samedi 1 février 2020

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 5 4e partie.


L’aube avançait au Louvre.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/b/b5/Palais_du_Louvre_on_the_map_of_Turgot_1739_-_Kyoto_U.jpg/800px-Palais_du_Louvre_on_the_map_of_Turgot_1739_-_Kyoto_U.jpg
 Stanislas Fréron
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/7c/Louis-Marie_Stanislas_Fr%C3%A9ron_%281754-1802%29%2C_French_revolutionary_%28small%29.jpg
exécutait la partie préliminaire de sa mission ultra secrète qui consistait à rejoindre son contact, son acolyte, aux guichets
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/b/b6/Paris_Pont_du_Carrousel_deck_rive_gauche_towards_guichets_du_Louvre_01a.jpg
de l’ancien château royal, jamais achevé. Lorsqu’il l’aperçut, tenant les rênes de sa monture, le séide de Danton marqua un léger recul sur la selle et son propre cheval hésita tant l’allure et la vêture de ce partenaire surprenaient.

L’homme se tenait à une borne attenante aux guichets, une de ces bornes patinées à force d’avoir servi de décrottoir à maints passants et cavaliers depuis quelques siècles. Il paraissait littéralement drapé des pieds à la tête dans une espèce de sarouel couleur de muraille, étoffe aux plis innombrables dignes des chausses des Mzabites
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/5/5b/Bild_fr%C3%A5n_familjen_von_Hallwyls_resa_genom_Algeriet_och_Tunisien%2C_1889-1890._%22Mozabite.%22_-_Hallwylska_museet_-_91873.tif/lossy-page1-800px-Bild_fr%C3%A5n_familjen_von_Hallwyls_resa_genom_Algeriet_och_Tunisien%2C_1889-1890._%22Mozabite.%22_-_Hallwylska_museet_-_91873.tif.jpg
 qui lui conférait l’aspect d’un corps enveloppé dans un drap froissé, voire dans un suaire. Il était semblable à Lazare sortant de son tombeau
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/3/35/Lazarus%2C_Russian_icon.jpg/800px-Lazarus%2C_Russian_icon.jpg
 avec cependant une touche insolite : des bottes de hussard ostentatoires, de celles qu’affectionnait le flamboyant Joachim Murat,
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/76/JoachimMurat_Post.jpg
 le chaussaient. Elles dépassaient du bas du drapé en un duo parfaitement ciré, d’un noir brillant. Il s’agissait de bottes à la Souvaroff ou Souvourov, du nom de ce célèbre général russe de la tsarine Catherine II.
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/c5/Suvorov_Alex_V.jpg

Du visage de l’inconnu, on n’apercevait que les yeux d’un jais se confondant avec l’obscurité. Fréron se questionnait :

« Quelle langue parle-t-il ? Georges-Jacques m’a-t-il affublé d’un partenaire barbaresque droit débarqué de la Régence d’Alger ? »

Il arrêta sa monture à hauteur du supposé oriental et en descendit promptement, ne sachant quoi dire et quoi faire. De l’emplacement supposé de la bouche de l’insolite personnage, recouvert de ce voile mahométan, émergea un grognement, un son inarticulé. Alors, il extirpa de ce sarouel un papier, un sauf-conduit en un geste signifiant :

« Êtes-vous aussi en règle ? »

Le document, authentique, portait le seing du ministre de la justice. N’ayant pas le choix, Fréron s’exécuta, exhibant son propre vade-mecum ou laisser-passer signé par son ami. En cette mission ultra secrète, la confiance se devait d’être mutuelle, et ce, jusqu’au terme de son exécution.

« Lui aurait-on coupé la langue ou tranché le nez, ainsi qu’il est d’usage en La Sublime Porte ? » s’interrogea Stanislas, toujours troublé.

L’emmaillotage du visage du « Maure » paraissait si parfait que le relief nasal ne faisait point saillie, d’où l’hypothèse d’une mutilation radicale subie par le compagnon imposé de Fréron.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/6/65/Touareg%2CTimia%2C_Niger%2C_Gonterre_2003_41.JPG
 De même, il eût pu supposer que la bouche de cet agent secret d’un nouveau genre avait subi l’ablation des lèvres, autre supplice commun parmi les idolâtres de l’Alcoran, ainsi que certains voyageurs téméraires – dont plusieurs n’étaient jamais revenus – mais aussi des renégats de Barberousse
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/9/92/Hayreddin_Barbarossa_-_Fine_Art_Museum_Algiers.jpg/320px-Hayreddin_Barbarossa_-_Fine_Art_Museum_Algiers.jpg
 ou des prisonniers à la manière de Miguel Cervantès l’avaient rapporté au Ponant depuis le siècle des découvertes et l’expansion des Turcs en Méditerranée.

Un nouveau grognement, sans doute d’approbation, émergea du voile. Cela signifiait que l’homme savait lire le français. Il n’effectuait aucune courbette, aucun salamalec, ce qui dénotait son statut non domestique. « Ni janissaire, ni mameluk. » songea Fréron.

Forts de cette démonstration, de ce contrôle des sauf-conduits et de leur acceptation mutuelle, les deux agents de Danton n’eurent plus qu’à remonter à cheval et à se mettre en route. L’itinéraire qu’ils prirent fut presque similaire à celui des fugitifs. Certes, les poursuivre n’entrait ni dans les plans du ministre à la voix de stentor, ni même dans ses intentions à long terme. Il laissait à Napoléon et à la police de Fouché le soin de se charger de cette basse besogne, tant répandre le sang de l’ennemi lui répugnait. A quoi bon appréhender, juger et exécuter des loyalistes d’un plus ou moins haut rang ?  Toucher Madame Royale en personne représenterait un casus belli desservant la cause du nouveau monarque, le délégitimerait définitivement et accélèrerait l’insurrection des provinces qui couvait depuis plusieurs mois, notamment au pays de Retz, en Vendée et en Provence. Une Mousseline la sérieuse tombant, percée de balles, sous un peloton d’exécution quelque part à l’ombre des murailles et douves médiévales de Vincennes tavelées de salpêtre et de lichens constituerait non une fin proprement héroïque, mais une théâtralisation histrionique qui la transfigurerait en martyre. Selon Danton, son plan était le bon :  déstabiliser l’Angleterre et priver les prochains insurgés d’une base arrière et d’un appui militaire fondamental. Napoléon reconnaîtrait les services rendus par Georges-Jacques à la patrie et le nommerait premier ministre, tels Richelieu et Mazarin.

Adonc, les deux cavaliers parcoururent au galop d’immondes venelles à peine différentes de celles du fiacre de Kermor et Cadoudal. La misère ressemblant partout à la misère, peu leur importaient ces paysages urbains gangrenés de souillures miséreuses, ces taudis ruinés, près de s’effondrer tous, carcasses plus que centenaires sans toit ni loi, parfois étançonnées de poutres vermoulues, ces créatures éthérées errantes et sans abri, ces presque squelettes emmitouflés de chiffons dont la vestigialité de certains rappelaient quelques bandelettes putréfiées du genre de celles gainant les jambes de la célèbre momie de l’enfant gaulois des Martres d’Artières,
https://blogger.googleusercontent.com/img/proxy/AVvXsEhJ9lpv9WrqP6CSdgd3v3YA-39M72YG8_zrLmIeknbYjNujWGoA-jXUMh_UtnORRmJP3pi7uHkVDlbHulr3k97eKa6q5lLuqxNPpC8M7tL9kQzPwUhl-sezHjJYDhg015RPcz0IOTUIFqPLdkWFBpt7TMLP2H8dsj8LNepVZFxoKnSHg4tit3F-= ces nécessiteux des deux sexes en hardes fragrantes de pestilence, ces corps déjà couchés par l’agonie et écrouis par le râle… Nos cavaliers atteignirent promptement la porte de l’octroi de tantôt, pour enfin constater le carnage autour des propylées. Le pavage ne parvenait nullement à boire le sang qui continuait à s’épancher en rigoles pourprées. Nul n’avait encore osé ramasser les cadavres des gendarmes. La nausée saisit Fréron, peu accoutumé à de telles mutilations, comme si un couperet de M. Guillotin,
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/9/9a/Joseph-Ignace_Guillotin_cropped.JPG/800px-Joseph-Ignace_Guillotin_cropped.JPG
 de ces nouvelles machines dont on n’osait encore se servir massivement contre les condamnés, couperet mal positionné ou mal conçu par un esprit malade, n’eût tranché que la calotte crânienne des victimes. Pour l’instant, les sauf-conduits ne serviraient de rien à nos deux agents secrets.

A peine Fréron eut-il franchi la barrière de Belleville qu’il réclama une halte à son acolyte, afin de soulager ses entrailles. Tandis qu’il vomissait tout son saoul à côté d’une borne, un homme titubant, nu-tête, comme enivré de liqueurs fortes, s’approcha de lui, marmonnant sans trêve comme un fol :

« Les balles ! Les balles de l’Ange de la Mort ! Prenez garde ! »

Ces exclamations incohérentes furent suivies de jurons et d’interjections en patois de Picardie, des « Crédié ! » répétés sans qu’ils épuisassent la gorge du fou.

C’était notre voiturier de tantôt, choqué par la scène vécue. Il était revenu sur place après une tentative d’escapade, comme fasciné par Thanatos. Peut-être avait-il voulu s’enquérir du sort de son fardier, son gagne-pain ? Il exhalait une senteur de cauchemar ; en sa fuite précédente, il avait perdu ses sabots et ses chausses apparaissaient souillées jusqu’aux guêtres montantes de vieux cuir enveloppant ses mollets, ses talons et métacarpes, tant le vieux poltron n’avait pu réprimer la réaction triviale de son organisme devant la sidération sanglante produite par Félicitée Flavie. Ses yeux luisaient encore comme ceux d’un animal nocturne malgré l’éclairage ascendant du matin. Ils exprimaient un effroi incoercible. L’homme venait de perdre la raison. Fréron faillit lui lancer :

« Vade retro, loque puante ! »

D’un geste mal calculé, il voulut repousser l’importun dément. Déséquilibré, le roulier infortuné s’alla chuter aux pieds du prétendu Maure. Ainsi, l’homme se retrouva face contre bottes à la Souvaroff, ces bottes d’un noir miroitant aux premiers rayons solaires, qui juraient, contrastaient avec la vêture bédouine de l’agent de Danton et pouvaient faire accroire que Joachim Murat en personne se dissimulait sous ces oripeaux barbaresques,
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/d/d7/Doppelbildnis_Horusce_und_Hareaden_Barbarossa_%2816845279948%29.jpg/800px-Doppelbildnis_Horusce_und_Hareaden_Barbarossa_%2816845279948%29.jpg
 qu’ils fussent ou non de pacotille. Le voiturier voulut se relever. Ses ongles grattaient les aspérités des pavés disjoints et inégaux, comme pour en arracher des particules granitiques. Ses mouvements se faisaient tout à la fois spasmodiques et frénétiques, tel un ardent ou un épileptique. A l’encroutement de ses sanies intestinales s’ajoutèrent en ses culottes les filets baveux de sa bouche distordue. Son regard venait de rencontrer celui, énigmatique, du Mahométan muet, qui transparaissait à travers son voile Targui, à la nuance près que l’indigo ne le colorait point. Le voiturier paraissait avoir croisé les yeux d’Eblis ou d’Azazel en personne. 
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/5/5d/Azazel_%28DI%29.png

Lors, il poussa un grand cri tandis que ses mains accentuaient leurs spasmes d’écorcement des pavés. Ce cri le rapprochait davantage de la bête ; il était dépourvu de toute acception humaine, surgi comme du larynx à la manière d’une plainte animale ancestrale, primale, de ces mugissements d’agonie et de panique qui, il y avait des dizaines de millions d’années, saisissaient la proie Iguanodon
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/2/29/Afgietsel_van_het_skelet_van_Iguanodon_bernissartensis_in_%27Le_mus%C3%A9e_de_l%27Iguanodon%27_te_Bernissart.jpg
 lorsque le Velociraptor plantait ses ergots acérés en l’échine du paisible herbivore grégaire avant de déchirer son ventre afin que jaillissent ses entrailles fumantes et qu’il s’en repût. L’humble anonyme retomba, dos à terre. Après une secousse ultime, il s’immobilisa pour l’éternité. Le roulier était mort… de peur.

A suivre...



******