samedi 6 août 2022

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 10 1ere partie.

 

Chapitre 10.

 

Katmandou,

Le stupa de Swayambhunath.

huit jours plus tard. Cela faisait sept heures que la colonne de l’expédition von Humboldt s’était ébranlée en direction du Nord-Ouest, quittant la capitale, avant même la venue de l’aurore. Le soleil commençait tout juste à péricliter lorsqu’à l’horizon sud, un nuage de poussière s’éleva, annonciateur de l’approche d’une troupe importante. Les obstacles naturels l’avaient à peine freinée, et sa progression inéluctable n’avait aucunement été entravée par l’épouvantement et les superstitions, qu’il se fût agi de la forêt de pals ou des alignements de boîtes-prisons où achevaient de s’avilir jusqu’à la corruption finale les victimes du courroux de la Régente.

Dans la demi-heure qui suivit le commencement de sa manifestation, le nuage ne cessa de grossir, le péril d’étrécir la distance le séparant du centre du pouvoir népalais. Il s’agissait d’évidence d’une intrusion hostile, prélude à une invasion de grande ampleur. Un tumulte alla s’amplifiant, de l’intensité imperceptible du murmure à celle des clameurs du combat. L’on pouvait ouïr des vibrations émanant du sol, vibrations qui ne tardèrent pas à se métamorphoser en martellements de centaines de chaussures, de bottes et de sabots. Bientôt, sans que l’artifice d’une longue-vue fût nécessaire, l’on put apercevoir une enfilade serpentine d’habits rouges, d’un écarlate violent, couleur hémorragique à laquelle s’ajoutait le scintillement opalin et nacré, l’illumination des galons et des boutons dorés. Des officiers à cheval paraissaient au loin des géants ou des centaures, coiffés d’un shako au plumet vertigineux qui accentuait leur taille jusqu’à l’irréalité mythique.

 

Puis, les oreilles des natifs entendirent que toute cette kyrielle chantait, chant martial, marche militaire qui se superposait au piétinement de la troupe, entonnée à l’unisson par des centaines de gorges humaines, anglaises autant qu’indiennes, anticipation galvanisante de cette autre marche de la levée en masse patriotique de la Prusse d’un 1813 différent

 Bataille de Lunebourg, le 2 avril 1813

qui, à cause du comte di Fabbrini, ne surviendrait peut-être pas, marche d’un style qui étonnamment s’approchait de celui de la musique de la séquence d’ouverture du film nazi Kolberg,


de la piste temporelle 1720, bis ou ter (peu importait, au fond), dont l’auteur s’appelait Norbert Schultze,

 Image dans Infobox. 

qui, par ailleurs, avait signé la partition de la Symphonie d’une vie, ultime film d’Harry Baur.

Description de cette image, également commentée ci-après

La colonne cheminait et progressait par ce rythme galvanisant, atteignant avec célérité les faubourgs de Katmandou. En son mitan, une basterne ornementée d’héraldique abstruse, frappée de blasons, de lambels et d’armoiries à enquerre indéchiffrables, basterne

 https://www.montdauphin-vauban.fr/sites/montdauphin/files/public/basterne.jpg

de prestige digne de celle du maréchal Vauban,

 Sébastien Le Prestre de Vauban

attelée de deux mules surchargées de grelots, version équestre de la chaise à porteurs où paressait sur une cohorte avachie de coussins de velours cramoisis et jonquille à glands mordorés, tel un potentat décadent, un homme obèse coiffé en catogan, chamarré de galons et de décorations ; c’était Cornwallis ou plutôt le Commandeur suprême en personne, qui effectuait son entrée solennelle en la capitale du royaume de Népal. Tel quel, il rappelait davantage un Vitellius

 Image illustrative de l’article Vitellius

ou un roi fainéant qu’un gouverneur colonial. Les enfants des deux sexes, émerveillés par un si rare spectacle, commencèrent de courir sur les brisées des soldats et cipayes de George III. On se demandait comment cette basterne et son escorte considérable étaient parvenues à destination, sans que nul ne tombât dans les abîmes de la frontière des Indes, sans que les ponts cédassent. Il était vrai que la régénération était promise à tout clone succombant, gage d’immortalité pouvant rendre les soldats invincibles.

Cornwallis était venu exiger l’allégeance de la Régente afin de mettre fin à l’expédition von Humboldt, par le fer, le feu et accessoirement par la diplomatie.

L’entité informatique abâtardie avait le choix entre la hâblerie et la menace, entre l’irénisme, le miel et le recours à la force. La troupe bien armée qui l’accompagnait valait tous les discours et il considérait tous les Népalais comme des sauvages. Aussi la basterne avança-t-elle jusqu’au palais de la Régente, avec la résolution d’une litière de despote romain. Il était évident que « Cornwallis » agissait de son propre chef, se contentant de transmettre des rapports laconiques et tronqués, lénifiants et anodins, à son associé le gouverneur du Bengale, qui, à Calcutta, avait fort à faire avec la concrétisation des projets déments du prince George, qui souhaitait la poursuite de l’expansion d’Albion dans le delta du Gange et, au-delà, en Birmanie. Le marquis de Wellesley

 Richard Wellesley.jpeg

se contentait pour l’heure de regrouper et concentrer une armée orthodoxe dans les territoires du futur Bengladesh. Lorsque la zone serait sous contrôle, les habits rouges auraient pour objectif ultime la conquête et l’annexion de Rangoon.

Descendu de la basterne aidé de deux cipayes – ainsi l’exigeait son surpoids – le lord-gouverneur fit sous escorte son entrée en grande pompe dans les ors frustes du palais sous les regards ébahis des féodaux et des bonzes afin qu’il posât son ultimatum. Le Commandeur suprême savait à quoi s’attendre de la part d’une femme dont il avait jaugé la cruauté et l’absence de compassion. Les dépouilles des suppliciés emboîtés que sa route avait croisées récapitulaient tous les raffinements de l’Orient barbare bien que les théories grimaçantes de crânes humains ou simiesques qui çà et là parsemaient l’itinéraire eussent pu surprendre les clones de ses soldats. Ces momies desséchées et ricanantes se rapprochaient davantage pour lui des résidus corporels de la macération des disciples d’un de ses avatars précédents, le tristement renommé Tsampang Randong. Aussi ses connections ne tardèrent-elles pas à détecter la présence hostile du moine Tsering Lampa, très précieuse réincarnation de l’hérétique.

« Cela va être plus compliqué que prévu », songea-t-il.

Conseiller très écouté, l’ascète pousserait la Régente à ordonner l’arrestation et le massacre des envahisseurs, même s’il en résulterait une suite de pulvérisations-reconstitutions.

Dans l’attente de la réaction de Tsering Lampa, la solennité de l’instant laissa de marbre l’enveloppe « humaine » de la sphère noire. Il y avait ce chatoiement des palissandres sensibles au soleil pâle himalayen. La lumière pénétrait par des fenêtres oblongues, ouvertes et taillées dans la masse, frappant de ses rayons le poudroiement sableux des mandalas

Le mandala achevé

multicolores à la création desquels s’était attelée la minutie des moines. Un éclair volatil frappa les méninges de « Cornwallis » ; c’étaient encore une fois les crânes humains, mais également ceux des Gigantopithèques. Des crânes désormais polis, lisses, luisants, à la hyalescence digne des chefs cristallins imaginaires des dieux mortifères précolombiens, ossements à l’ivoire flavescent, aux pommettes saillantes, à la mâchoire proéminente, à la dentition développée, aux incisives disproportionnées, en formes de pelles, aux crocs jaunâtres, gâtés, parfois brisés et bis, parsemés de mouchetures noires punctiformes.


« Cornwallis » craignait une escarmouche des Gurkhas de Lalit Tripura Sundari. Peut-être étaient-ils embusqués derrière quelques tentures sacrées, attendant un signe de la Régente ? Si invective il y avait, suivie d’une échauffourée plus ou moins sanglante, le lama guenilleux osant braver le Commandeur suprême en se prétendant le dernier tulku dans la lignée de Tsampang Randong serait le seul responsable du déchaînement de violence.  « Cornwallis » sut transmettre ses craintes à sa troupe télépathiquement afin qu’elle se tînt prête.

Le cortège guerrier s’avança jusqu’à ce qui tenait lieu de trône à Lalit Tripura Sundari et à son fils Girvan Yuddha. Que valait-il mieux pour un royaume ? Qu’il fût gouverné par un enfant sous la tutelle d’une régente, ou par un vieux fol remplacé par son fils dépravé ? Le vrai Cornwallis ne parlait pas un mot de Népali, mais la sphère noire possédait en ses mémoires toutes les langues terrestres depuis les balbutiements cliqués des premiers représentants du genre Homo jusqu’aux ultimes manifestations désarticulées et limbiques de l’intelligence biologique chez les derniers membres de l’espèce Sapiens. Notre « clone » prit le premier la parole, outrecuidant malgré le ton cérémonieux qu’il adopta, entrecoupant son verbiage de mots proches de l’offense. La sidération et les clameurs furieuses crûrent parmi les espèces de seigneurs Huns mal dégrossis. Le temps d’en découdre approchait.


« Madame, commença un Cornwallis certes sentencieux mais sans respect du protocole, omettant d’énoncer toute la titulature royale. Nous exigeons que vous nous informiez de la route prise par les étrangers qui furent ces derniers jours vos hôtes. Il y a parmi eux plusieurs ennemis de la Couronne britannique qui mettent en danger notre sûreté. Notre monarque George le troisième récompensera votre gouvernement à sa juste mesure s’il coopère avec notre puissance… »

Lalit Tripura Sundari n’exprima rien d’autre que le mutisme et l’impavidité méprisante de sa face. Cela équivalait à un défi, ce défi que sauraient exprimer en l’avenir une Cixi


et une Ranavalona III

 

confrontées aux Occidentaux impudents s’estimant supérieurs. La manière dont cet Anglais l’avait abordée équivalait à un affront, à une insulte, voire même à un sacrilège. Le lord-gouverneur aggrava son cas en portant à son nez un mouchoir de batiste afin de signifier que l’odeur hircine de beurre rance et de laine surie des courtisans « barbares » ci-présents l’indisposait. Lors, la tension ne cessa de monter, de s’exaspérer jusqu’au prévisible paroxysme. L’entité sous enveloppe humaine attendait cela, cette possibilité bravache d’imiter Pizarre

 Francisco Pizarro

et ses conquistadors, une poignée de soudards qui avait suffi à jeter à terre l’Empire d’Atahualpa. La fortune sourit aux audacieux prétend un dicton.

Ce fut l’interposition de Tsering Lampa qui rendit imminent le déclenchement de la furia inglese. « Cornwallis » avait de la chance : ses cipayes et privates étaient exempts des contaminations vénériennes et alcooliques qui, trop souvent, caractérisent les armées humaines ordinaires et sont susceptibles de les conduire à l’erreur tactique. Ils trépignaient de l’impatience d’en découdre.

Ledit affront fut consommé par l’impulsivité d’un guerrier colonial supplétif qui mal interpréta un geste du bonze fanatique, outrepassant les ordres d’un lord-gouverneur au fond ravi de cette aubaine qui mit fin aux atermoiements et aux malentendus. Le Commandeur suprême aimait par-dessus tout le sang et la destruction car il s’était inféodé à la Mort Johann. Peu lui importaient les crimes de guerre multipliés au fil de ses existences. Comment narrer avec recul et objectivité les étapes de l’explosion de l’hallali ?

L’apparat ne constituait qu’un vernis ; celui-ci craquelé et ôté, la barbarie se déchaîna. Comme à son habitude, Tsering Lampa avait apostrophé la personne qu’il devait critiquer. Le ton avait été rogue, la jactance irrépressible. Nous étions loin de la prolixité classique, de la faconde de certains méridionaux exubérants que nous aimons à écouter. Supposons le malentendu suivant : le cipaye crut que, dans son invective, le bonze étique,


empourpré par une sainte colère, voulait cracher à la figure du gouverneur, comme un lama – ceci sans jeu de mots ! La méprise fut consommée lorsqu’il fit feu, atteignant à la tête l’ascète qui aussitôt tomba aux pieds du Commandeur. En une poignée de secondes, l’enfer prit ses quartiers dans le palais, à la plus grande satisfaction de « Cornwallis » et de l’allégorie de la Grande Faucheuse.

Alors que, stridulant et glapissant leurs clameurs de surprise tout en fourbissant leurs armes et saisissant leurs lames, les pseudo-Huns entamaient leur riposte, La sphère noire songea qu’ils n’étaient que des unités carbones primitives, habitées par une superstition chamanique, concevant un univers animiste, où les bêtes parlaient et s’hybridaient aux hommes, où chaque plante, même le modeste lichen, était une personne. Un tulku très puissant venait de frapper au cœur même de leur édifice cosmique, érigé de bric et de broc, en un empilement branlant de talismans, de gri-gris de fétiches conjuratoires et autres stupidités. Les artilleurs anglais ayant transporté une Gatling, il leur fut facile d’arroser de rafales cuisantes les hordes de courtisans-guerriers qui s’affaissèrent en un bel ensemble, leurs fluides pourprés s’épanchant des trous multiples des balles anachroniques.

Pourquoi considèrerait-on le pseudo-Cornwallis comme un tulku alors que, de toute évidence, il faudrait lui attribuer la qualité de tulpa,


tant sa malfaisance trouvait un terrain favorable en ce palais de Katmandou qui, désormais, était mis en coupe réglée par ses massacreurs inféodés ? La réponse coulait de source : le cycle de réincarnations de la métempsychose concordait formellement avec celui des migrations successives de l’Entité informatique perverse, d’une unité biologique à l’autre, ce, depuis plus d’un millier d’années. Encore l’auteur confesse son ignorance des clones du Commandeur antérieurs au premier Tsampang Randong... peut-être existent-ils depuis que le Monde est Monde, depuis que l’Homme est l’Homme, voire avant ? Un avatar dinosaurien voire contemporain de l’explosion cambrienne (un Commandeur suprême Opabinia

Reconstruction

ou Anomalocaris) est tout à fait concevable. Mais ces clones bénéficient d’une espérance de vie limitée, bien moindre que l’espérance humaine moyenne de telle ou telle époque.

Tandis que le massacre de la cour népalaise se faisait paroxystique – les cipayes et habits rouges allant jusqu’à achever à la baïonnette et à trancher les gorges de chaque adversaire tombé à terre – on entendit à l’extérieur le braiement terrorisé des mules attelées à la basterne. Tous pataugeaient dans le sang ennemi, comme si le dieu du carnage eût proclamé en ces lieux son avènement terrestre. Les clameurs, les cris de la bataille et des agonisants, submergeaient et ébranlaient de leurs ondes funestes toute l’architecture du palais.

Haïné tentait de résister, mettant à l’œuvre toute sa science martiale. Quoi que fissent ses doppelgängers, son impuissance s’avéra manifeste, bien qu’elle fût parvenue à mettre à l’abri la Régente et le petit roi. Le rempart de ses corps multipliés céda, chacun s’évaporant, s’éthérant tour à tour jusqu’à s’accomplir, s’achever, en une poussière d’atomes subtils. Bientôt, percée de multiples blessures, cette Haïné-là périt, et ses bourreaux pour une fois, se terrifièrent lorsque l’enveloppe sanguinolente et inerte de la jeune femme s’évanouit de cette chronoligne, comme avalée par quelque trou de ver.

Ce fut dans l’autre 1867, celui où Galeazzo di Fabbrini devait échouer et mourir face à Frédéric Tellier, que la servante exotique du Maudit parvint à retrouver son corps. La substitution – qu’écris-je, l’absorption ! – de l’organisme de l’Haïné parallèle fut instantanée quoique le comte di Fabbrini, qui était occupé à donner des ordres à sa bande exotique dans les souterrains occultes des arènes de Lutèce non encore exhumées, ressentît un impalpable frémissement, un léger tremblement temporel, seulement captable par les esprits exceptionnels comme lui. Ce fut une Haïné mosaïque, pixellisée


 juste une zeptoseconde, temps imparti de son remplacement, que vit fugacement le demi-frère d’Alban de Kermor. Le Maudit s’ébaudit d’une telle perception ; aucun de ses hommes de mains n’avait prêté attention au phénomène, et pour cause…

« Démon, mon compère ! » pensa-t-il, se retenant de jurer en présence des rustres qu’il commandait.

Cependant, ailleurs, « Cornwallis », triomphant, clama sa victoire au-dessus d’un monceau de cadavres de « barbares ». La Régente, vaincue, ne pourrait plus rien lui refuser. Elle serait son otage, tout comme son fils. Cette conquête anticipée de Katmandou le réjouit, car elle agissait telle une écharde plantée dans la tapisserie de la piste temporelle engendrée par Johann et supervisée par Galeazzo, trop autonomes à son goût. Une fois ses équipages renforcés de yacks, de Gurkhas et de sherpas, la chasse aux explorateurs impudents reprendrait, jusqu’à leur anéantissement final.

 A suivre...

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