lundi 9 juin 2014

Cybercolonial : prologue.



CYBERCOLONIAL
Prologue.  Par Christian Jannone et Jocelyne Jannone.
« Les gars, j'vais vous dire comment tout a commencé. Ouvrez grandes vos esgourdes! » Julien Carette écrasa le mégot de sa cigarette dans le cendrier pour en rallumer aussitôt une autre. Le souper avait été copieux. Toute l'assistance, détendue, plus ou moins gaie, allait devoir fournir des efforts notables pour saisir tout le sel de l'histoire qui allait suivre. Raymond Cordy lécha le fond de son verre de bourgogne sous l'œil réprobateur de Pierre Fresnay. Déjà trop parti, Michel Simon bâillait à s'en décrocher la mâchoire tandis que Saturnin Fabre éteignait sa pipe alors que Louis Jouvet et Jean Gabin se balançaient sur leurs chaises. Erich Von Stroheim avait dégrafé le col empesé de sa chemise tandis que son teint avait emprunté une belle couleur rouge brique.
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Marcy l’Étoile, printemps 1888.
« Angélique! Cours moins vite s'il te plaît! Ralentis donc ton allure! Me voilà bien fourbue! »
Ainsi s'exprimait à l'adresse de sa brune amie, en cette enchanteresse propriété cossue de la banlieue lyonnaise, une jeune fille dolente et blonde toute essoufflée par la course que les deux demoiselles de qualité avaient entreprise afin de profiter tout leur soûl de l'enivrante beauté du parc et du jardin de ce domaine, orgueil de nos soyeux depuis tantôt quatre-vingt-trois ans.
« Ma pauvre Aurore! Tu es écarlate! Excuse-moi! J'ai omis un instant ta préférence pour la douceur du repos en chaise longue plutôt que l'immodeste agitation des juvéniles jambes qui veulent profiter des espaces revivifiés par la renaissance de notre belle nature.
- Je n'en puis plus, Angélique. Laisse-moi donc souffler! Le repos sied effectivement à ma frêle complexion. Permets-moi donc, en cet insigne instant, de taquiner la muse!
- Poëtesse tu es! Et fort douée en plus! Nul n'eût cru en un si précoce talent chez une fillette de seulement treize ans si tu n'avais déjà montré tes vers ébaudissants à qui de droit! » 
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Celle qui répondait au prénom d'Aurore s'assit langoureusement sur un banc de pierre. Angélique l'imita. La mignonne et fragile créature haletait, les joues pivoine. Sa beauté de primerose contrastait avec celle de son amie. Autant Aurore était malingre et pâle, autant Angélique respirait la santé. Notre versificatrice en herbe arborait une chevelure proprement extraordinaire aux longues boucles anglaises cascadant sur des épaules maigres ; d'un blond rare, pour ne point écrire d'exception, les mèches torsadées avec art de cette précoce enfant mêlaient subtilement en elles trois nuances complémentaires dont l'éclat de ce soleil de mai accentuait par des reflets d'or la quintessence botticellienne. Dorures, cendres et miel formaient un spectacle quasi onirique : que l'on s'interrogeât sur Aurore, qu'on la questionnât sur sa beauté transcendante, les mêmes conclusions venaient aux lèvres ou à la plume de ses admirateurs : « juvénile Marie-Madeleine », « nouvelle Aphrodite sortie de l'onde », tels étaient les qualificatifs qui revenaient le plus souvent dans les cénacles qui goûtaient à la poésie raffinée de la jolie demoiselle.
Aurore savait gommer par les artifices de la toilette les défauts de son corps chétif. Elle n'aimait ni son nez, il était vrai un peu long, ni son visage pointu, quelque peu elfique, ni sa poitrine plate. Elle usait conséquemment de tous ces leurres que la mode pouvait lui prodiguer. Présentement, elle portait une courte robe de surah prune au pouf de bengaline et d'organsin lilas. Sur son blanc cou de cygne, un ruban de velours noir, auquel, touche indispensable selon elle, s'ajoutait une intaille de tourmaline et de turquoise au profil antique de Cérès, divinité propre à célébrer la prospérité revenue de la Nature. Ses bottines étaient bicolores, ivoire et noires. Elle ne voulait point que son amie la nommât par son prénom complet, Aurore-Marie, comme si elle eût voulu conserver celui-ci sous le sceau du secret.
Angélique, quant à elle, se contentait d'une simple robe printanière de promenade beige, sans nœud ni ornement superflu, les fronces lui convenant amplement pour assurer son élégance de jeune fille de la bonne société industrieuse qui avait bâti la prospérité de Lyon depuis le XVIe siècle. Nous avons fait entendre qu'Angélique incarnait, vis-à-vis de sa camarade, son contraste vivant : ses longs cheveux d’ébène, lisses, étaient laissés libres, sans boucle, agrafe ni padou, alors que la coiffure et la toilette d’Aurore multipliaient les rubans, les surcharges. Angélique, pour l'observateur distingué amateur d'arts mineurs, rappelait ces beautés indiennes du temps jadis, au regard brun profond, aux lèvres sensuelles d’un grenat plus foncé que les pierres de Golconde, qui avaient séduit la cour des Grands Moghols et inspiré les miniaturistes au service d'Akbar le Grand et de ses successeurs.
Aurore sembla recouvrer son haleine. Elle reprit la parole :
« Veux-tu, ma mie, visiter nos parterres de fleurs, notre roseraie, notre serre ou notre insectarium? Je te montrerai les roses trémières, les giroflées, les campanules, toutes nos ipomées et nos beaux peucédans. L'ombre de nos cytises, les crithmes et agripaumes, les grands genévriers...
- Ne te fatigue point, Aurore. Nous avons toute notre après-midi. Je souhaiterais plutôt goûter autre chose. - Du thé, peut-être? Un bon thé bien citrin!
- Je me contenterai d'une limonade bien fraîche accompagnée de scones. » 
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Le regard ambré de la blonde poétesse se fit interrogateur. Il scrutait l'iris de jais d'Angélique, quêtant en son amie le désir qui l'habitait elle-même : c'était autant une sollicitation aux rafraîchissements qu’une invite à la découverte de plaisirs bien plus ambigus. Étonnamment mobiles quoique habitées par un éclat rêveur, quasi mystique, les prunelles orangées de notre fragile protagoniste allaient et venaient du visage mat et doucereux de l'amie à la corbeille sculptée en face du banc, une corbeille à l'antique, en laquelle poussaient les violettes, ces fleurs lors à la mode, que les Dames de qualité aimaient à emporter, à dissimuler à l'intérieur d'un manchon de castor lorsqu'en leurs falbalas du soir, elles se vouaient à la foire aux vanités de leurs mondanités. Au-delà, à l'arrière plan, on devinait, flou, embrumé, à l'ombre douce des charmes et des bouleaux, quasi impressionniste, un bassin aux nymphéas, au centre duquel un grand architecte des jardins, sous la direction de l'amateur éclairé qu'avait été l'aïeul de la fillette aux prolégomènes de ce siècle, avait cru bon de compléter par une imitation de fontaine ou de nymphée de style gréco-romain, bien dans le goût néo classique de ce temps. Par un excessif mimétisme antiquisant et fort compassé, l'artiste avait donné à cette fontaine la forme d'une tholos, dont les colonnettes aux feuilles d'acanthe se voulaient à l'exacte semblance de celles des monuments hellénistiques. Cependant, la statue d’Amour de marbre blanc qui complétait le tout, se rongeait déjà de mousse ; jà la flèche avait perdu sa pointe, et la médiocrité de l'œuvre en transparaissait davantage, dévoilant un travail hâtif qui avait fait fi du respect scrupuleux, quoiqu’académique, des canons polyclétéens. Stricto sensu, pour un éminent membre de l'Institut, cette statue eût été qualifiée de mignardise ratée dans le style des Anciens. Le bassin exhalait une fragrance nostalgique, sorte de pot-pourri, d'odeur de bouquet de roses fanées, de quelque chose qui passait à jamais, dont la destinée, ô Parques impitoyables, était de se chancir et de mourir. 
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Avant d'obtempérer aux sollicitations d'Angélique, du moins le feindrait-elle, Aurore, qui avait dit vouloir taquiner la muse, se mit en un premier temps à murmurer quelques vers, sans suite aucune, car extraits de poèmes déjà publiés, avant, dans un second temps et en un geste prompt bien que pourvu de l'habituelle grâce qui habitait la demoiselle évanescente, de se décider à tirer d'un étui capitonné de velours d'un rouge grenadin un précieux stylographe qui étonna la brunette compagne de jeu.
« Traverse le Tartare, encor, encor, n'attends pas le tombeau (...) »
« La serre sempervirente sise en la Tête d’or
Procurait à mon cœur des passions élégantes (...) »
« Aurore, fit impérieusement la voix d'Angélique, qui tira brutalement la poétesse de sa méditation, décide-toi!
- Pardon, Angélique... Je songeais à des vers...
- Quel beau porte-plume, et quelle forme!
- Ce n'est pas un porte-plume, mais un stylographe, une invention scripturale d'Albion, qui permet de s’affranchir de l'encombrant encrier!
- Cet objet doit coûter une fortune! »
Aurore prit dans son réticule de calicot un calepin qui semblait en vélin, tant les feuilles qui le constituaient étaient fines. La rose demoiselle commença à griffonner d'une plume étrangement nerveuse une poésie à l'honneur de sa mie :
« Ode à la nymphe furtive.
L'appel d'or retentit dans un ciel sans étoiles.
Je te vis, esseulée, en cette contrée, sans voiles.
Fugitive tu fus, ma sylphide craintive!
Coruscante dryade, fruit défendu, fornication furtive!
Thébaine aux yeux d'ébène, qu'Athéna Parthénos
Modela dans la glaise sur ordre de Chronos! »
« Aurore! S'écria Angélique! Qu'écris-tu donc là? Ces mots sentent le soufre! »
La poétesse toussota et rougit. Prise d'une gêne non feinte, elle dit :
« Angélique, rentrons! Je dois te montrer quelque chose. La température fraîchit quelque peu, et je ne suis pas bien. »
Joignant le geste à la parole, Aurore enveloppa son corps fluet d'un châle cramoisi de pongé et de nansouk. Angélique se leva, accompagnant l'amie. Un autre objet ne cessait de l'intriguer : une bague qu’Aurore arborait à son annulaire gauche, bijou plus symboliste encore que l’intaille de sa blanche gorge. « Ma mie, qu'est donc cette chevalière? Ce n'est point là bijou seyant à la gent féminine! Cette bague est-elle d'or véritable? De quand date-t-elle? Le travail du bijoutier me semble fort ancien.
- Il... il m'a été légué par mère... hésita la fillette.
- Quelle étrange parure! Voilà un mois que nous nous connaissons, et j'ai pu constater que jamais, au jamais, tu ne quittes cet anneau. C'est comme s'il adhérait à ton doigt ; comme s'il fallait te le trancher pour pouvoir te l'ôter! Et ce qu'il y a de gravé dessus! Cela me fait penser aux monnaies romaines!
- Non, Angélique : c'est du grec!
- Qu'est-ce que cela signifie?
- Je serai cachottière aujourd'hui! J'adore être taquine! Devine!
- Pan...le reste n'est pas clair... Zo... zoo... zoo... , ânonna Angélique.
- Le sens de ce qu’il y a d'inscrit ne te regarde pas!
- Puisque tu demeures peu diserte à ce sujet, et que je ne veux aucunement risquer la fâcherie, restons-en là! »
Les deux fillettes « modèles » traversèrent la roseraie par des allées de gravier qui menaient au pavillon principal de la propriété. On apercevait le bâtiment, de style Louis XVI, et la partie gauche de la façade de ces bien-fonds était recouverte d'un lierre tenace, que l'on appelle en anglais ivy, ce qui revêtait une importance particulière pour notre poétesse, le nom anglais de la plante étant aussi un de ces prénoms anglo-saxons qui la fascinaient le plus. Aurore, on ne savait pourquoi, adorait tous ces prénoms anglais, ces Lina, Deanna, Lisa, dont on eût pensé qu'elle aurait souhaité les porter, troquer les siens contre eux, parce qu'elle ne se satisfaisait aucunement que les domestiques ou ses parents l'appelassent Aurore-Marie Victoire, avec, en plus, un titre de baronne de Lacroix-Laval! Car Lacroix-Laval était son domaine où, présentement, toutes deux musardaient.
«  Angélique, je te conduis en ma thébaïde, que dis-je, en mon bétyle sacré... et secret! »
La brune camarade regretta la première promesse non tenue, cette traversée trop rapide des trésors botaniques et floraux de la propriété. Elle vit trop furtivement les roses pourpres, blanches, jaunes, les pétales des primeroses d'un incarnat aussi délicat que les joues de l'amie ; elle perçut fugitivement le bourdonnement des abeilles et bourdons affairés ; elle remarqua l'espace d'une seconde le batifolage tout en maladresses des papillons immaculés ou d'une teinte citrine, jonquille, azur ou mouchetée. Elle eût espéré que les bottines de l'amie d'un mois arrêtassent leur marche déterminée, ne serait-ce qu'un bref moment, afin qu'elle pût respirer le parfum sans pareil de ces roses vermeilles. De même, elle ne profita pas des fameuses giroflées, ni des potentilles et des glaïeuls épanouis. Aucun lyrisme agreste ne parvint à inscrire sur elle son empreinte.
Mais l'amie cheminait. C'était à croire que ses narines faisaient fi des merveilleuses fragrances, que son être était ailleurs, qu'un désir autre que contemplatif l'animait, un désir qui montait en elle, telle la sève trop longtemps contenue qui permet à la plante de s'épanouir au soleil du printemps toujours renaissant. Ce désir était plus qu'enfantin : en fait, l'ivresse du renouveau de la nature envahissait la psyché de la blondine artiste. Il se ferait lascif, langoureux, dangereux, voluptueux, comme l'avait écrit un jour le poète Baudelaire dans l'Invitation au voyage : « Luxe, calme et volupté.»
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Enfin, toutes deux parvinrent à bon port. Aurore invita Angélique à gravir les marches du perron. Elle ouvrit une porte-fenêtre. La première chose qui frappa l'adolescente aux cheveux d'ébène fut cette odeur composée, miscellanées de trois éléments : cire, citronnelle et cédrat. Ce produit et ces fruits, outre les sensations olfactives, prodiguaient une impression de type sonore, métaphores immatérielles de l’anaphore et de l'assonance. Les coupables étaient aisés à découvrir : la porte-fenêtre donnait directement sur un salon dit d'été, où, sur une longue table de chêne encaustiquée avec soin, reposait une coupe en cristal de Bohême dans laquelle divers agrumes exhalaient leur arôme. Outre les cédrats et citrons, on identifiait la bergamote, le pamplemousse et la mandarine. Près de la coupe, Angélique vit un vase céladon du Pays du matin calme, dans lequel on avait mis un bouquet d'iris. Ce céladon accusait les injures du temps : la glaçure, quasiment blanche, montrait de-ci, de-là, de vilaines craquelures, telle une toile baroque de Salvator Rosa
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 s'écaillant de place en place sous les stigmates de la fuite des jours tout en se refusant à mourir. La clarté printanière de la pièce était tempérée, pour ne pas écrire bridée, par de lourdes tentures de tussor nacarat. De même, le long des murs étaient accrochées des séries de tapisseries des Gobelins consacrées à la mort d'Adonis et au cycle de Scylla et Glaucos.
La seconde chose qui étonna Angélique fut l'aspect profus de ces aîtres. Alors que la propriétaire recouvrait toute son alacrité et la vivacité enjouée de ses treize ans, l'amie eut l'impression d'avoir pénétré en quelque antre d'un collectionneur fou. Il s'agissait, comment le dire, d'une demeure parnassienne, entièrement vouée au culte de l'art pour l'art, en cela qu'elle s'encombrait d'objets de toutes sortes, où l’hétéroclite le disputait à l'inutile, la redondance à la vacuité et la frivolité à la superfétation. Selon un principe de répétition et d'accumulation cher à un conservateur de musée, la finalité des lieux pouvait se résumer à l'antienne : « Bibeloter, bibeloter sans fin... bibeloter toujours...  »
On ne dénombrait plus les majoliques, Moustiers et porcelaines de Chine, de Saxe ou de Sèvres. On ne comptait plus les tanagras, les émaux et cristaux. Seuls quelques objets intéressèrent le regard d' Angélique : de prime abord, le plus voyant, une statue de korê au sourire archaïque, à la robe et à la coiffe rigides, sans doute ramenée de Grèce par quelque aïeul engagé aux côtés de Lord Byron ; puis venaient ces théories sémillantes de rosaires espagnols de buis et ces vieilles rotrouenges, poésies médiévales du XIIIe siècle en strophes monorimes, accompagnées ou non d'un refrain, inscrites sur des parchemins jaunis soigneusement encadrés sous verre comme autant de daguerréotypes de la Monarchie de Juillet.
Le troisième élément perturbant, en quelque sorte complémentaire du second, était constitué par la multiplication des glaces et des pendules, dont l'entêtant tic-tac désaccordé -car aucune n'indiquait exactement la même heure - fatiguait toute personne non accoutumée à la singularité du lieu. On pouvait en conclure à la manifestation d'une obsession double : narcissisme et lutte vaine contre la fuite de Chronos. Curieusement, Angélique ne fit nul cas d'un tableau, sis au fond du salon, double portrait d’Aurore et de son père, œuvre du pinceau de la fameuse Nélie Jacquemart épouse André, dont le style académique s'apparentait à Léon Bonnat et Carolus-Duran.
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 Aurore y paraissait étrangement le même âge qu'actuellement. Elle portait une robe écossaise à plaid à la tournure de nankin chamois et, si la brune amie avait fait l'effort de s'approcher, elle aurait déchiffré sous la signature de la peintre la date de la toile : 1877

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Le piano ne l'intéressa aucunement : elle ne sut jamais que le premier amour d'Albéric, père d'Aurore, Hermione Destrémeaux, y avait interprété pour l'aimé des pièces virtuoses et romantiques de Schumann et Chopin, avant de disparaître tragiquement à vingt-et-un ans. 

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Aurore murmura de sa jolie petite voix : « Attention à Huberte et à Marthe, la femme de charge. Elles ne doivent point nous surprendre. »
Montrant une clef qu'elle tira de son corsage, elle ajouta :
« Nous allons monter en mon abri, là-haut, près du grenier! »
Angélique suivit docilement sa camarade. Il était temps. Des pas et une voix féminine, adulte, se firent entendre : « Où donc est passé notre cher petit ouistiti? »
Aurore avisa un lambris : elle ouvrit un panneau qui dissimulait quelque secrète entrée : il s agissait là d’une alcôve, accès réservé destiné à abriter ce qui avait été de prime abord les amours d'un petit-maître du temps de la douceur de vivre. Une fois toutes deux entrées, Aurore referma le panneau : aucun grincement importun ne vint trahir les deux fillettes : le lieu caché servait donc régulièrement à la demoiselle en fleurs, qui en huilait les gonds afin que nul ne sût ce qu'elle y pouvait trafiquer.
Un escalier raide et étroit mena les amies jusqu'à la thébaïde occulte de la poétesse. Inspirée, Angélique récita quelque élégie due à la plume de sa camarade.
« Par la magie subtile de l'électrique fée,
Par l'éclat ensoleillé de la luminescence,
Ils préservèrent en toi, mon cœur, mon adorée,
Le lys immaculé de ton adolescence.

Bianca rosa, muse du Parmesan,
Enfourche donc avec moi le tendre lipizzan.
Fuis, fuis sans fin la mortelle Arcadie!
Préfère-lui encor la subtile ambroisie!

Hypocras olympien, ô liqueurs sensuelles,
Coupe que tu osas porter à ta bouche vermeille!
Purpurine pulpe, fruit charnu, interdits transgressés du prophète Samuel,
Jouissifs instants trop brefs, ô ma mie, ma merveille!

Vénusté des mots simples, cherchons encor en eux cette abrupte beauté (...) »
Ces vers avaient pour titre : « A Deanna, l'Adorable. »
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 Ces prénoms anglais obsédaient notre Aurore. Elle frissonna aux mots que la bouche de l'amie psalmodiait presque. Ils avaient sur sa peau diaphane de porcelaine l'effet trouble de la suavité, la sensualité d'un dictame embaumant. Trop sensitive, Aurore manqua se pâmer. Angélique la retint. La pièce secrète s'offrit à son regard. Elle parut plus vaste qu’attendu. Ronde, elle se caractérisait par des rayonnages où s'alignaient des volumes de divers formats reliés de maroquin ver ou rose. Une odeur de vieux cuir, de papier ancien et de fleur passée chatouillait les narines. Les rayonnages s'interrompaient, alternaient avec un caillebotis singulier de grillages rappelant quelque confessionnal destiné à dévoiler de funestes secrets d'amour. Pseudo périptère, la pièce opposait également, face à face, si l'on peut dire, un œil-de-bœuf et un médaillon sculpté dans le marbre dit brocatelle, d'un pathétique hellénistique, représentant un guerrier gaulois mourant.
Le lieu était plutôt cosy, comfortable. Le centre de la pièce était occupé par une ottomane capitonnée de velours vert Véronèse, invite au repos de la fragile enfant. Un guéridon marqueté sur lequel reposaient un napperon, une cannetille et un canezou, côtoyait un objet exotique, inappréhendable pour la casanière Angélique. Aussitôt étonnée, la demoiselle demanda à l'amie :
« Qu'est donc ce récipient, avec ce tuyau et cette espèce de pipe?
- Comment! Tu n'as jamais vu de narguilé! »
Aurore comprit la naïveté d'Angélique. Elle crut bon d'en profiter. Elle voulut l'intéresser aux livres de la bibliothèque.
«  Ceci est mon enfer, mon index personnel où ma muse s'exerce! Y siègent tous les poëtes interdits : messieurs Baudelaire, Verlaine, Rimbaud... mais aussi mon Parnasse chéri, le grand Leconte de Lisle, mon maître préféré. Les aimes-tu Angélique, et surtout, m'aimes-tu?
- Je... Je ... Ton regard est étrange, mon Aurore! Pourquoi ces lueurs dans tes yeux de résine? Leur singulière beauté me trouble!
- Es-tu prête à ce que je voudrais que tu fisses? Souhaites-tu que ma main caresse tes longs cheveux de jais, ô douce volupté?
- Aurore, es-tu folle?
- De toi, de ta beauté des Indes! Laisse-moi donc écrire! Tu m'inspires! »
Aurore ressortit son fameux stylographe et son calepin. Elle compléta le poème qu'elle avait débuté, cette ode d'un érotisme troublant. Elle récitait les vers au fur et à mesure qu'ils sortaient de son esprit halluciné.
 « Matité d'une peau, carnation exotique!
Naïade d'Insulinde venue d'outre tropiques!
Noirs tes cheveux, de jais tes iris, mais point ton âme,
Qui mon cœur embrasa, voluptueux épithalame!
Farouche vahiné nourrie au caroubier,
Pygmalion te conçut en futaie d'albergiers!

Es-tu des Îles Heureuses, de l'Arabia Felix?
De Ceylan, des Orientales Indes, du sommet de la Pnyx?
La superbe rabattue de l'Empereur de Chine,
Rejeta en toi, ma mie, la fière concubine!
Nue tu fus devant moi, prête aux transports hardis!
Neuve tribade en Thébaïde, prépare mon Paradis! »
Angélique s'effaroucha, s'épouvanta à ces vers qu'Aurore prononçait. Elle ne se retint plus et cria :
« Oh, pauvre folle que tu es! »
Ce cri, profond, fut tel qu'il perça peut-être le secret de la pièce. On ne sait. Sans doute le panneau avait-il été mal refermé et quelqu'un avait découvert le passage interdit. On frappa à la porte de la pièce intime. « Madame! Madame la baronne? Êtes-vous là? Que faites-vous donc?
- Madame? Tu m'as mentie, Aurore! Tu n'es point fillette! Au secours!
- Angélique, laisse-moi t'expliquer. Albin, euh, pardon, père...
- Non, tu es bonne pour l'asile!
- Tu me plais, Angélique! Je...  »
La brune jeune fille griffa la poétesse, se refusant à toute explication, même irrationnelle. Elle ouvrit la porte de l'alcôve, dévala l'escalier, bousculant au passage Marthe, la femme de charge, qui avait découvert la cachette. Aurore-Marie de Saint-Aubain, car tel était son nom, malingre jeune femme de vingt-cinq ans, si petite et menue qu'on lui en aurait donné treize ou quatorze, sanglota en balbutiant :
« Ce... ce n'est que partie remise... Je tenterai... ma chance... avec une autre! »
Elle s'effondra dans les bras de Marthe, qui marqua sa surprise à la toilette juvénile de sa maîtresse, mais aussi à la cruelle estafilade qui abîmait sa rose joue gauche.
« Madame! Madame! Encore une de ses pâmoisons! Moi qui vous recherchais pour vous dire qu'un courrier de madame la duchesse d'Uzès venait d’arriver! » 
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Une heure plus tard, Aurore-Marie avait recouvré ses sens. Elle reposait au salon, sur une chaise longue. Elle avait revêtu un déshabillé d'adulte. Elle put prendre connaissance de la missive : il s'agissait d'une invitation au château de Bonnelles, non loin de Paris, à la fois à but littéraire, mondain, mais aussi politique. La duchesse d'Uzès organisait une grande soirée littéraire mais aussi une assemblée générale de la gent boulangiste, à laquelle adhérait notre jolie blonde de porcelaine. Le style de la lettre était  ampoulé, compassé, mais l'invite impérative : elle s'adressait à « ma très chère Aurore-Marie de Saint-Aubain, ma baronne chérie, ma Poëtesse géniale...  » Poétesse avec une majuscule! La duchesse exagérait! Cependant, Aurore-Marie n’hésita pas, quel que fût son état de santé.
« J'irai! Je présenterai mon prochain recueil de poèmes : « La Nouvelle Aphrodite! » Et... Marguerite, ô, ma Marguerite! Tu seras là aussi! Joie! » 


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A suivre...
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