samedi 4 juillet 2020

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 7 1ere partie.


Chapitre 7.

     
La potentialité attendait que vînt l’heure. Abritée en l’éther des limbes,
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elle menaçait de s’étioler, désespérant de l’événement qui la tirerait de son sommeil. Elle demeurait non-vive ; non pas morte cependant car non encore conçue. Qu’était donc ce concept abstrait ? Que signifiait-il et représentait-il ? De qui ou quoi dépendait-il pour qu’il se fît chair ? Le non-être inengendré demeurait-il seul de toute éternité, ou depuis un infime instant ? Du moins « croyait-il » en sa solitude, si ce n’était une perception bizarre du Tout contenu dans le Rien, du Rien contenu dans le Tout. Attendait-il le signal d’une Incarnation hypothétique, dans un non-temps en suspension depuis justement cette « nuit des temps » commune au langage populaire et ne signifiant rien ?
De quelle probabilité dépendait l’hypothèse pour qu’elle fût ? Si elle était née plusieurs fois sans qu’elle en eût conscience ; si, à chacune de ces fois, répétée à l’infini, elle avait divergé de sa sœur ; si jamais, en une incommunicabilité intrinsèque et réciproque, aucune de ces hypothétiques « créations »,
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ne possédait la conscience d’une « existence » multiple, sans cesse répétée, ressassée mais Autre, en une série de rebonds indénombrables, au gré de la piste temporelle qui se présentait de façon aléatoire ? Non mémoire de ses doppelgängers à défaut de la possession d’une mémoire multiple, d’une mémoire plurielle schizophrène…
Pourtant, sans qu’elle le mesurât, sans qu’elle en déterminât l’attoseconde exacte d’irruption, d’épiphanie, l’entité potentielle « sentit » qu’elle était devenue deux, qu’elle avait une rivale, une sorte de demi-sœur… La cohabitation s’annonçait périlleuse. Notre première créature non encore née et concrétisée sut, qu’à défaut d’être plurielle, elle se divisait en deux hypostases non complémentaires, en deux forces antagonistes emprisonnées dans une espèce de blastocyste fictif.
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Les deux adversaires – semble-t-il de force égale - avaient le même géniteur mâle, mais non la même mère. Ils étaient donc à la semblance de deux demi-frères en lutte, l’un ayant choisi le camp du Bien tandis que l’autre avait adhéré à celui du Mal.
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La haine de l’un pour l’autre serait inextinguible… Leur amnios commun pulsait de fulgurances tantôt noires, tantôt blanches, selon que l’un ou l’autre marquât des points en cet affrontement fraternel d’ante-vie. Leur rivalité, leur combat de Caïn et d’Abel, n’aurait pas de fin, tant que les mondes multiples seraient mondes, tant qu’il existerait des pistes chronologiques variées susceptibles de les faire exister tous les deux simultanément…
Et Galeazzo, en la chambre de son hôtel particulier du Marais, en sueur, éveillé en sursaut de ce cauchemar, de cette anticipation symbolique de sa lutte acharnée contre Alban de Kermor, s’écria :
« Maël ! Maël ne doit pas mourir, sinon, je ne suis plus, sinon Alban lui-même ne sera plus ! Nous nous effacerons tous deux, rendant obsolètes et dérisoires nos aventures inscrites de toute éternité sur les tablettes de l’Histoire. Et Frédéric Tellier, qui sera-t-il sans son mentor qu’il trahit sans vergogne ? Il ne faut pas que Le Merrimack
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 intercepte, arraisonne et envoie par le fond le navire des rebelles ! Il ne le faut pas ! Je dois voir Napoléon afin qu’il donne un contrordre à l’Amirauté. Préserver ma mère Maria-Elisa sera insuffisant. Si mon père meurt maintenant, je m’efface, Alban s’efface, et tout ce cours-ci du temps ! Sentiment d’amertume, d’absurdité, d’avoir œuvré à tout cela pour rien, pour le néant ! »
Il était à peine trois heures du matin, tandis que la voiture de Madame Royale atteignait les faubourgs de Calais…
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Calais, enfin !
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Calais la magnifique, Calais la stratégique, Calais la mythique que François, duc de Guise, avait reprise de haute lutte l’an 1558 aux Anglais qui l’occupaient depuis 1347 !
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Dans la voiture des fugitifs, Maël de Kermor n’ignorait point la situation périlleuse dans laquelle tous plongeaient, l’obstacle du blocus, des contrôleurs tatillons et zélés de l’inspection maritime, des commissaires emplis de ruse qui pouvaient ordonner l’arrestation immédiate des rebelles à peine montés à bord de la frégate discrètement cuirassée et armée, sans pavillon aucun, sensée avoir Douvres pour destination.
Calais fourmillait d’espions, plaque tournante de toutes les contrebandes, de tous les services secrets, des rois, des tsars, des présidents – car même les Etats-Unis d’Amérique y avaient casé leurs taupes. C’était un port voué à l’interlope, aux trafics clandestins de marchandises prohibées des Indes diverses passant sous le boisseau. L’on trouvait de tout à Calais :  des fourrures du Canada ou de Russie à l’ambre de la Baltique, de l’ivoire de Tombouctou au thé et à la porcelaine de Chine, de la canne à sucre des Antilles aux étoffes tissées en ces nouveaux ateliers monstrueux d’Albion exploitant des milliers de prolétaires ayant déserté les campagnes, textiles industriels pour lesquels la douane napoléonide multipliait les pièges et déployait des trésors d’ingéniosité, des stratagèmes toujours plus sophistiqués afin de s’en saisir et de mettre sous les verrous contrebandiers, corsaires et flibustiers de tout poil. Parmi eux allait émerger sous les trois ans une figure nouvelle, l’illustre Jean Laffitte,
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agent double de la flibuste, tantôt au service de la France, tantôt à celui des Etats-Unis d’Amérique. Laffitte, jeune trafiquant d’esclaves, faisait en ce printemps 1800 ses premières armes à Saint-Domingue, damant le pion aux abolitionnistes anglais, inondant les Caraïbes de pièces d’ébène frelatées, se moquant pas mal de cette activité indigne de l’Humanité.
La capitainerie du port de Calais demeurait sur ses gardes, forte des différents messages venus du gouvernement de Paris, mais aussi des instructions secrètes de Napoléon et Fouché sans omettre les dépêches d’espions comme Michel Simon ou Fabre d’Eglantine, instructions et dépêches cryptées, qui utilisaient une version modernisée du chiffre de César pour laquelle Galeazzo avait suggéré en sus l’utilisation de papiers perforés, en avance d’une année sur ceux communs au prochain métier Jacquard de notre piste temporelle. Conséquemment, les officiers du renseignement napoléonide s’étaient équipés d’appareils spéciaux aptes à lire et traduire le langage de ces cartes cartonnées, étranges dérivés des orgues de barbarie que détestait tant Charles Babbage,
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 l’autre maître de Sir Charles Merritt, mathématicien dévoyé et successeur de di Fabbrini en 1867 comme chef de la pègre londonienne de l’autre chronoligne.
Il fallait bien que l’équipage parvînt à bon port et pût embarquer sur le bon navire avant que la douane et le commissariat de la marine vinssent mettre leur grain de sel. Cette police des bateaux allait par trios : deux commissaires maritimes et un greffier. Nul ne pouvait appareiller sans une inspection préalable de la cargaison et un contrôle paperassier des marins et capitaines, des passagers aussi. Le pavillon aussi subissait un contrôle strict, une vérification des rôles et des registres sous lesquels le bâtiment devait être catalogué et homologué. Enfin, on vérifiait l’état des coques, la qualité sanitaire des lieux, de la nourriture des matelots et le règlement stipulait choucroute et citron obligatoires pour combattre le scorbut, doublage impératif de la coque par des plaques de cuivre pour lutter contre le taret. Enfin, l’apparition toute récente de la propulsion à vapeur imposait le contrôle technique des machines, des chaudières, de leur entretien régulier et celui, professionnel, des soutiers, boscos et compagnie… Cela durerait donc plusieurs heures sans garantir le feu vert du départ… Demeurer à quai ou pis, voir l’équipage et le capitaine mis en état d’arrestation, aux fers pour diverses causes, jetteraient l’infamie sur le bateau…lui assurant une mauvaise réputation jusqu’à son désarmement. Après, si toutefois l’on partait mais n’arrivait pas à destination, le gouvernement prévoyait des actions répressives contre l’Anglais lorsque l’ennemi s’emparait du navire français ou le coulait, quels que fussent la mer ou l’océan où la tragédie se déroulait. 1800 comportait déjà des Lusitania potentiels et, chaque mois, le tout neuf ministère de la marine – auparavant simple secrétariat d’Etat - publiait les statistiques des tonnages coulés de part et d’autre du fait d’actions militaires régulière ou de course. D’Entrecasteaux
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et ses services avaient du pain sur la planche. C’était omettre les aléas de la météorologie, les tempêtes pourvoyeuses de davantage de naufrages et de pertes de tonneaux que le pilonnage des vaisseaux de guerre de la Navy et l’action clandestine perverse des nouveaux submersibles.
Le navire à bord duquel devaient embarquer Madame Royale, Félicitée Flavie, Maël de Kermor, Cadoudal et le cocher innommé armé d’un fusil – nous avons décidé de ne pas lui attribuer de nom de famille, l’intéressé alias Guillaume préférant l’anonymat comme tous les sans grade de cette histoire mouvementée et épique – demeurait pour l’heure sagement à quai, attendant et les passagers, et les contrôleurs-commissaires qu’il espérait duper. Toutes les mesures avaient été prises pour cela. Une frégate anglaise maquillée en bateau ou brick de commerce français, avec un équipage mutique et un capitaine – John Burke – espion polyglotte dépourvu de tout accent suspect lorsqu’il s’exprimait dans la langue de Racine - ne constituaient pas les moindres des atouts. L’on avait tout truqué, jusqu’au journal de bord et l’identité de John Burke soi-disant Edme-Louis de La Jonquière, ancien officier de La Royale âgé de cinquante ans ayant combattu autrefois aux Indes sous les ordres du bailli de Suffren.
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La cargaison de balles de coton, de mélasse et d’indiennes dissimulait des canons ; les barils de rhum de La Martinique comportaient un double-fond en lequel, sous le compartiment étanche du liquide, se trouvaient au choix de la poudre, des colts, des boîtes à cartouches etc.
Parlons donc des matelots ! Des gens de sac et de corde, d’anciens flibustiers pour une part, et d’exotiques bourlingueurs plus ou moins balafrés, tannés, édentés (chiquer sans nulle modération gâte la dentition) et mutilés venus qui de Malte, qui de Sumatra, qui de Curaçao d’autre part !
L’un d’entre eux fut envoyé autant comme éclaireur – pour s’assurer de l’absence de mouches – que comme guide devant conduire les fugitifs au quai de ce navire, officiellement baptisé L’Outarde rayonnante (un bateau célèbre du début du XIXe siècle s’appelait bien La belle Poule) en réalité de son vrai nom The Magnificent King of Scots (John Burke avait pour défaut son sang écossais...). Notre homme (un malouin renégat à sa patrie par fidélité aux Bourbons) revêtu d’un pseudo-uniforme de second, arborait une jambe de bois du plus bel effet. Garantie d’authenticité : cette jambe, fabriquée à partir d’un pied de fauteuil Louis XIV, se parsemait de trous minuscules occasionnés par des insectes xylophages. Aussi, Maël s’étonna-t-il de ce comité d’accueil, lui qui n’avait guère été surpris par la formalité du contrôle des passeports à l’entrée en Calais, l’habileté de la falsification des pièces additionnée à la décontraction des agents de la capitainerie blasés de leur travail (pourquoi les gendarmes leur avaient-ils délégué cette tâche bassement terrestre ?) ayant suffi à assurer à la voiture une arrivée à bon port sans histoire. Fréron, de plus, avait tenu sa promesse : nul n’avait inquiété les voyageurs dans la suite de leur périple… Enfin, ces douaniers mal affectés se moquaient des messages d’alerte des télégraphes de Fouché qu’ils ne lisaient même pas. 

A suivre...

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