vendredi 11 juillet 2025

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 11 4e partie.

 

Ce fut alors que notre grand écrivain se présenta, payant d’audace. Monsieur de Chateaubriand

 


 









paraissait songer à une gloire autre que livresque, car il éprouvait le besoin d’enrichir d’exempla édifiants – bien peu chrétiens cependant - le récit de sa vie déjà guère ordinaire. Cela fut peine perdue, quelle qu’eût été l’habileté de l’auteur d’Atala. Philidor mort,



 






toute défaite d’El Turco paraissait inenvisageable, bien que naguère, le cerveau d’un champion de chair eût pu manifester des défaillances face au programme imparable d’une machine devant laquelle se fussent pâmés messieurs Descartes et La Mettrie.



 









Notre Turc n’était-il que cela ? Quel usage le Grand Moghol en avait-il fait ?

Après qu’il eut maîtrisé Monsieur de Chateaubriand en peu d’instants, au grand dam de notre homme de plume notable, qui n’osa fulminer et afficher sa rancœur, une clameur d’étonnement saisit l’assistance. Un ambitieux jeune homme venait de manifester à son tour sa volonté d’en découdre.

Avec la hardiesse irréfléchie de sa jeunesse, malgré la mise en garde de Blacas, Elie Decazes se proposa d’affronter à son tour le champion. Il choisit les pions blancs alors que jusqu’à présent, tous ses prédécesseurs malchanceux avaient opté pour les noirs. Permuter l’ensemble des pièces ne dérangea pas l’automate, impavide en cette circonstance. Ainsi, Decazes crut payer d’audace en dérangeant les habitudes supposées d’El Turco alors qu’il n’agissait qu’en jeune blanc-bec trop présomptueux. Sa fougue juvénile et impétueuse se mua en béotisme devant les prouesses indiscutables de l’androïde. Il perdit coup sur coup, incapable de parer le gambit expert de l’Oriental artificiel. Un instant, Decazes crut pouvoir faire échec à la reine noire, bien que son dernier cavalier fût mal engagé. Il avait fière allure avec son habit de cour à la française, ses bas de soie, sa culotte et ses chaussures à boucles d’argent ! Il perdit ce coup ultime qu’il avait cru hardi. El Turco riposta, lui taillant des croupières. Sitôt le roi blanc renversé, une voix synthétique et caverneuse, comme sortie d’un abîme, prononça comme de coutume la redoutée sentence sans nul accent oriental :

« Echec et mat ! »

Le son ressemblait à une expiration ; c’était telle l’expression d’un souffle d’air issu d’un organisme qu’on aurait privé de cordes vocales. L’automate s’exprimait à la manière d’un orgue hydraulique antique, couvrant les cliquetis de son bras et de sa tête enturbannée.

Elie Decazes ergotait ; il ne pouvait accepter sa défaite face au champion artificiel. Humilié, s’adressant à l’assistance tout en apostrophant Van Kempelen, il déclara :

« El Turco a triché. Je saurai prouver l’imposture. Quelque nain ou contorsionniste difforme doit se dissimuler à l’intérieur du mécanisme ! »

Le comte di Fabbrini, cigare aux lèvres, sourit à cette audace. Ce fut tout juste s’il n’applaudit pas aux accusations du jeune homme, qu’elles fussent ou non fondées.  Selon lui, il existait des êtres infortunés qu’il qualifiait de créatures de foire, tout à fait capables de se cacher dans l’automate. Ces monstres ou phénomènes – ainsi les qualifiait-on – étaient engagés à prix d’or, disait-il, par les organisateurs des cirques, comme celui de Mr. Astley. Certains de ces freaks extraordinaires étaient davantage prisés que d’autres. Outre les classiques géants et nains, l’on recherchait tout particulièrement les jumeaux soudés tels ceux des gravures d’Ambroise Paré – à la condition toutefois qu’ils eussent survécu, car il eût fallu sinon se contenter de dépouilles conservées dans des bocaux de solutions herbacées ou d’alcool, qui relevaient du domaine de l’obstétrique contre nature et qu’on exposerait dans des baraques spéciales. Les hermaphrodites, femmes barbues, hommes sauvages et velus tels des chiens ou des loups, faisaient aussi l’objet des convoitises de ces nouveaux esclavagistes. Mais il y avait plus rare encore, me raconta di Fabbrini. Le célèbre hussard de la mort double – homme et femme – de la tsarine Catherine, dit Alexeï-Alexandra Souvorov, mort au combat au début des années 1780, et dont le Muséum avait récupéré le squelette singulier n’était encore rien par rapport au monstre suprême dénommé l’homme-chenille, réduit à la condition serpentine, dont aucun spécimen vivant n’existait en 1801. Sans doute eût-il fallu patienter encore un siècle pour dénicher l’être idoine à fin d’exhibition.[1] Je décidai de rester après le spectacle, de me cacher tout en épiant les faits et gestes de Van Kempelen dont j’avais toujours subodoré la duperie.

Toutefois, l’automate avait « entendu » les accusations de Decazes. Pris de courroux, il mit à bas l’échiquier d’un revers de bras, au grand dam des invités. D’une nouvelle expiration sibilante, il ne cessa de répéter : « Echec et mat, échec et mat ! »

Au-delà de l’artifice de la voix, du langage au vocabulaire limité, aux sentences toutes faites, comme apprises par un papegai, j’eus la sensation qu’au-delà de la mécanique, une créature inhumaine venait de rendre son verdict. Toute idée de tricherie la fâchait et Van Kempelen se vit contraint à suspendre la démonstration, tout en présentant ses excuses.

« El Turco présente une avarie. Il sera nécessaire que je le répare. »

Profitant du brouhaha des clameurs et des déceptions des spectateurs de marque qui s’en allaient, se dispersaient en des grincements de sièges et des bruits de talons, je m’arrangeais de manière à ce que nul ne remarquât mon manège. Di Fabbrini lui-même s’était éclipsé, du moins le crus-je. Je restais, caché en un recoin de la vaste salle, attendant patiemment. J’épiais la chose tandis que s’égrenait le temps. Van Kempelen ne se manifesta pas ; cependant, plus d’une heure s’écoula et je fus victime d’un bref assoupissement qu’un léger grincement interrompit par bonheur. Je m’éveillai, aux aguets. Tout cela m’avait empêché d’être témoin d’un incident majeur et évident : Murat avait constaté que Neipperg s’était tantôt moqué de lui, et les deux hommes se toisèrent, manquant tirer le sabre devant un public plus préoccupé à quitter les lieux qu’à gamberger et s’attarder car l’heure du souper approchait. Ce que j’en sus, c’est que les deux ennemis convinrent d’une rencontre où ils s’expliqueraient. Je reviendrai sur ce duel auquel, en tant que témoin de mon ambassadeur, j’eus le privilège d’assister.

Dans l’attente, je concentrai mon regard sur la mécanique inerte, dont plus que jamais l’étrangeté au repos m’intriguait, tant ce Turc rappelait une statue bouddhique qu’on aurait altérée et convertie en objet spectaculaire doté d’un semblant de vie. Bien m’en prit. Je surpris un être d’une nature peu familière à mes yeux, de taille réduite, s’affairant autour de l’automate, l’ouvrant, le refermant, manipulant les mécanismes. Cette créature semblait déshéritée, pour ne pas dire étrangère à notre monde. Un groin proéminent déformait sa face assez velue, la rendant disgracieuse. L’être éprouvait du mal à dissimuler et contenir les débordements des soies qui recouvraient son corps, dépassant de maint endroit de son habit à la française. J’avais là l’incarnation d’un de ces incubes du Moyen Âge, démon hybride et composite, grotesque même. Toute une imagerie passée s’incarnait en ce monstre, de la tentation de Saint Jérôme aux marmousets et aux gargouilles des cathédrales. Il logeait au sein même d’El Turco, m’avouant la supercherie du champion mécanique. Comment un tel être vraisemblablement venu d’ailleurs pouvait-il survivre en vase clos, dissimulé la plupart du temps à l’intérieur de l’androïde ? Il fallait bien que de temps à autre, il éprouvât le besoin de se sustenter ! Cela résolvait une partie du mystère, mais non le point le plus crucial : le lien entre El Turco et le Baphomet. De plus, par quel biais cet étranger au groin de porc, aux soies de sanglier, avait-il acquis la science des échecs ? Van Kempelen l’exploitait-il impunément ? S’il eût été un simple esclave, ledit porcin eût pu se rebeller. Il était nécessaire que je lui parlasse, en quelque langue que ce fût.

Une confrontation avec cette créature d’un outre-monde était inévitable. Le monstre disgracié m’avait vu. En un premier et légitime réflexe, il tenta de s’esquiver mais, malgré ma boiterie, je le rattrapai ; son poids sans nul doute constituait un frein à sa vélocité. Il tremblait, de peur assurément. Son groin reniflait, ses soies frémissaient, et il ne pouvait s’empêcher d’émettre une humeur verdâtre qui s’épanchait jusqu’à la lèvre inférieure.

Il prit la parole et me surprit du fait que j’entendais tout de son langage. Cet incube, de quelque origine qu’il provînt, s’exprimait en un français châtié. Cependant, les inflexions de sa voix étaient rauques et comme assourdies par l’épaisseur de son groin et de sa hure, digne des plus incroyables faïences alsaciennes d’Hannong.

« Ayez pitié, Monsieur. Ne me dénoncez point !

- Cela n’est pas mon intention. Aussi surnaturel que vous m’apparaissiez, expliquez-moi le prodige de votre présence en l’automate ainsi que la raison pour laquelle vous comprenez ma langue.

- Je… suis doté d’un traducteur universel épinglé à mon gilet, balbutia le misérable. Je ne suis point humain car je viens d’une autre planète… Je suis né à Marnous.

- Voilà que vous me sortez la fable de la pluralité des mondes de feu Monsieur de Fontenelle, à moins que vous vous référiez à Giordano Bruno et Cyrano de Bergerac.

- Que non pas ! Ces noms me sont parfaitement inconnus. Par contre, celui du sage savant Kontiko dont je pourrais vous exposer la philosophie, est familier à tout mon peuple. On nous l’enseigne dès l’âge le plus tendre. Je subodore que vos intentions ne sont point hostiles.

- Je fais partie de l’ambassade de Murat, quoique je ne puisse vous dévoiler la raison réelle de ma présence à Milan.

 - Vos secrets sont les miens, Monsieur l’humain.

- En ce cas… Pour tout vous dire avec franchise et honnêteté, Sa Majesté Napoléon, que je m’efforce de servir fidèlement, convoite cet automate.

- Votre roi aurait-il eu vent des propriétés particulières d’El Turco ?

- Si je vous exposais les causes exactes de sa convoitise, elles vous échapperaient. Raison d’Etat oblige.

- Je suis au fait de l’existence de conflits au sein de votre espèce, de vos Etats. Je me suis informé sur l’histoire de ce temps-ci.

- De ce temps-ci, qu’est-ce à dire ?

- De cette piste temporelle, veux-je dire.

A suivre...



[1] Cet homme-chenille d’exception sera Prince Randian, qui vécut entre la fin du XIXe siècle et les années 1930, vedette du cirque Barnum puis du film Freaks de Tod Browning en 1932.