APPENDICE : le retour à la vie de Langdarma (25 juillet 1802).
Récit de Corvisart.
Depuis près de deux semaines, le temps parisien demeurait au beau fixe. Bien qu’il fît quelque peu chaud, nous avions convenu que l’expérience ô combien délicate se déroulerait au Muséum du Jardin du Roy, que l’on nommait à présent Jardin des Plantes.
Cette journée se présentait sous les meilleurs auspices. Napoléon le Grand souhaitait qu’elle fût décisive car, de la réussite ou de l’échec de ce qui allait être entrepris dépendait l’avenir de la dynastie qu’il espérait fonder. Bichat,
absent de notre expédition, avait exprimé sa volonté d’assister à ce qu’il pensait être une « résurrection galvanique », comme si Langdarma eût été une vulgaire grenouille. De même, Rajiv et Arthur, qui avaient décidé de prolonger leur séjour en France, avaient insisté pour être de la fête car ils revendiquaient leur part dans la réussite de l’expédition. Il eût été injuste d’ignorer leur requête, quels qu’eussent été les dangers de ce que nous allions entreprendre.
A lui seul, Rajiv avait constitué une attraction pour le public parisien féru de curiosités exotiques. Si les dames de qualité s’offusquaient de sa rusticité et de sa nudité, les messieurs, quant à eux, s’intéressaient à ce fakir mais nous ne pouvions jauger quelle était la part de condescendance et d’amusement forgeant leur opinion commune. Selon certains aristocrates, le sâdhu, si on l’eût situé sur un échelon figurant l’ascension des êtres vivants selon Linné et Buffon,
se fût trouvé à un degré à peine supérieur à celui où l’on plaçait les quadrumanes. Il aurait partagé ce niveau avec les peuplades d’Afrique et les insulaires de Tasmanie. C’était mépriser cet Hindou que de le classer parmi les plus arriérés et sauvages des primitifs et des bimanes. Pourvu qu’il n’eût pas la fantaisie de périr ici ! Sinon, nos naturalistes se battraient pour le disséquer et son squelette finirait exposé au Muséum, misérable dépouille moins considérée que l’écorché de cire de Monsieur Pinson.
Nul parmi nous n’était enclin à accepter qu’un prodige se manifestât. La résurrection des morts appartenait au domaine du sacré, des Ecritures, du Jugement Dernier et notre incrédulité, déterminée par la Raison, bien que nous eussions été les témoins privilégiés de gestes inattendus et autres manifestations de la part de la momie de l’empereur maudit, avait été à peine égratignée par nos mésaventures népalaises. Nous partagions la commune conviction que, quoi qu’il advînt en cette splendide journée d’été, la Science en sortirait renforcée.
Toujours précautionneux, emplis de respect et d’égards pour la dépouille vénérable revenue d’un périple extraordinaire – quoiqu’elle fût bien moins ancienne que les momies d’Egypte –
nous la fîmes déposer avec délicatesse sur une couche autrement confortable que ces atroces surfaces spartiates sur lesquelles l’on expose, à la morgue, les noyés de la Seine, par suicide ou par crime.
Le muséum n’était qu’un grand chantier, moindre cependant que celui d’une ville nouvelle comme La Roche-sur-Yon, qui émergeait du néant. Une réfection de fond en comble du vieux bâti royal, qui remontait à Louis le Treizième, se poursuivait vaille que vaille et la grand’salle dans laquelle se poursuivait le sommeil de Langdarma, annonciatrice des progrès futurs, avait pour destination l’anatomie comparée des espèces animales, afin que s’exposassent les acquis scientifiques du dernier siècle.
Ocré et bistré, le masque bimétallique d’or et d’argent dissimulant sa figure desséchée et émaciée aux orbites rétractées, l’antique souverain du Tibet semblait nous attendre. Un écorché de cire,
œuvre de Monsieur Pinson dont Georges Cuvier avait insisté pour qu’on l’installât auprès du supposé cadavre, paraissait veiller l’empereur déchu. Tout un dispositif complexe l’entourait, compromis entre plusieurs théories : fluide galvanique, « pile » de Monsieur Volta
et magnétisme animal de Mesmer.
Des dizaines de fils cuivrés s’entortillaient autour du corps, tous joints à des baquets d’eau salée que surmontaient des échafaudages complexes et quasi monumentaux, sous forme de colonnettes composites caparaçonnées de bois, constituées en leur structure interne et cependant visible de rondelles alternées de cuivre, de zinc, d’argent, de tissu et de feutre imbibés d’une solution saline, en fait une prosaïque saumure. Telles apparaissaient les piles électriques,
au nombre de quatre, situées à chaque point cardinal par rapport à la position centrale occupée par Langdarma.
Cette invention, porteuse d’avenir, datait d’à peine deux ans, et, une fois de plus, le comte di Fabbrini était parvenu à y intéresser Napoléon. Notre roi avait offert une pension à Monsieur Volta pour qu’il se mît au service de la France, au grand dam des Anglais. Ainsi gratifié (le montant de la pension demeurait secret, aussi le supposions-nous supérieur à vingt mille livres par an), l’inventeur ferait preuve d’une fidélité sans faille à la France. Çà et là, tout autour des baquets, étaient disposées et accrochées des grenouilles spinales, bêtes viles sacrifiées au nom de la science, à la moelle épinière à vif.
Leurs mouvements végétatifs, occasionnés par le galvanisme, témoigneraient du bon fonctionnement de notre appareillage. Le comte di Fabbrini y avait adjoint un système de son cru, dérivé de ce qu’il nommait, pour rappel, les lampes ou éléments Ruhmkorff
et Bunsen.
L’instant fut solennel bien que confidentiel, car fort peu de personnes de qualité avaient été renseignées sur la tenue de cette séance privée, pour le déroulement de laquelle nous redoutions l’intervention d’espions et de saboteurs (ainsi qualifie-t-on en Albion les partisans du pseudo-général John Ludd qui endommagent les métiers mécaniques en y plaçant des sabots, occasionnant depuis près de deux ans des désordres innombrables et de violents troubles populaciers). A peine vingt personnes y étaient conviées, dont le monarque et nous-mêmes, les participants à l’expédition, à l’exception de Jacques Balmat, retourné en ses pics alpins. Ce fut pourquoi le jeune Schopenhauer et son mentor Rajiv faisaient partie des spectateurs privilégiés, indépendamment de leurs supplications cependant fructueuses. Napoléon leur avait réservé une place d’honneur et avait promis de les décorer de la nouvelle Légion remplaçant la croix de Saint-Louis, bien que cette médaille fût d’un aspect assez semblable. Nous étions tous des chevaliers potentiels.
Parmi les ministres, nous reconnûmes messieurs Cambacérès, Danton et Fouché. Monsieur de Talleyrand s’était fait excuser, car rentrant à peine d’Italie[1]avec un autre butin intéressant qu’il nous serait donné d’examiner et de décortiquer.
L’expérimentation pouvait débuter. Les assistants et préposés commencèrent à tourner les manivelles des bobines Ruhmkorff afin de générer le flux électrique tandis que le comte di Fabbrini, payant de sa personne, allumait les mèches de deux briquets d’amadou tout en entrechoquant plusieurs pyrites jusqu’à ce que les étincelles en jaillissent. Dans leurs cages de chêne et d’acajou, les piles de Monsieur Volta émirent d’étranges vibrations desquelles sortirent des fulgurances dorées.
A suivre...