dimanche 30 septembre 2012

Prochainement

http://uploads3.wikipaintings.org/images/henri-fantin-latour/charlotte-dubourg-1882.jpg

Vous retrouverez prochainement sur ce blog la version réécrite et améliorée de la nouvelle Etoffe nazca sous une forme à suivre, plus feuilletonnesque, avec un nouveau titre : Aurore-Marie ou Une Etoffe nazca.
Charlotte Dubourg y demeure la vedette incontestable et incontournable.
A bientôt sur Bazarnaum à Agartha city.

http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/c/ce/The_Dubourg_Family_by_Fantin-Latour.jpg/200px-The_Dubourg_Family_by_Fantin-Latour.jpg

samedi 22 septembre 2012

Aurore-Marie de Saint-Aubain et la duchesse d'Uzès : la sculpture.

Retour à des textes plus grand public sur ce blog après le feuilleton fleuve sulfureux du "Trottin".

Suite du précédent épisode publié sur ce blog en 2009.

http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/c/ca/Duchesse_d%27Uz%C3%A8s.jpg/220px-Duchesse_d%27Uz%C3%A8s.jpg

Aurore-Marie, après un franc souper, avait goûté à un repos paisible, appréciant cette douillette nuit enfouie dans la literie moelleuse d’une chambre très vieille France, au mobilier qui n’avait rien à envier à celui du Petit Trianon. Elle aima fort que la domesticité lui servît son déjeuner au lit, alors qu’elle demeurait anonchalie dans un vaporeux déshabillé de mousseline couleur lavande enveloppant son corps maigre. Elle conservait sur sa peau l’empreinte fragrante et persistance du parfum de chypre dont elle s’était enduite pour son premier soir. Une impression étrange et déroutante la traversa, alors qu’elle se remémorait la liste des invités : le comte Dillon,
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/c/c0/Dillon,_Arthur_Marie.jpg/220px-Dillon,_Arthur_Marie.jpg
 à la particule sans doute usurpée, Arthur Meyer, Rochefort, le marquis de Breteuil, revenu de Londres, Alfred Naquet, Gyp,
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/7/76/Gyp.jpg/220px-Gyp.jpg
 le baron Hermann Kulm, d’autres encore… ecclesia religieusement réunie sous l’égide de la duchesse afin d’entendre la Révélation des derniers plans de la bouche même du brav’général. Il tardait à Aurore-Marie que se manifestât cette nouvelle Harmonie du Soir, où, en compagnie de Marguerite de Bonnemains, elle se livrerait elle-même à une petite démonstration mondaine de ses talents de pianiste et de versificatrice héritière de Psappha. Nous venons de le dire : Madame se troublait. C’était une impression fugitive, presque une virtualité, teintée de pressentiments… Deanna serait là ;

 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/71/Jane_Eyre-Joan_Fontaine-2.jpg
 elle ne pouvait expliquer cette intuition intime, mais elle savait… Cela signifiait que sa volonté aspirait à contrôler les événements, à empêcher qu’on en détournât le cours nécessaire à l’accomplissement du Grand Dessein de la Revanche… en même temps que ses sentiments profonds envers l’aimée imaginée pourraient enfin se concrétiser, puisqu’elle l’avait vue, bien réelle, dans le train.  Or, Madame la baronne de Lacroix-Laval n’ignorait pas qu’il existait un écheveau de probabilités, inextricable, où s’entremêlaient, s’intriquaient, des possibles multiples. En 1873, on avait forgé un néologisme pour exprimer cela : uchronie. Cela signifiait qu’il fallait que tous évitassent la survenue d’un grain de sable susceptible de faire capoter tous les projets de Georges et de Madame Marie Adrienne Anne Victurienne (prénom qu’elle avait en détestation) Clémentine de Rochechouart de Mortemart. Si ce grain de sable grippait toute la machinerie savamment huilée et mise au point - métaphore digne de Monsieur Jules Verne dont Aurore-Marie n’ignorait point les sympathies nationalistes - tous ici basculeraient dans une réalité différente consacrant la ruine de l’entreprise boulangiste. Aurore-Marie était une des rares personnes de ce siècle capable de raisonner ainsi, en plusieurs temps probabilistes et parallèles. Peut-être était-ce dû à son initiation d’octobre 1877 qui l’avait consacrée comme Élue ; peut-être la chevalière du Pouvoir cléophradien instillait-elle ces idées saugrenues dans sa cervelle ?
 Alphonsine l’avait habillée après qu’elle se fut toilettée. Aurore-Marie avait rendez-vous avec la duchesse en son atelier de sculptures. Guidée par un majordome porteur d’un archaïque flambeau surchargé de dorures, elle traversa l’exquise bibliothèque riche d’Elzévirs et d’éditions princeps, avec sa galerie de bois et ses portraits, dont celui de Mademoiselle de Lavallière par Mignard en costume de Marie-Madeleine. Au doigt de la poétesse, la chevalière phosphorait comme un fantasmagore de Robertson, ajoutant au mystère de cette galerie peuplée d’ancêtres en buste ou en toile des Crussol d’Uzès. Marie Clémentine (pour les intimes), avait rappelé à la baronne de Lacroix-Laval l’agencement du château ; l’atelier jouxtait sa chambre à coucher, au premier étage. Dès qu’elle y eut pénétré, Aurore-Marie constata que son amie avait revêtu la défroque de Manuela, son nom d’artiste, une peu seyante blouse  grise en toile.
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/c/ca/Duchesse_d%27Uz%C3%A8s.jpg/220px-Duchesse_d%27Uz%C3%A8s.jpg
« Ah, ma très chère, veuillez s’il vous plaît prendre tout comme moi vos précautions. Il serait messéant que votre toilette matutinale fût souillée par l’argile crue de mes modelages…Permettez à Jérôme (c’était là le nom du majordome), qu'il vous aide à mettre cette autre blouse prévue pour les visiteurs.
- Mais, rougit Aurore-Marie, cela n’est point un vêtement convenable, féminin, que dis-je ?
- Point d’enfantillages. Laissez-vous vêtir.
- C’est inesthétique, laid…infâme en tout point. Cela me messied fort !
- Petite coquette, je vous reconnais bien. Allons, observez bien mon art. Je vais esquisser votre propre buste.  Installez-vous sur ce fauteuil et prenez la pose que je vous indiquerai. »
 C’était bien parce que celle qui donnait les ordres était plus titrée qu’elle qu’Aurore-Marie ne se fit pas prier. Elle se laissa faire lorsque Manuela corrigea sa pose, allant jusqu’à toucher sa frimousse de poupée de porcelaine candide afin qu’elle présentât un profil avantageux, de trois quarts, qui masquait quelque peu la dysharmonie de son nez pointu. La duchesse ébouriffa légèrement la chevelure de la baronne, dérangeant les anglaises.
« Cela vous confère une allure inspirée par les muses, un peu sauvage, mystique même. Prenez votre expression la plus hallucinée, comme si le Saint-Esprit venait de vous habiter. Jouez les poëtesses prophétesses…
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/e/e7/Arthur_Hughes_-_Ophelia_(Second_Version).JPG/220px-Arthur_Hughes_-_Ophelia_(Second_Version).JPG
- Cela sera-t-il long ? s’inquiéta Aurore-Marie.
- Dix minutes d’immobilité, le temps que j’esquisse le rendu général de votre ovale pur, que je modèle vos cheveux avec la plus grande exactitude et que je confère à la glaise l’expression vraie de votre personnalité d’exception. »
 En fille narcissique, songeant que peut-être, en un prochain Salon, ce buste deviendrait un emblème adulé, une image officielle de sa petite personne, Madame de Saint-Aubain accepta de garder la pose aussi longtemps que nécessaire. Une fois satisfaite du résultat préliminaire que Manuela lui présenta, tout en suggérant çà et là de menues retouches propres à sublimer davantage sa quintessence de sylphide du Parnasse,  la gracieuse pécore s’affranchit de sa réserve et osa demander d’essayer à son tour …
« Cela est bien salissant, mais puisque vous y tenez. Un lavabo vous permettra de vous remettre au net. »
 N’objectant rien, Aurore-Marie s’énerva sur une boule d’argile qu’elle tenta vainement, durant un bon quart d’heure, de façonner en forme de coupe grecque, confondant sculpture et céramique. Le résultat fut des moins probants, et Aurore-Marie s’essaya à une autre forme, celle d’une gracieuse faunesse toute baudelairienne, qu’elle voulut reproduire à partir d’un modèle achevé. L’original était tout en courbes voluptueuses, mais la baronne s’échinait à vouloir silhouetter la réplique à sa semblance gracile de préadolescente attardée. Elle pensait que la sveltesse insigne de la statue en ferait une incarnation d’elle-même, antiquisante et sensuelle, conforme à ses goûts féminins, antinomiques de ceux de ces messieurs. Elle se troubla ; ses doigts frémirent ; ses lèvres tremblèrent. Elle pleura, renonça, souillée toute de cette glaise, sa blouse maculée, sa douce figure salie ainsi que ses merveilleux cheveux torsadés et blondins, dont les longues mèches toutes en  entortillements s’étaient venues frôler inconsidérément le vil matériau brut de l’artiste.  La duchesse la cajola, la consola.
http://a53.idata.over-blog.com/450x600/2/01/43/65/Cognacq-Jay/IMG_0921.jpg
« Allons, ma mie. Le talent et l’inspiration ne font pas tout. Il faut aussi du labeur, beaucoup de labeur. Rome ne s’est point bâtie en un jour… Ne soyez point enfant.
- Je…je poserai de nouveau pour vous…en déesse…nue… Non ! En nymphe ou en dryade ! s’exclama la poétesse entre deux sanglots.
- Vous n’y pensez point, ma chère. Je ne puis vous prendre comme modèle en pied…dans une tenue inadéquate, suggestive… indécente ! Le buste à la rigueur. Je vous promets d’achever votre buste. »
« L’immature enfant que voilà ! songea Madame. La voilà bien capricieuse. »
« Vous savez bien que cela nuerait à la bienséance qu’une dame de votre qualité acceptât de poser toute nue… Les modèles sont en général des hem…créatures… reprit la duchesse.
- Tenez votre promesse. J’irai la contempler au prochain Salon ! »
 Aurore-Marie savait le style de Manuela à sa convenance fort conservatrice en ce qui concernait les arts plastiques. Aurore-Marie se complaisait dans l’académisme et la bibeloterie, dans l’emphase et la surcharge, visible dans ses bijoux, ses toilettes. Elle procéda à ses ablutions réparatrices, ordonna à Jérôme de lui ôter l’affreuse blouse et remit ses gants par-dessus la peau abîmée par la glaise de ses mains de précieuse.
« Certes, votre physique est celui d’une nymphe, d’une sylphide. En cela, vous avez bien raison. Mais, à moins de faire accroire que le modèle est une enfant de treize ans…les connaisseurs vous identifieront tous !
- J’accepte le buste à mon effigie, vous dis-je. Si vous refusez, je demanderai au scandaleux monsieur Rodin… »
 La duchesse d’Uzès ne voulut pas contrarier davantage la capricieuse jeune femme pour laquelle nul parent n’était plus là depuis longtemps pour lui mettre la bride.  Elle acheva de lui faire visiter l’atelier en lui montrant ses collections de poteries rustiques ramenées du Gard, du Languedoc et de Provence, non loin de ses terres d’Uzès, des jarres à huile d’olive, des toupins et des gloutes. Elle bavarda, exposant des considérations banales sur la luminosité du ciel provençal, le climat du Midi, les beautés du domaine d’Uzès où les poumons fragiles de son amie (qui ne cessait plus de toussoter sous la contrariété éprouvée par son échec artistique) aimeraient à trouver un havre protecteur. Madame de Saint-Aubain avoua qu’à ces objets déplaisants campagnards et folkloriques, bons pour messieurs Mistral et Daudet qu’elle ne lisait point, elle préférait les bibelots précieux surchargés d’Angleterre ou de Sèvres.
http://www.culture.gouv.fr/Wave/image/joconde/0539/m506004_86ee800_p.jpg

****************

samedi 8 septembre 2012

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain chapitre 23 2e partie.

Avertissement : ultime épisode, dénouement, épilogue de ce roman sulfureux et turbide déconseillé, selon les passages, aux moins de 16 ou aux moins de 18 ans, oeuvre qui fit date en 1890 lors de sa parution semi-clandestine. 

http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/1/1a/Roybet_-_Odalisque.jpg


  Tandis que l’héroïne de ce roman n’était plus qu’une oiselle éjointée aux poumons déliquescents emplis d’empyèmes, le cours de l’histoire trop tranquille de la famille Allard était marqué par des bouleversements sans pareils. Le pater familias était parvenu à convaincre son épouse de la nécessité de deux adoptions, parce qu’il fallait des sœurs, des camarades, à la pauvre petite Pauline, fort chétive et renfermée au demeurant, une Pauline désormais plus proche d’une Junon sachant ce qu’elle voulait que d’une timide fillette, et qui avait des secrets bien gardés.



  Pour nous résumer, si mes lectrices le tolèrent, l’adoption de Quitterie avait été plénière, celle d’Odile fut simple. Question de l’existence ou non d’une parentèle survivante… parce que l’on sait que les principes de la charité républicaine induisent le recrutement d’ouailles pour la cause athée, de préférence non influencées par de dévots parents attachés à Dieu et non point au progrès positiviste. Le Grand Architecte maçon de l’Univers s’était substitué chez mesdemoiselles Berthe Louise Quitterie Allard-Moreau et Odile Allard-Boiron - puisque c’est ainsi qu’il me faut désormais les qualifier à l’état civil officiel - à ce Dieu barbu, iconique et vénérable que notre chrétienté a préféré au Logos abscons et irreprésentable de Jean de Patmos. Les deux fillettes durent embrasser la foi protestante, pour ne point écrire la libre-pensée, ce qu’elles firent d’ailleurs sans état d’âme, leurs convictions religieuses - sans doute à cause de leurs cœurs endurcis par les épreuves traversées dès la naissance favorisant la négation de toute Providence comme chez Monsieur Voltaire - étant peu affirmées. Allard éprouvait une affection sincère pour la petite belette, qui lui rendait cela en toute plénitude par la manifestation exclusive d’une piété filiale non feinte, absolue dirais-je, puisqu’elle avait enfin trouvé en lui ce substitut de papa qu’elle n’avait jamais connu. Elle honora lors son père et sa mère, comme nous l’impose le quatrième commandement du Décalogue. Hégésippe Allard confia la fragile enfant aux soins des médecins les plus réputés. Une série de séjours dans les Alpes et à la Riviera lui furent salutaires ; Les hémoptysies ne furent plus qu’un mauvais souvenir ; elle recouvra du poids et des couleurs ainsi qu’une relative bonne santé. L’aliéniste fit remplacer son inesthétique appareil orthopédique par une chaussure spéciale, plus seyante, qui la meurtrissait bien moins. Entre les mains d’Hégésippe Allard, la jeune fleur délétère s’épanouit, révélant enfin sa beauté de blonde soutenue au cou et aux joues de lait. 
http://ba.img.v4.skyrock.net/2954/60192954/pics/2760897300_1.jpg
  De même, le savant s’étonnait de la métamorphose de sa chère Pauline, au caractère pour lui soudain. Elle devenait coquette, enjouée, vive, gaie, enthousiaste, fraîche, abandonnant ses oripeaux sombres, ses toilettes austères pour une vêture plus élégante, aux froufrous de jeune fille, qui fit jaser et jalouser ses camarades de demi-pension. Même sa personnalité avait changé, en sus de son comportement. Elle s’avérait moins rétive, moins fuyante, bien plus chaleureuse et ouverte. En peu de semaines, Odile elle-même s’était transformée en une ravissante et distinguée fillette aussi ornementale qu’une jeune plante en pot. Ses longs cheveux noirs magnifiques, aux reflets bleutés, et la matité de son incarnat, due davantage à son habitude du plein air qu’à un atavisme quelconque, contrastaient avec le saphir de ses yeux de pervenche, qui se voilaient parfois d’une mélancolie de bon ton. Sa voix se faisait apprêtée, flûtée, assez snob, un peu anglaise, quasi salonarde. Elle avait acquis toutes les bonnes manières du Monde.

  Les trois sœurs de fait du couple Allard étaient désormais unies par une camaraderie, une amitié indéfectible et indissoluble, au point que, dans leur entourage familial, jusque chez leurs tantes et grandes tantes par alliance dont Odile et Quitterie firent connaissance, on les surnommait les triplettes, non que cela fût péjoratif, et bien qu’elles n’eussent entre elles trois aucun lien du sang ou de l’hérédité. Toutes trois avaient pris pour habitude de se réunir dans le boudoir ; elles s’y inventaient, s’y construisaient des romans, des fictions, des personnages, distribuaient leurs rôles respectifs tout en chargeant Victorin de consigner ces intrigues romanesques dans de petits carnets qu’il remplissait d’une écriture féline, sous le regard approbateur de la fameuse poupée de calicot achetée à Cléore, que Pauline avait daigné conserver, tel un substitut à son amour défunt, relique qu’elle choyait fort, dorlotait et soignait bien, et à laquelle elle se confiait lorsqu’elle se trouvait seule, lui dévoilant tous ses petits secrets. Entre la manducation de plusieurs macarons et la dégustation d’un thé citrin d’Albion, accompagné de madeleines qu’elles laissaient fondre languissamment sous leurs papilles sensuelles, afin qu’elles se remémorassent toutes les dulcifiées sensations de plaisirs gustatifs d’un passé aristocratique aulique supposé, elles se désignaient et se nommaient sous leurs identités nouvelles.
« Moi, Albertine… eut l’habitude de dire Odile.
- Je m’appelle Andrée…affirmait Pauline.
- Quant à moi, je suis Gilberte et je souhaiterais me rendre en villégiature à Bolbec, bien que ce ne soit point une station balnéaire, répondait Quitterie avec une grâce et un nonchaloir compassés tout en éployant son corps svelte et en s’amusant à des sautillements comiques sur sa bottine bote guêtrée qui fleurait bon le cuir tout neuf. 
http://www.topofart.com/images/artists/Claude_Oscar_Monet/paintings/monet294.jpg

  Toutes trois débordaient de faveurs, de dentelles, de boucles anglaises. Et Victorin notait avec soin tous leurs dires superficiels.

  Allard ne voyait aucune malice saphique dans les relations profondes et sororales unissant le trio de jeunes nymphes fleuries, contrairement à Victorin, plus futé, qui craignait que ces liens affectueux allassent au-delà du raisonnable et de ce que la décence permettait. Il avait surpris un incident révélateur en une pâtisserie de Passy, lorsque, par mégarde, Pauline avait renversé de la crème glacée sur le cou flexible et pur de Quitterie et taché son col tout engrêlé et festonné. Elles s’étaient allées promptement en un cabinet de toilette - luxe appréciable en ce salon voué à la gourmandise - et le jeune homme leur avait emboîté le pas sans qu’on le remarquât, Odile étant trop absorbée dans ses babillages futiles de jeune fille comme-il-faut avec sa tante Hermance, avec laquelle elle aimait à avoir des causeries de mode et de parfumerie. Elle parlait aussi manucure, et montrait ses douces mains gainées de mitaines de dentelles.

 Par la porte entrebâillée de ce cabinet à lavabo, Victorin s’était régalé d’une petite scène anandryne fort significative ; il avait vu, de ses yeux pétillants vu, Pauline lécher, sucer et bécoter toutes ces coulée de crème glacées épandues sur la peau du cou de sa mie demi-sœur, notre Quitterie en extase qui ne cessait de murmurer : « Oh, que cela est froid et bon ! Mais que cela est froid et bon ! » tandis que les mains de chacune s’égaraient sous leurs jupes, près des fesses et de l’entrefesson, caressant le coton émollient de leur linge comme-il-faut. Afin de faciliter leurs caresses et de se mettre plus à l’aise, elles essayaient de se délacer en une série de gestes empreints de maladresse, presque empruntés, ainsi que deux jeunes vierges enamourées impatientes de voir percer leur membrane de vestales. La scène s’était prolongée six bonnes minutes. Aux tendres regards séraphiques qu’elles échangeaient, il était visible que Pauline et Quitterie étaient fortement éprises l’une de l’autre, sans que le jeune homme eût pu expliquer les raisons de l’existence d’un tel sentiment que ses parents pensaient naïvement celui exprimé par une sœur pour sa cadette adoptée et fragile, sans qu’ils soupçonnassent jamais son caractère crûment charnel.
  Victorin avait perçu un susurrement des lèvres de Quitterie : « Embrasse-les ». Il avait cru qu’elle sollicitait un bécot sur ses tétins naissants ; de fait, il s’était mépris, parce que Pauline avait retroussé toutes les jupes et tous les jupons de dentelles de sa chérie, dévoilant non seulement ses bas de soie blancs aux jarretières roses agrémentées d’un ruissellement émoustillant de faveurs bleu nattier - alors que la sœur du jeune homme curieux portait des bas noirs - mais aussi les fascinantes lanières de cuir et la longue guêtre boutonnée de la bottine orthopédique du pied-bot de l’adorable enfant. Il constata que Mademoiselle Moreau-Allard arborait de courts bloomers, à la limite de la décence, qui laissaient un intervalle troublant de chair de cuisses nues entre leur ourlet et les jarretières, et chose pire, que, dans ses ébats, Quitterie avait entr’ouvert cette lingerie, défait son boutonnage d’entrejambes, dévoilant le chatoiement d’une ligne de duvet nouvelet d’un ocre blond doré un peu plus foncé que sa chevelure, pourtant devenue fort belle, nouveauté pré-pubère apparue récemment. Cette nouvelleté pubienne, sans aucun doute bien douce au toucher, rendait la petiote ravissante, vraiment, et désirable par toutes les femmes portées sur les tendrons pré-nubiles de leur sexe. Le plus inconvenant dans l’affaire était l’expression visible du plaisir éprouvé dans cette étreinte par la demi-sœur de notre Victorin, chose impudique qui s’était manifestée sans façon en l’étoffe de la lingerie auréolée d’une large tache humide en son entrefesson. Prise de spasmes impudents, elle était au bord de la pâmoison. Sans doute était-ce la première relation sexuelle vraie de la demoiselle, dont jusque là, lorsqu’elle avait encore cette maigreur étique de levrette sloughi aux côtes, aux creux et aux vertèbres bien peu appétissants nonobstant son ravissant cou de cygne, les dames saphiques s’étaient contentées de son joli petit pied tout bossu. Ce ne furent donc pas les seins de Quitterie que Pauline embrassa, mais chacune des demi sphères charnues de son postérieur lors plus rond du fait des grammes pris par Mademoiselle Moreau-Allard, cela, sans la déculotter, s’il vous plaît, parce qu’il est plus doux aux lèvres d’effleurer la saveur ouatée des bloomers que la chair nue d’un cul de nymphe encore un peu maigrelette. Et il était évident que Pauline excellait à ces petits jeux érotiques. « Si père savait cela… pensa le jeune inverti… il rosserait mes sœurs à coups d’étrivière. »
  De fait, le frère de Mademoiselle Allard était le seul à avoir décelé la vivacité hardie des tendres liens qui unissaient nos trois demi-sœurs, et à avoir compris que la jolie Pauline avait basculé dans le lesbianisme. Après tout, il n’y avait pas inceste en cette affaire, puisqu’aucun lien de sang entre les trois fillettes. Il s’attendait à ce que nos deux petites poupées saphiques pornographes s’agaillardissent davantage. Sa déception fut grande. Il eût aimé entendre Quitterie proposer à son amie : « Ma très douce, voudriez-vous que nous nous déculottassions ? Cela me siérait fort car j’aimerais que vous accolassiez les lèvres de votre bouche à celles de mon sexe, afin que vous en léchassiez toutes les mictions, tout l’exquis jus d’agave vénérien qui en gouttera durant notre transport. Puis, je vous rendrai cette caresse buccale digne des délices de Capoue et des fontaines de miel du jardin d’Allah. » Sans doute la crainte qu’on les surprît avait motivé qu’elles limitassent les hardiesses perverses de leur relation affective, ce qu’elles n’eussent pas manqué de faire, subodora le damoiseau, si elles avaient disposé de davantage de temps en un endroit plus intime, plus isolé, plus approprié qu’une pâtisserie où le chaland allait et venait.
 Notre jouvenceau Victorin, son membre excité devenu un court instant aussi tendu et gonflé que celui d’un libertin priapique du siècle des perruques, s’était éclipsé discrètement, avec un sourire narquois, avant que nos deux amantes ressortissent de ce cabinet, un peu rouges et allègres, fort mouillées aussi, leurs toilettes ornementées de demoiselles modèles légèrement en désordre quoiqu’elles les eussent rajustées après leurs hétérodoxes transports.

  D’ici deux ans, avec la venue du printemps, nos gamines se rendraient au premier bal de Pauline parce qu’elle aurait l’âge – seize ans – puis, à leur tour, les années succédant aux années, à leur propre bal des débutantes, lorsqu’elles approcheraient de leur seizième anniversaire, pour effectuer leur entrée officielle dans le Monde, et le jeune éphèbe se persuadait qu’à cette occasion mondaine, il constaterait qu’aux cavaliers à la figure constellée de boutons, elles préféreraient toutes trois danser entre elles, en ce bal blanc, et seulement entre elles, poitrine contre poitrine désormais épanouie et corsetée, trop proches, bien trop proches, eût-il pu dire à ce moment d’avenir. Il garda pour lui le secret de ses constatations afin d’obvier à toute fâcherie, à tout scandale. Mais Victorin pressentit que, vers leur dix-huitième année, nos jolies enfants, par exemple à la mer normande, iraient beaucoup plus loin encore dans leurs tendres épanchements féminins, jusqu’à s’étreindre nues dans le sable détrempé de mouillures peut-être ? Sur ces entrefaites, en retour au présent, Odile fêta ses douze ans, et cela fut une grande fête, qui coïncida avec le jour de l’exécution de Julien, le meurtrier de l’inspecteur Moret, décoré de la Légion d’honneur à titre posthume, en tant que martyr de la République.

****************

http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/ac/Ang%C3%A9lique_Arnauld.jpg

  Le temps de l’épilogue est las arrivé, et une ultime scène vous servira à prendre dignement congé de ce récit romanesque.

  Au guichet du monastère de la communauté féminine de M**, on avait reçu, sur les ordres de la Mère supérieure, une pauvre fille perdue ayant coiffé la Sainte-Catherine, fille qui souhaitait que ses derniers jours, proches d’après elle du fait d’une phtisie et d’une syphilis assez avancée, se déroulassent dans la paix, la prière et la contemplation, également sans que ceux qui la recherchaient pour ses fautes ne vinssent la reprendre en ce havre clos hors du monde des hommes. Elle devint la novice Cléore de la Sainte Annonciation, nom qu’on lui toléra, sans qu’elle eût prononcé les moindres vœux claustraux, du fait que son espérance de vie se limitait au mieux à une dizaine de mois.
  Revêtue de son nouvel uniforme clarissime à la longue robe, à la guimpe et au petit voile immaculés, la novice Cléore s’était allée en la cellule de la Mère supérieure lui exprimer sa complète gratitude et avait fait savoir qu’elle renouvellerait quotidiennement ces remerciements après l’office de vêpres. La fille déchue recherchait le réconfort auprès de celle sur laquelle elle pouvait indéfectiblement compter.

 Trois mois environ après son arrivée, Cléore de la Sainte Annonciation désira que l’entretien se prolongerait au-delà des quinze minutes accoutumées parce qu’elle voulait livrer à la Mère ses ultimes confessions pour le pardon final. Or, nous le devinons aisément, la Mère supérieure de M** n’était autre que la vicomtesse en personne.
  Cléore épancha sans retenue son cœur meurtri d’anandryne inassouvie, ses belles boucles rousses cachées à jamais à la concupiscence des deux sexes. De fait, les stigmates de son mal la métamorphosaient, faisaient sombrer sa beauté dans la déréliction. L’amaigrissement de ses joues dû à la tuberculose, conjugué à l’éruption d’un abcès purulent d’origine syphilitique sur sa pommette gauche, y étaient pour beaucoup. Elle devenait comme lépreuse ou galleuse. Ses yeux brillaient d’une fièvre malsaine ; son front brûlant perlait d’une suée de poitrinaire. Bien qu’elle entrecoupât ses paroles d’accès de toux irrépressibles, Mademoiselle de Cresseville parvenait à parler éloquemment à Madame la supérieure abbesse, et son éloquence maladive avait pour objet sa volonté narcissique de l’absolution, de l’expiation. Sous ses voiles de Mère supérieure, Madame se résignait à supporter avec abnégation les lamentations et suppliques de son amie.
http://farm3.static.flickr.com/2376/2106788940_c1448ac637.jpg

  Elle culpabilisait ; elle s’accusait. La destruction de Moesta et Errabunda était sa faute, sa très grande faute, sa maxima culpa. Elle en portait la responsabilité écrasante, ramenant tout à elle et le confessait sans trêve à Madame. Elle battait donc sa coulpe avec une exagération baroque. La fausseté du sourire de la vicomtesse l’indifférait, tant Cléore, habitée par son remords et son envie de se racheter, devenait étrangère aux paroles de commisération et de réconfort que Madame essayait de lui prodiguer avec chaleur. Elle demeurait agenouillée, les mains en prière, dans une position douloureuse, tant ses genoux suppurants étaient meurtris par de multiples plaies et ulcères dus autant à la tuberculose qui cariait désormais ses os qu’aux affreux progrès de la syphilis pourrissant ses viscères. Cléore ressemblait à une folle mystique, une pécheresse repentie dont la chevelure de feu, qui commençait à ternir et à tomber par touffes à cause de la maladie, rappelait son origine infernale symbolique. Il était clair que son cerveau était atteint, et qu’elle perdait peu à peu tout entendement, tout sens des réalités. Les mots de Madame de** passaient par-dessus sa tête ; elle feignait les écouter, puis reprenait son laïus d’aliénée vérolée, son délire d’anandryne monomane, persuadée que le Dieu des chrétiens qu’elle avait délaissé la châtiait pour sa faute de chair inversée, innommable et mortelle ; qu’elle pouvait certes inlassablement demander l’intercession de la Vierge et des saints en rémission de tout cela, mais que tous ses péchés demeureraient inexpiables, parce qu’elle était la Jézabel moderne. 
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/f/f9/Aim%C3%A9e_de_Coigny.jpg/220px-Aim%C3%A9e_de_Coigny.jpg
  Cléore se pensait recluse, en nouvelle Jeune captive d’André Chénier de la fin du XIXe siècle, en réincarnation d’Aimée de Coigny, muse de tous les excès bientôt victime expiatoire de la nouvelle Terreur suscitée par la Gueuse. Elle avait la conviction que ses Liaisons dangereuses avaient suscité le dégoût et l’opprobre de tous les hommes, bien qu’elle n’eût fait que mettre en pratique à sa manière ce que prônait le poëte Baudelaire, à l’art versificateur insigne et incontournable, ce commandement de la passion charnelle, message quintessencié de L’Invitation au Voyage : Aimer à loisir, aimer et mourir…

  De fait, elle qui s’était crue à l’abri, immune, s’était méprise. Cléore s’était pensée avec une crédulité absolue à l’avant-garde d’une révolution féministe à venir ; de fait, son combat était d’arrière-garde, de celui de la coterie de l’Autrichienne, coterie anandryne réprouvée et vilipendée par tous ces pamphlets et libelles pornographiques diffamatoires produits dans les officines du futur Egalité, qui avait contribué, en exaltant la haine, à saper toute la Monarchie qu’elle adulait et eût voulue restaurée sur l’heure, en cet an 18**...
  Marie-Antoinette, la Reine martyre, devenait son modèle. Elle n’avait vécu que de caprices, d’envies superficielles à assouvir, de frivolités de cour, comme elle, isolée en sa casemate dorée de la réalité des humbles au ventre vide quémandant l’instauration de la sociale, ces gueux sans nul abri qui, selon Hugo, s’emmitouflaient dans des chiffons moisis pullulants de vermine afin de croire mieux vivre ainsi, couverts du réconfort trompeur que prodigue la pourriture qui tient chaud, qui rassure, à ceux qui n’ont jamais rien possédé en propre hormis leurs bras à louer. Elle avait trop fait joujou avec les fillettes qu’elle avait déshonorées, croyant les éduquer, les endoctriner en vue de sa prise de pouvoir. Elle avait brisé toutes ses poupées vivantes, tous ses jouets, son rêve entier déraisonnable. Cléore serait donc jugée telle la Reine en octobre 1793 ; elle comparaîtrait au Tribunal révolutionnaire devant l’accusateur public entouré de ses assesseurs emplumés. Un nouvel Hébert l’accuserait de coucheries insanes, d’avoir commis sur ses juvéniles pensionnaires tendrelettes toutes sortes de turpitudes contre nature. Elle se défendrait bec et ongles, mais telle une désespérée sachant sa cause perdue du fait de l’ignorance et de la bêtise des mâles dominateurs.
  La République, dans sa volonté de tout convertir au laïcat, prendrait d’assaut le monastère de M**, où Madame avait tort de se croire à l’abri, puisqu’elle l’avait fait pour Moesta et Errabunda. Les congrégations, les moutiers, seraient persécutés, dissous, à la manière du sanguinaire Henry VIII d’Angleterre. Les nouveaux sans-culottes de la Gueuse, fanatisés par les discours prônant la vengeance de la multitude des ventres creux contre l’infime poignée des nantis, mettraient bas le cloître aux arcatures romanes, violeraient et éventreraient les nonnes et les moniales, en un nouveau massacre de septembre orgiaque. Ils accompliraient la prophétie de Cléophée-Odile la maudite. Ils reprendraient leurs oripeaux d’antan, coifferaient le bonnet phrygien, revêtiraient la carmagnole, le pantalon rayé, brandiraient le chef tranché de Madame au bout d’une pique et s’iraient le promener dans toutes les rues de Paris en dansant et entonnant le nouveau Ça ira. Cléore elle-même constituerait la plus tentante des proies, leur nouvelle princesse de Lamballe, la gouine déviante à abattre, à étriper toute. Quel jouissif bouc-émissaire que voilà ! Dérision ! Elle mourrait saintement, éviscérée, énucléée, dépecée, tous ses organes arrachés, éparpillés, telles des fressures horribles, sur un sol fangeux qui boirait son sang, l’absorberait, l’épongerait dans cette tourbière sacrificielle d’une nouvelle sorte. Une goualeuse obèse, écarlate d’absinthe, son corsage éclaté, seins colossaux jaillis, tétins énormes dehors, porterait ses intestins boursouflés infestés d’excréments en sautoir, en collier, en pendentif à l’esclavage. Un sigisbée efféminé, afin de s’assurer une virilité de façade, aurait l’honneur d’arborer sa toison merveilleuse en guise de moustache, en imitation du sort de celle de la pauvre Lamballe ; 
http://www.larousse.fr/ressources/contrib/data/media/11022663.jpg
il n’y aurait nul Elémir pour recueillir pieusement cette relique de notre Sainte Cléore. Oui, elle mourrait en sainte des temps nouveaux, emplis de bruit et de fureur. Ces temps de sang, du XXe, même du XXIe siècle, que les abus d’un capitalisme se croyant le maître définitif  du monde engendreraient à la longue de par ses excès matérialistes inévitables chez ceux qui n’ont ou feignent ne plus avoir aucun adversaire plausible en face. Seule la Religion fondamentale, intègre, se dresserait contre le Dominateur,  une fois anéantis les avatars invertis du Capital qui se disaient communistes, nouvel Islam du nouveau VIIe siècle, qui convertirait en masse tous les laissés-pour-compte, les meurt-de-faim de l’avenir, constituant, comme l’avait si bien écrit l’abbé Sieyès, les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de la Nation Monde, de l’Œkoumène, réservoir immense de ce siècle vingt-et-un après le Christ. Cléore, réincarnée, serait l’égérie, la prophétesse, la Sainte Guide, qui galvaniserait cette horde spiritualiste ; elle brandirait la bannière, le pennon sinople de ce nouvel Islam, où serait inscrit en arabesques d’or le premier commandement, la profession de foi du néo Coran : la Bona Dea est la seule déesse et Cléore sa prophétesse. Liberté guidant le peuple du monde entier, coiffée d’un turban noir en lieu et place du bonnet rouge, elle chargerait, cet étendard en main, sous le feu redoublé de la mitraille.
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/a/a7/Eug%C3%A8ne_Delacroix_-_La_libert%C3%A9_guidant_le_peuple.jpg/280px-Eug%C3%A8ne_Delacroix_-_La_libert%C3%A9_guidant_le_peuple.jpg
 Il s’agissait là d’un pur délire conjectural, du rêve d’une aliénée en un avenir non probabiliste. Le chancre vénérien atteignait la cervelle de Cléore ; Délie lui eût dit qu’elle devenait bonne à enfermer dans ce que notre Irlandaise désignait en anglais sous le terme significatif de lunatic asylum. Mais pourquoi donc les vagabondages de la pensée meurtrie de Cléore l’avaient-ils menée à l’évocation de la pauvre Adelia ? Celle-ci disparue, Mademoiselle de Cresseville réalisait qu’elle avait été son seul véritable amour. « Désormais, songeait-elle, les larmes perlant de ses yeux magnifiques, ma Délia fume la terre… » « Qu’ont-ils fait de sa dépouille, tous ces gendarmes affreux ? L’ont-ils jetée sans bière dans une fosse commune, privant mon adorée d’une sépulture décente, recouvrant ce trou immonde de chaux vive ? Pourquoi ce sort digne d’une indigente ? »
  Elle se tourmentait tant que son mal l’étouffait et que de nouveaux crachements la reprenaient devant Madame effarée du triste état de son amie. Elle essayait de contenir ces accès morbides en égrenant un chapelet qu’elle portait à la ceinture de corde de sa robe de novice, marmottant, pitoyable :
« Madame, rédimez mes péchés… »
 Madame la scrutait, l’examinait, grave, de ses yeux langoureux. Cléore ne cessait de répéter cette phrase pathétique, entre deux spasmes et hoquets d’étouffements, entre deux hémoptysies, pour que la vicomtesse lui répondît favorablement, se laissât fléchir et prononçât l’absoute qu’elle n’avait pas le pouvoir et la faculté de donner, du moins, dans cette religion paulinienne qui excluait les femmes du sacerdoce. La vicomtesse eût été ordonnée prêtresse du culte de la Bona Dea qu’elle eût délivré à Cléore le sacrement de la confession, en vertu de ces pouvoirs magiques, presque thaumaturgiques,  que la Déesse Mère lui aurait conférés. Saint Viatique, ô, Saint Viatique… Ego te absolvo… Mais l’entrevue touchait à sa fin, et ce serait peut-être l’ultime. Bientôt, Cléore ne quitterait plus sa litière de souffrance, en sa lente agonie, rongée en tout son organisme devenu hideux à voir, chauve, hectique, dénutrie, suant de sang et couverte de plaies et d’apostumes. Elle baignerait dans son ichor putride, puerait tel un Louis XV moribond. Supporterait-elle cette attente d’un trépas naturel atroce ou solliciterait-elle à Madame la permission d’abréger sa géhenne avant que ce qui restait encor de sa beauté rousse fût tombé en cendres ? Elle pouvait demeurer, durer encore ainsi trois, quatre mois voire davantage. Or, comme ses petites chéries, Cléore s’était dotée du moyen d’en finir au plus vite. Sa dent, cette prémolaire qui contenait une capsule de cyanure… Il suffirait qu’elle la croquât pour que le flux du poison se déversât en sa gorge et l’achevât. Ses jours lors prendraient fin ; elle serait délivrée de toutes ses douleurs triviales d’ici-bas. Ce ne serait pas un vrai suicide, juste ce que les esprits doctes qualifiaient du terme barbare d’euthanasie, à la racine pourtant grecque.  Le temps de dire adieu au monde approchait ; la faux du Vieillard Temps étendait jà son ombre redoutée et Cléore voulait fixer elle-même le rendez-vous avec Dame La Mort. Puis, son âme s’irait en l’Amenti des Anciens Egyptiens où elle subirait la torture pour les siècles des siècles. L’avait-elle voulu ainsi…ainsi soit-il, ainsi devait-t-il être ? Pourquoi n’aurait-elle pas le droit de racheter son âme ? Le Rédempteur existait-il ou non ? Si oui, se laisserait-il attendrir par la pauvre Cléore le jour du Jugement Dernier ? Mademoiselle fut tentée de répondre par l’affirmative… Le Salut, le Pardon… Rédemption, ô, le doux mot harmonieux, musical… Orbe des sphères célestes, harpes séraphiques, trompettes des Archanges aux voix hyalines… oui ainsi serait-il en l’au-delà… Paradis des réprouvées rédimées, des Marie-Madeleine… Amour, Pardon et Rédemption…. Ce serait enfin le terme de tous ses maux… La Rédemption… Rédemption… REDEMPTION.[1]  
http://farm4.static.flickr.com/3378/3665130223_dfddddc0cc.jpg

R. treize mai mil huit cent quatre-vingt-neuf – L. huit mars mil huit cent quatre-vingt-dix.[2]
            

   











[1] Le roman « Le Trottin » s’achève ainsi, par la répétition du mot rédemption. Il semble que le manuscrit originel avait prévu l’insertion d’un poème, sorte d’élégie funèbre qui aurait complété le discours des pensées terminales de Cléore de Cresseville, mais Aurore-Marie de Saint-Aubain en décida autrement, jugeant qu’il convenait mieux de terminer son œuvre romanesque sur un unique mot à la charge symbolique puissante.
[2] R. pour Rochetaillée, L. pour Lyon.