable et, croyez-moi, je serais intervenu.
- Houlà ! Alors que j’aspire
à la marche suprême du pouvoir en France, si je comprends bien vos propos, je
n’aurais été qu’une marionnette entre les mains de Madame la baronne et de la
duchesse d’Uzès !
- Vous me gênez, mon général.
- Le Pouvoir, ce pouvoir que je
convoite tant depuis des années, qui me fascine, qui fait que je suis celui que
je suis actuellement, ce Pouvoir ne serait qu’un leurre ? Je croyais le
posséder ou sur le point de le posséder. Un jouet, entre les mains de deux
femmes ! Seule Marguerite me reste !
- Mais le Pouvoir, monsieur
Boulanger, n’est qu’une chimère, du moins, à l’aune des hommes.
- L’aune des hommes… Mais
vous-même ? Que mettez-vous derrière ce terme ? Pas simplement la
domination sur l’Europe, l’hégémonie mondiale, je suppose.
- Exactement, tout passe, tout
casse.
Von Dehner, qui s’était tu
jusqu’à maintenant, ne put se retenir de lancer :
- Vanité des vanités, tout est
vanité ! Vous avez lu L’Ecclésiaste.
- Qui n’a pas lu L’Ecclésiaste.
- Monsieur Wu, ce Pouvoir, que
vous ne décrivez pas, vous fait-il peur ?
- Oui…
- Il ne vous intéresse
pas ?
- Non, mais je l’ai déjà. Il
m’est tombé sur les épaules. Depuis, je fais avec.
O’Malley ne pipait mot de cette
conversation qui dépassait son langage canin. Il n’éprouvait même pas le besoin
d’aboyer. Il se contentait de mordiller un os venu de nulle part, une de ces
friandises que les humains de la chronoligne 1721 du début du XXIe siècle avaient
l’habitude d’offrir à leurs compagnons à poils et à pattes afin qu’ils les
rongent pour exercer leurs dents. Ce bon nonos, comme on disait alors, avait la
particularité d’être parfumé à la vanille. Quant à Ufo, il croquait les grains
d’une grappe de raisin comme si c’eût été des bonbons.
Les Africains avaient compris
quelques mots des paroles échangées entre Boulanger et Daniel Lin. Les
multiples tours qu’il avait accomplis l’assimilaient à un dieu. Ce fut la
raison pour laquelle pygmées de Kwangsoon et guerriers aux casques pyriformes
de Maria de Fonseca vinrent à se prosterner devant le démiurge au grand
étonnement des principaux protagonistes.
- Mais… pourquoi une telle
vénération, monsieur Wu ? je pensais que vous n’étiez qu’un modeste…
Le vieil homme fut interrompu
par Craddock qui envoyait une bourrade dans les replis graisseux de Saturnin.
- Alors, monsieur de Beauséjour,
toujours pas appris à vous taire ? s’exclama le capitaine d’écumoire.
Spénéloss, à qui rien
n’échappait, ne celait rien.
« Que de
salamalecs ! » pensait Benjamin.
Devant les agenouillements des
autochtones, Daniel Lin marqua sa désapprobation.
- Mes amis, je ne comprends pas
les raisons de cette adoration. Les signes d’obséquiosité démonstrative me
désappointent fortement. Autrefois, il y a longtemps, lorsque Sarton m’avait
permis de mettre la main sur des disques d’information, il avait pris soin de
rappeler au capitaine que j’étais encore, que nous, humains, n’étions pas des
dieux.
A ces mots, Lorenza hocha la
tête. Sa mémoire multiple lui permettait de se remémorer cette scène. Les
Africains, à l’écoute de ce discours, se figèrent. Ils hésitèrent quelques
instants, comme statufiés. Les Pygmées ressemblaient à d’irréelles effigies de
cire, à des créatures fabuleuses chthoniennes, paralysées par le regard de
Méduse. Les soldats de la vraie « She » ne valaient guère mieux.
Après quelques secondes, ils
palabrèrent, parlementèrent, essayant de trouver l’attitude adéquate face à
cette divinité réticente qui se refusait à eux. Un silence inhabituel envahit
alors la forteresse. Seul retentissait le Verbe ancestral africain tandis que
toute la jungle extérieure s’était tue alentour. Il n’y avait plus ni singe, ni
oiseau ni panthère, ni aucune de ces créatures inaccoutumées qui avaient donné
du fil à retordre à nos protagonistes. C’était comme si la citadelle se fût
retrouvée Ailleurs, isolée dans un outre espace, un outre temps, enfermée dans
un Univers bulle voulu par le Ying Lung. C’était là le signe que la remise en
place progressait.
Cependant, çà et là, des détails
inquiétants démontraient qu’une force rechignait à se soumettre à la loi de Dan
El. Un ciel de plomb irréaliste s’était désormais substitué à celui de l’azur
austral tandis qu’une pluie tropicale s’abattait sans prévenir trempant peau
nue, uniformes et toilettes défraîchies. De même, les affleurements de
pechblende saillant du sol meuble phosphoraient, émettant des fulgurances, des
scintillements et des jaillissements d’une énergie primordiale qui se refusait
à ce qu’on la domestiquât.
« A El se refuse à céder du
terrain. Ou plutôt Antor ? Ah décidément, il ne veut pas grandir… cela me
chagrine au possible… ».
Un coup de trompe retentit dans
la semi pénombre. Des gardes de la reine venaient de capturer un étranger. Bien
escorté par les soldats en armure de bronze et de peau de buffle ou de
rhinocéros, un vieillard au type sémite fut conduit devant la souveraine et le
commandant Wu, hôte privilégié de la forteresse. L’homme paraissait tanné par
des années de fréquentation d’un reg de feu. Il était si ridé, si ratatiné,
qu’on l’eût pensé momifié naturellement. Sa vêture ascétique si usée, si élimée,
en devenait transparente. Alban reconnut le triste sire. Il s’exclama :
- Cheikh Walid ! Mais comme
il a vieilli ! Sous quel rapport-temps nous mouvons nous donc ?
- Théoriquement, fit Erich von
Stroheim, nous avions accosté à Zanzibar il y a quelques mois, guère davantage.
- Trois, quatre ?
Interrogea Alban. Je ne me souviens plus. Je serais bien incapable de vous
affirmer que nous avons débarqué à une date précise de l’an 1888. De même,
voyez ma montre, elle ne fonctionne plus.
- Tiens, vous dites vrai. La
mienne itou. C’est le lot commun de ces chronomètres dans cet environnement
magique.
Demeurant - pour l’heure ?
- la souveraine avérée de la contrée, Maria de Fonseca voulut imposer au
prisonnier le cérémoniel cruel habituel. Les guerriers de la reine avaient beau
réitérer leurs coups de lances, aboyer leurs ordres alternativement en swahili
et en dialecte bantou, Cheikh Walid se refusa obstinément à plier le genou. Il
ricana, exhibant une bouche édentée. Mieux ! En signe de rébellion, il
commença à défaire le turban souillé qui le coiffait. Bientôt, ses gestes
s’apparentèrent à ceux de Claude Rains dans L’Homme
invisible de 1933.
Tandis que l’absence de crâne
ébahissait l’assistance, le corps lui-même n’apparut pas. Les vêtements se
démaillotèrent telles des bandelettes, mais sur le Rien. L’étonnement se mua en
terreur pure. D’autant plus que du Cheikh ne demeura que le ricanement qui se
répercuta aux quatre points cardinaux, rebondissant de muraille cyclopéenne en
muraille de roc.
« C’est bien plus que de la
rébellion. C’est une révolte… Antor me déçoit… », murmura Daniel Lin.
Inutile d’écrire que Cheikh
Walid n’avait été qu’un avatar d’A El.
« Je ne puis laisser passer
cela. Je suis aux commandes, n’est-ce pas ? Alors, montrons-le ».
Opiniâtre, Dan El enclencha
l’attaque. Ses proches, ses amis, mais également les quatre caporaux, les
Pygmées, les Sénégalais et les animaux familiers furent retirés de l’arène. Le
Ying Lung devait les protéger des coups qu’il allait porter contre son frère.
Mais aussi les mettre à l’abri des répliques de son autre lui-même, moins
assagi, et pas aussi attaché aux représentants de l’humanité. Tant pis pour les
Allemands rescapés, Maria de Fonseca et ses gardes et, surtout pour Barbenzingue
et ses séides. Après tout, Hubert de Mirecourt n’était pas un personnage
reluisant.
A suivre...
*****