samedi 25 juillet 2020

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 7 2e partie.


A la Bastille était venue l’heure de la soupe du soir. La frugalité de certains prisonniers politiques n’étonnait pas le geôlier fatigué par le remue-ménage suscité par le passage de Jean-Paul Marat ad patres.
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 Cependant, il s’agissait de sa troisième tournée depuis l’événement remontant à la veille, et l’homme constatait que, non seulement le muscadin, toujours endormi en son recoin, ne bronchait nullement, mais qu’il ne touchait pas à la tambouille nauséabonde servie à heures fixes. Il paraissait ne même pas entendre le cliquetis des clefs dans la serrure. Notre homme préférait cela, cette ronde double – distribution de la tambouille et petite assurance bâclée de la présence du prisonnier – à la simple déposition d’une écuelle de bois fumante au judas, suivie de l’ouverture du vantail coulissant du vasistas avant de glisser en un dernier geste quasi mécanique cette saleté à l’intérieur du cachot et de rabaisser le volet de bois épais sans même scruter l’état des lieux à travers le grillage. Cependant, le gardien commençait à se lasser de ramener un rata refroidi resté de l’autre côté du ventail sans qu’on y eût touché pour le remplacer par un autre aussi infect et peu nourrissant que son prédécesseur. Aussi, voulut-il inspecter plus en détails la geôle nauséabonde et savoir si Agathon Jolifleur n’était pas malade.

Les exhalaisons puissantes du prisonnier frappèrent ses narines : elles l’emportaient et sur l’infection habituelle du lieu confiné avec son seau d’aisance, et sur les fumets peu ragoûtants de la mixture présentée prétendument comme de la soupe aux navets et aux pommes de Monsieur Parmentier. Surtout, les yeux chassieux du fonctionnaire de La Bastille s’écarquillèrent au spectacle des rats,
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désinhibés de toute peur de l’homme, qui grignotaient avec appétit un en-cas constitué d’une main squameuse et écailleuse, bleuie et roidie par la mort. Nos rongeurs commensaux du genre Homo commençaient à se repaître d’un cadavre point frais. Ecartant du pied ces animaux répugnants couinant de réprobation, avec des frémissements coléreux des vibrisses, notre geôlier s’enhardit à s’abaisser et à enfin tâter le corps allongé depuis des heures, découvrant avec effroi une face écorcée, défigurée, au nez et aux lèvres disparus sous les dents des anciens pourvoyeurs de la peste. 
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Alors, réprimant un vomissement de mauvais aloi, il sonna l’alerte en agitant la clochette pendant à son tablier de méchant cuir.



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Fouché en personne avait tenu à superviser la fouille atroce de la fosse secrète aux côtés de Maria-Elisa di Fabbrini. Une journée venait de passer depuis la découverte de la dépouille putrescente de Marat revêtue des loques du muscadin. Les deux transporteurs du prétendu mort depuis la morgue de la forteresse avaient été interrogés sans ménagement aucun et Boissy d’Anglas
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 en personne avait reconnu que l’on se débarrassait couramment des cadavres en cet endroit discret, cela depuis des années, sans qu’ils pussent bénéficier d’une inhumation chrétienne et sans nulle réclamation de leurs familles. Le gouverneur de La Bastille risquait le blâme voire la disgrâce. Agathon ne pouvait être autre part, mort ou vif supposait-on, qu’en ces lieux immondes dont l’issue hors Bastille était inconnue des néophytes, qu’elle se trouvât dans les égouts ou les carrières dédaléennes, carrières où il était arrivé que des petits-maîtres en quête de sensations fortes s’égarassent. L’on avait retrouvé l’un d’entre eux vers 1791, réduit à une momie racornie et encore poudrée. Les mouches de velours et de taffetas adhéraient encore à la face desséchée et creusée passée au blanc d’Espagne.

En cet antre souterrain fétide, Maria-Elisa et celui qui n’était pas encore duc d’Otrante
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 dans l’une ou l’autre chronoligne avaient été contraints de revêtir les sinistres panoplies des médecins de la peste, héritées du XVIIe siècle, conçues par Charles de Lorme, premier médecin de Louis XIII en 1619,
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 c’était-à-dire de longues robes fort peu pratiques et de monstrueux masques à bec d’oiseau et à besicles surmontés d’un large chapeau. Ces espèces d’excroissances de rapaces, de corvidés ou de toucans, prémonitions imparfaites des masques à gaz à groin des conflits du XXe siècle, afin que leurs porteurs se protégeassent des émanations pestilentielles, étaient bourrées de fleurs séchées (notamment des roses et des œillets), d’herbes odoriférantes (dont la menthe), d’épices, de camphre et même d’une éponge de vinaigre. On pouvait suffoquer sous ces oripeaux à supplice. L’on entendait par instant les reniflements hideux des deux policiers costumés tout occupés à combattre les sensations d’étouffement prodiguées par ces archaïques scaphandres prophylactiques et inefficaces.

Le duo assistait à la fouille de la fosse, entonnoir dantesque, môle inverse, où des soutiers, à peine enveloppés de chiffons autour de la bouche, s’affairaient. Ils fouaillaient dans ces strates mortifères, creusaient, retiraient des amas de chairs en voie de dissolution, s’empoisonnant au contact de la chaux qui rongerait leurs mains mal protégées par des gants sommaires. Les restes organiques, aplatis par les superpositions et les empilements successifs de défunts dont on ne distinguait plus grand-chose, n’étaient plus qu’à la semblance de pantins désarticulés, cadavres réduits à l’épaisseur d’un morceau de carton que l’on rejetait à la va-vite sur les bords de l’effroyable cratère afin de ne point se contaminer et couper court à un contact prolongé. Il était impossible d’identifier la moindre personne, de savoir ce qu’il pouvait demeurer d’Agathon Jolifleur après plusieurs jours parmi cette masse anonyme, indistincte et fongible, nonobstant la vitesse d’altération des corps par la chaux mal mesurée. Une odeur alcaline, chimique et douceâtre, s’épandait dans la cavité, sans que ni les deux spectateurs forcés, ni les déterreurs désignés d’office parmi les prisonniers eux-mêmes (on leur avait promis une illusoire libération pour bonne conduite, tout infestés qu’ils seraient), se doutassent être épiés par un de nos Bretons troglodytes de tantôt. Cette fouille de cauchemar menaçait de se prolonger, infructueuse.

Notre moine défroqué, agacé, adressa la parole à sa subordonnée – une parole que le masque assourdissait et déformait :
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« Ne pensez-vous point, inspecteur di Fabbrini, que cela suffit ainsi ? Autant fouiller de fond en comble les Fontanelles de Naples ou nos nouvelles catacombes à la recherche des restes de Molière ou d’Adrienne Lecouvreur. »
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Ses yeux brillaient d’une lueur de colère sous le verre rond des bésicles.

« Avouez que nous perdons notre temps. Il est évident que le sieur Agathon Jolifleur ne figure aucunement parmi ces cadavres dissous et non identifiables. Certes, il ne s’agit pas d’une méprise des préposés de la morgue de la Bastille. Mais se substituer au mort Jean-Paul Marat, quelle audace et que de risques pris…

- Monsieur le ministre, rétorqua Maria-Elisa, vous n’ignorez pas que l’individu est dangereux, car complice de l’attentat de la rue Saint-Nicaise.

- Tous nous ont échappé ! Ils ont fui, Dieu sait où pour le muscadin, sans doute vers Calais et l’Angleterre, ce repaire de loyalistes pour les autres, dont cette garce de Madame Royale !

- Je doute que Jolifleur fût doté de l’imagination nécessaire à la conception d’une telle évasion… Il a pu bénéficier de complicités qu’il nous faut déterminer…

- Inspecteur di Fabbrini, vous me décevez ! Je veux bien admettre que quelqu’un ait suggéré à ce quidam la manière de recouvrer la liberté, mais tout de même ! Il eût dû finir englouti dans cette nasse de chairs déliquescentes. Des inconnus l’ont sans nul doute tiré d’affaire.

- Pour contrer Madame Royale et ses complices, nous disposons de plus d’un atout dans notre manche…

- Vous suggérez par-là nos armes secrètes, inspecteur, nos armes secrètes à même d’empêcher tout bâtiment suspect d’accoster chez l’ennemi…

- Il n’y a pas que cela…

- Le roi en personne a décidé de recourir au Merrimack, cette forteresse flottante naufrageuse de bien des bricks d’Albion.

- Monsieur le ministre, reprit, obséquieuse, la mère virtuelle de Galeazzo, j’ai parlé de plus d’un atout.

- Feriez-vous allusion à cette malheureuse, cette pouilleuse, cette souillon aveugle que les gendarmes appréhendèrent en même temps que ce jean-foutre de Jolifleur ? Il s’agit bien d’une petite catin !

- Oui-da ! Sa Majesté tient personnellement que nous fassions d’elle non seulement un de nos agents… mais une arme nouvelle.

- Je n’ai pas l’heur de connaître toutes les expériences effectuées sur cette fille des rues. N’est-elle point trop jeune ?

- Treize ans, et des facultés à maîtriser, à dompter… Une fois domestiquée elle accomplira des exploits au service de la dynastie nouvelle.

- Encore faudrait-il, jeta crûment le ministre de la police, que Napoléon s’unît à une princesse et conçût un héritier pour prétendre fonder une dynastie. Ces conditions relèvent davantage de la diplomatie de Monsieur de Talleyrand que de moi-même. »

Fouché s’arrêta et toussa dans son masque de corbeau. Cette toux rauque était annonciatrice de la tuberculose qui le rongerait en un avenir non encore inscrit. Les vapeurs méphitiques dégagées par les cadavres amoncelés diaprés de traînées blanchâtres de chaux vive, se firent insoutenables, remugles de trépassés dignes des Innocents dont le squelette déjà rongé saillait çà et là par-dessous les débris effiloqués de vêtements. Le monticule macabre s’érigeait de minute en minute. Il était heureux que les mouches n’intervinssent pas en ce souterrain trop éloigné de leurs aires de ponte infectes.

« Ah, cela pue ici ! Quelle infection, Seigneur ! » jura-t-il, en ancien tonsuré qui avait abandonné toute foi au profit du cynisme.       

Maria-Elisa s’abstint de répliquer. Elle songeait, rêvassait, se projetant au sein de ses fantasmes morbides. Traversant les siècles en arrière jusqu’au temps de la grande peste noire, elle eut des visions hallucinées d’un monde médiéval moribond bousculé par les malheurs des temps, monde des gisants et transis, des danses macabres et du Triomphe de la Mort montant un cheval pâle aussi décharné qu’Elle.
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 Ce fut d’abord une procession vaine de moines augustins parcourant les venelles aux masures de torchis à colombages. Certains parmi les frères processionnaires s’effondraient, fauchés par le mal. Ces agonisants pesteux manifestaient tous les symptômes classiques de l’épidémie bubonique. Les bubons percèrent les bures, crevant, éclatant, bulleux, épanchant leur ichor, leur flegme purulent, flavescent, et leur sang gâté. Survinrent alors des pénitents noirs à la cagoule pyriforme chantant des oraisons funèbres, pénitents dont les sandales n’hésitèrent pas à piétiner les cadavres et les mourants. Au milieu d’un Oremus et pro perfidis Judaels d’un antisémitisme violent désignant les Juifs comme boucs-émissaires de l’épidémie, ils s’arrêtèrent au centre de la grand-place occupée à l’ordinaire par un marché ou une foire peut-être du Lendit, puisqu’on pouvait apercevoir en arrière-plan la basilique de Saint-Denis dont en 1800 subsistait encore la flèche. 
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Lors, ces pénitents noirs arrachèrent le haut de leur froc tout en conservant leur capuce d’ébène, s’en prenant ensuite à leur cilice. Nu-torse, ils commencèrent à se fustiger et à se flageller tout en poursuivant leur prière de haine… Les diaprures et zébrures sanguinolentes se multiplièrent sur leur dos.
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La policière s’extirpa de sa méditation, remarquant que Fouché ordonnait par des gestes empressés et agacés l’arrêt de l’exhumation des corps putrides. Lors, elle se soulagea d’un soupir, pensant qu’il lui fallait prendre un bain urgent pour se nettoyer de la souillure de cette nécropole. Nul n’avait ni vu, ni entendu, le troglodyte breton dissimulé derrière un des calvaires sacrilèges ruinés, silhouette se distanciant à pas menus et discrets afin de prévenir l’aïeule de l’intrusion temporaire de la police de l’usurpateur en ces lieux désolés. 

A suivre...



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samedi 4 juillet 2020

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 7 1ere partie.


Chapitre 7.

     
La potentialité attendait que vînt l’heure. Abritée en l’éther des limbes,
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elle menaçait de s’étioler, désespérant de l’événement qui la tirerait de son sommeil. Elle demeurait non-vive ; non pas morte cependant car non encore conçue. Qu’était donc ce concept abstrait ? Que signifiait-il et représentait-il ? De qui ou quoi dépendait-il pour qu’il se fît chair ? Le non-être inengendré demeurait-il seul de toute éternité, ou depuis un infime instant ? Du moins « croyait-il » en sa solitude, si ce n’était une perception bizarre du Tout contenu dans le Rien, du Rien contenu dans le Tout. Attendait-il le signal d’une Incarnation hypothétique, dans un non-temps en suspension depuis justement cette « nuit des temps » commune au langage populaire et ne signifiant rien ?
De quelle probabilité dépendait l’hypothèse pour qu’elle fût ? Si elle était née plusieurs fois sans qu’elle en eût conscience ; si, à chacune de ces fois, répétée à l’infini, elle avait divergé de sa sœur ; si jamais, en une incommunicabilité intrinsèque et réciproque, aucune de ces hypothétiques « créations »,
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ne possédait la conscience d’une « existence » multiple, sans cesse répétée, ressassée mais Autre, en une série de rebonds indénombrables, au gré de la piste temporelle qui se présentait de façon aléatoire ? Non mémoire de ses doppelgängers à défaut de la possession d’une mémoire multiple, d’une mémoire plurielle schizophrène…
Pourtant, sans qu’elle le mesurât, sans qu’elle en déterminât l’attoseconde exacte d’irruption, d’épiphanie, l’entité potentielle « sentit » qu’elle était devenue deux, qu’elle avait une rivale, une sorte de demi-sœur… La cohabitation s’annonçait périlleuse. Notre première créature non encore née et concrétisée sut, qu’à défaut d’être plurielle, elle se divisait en deux hypostases non complémentaires, en deux forces antagonistes emprisonnées dans une espèce de blastocyste fictif.
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Les deux adversaires – semble-t-il de force égale - avaient le même géniteur mâle, mais non la même mère. Ils étaient donc à la semblance de deux demi-frères en lutte, l’un ayant choisi le camp du Bien tandis que l’autre avait adhéré à celui du Mal.
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La haine de l’un pour l’autre serait inextinguible… Leur amnios commun pulsait de fulgurances tantôt noires, tantôt blanches, selon que l’un ou l’autre marquât des points en cet affrontement fraternel d’ante-vie. Leur rivalité, leur combat de Caïn et d’Abel, n’aurait pas de fin, tant que les mondes multiples seraient mondes, tant qu’il existerait des pistes chronologiques variées susceptibles de les faire exister tous les deux simultanément…
Et Galeazzo, en la chambre de son hôtel particulier du Marais, en sueur, éveillé en sursaut de ce cauchemar, de cette anticipation symbolique de sa lutte acharnée contre Alban de Kermor, s’écria :
« Maël ! Maël ne doit pas mourir, sinon, je ne suis plus, sinon Alban lui-même ne sera plus ! Nous nous effacerons tous deux, rendant obsolètes et dérisoires nos aventures inscrites de toute éternité sur les tablettes de l’Histoire. Et Frédéric Tellier, qui sera-t-il sans son mentor qu’il trahit sans vergogne ? Il ne faut pas que Le Merrimack
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 intercepte, arraisonne et envoie par le fond le navire des rebelles ! Il ne le faut pas ! Je dois voir Napoléon afin qu’il donne un contrordre à l’Amirauté. Préserver ma mère Maria-Elisa sera insuffisant. Si mon père meurt maintenant, je m’efface, Alban s’efface, et tout ce cours-ci du temps ! Sentiment d’amertume, d’absurdité, d’avoir œuvré à tout cela pour rien, pour le néant ! »
Il était à peine trois heures du matin, tandis que la voiture de Madame Royale atteignait les faubourgs de Calais…
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Calais, enfin !
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Calais la magnifique, Calais la stratégique, Calais la mythique que François, duc de Guise, avait reprise de haute lutte l’an 1558 aux Anglais qui l’occupaient depuis 1347 !
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Dans la voiture des fugitifs, Maël de Kermor n’ignorait point la situation périlleuse dans laquelle tous plongeaient, l’obstacle du blocus, des contrôleurs tatillons et zélés de l’inspection maritime, des commissaires emplis de ruse qui pouvaient ordonner l’arrestation immédiate des rebelles à peine montés à bord de la frégate discrètement cuirassée et armée, sans pavillon aucun, sensée avoir Douvres pour destination.
Calais fourmillait d’espions, plaque tournante de toutes les contrebandes, de tous les services secrets, des rois, des tsars, des présidents – car même les Etats-Unis d’Amérique y avaient casé leurs taupes. C’était un port voué à l’interlope, aux trafics clandestins de marchandises prohibées des Indes diverses passant sous le boisseau. L’on trouvait de tout à Calais :  des fourrures du Canada ou de Russie à l’ambre de la Baltique, de l’ivoire de Tombouctou au thé et à la porcelaine de Chine, de la canne à sucre des Antilles aux étoffes tissées en ces nouveaux ateliers monstrueux d’Albion exploitant des milliers de prolétaires ayant déserté les campagnes, textiles industriels pour lesquels la douane napoléonide multipliait les pièges et déployait des trésors d’ingéniosité, des stratagèmes toujours plus sophistiqués afin de s’en saisir et de mettre sous les verrous contrebandiers, corsaires et flibustiers de tout poil. Parmi eux allait émerger sous les trois ans une figure nouvelle, l’illustre Jean Laffitte,
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agent double de la flibuste, tantôt au service de la France, tantôt à celui des Etats-Unis d’Amérique. Laffitte, jeune trafiquant d’esclaves, faisait en ce printemps 1800 ses premières armes à Saint-Domingue, damant le pion aux abolitionnistes anglais, inondant les Caraïbes de pièces d’ébène frelatées, se moquant pas mal de cette activité indigne de l’Humanité.
La capitainerie du port de Calais demeurait sur ses gardes, forte des différents messages venus du gouvernement de Paris, mais aussi des instructions secrètes de Napoléon et Fouché sans omettre les dépêches d’espions comme Michel Simon ou Fabre d’Eglantine, instructions et dépêches cryptées, qui utilisaient une version modernisée du chiffre de César pour laquelle Galeazzo avait suggéré en sus l’utilisation de papiers perforés, en avance d’une année sur ceux communs au prochain métier Jacquard de notre piste temporelle. Conséquemment, les officiers du renseignement napoléonide s’étaient équipés d’appareils spéciaux aptes à lire et traduire le langage de ces cartes cartonnées, étranges dérivés des orgues de barbarie que détestait tant Charles Babbage,
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 l’autre maître de Sir Charles Merritt, mathématicien dévoyé et successeur de di Fabbrini en 1867 comme chef de la pègre londonienne de l’autre chronoligne.
Il fallait bien que l’équipage parvînt à bon port et pût embarquer sur le bon navire avant que la douane et le commissariat de la marine vinssent mettre leur grain de sel. Cette police des bateaux allait par trios : deux commissaires maritimes et un greffier. Nul ne pouvait appareiller sans une inspection préalable de la cargaison et un contrôle paperassier des marins et capitaines, des passagers aussi. Le pavillon aussi subissait un contrôle strict, une vérification des rôles et des registres sous lesquels le bâtiment devait être catalogué et homologué. Enfin, on vérifiait l’état des coques, la qualité sanitaire des lieux, de la nourriture des matelots et le règlement stipulait choucroute et citron obligatoires pour combattre le scorbut, doublage impératif de la coque par des plaques de cuivre pour lutter contre le taret. Enfin, l’apparition toute récente de la propulsion à vapeur imposait le contrôle technique des machines, des chaudières, de leur entretien régulier et celui, professionnel, des soutiers, boscos et compagnie… Cela durerait donc plusieurs heures sans garantir le feu vert du départ… Demeurer à quai ou pis, voir l’équipage et le capitaine mis en état d’arrestation, aux fers pour diverses causes, jetteraient l’infamie sur le bateau…lui assurant une mauvaise réputation jusqu’à son désarmement. Après, si toutefois l’on partait mais n’arrivait pas à destination, le gouvernement prévoyait des actions répressives contre l’Anglais lorsque l’ennemi s’emparait du navire français ou le coulait, quels que fussent la mer ou l’océan où la tragédie se déroulait. 1800 comportait déjà des Lusitania potentiels et, chaque mois, le tout neuf ministère de la marine – auparavant simple secrétariat d’Etat - publiait les statistiques des tonnages coulés de part et d’autre du fait d’actions militaires régulière ou de course. D’Entrecasteaux
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et ses services avaient du pain sur la planche. C’était omettre les aléas de la météorologie, les tempêtes pourvoyeuses de davantage de naufrages et de pertes de tonneaux que le pilonnage des vaisseaux de guerre de la Navy et l’action clandestine perverse des nouveaux submersibles.
Le navire à bord duquel devaient embarquer Madame Royale, Félicitée Flavie, Maël de Kermor, Cadoudal et le cocher innommé armé d’un fusil – nous avons décidé de ne pas lui attribuer de nom de famille, l’intéressé alias Guillaume préférant l’anonymat comme tous les sans grade de cette histoire mouvementée et épique – demeurait pour l’heure sagement à quai, attendant et les passagers, et les contrôleurs-commissaires qu’il espérait duper. Toutes les mesures avaient été prises pour cela. Une frégate anglaise maquillée en bateau ou brick de commerce français, avec un équipage mutique et un capitaine – John Burke – espion polyglotte dépourvu de tout accent suspect lorsqu’il s’exprimait dans la langue de Racine - ne constituaient pas les moindres des atouts. L’on avait tout truqué, jusqu’au journal de bord et l’identité de John Burke soi-disant Edme-Louis de La Jonquière, ancien officier de La Royale âgé de cinquante ans ayant combattu autrefois aux Indes sous les ordres du bailli de Suffren.
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La cargaison de balles de coton, de mélasse et d’indiennes dissimulait des canons ; les barils de rhum de La Martinique comportaient un double-fond en lequel, sous le compartiment étanche du liquide, se trouvaient au choix de la poudre, des colts, des boîtes à cartouches etc.
Parlons donc des matelots ! Des gens de sac et de corde, d’anciens flibustiers pour une part, et d’exotiques bourlingueurs plus ou moins balafrés, tannés, édentés (chiquer sans nulle modération gâte la dentition) et mutilés venus qui de Malte, qui de Sumatra, qui de Curaçao d’autre part !
L’un d’entre eux fut envoyé autant comme éclaireur – pour s’assurer de l’absence de mouches – que comme guide devant conduire les fugitifs au quai de ce navire, officiellement baptisé L’Outarde rayonnante (un bateau célèbre du début du XIXe siècle s’appelait bien La belle Poule) en réalité de son vrai nom The Magnificent King of Scots (John Burke avait pour défaut son sang écossais...). Notre homme (un malouin renégat à sa patrie par fidélité aux Bourbons) revêtu d’un pseudo-uniforme de second, arborait une jambe de bois du plus bel effet. Garantie d’authenticité : cette jambe, fabriquée à partir d’un pied de fauteuil Louis XIV, se parsemait de trous minuscules occasionnés par des insectes xylophages. Aussi, Maël s’étonna-t-il de ce comité d’accueil, lui qui n’avait guère été surpris par la formalité du contrôle des passeports à l’entrée en Calais, l’habileté de la falsification des pièces additionnée à la décontraction des agents de la capitainerie blasés de leur travail (pourquoi les gendarmes leur avaient-ils délégué cette tâche bassement terrestre ?) ayant suffi à assurer à la voiture une arrivée à bon port sans histoire. Fréron, de plus, avait tenu sa promesse : nul n’avait inquiété les voyageurs dans la suite de leur périple… Enfin, ces douaniers mal affectés se moquaient des messages d’alerte des télégraphes de Fouché qu’ils ne lisaient même pas. 

A suivre...

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