La
Servante écarlate : le monde de Gilead.
Par
Christian Jannone
Contexte général du récit.
L’action
de La Servante écarlate se déroule dans un futur imaginaire où un Etat fictif,
Gilead, a remplacé les Etats-Unis d’Amérique, à la faveur d’une sorte de
contre-révolution ayant abouti à l’instauration d’un régime politique pouvant
s’apparenter à une théocratie d’extrême-droite. Le processus ayant établi le
nouveau système nous est décrit pp. 290-307 (chapitre X Parchemins de l’âme
sous-chapitre 28). Les événements glaçants racontés par Defred relèvent d’une
politique-fiction quasi prophétique, en cela qu’il y est déjà question de
terrorisme islamiste. Mais le déchaînement de violence ayant conduit à la prise
de pouvoir de l’extrême-droite via la proclamation de l’état d’urgence après
l’assassinat du Président et l’attaque du Congrès n’est pas non plus sans
annoncer le postulat de départ d’une récente série télévisée américaine Le
Survivant désigné,
où une conspiration suprématiste blanche aboutit à la
destruction du Capitole, de tout le Congrès et l’administration présidentielle
réunis lors du discours de l’état de l’Union et à l’anéantissement des
institutions démocratiques (à l’exception de celui qui a été désigné comme «
survivant » dans l’équipe du Président et se retrouve de facto nouveau
Président des Etats-Unis). Là encore, comme chez Margaret Atwood, les
islamistes sont au départ considérés comme responsables de l’attentat
monstrueux. Est-il besoin de rappeler que l’auteure a écrit ces lignes en
1984-85, soit plus de seize ans avant le 11-septembre et près de trente ans
avant la série susdite ?
Le
livre de Margaret Atwood est marqué par le péril écologique : la pollution
chimique a provoqué un effondrement démographique. La plupart des femmes sont
devenues stériles et, parmi les rares naissances, beaucoup aboutissent à des
humains classés comme « inaptes » handicapés, asociaux ou « monstrueux ».
Margaret Atwood, par certains côtés, annonce la collapsologie, révélée
seulement au grand public en 2015.
Gouvernement et
société de Gilead.
La
République de Gilead a remplacé les Etats-Unis d’Amérique avec la prise de
pouvoir d’une secte protestante fondamentaliste, Les Fils de Jacob. Un régime
totalitaire et oppressif s’est substitué à la démocratie, régime policier,
militarisé, où les hommes exercent le pouvoir au détriment des femmes,
dépossédées de leurs droits civiques et professionnels, de leur liberté
sexuelle et de leur autonomie financière. Le système de Gilead est pro-life
(anti-avortement) et restaurationniste (restaurer les valeurs protestantes
puritaines des Pères pèlerins du XVIIe siècle). La Bible s’est substituée à la
Constitution.
A
l’ancienne société de classes a succédé une nouvelle société stratifiée et
théocratique, où la caste dirigeante des Commandants fait régner un patriarcat
axé à la fois sur la répression des dissidences religieuses et sexuelles (les
opposants et dissidents sont pendus, le prêtre comme l’homosexuel) et sur
l’arme de la procréation naturelle déviée. Ainsi, les femmes se trouvent
divisées en quatre catégories :
-
les Epouses des Commandants, qui appartiennent à l’élite dirigeante tout en
n’exerçant aucune autorité politique et sont stériles du fait de la chute de la
fécondité, vêtues de bleu ou de vert ;
-
les Servantes écarlates, considérées comme fécondes, vêtues de longues robes
rouges avec une coiffe blanche. Ces uniformes sont autant évocateurs des sœurs
d’autrefois que de la mode des femmes puritaines de l’Amérique coloniale du
XVIIe siècle. Formées d’abord dans des centres sous la houlette de Tantes puis
placées auprès des ménages des Commandants, leurs identités modifiées au nom de
celui auquel elles appartiennent (rappel de l’esclavage mais sans la
connotation raciale) elles servent de mères porteuses, sont assujetties à des
rapports sexuels strictement reproductifs avec leur maître et portent de fait
l’enfant de l’Epouse lorsqu’elles sont enceintes : après l’accouchement, qui
est public, cérémoniel – en parallèle à celui-ci, l’Epouse est censée « mettre
au monde » le bébé – celui-ci est arraché à la mère biologique. Cette idée a
déjà été utilisée par l’auteur de SF W.M. Miller
dans une nouvelle de 1952,
Humanité provisoire, où les femmes simulaient l’accouchement d’enfants adoptés
hybrides humains-animaux. Lorsqu’une servante écarlate ne fait pas l’affaire ou
se montre rétive et rebelle, on la change au mieux de foyer de Commandant et
d’Epouse ; au pire, on la punit de diverses manière (châtiments corporels,
opérations humiliantes des organes sexuels, déportation aux colonies où, dans
des espèces de camps de travaux forcés, elles travaillent sur des terrains contaminés
et manipulent des déchets toxiques) ;
-
les domestiques, dites les Marthas, vêtues de gris, qui ont le droit de se
marier dans leur catégorie avec des serviteurs masculins, sans que soit
garantie la naissance d’un enfant ;
-
les Tantes, vêtue de marron ou de kaki, qui exercent leur autorité dans des
centres de formation des Servantes écarlates (centres d’endoctrinement et de
soumission), les surveillent et les éduquent dans des principes religieux
rigides, leur apprennent à accoucher, les font participer à des cérémonies mais
aussi à des exécutions de « criminels » ou de déviants qu’elles battent à mort.
Outre
les Commandants, arborant un uniforme noir évocateur, et les domestiques
masculins, les autres hommes appartiennent à la police « classique », aux
Gardiens, vêtus aussi de gris, à la police politique (les Yeux – l’Œil au
singulier), ou à l’armée.
Tout
cela peut se rapprocher du système antique indien des castes. A noter que le
clergé tel que nous le connaissons n’existe plus, victime de la répression. Les
églises, temples, lieux de culte, sont abandonnés, démolis ou reconvertis. Les
Commandants semblent agréger les antiques fonctions des triades
trifonctionnelles indo-européennes, qui subsistèrent jusqu’à la fin de la
société d’ordres d’Ancien Régime en 1789 : ils sont rois-prêtres-fécondateurs
(cf. les travaux de l’historien Georges Dumézil).
Les Tantes représentent aussi
un succédané de clergé.
Mis
à part la Bible, les livres ont été interdits, de même la presse, les magazines
de mode etc. Les femmes ne reçoivent plus d’éducation autre que domestique et
lire et travailler leur est interdit. Cet enseignement biblique ne leur est
prodigué qu’oralement. Nous sommes encore dans la première génération de Gilead
; à terme, plus personne sans doute ne saura lire, mais la note d’optimisme des
Notes historiques montre que ce régime, ce système, sont passés, révolus, et
que le récit retrouvé de Defred est assimilé à un conte. L’Etat oppresseur
suprématiste blanc a chuté, remplacé par un monde multiracial et multiculturel
savant. Cette conclusion explique le choix du terme « ustopie » par la
romancière.
Peut-être
cette chute future de Gilead est-elle due à une résistance qui se met en place,
des réseaux permettant de fuir la dictature. Parmi eux, MayDay. Parmi les
opposants de l’intérieur se trouvent en particulier les Quakers.
Les personnages.
June devenue Defred : c’est la narratrice,
dont nous savons qu’avant la dictature,
elle exerçait une profession, avait un
mari (Luke) et un enfant. Elle espère que Luke a pu se réfugier à l’étranger et
désespère revoir son enfant, qui lui a été enlevé car constituant la preuve de
sa fécondité. Des liens se développent entre Defred et d’autres personnages
comme Nick, le chauffeur du Commandant ou des Servantes telle Deglen. Son
nouveau patronyme s’explique : elle appartient à Fred (le Commandant).
Le
Commandant : prénommé Fred, c’est le membre de l’élite dans le ménage duquel
Defred a été placée après sa formation. Les Notes historiques achevant le roman
révèlent son nom de famille : Waterford. Envisagée au départ comme simple mère
porteuse par celui-ci, Defred finit par nouer avec lui des liens ambigus, tels
ceux autrefois du maître de la plantation avec une esclave favorite. Defred
découvre au fil des péripéties du livre des secrets dissimulés (possession
d’anciens magazines interdits), une face cachée, un désir sexuel sincère qu’il
n’assouvit pas et compense par des cadeaux (une lotion), une participation
régulière à des parties de Scrabble jusqu’à une virée nocturne dans un lieu
inattendu, le bar Jézabel dérivé des anciennes maisons closes où Defred
retrouve une vieille connaissance du monde d’avant, Moira. Le Commandant n’est
plus un homme jeune : il grisonne et on peut supposer son impuissance, sa
stérilité. La relation ambivalente entre June et Waterford peut déboucher sur
un « syndrome de Stockholm ».
Serena
Joy : femme du Commandant, qu’elle a connu avant la prise de pouvoir de Gilead.
Elle partage les mêmes convictions que son époux. Son nom complet ne nous est
renseigné que dans les Notes historiques. Defred nous apprend qu’elle aussi a
changé de nom : autrefois, elle s’appelait Pam (p.81), ancienne vedette de la
chanson, une people qui se mit à militer dans les milieux réactionnaires
prônant le retour de la femme au foyer. Serena Joy fut victime de deux
attentats manqués : arme à feu et bombe. Elle marche avec une canne, symbole
autant de handicap que d’autorité. L’horticulture constitue sa passion. Du fait
de son sexe, elle n’a plus de rôle politique.
Tante
Lydia : comme toutes les Tantes (dont Tante Elisabeth), elle exerce son
magistère, son endoctrinement, sur le groupe de Servantes dont elle a la charge
dans un centre. Elle leur dicte le Dogme, la Règle de conduite, leur enseigne
l’obéissance, la soumission, la Religion (dévoiement des Ecritures au profit
d’un système théocratique protestant). Elle les tient sous sa coupe, leur
apprenant, en nouvelle « sage-femme » tout ce qui concerne leur destin ou
programmation : elles seront les réceptacles des enfants conçus en elles par
les Commandants, leur grossesse sera suivie, leur accouchement sera celui de
l’Epouse, non le leur. Elle veille à ce que la dépossession de l’enfant
nouveau-né se fasse sans heurt ni résistance de la Servante. Elle est
l’enseignante, la pédagogue et la policière. Son autorité se poursuit lors des
cérémonies. Nous ignorons son passé dans le monde antérieur.
Deglen
: Servante amie de Defred, autrefois
prénommée Emily. Elle fait semblant, tout comme Defred, de jouer le jeu du
nouveau système oppressif. Elle sait instiller en elle le doute, la
transgression, comme au XVIIe siècle Don Juan et les libertins (épisode des
Parchemins de l’Âme – machines à fabriquer des prières – pp. 278-283). C’est
une agnostique, une insoumise, une rebelle, un personnage jugé dangereux qui
finit par disparaître, sans que l’on sache si elle a été exécutée ou déportée
dans l’une des colonies. Le plus terrible, une autre Deglen la remplace, à la
stupéfaction de June qui s’interroge sur son sort. Deglen exerçait avant Gilead
une profession intellectuelle supérieure. Son orientation homosexuelle – comme
celle de Moira - explique aussi son « élimination » après désobéissance.
Moira
: ancienne amie d’études de June. Elle aussi fut réduite à l’état de Servante,
sous les ordres de Tante Elisabeth, mais elle parvint à s’évader du centre de
formation. Moira est devenue une prostituée du Jézabel sous le pseudonyme de
Ruby, à la surprise de June qui la retrouve lors d’une virée clandestine du
Commandant.
Janine
: Servante écarlate qui accompagne souvent Defred aux courses ou aux promenades
surveillées, comme Deglen, et appartient au groupe dont Tante Lydia a la charge
éducative.
Nick
: officiellement de la classe des domestiques masculins, il exerce la
profession de chauffeur du Commandant. Son rôle est ambigu, en cela que, d’une
part, il est soupçonné d’être un Œil de la police secrète noyautant la maison
du Commandant et, d’autre part, il est mandaté par Serena Joy pour servir
d’étalon pour Defred, Serena soupçonnant la stérilité de son mari. Frustrée
sexuellement, June-Defred fait de Nick son amant. Personnage clef du «
dénouement suspendu » du roman, Nick participe de fait à l’évasion de June via
le réseau de résistance MayDay. Sorte d’« agent double », résistant infiltré
dans la police secrète des Yeux, quelquefois rapproché des Anges (protecteurs
ou pas), il parvient à faire croire au Commandant à l’arrestation de June. Le
roman s’achève donc sur une fin ouverte, résolue, comme nous le verrons dans un
prochain article, par la série télévisée en sa deuxième saison. A l’origine,
Margaret Atwood n’envisageait pas de suite.
Luke
: mari de June dans le monde antérieur. Apparaît dans les multiples flash-backs
du roman. June espère qu’il a pu se réfugier à l’étranger.
Cora
: une domestique du Commandant, appartenant à la classe des Marthas ou «
Econofemmes ». Elles peuvent convoler, par exemple, avec Nick. Il arrive que
des Marthas soient châtiées et exécutées en public lorsqu’elles ont « péché ».
Christian
Jannone.