Gentille maman
Une très belle et très édifiante histoire de l'oncle Fol, par Christian Jannone. D'après une histoire vraie.
Buona pulcella fut Eulalia
Bel avret corps, bellezour anima
Voldrent la viendre li Deo inimi
Voldrent la faire Diaule servir.
« Oncle Fol, oncle Fol! C'est quoi, ce baragouin? On dirait des aphorismes chinois du président Mao Sait Rien!
- Mais non, Michel, on dit Mao The Dong!
- Louis, je suis sûr que c'est un texte leste et cochon : j'ai compris les mots « pucelle » et « beau corps !»
- Mes chers neveux, les interrompit l'oncle Fol, ce poème que je me permets de vous réciter est écrit en roman, l'ancêtre du français! Il s'agit de la Cantilène de Sainte Eulalie, composée vers l'an 880!
- Diable! C'est vieux comme Hérode!
- Arrête, Michel! Tu es nul en histoire! Hérode a vécu avant 880!
- Mes enfants, la Cantilène de Sainte Eulalie était le poème préféré d'une jeune héroïne de douze ans, cinq mois, une semaine et deux jours dont je vais dès à présent vous raconter l'existence exemplaire! Il s'agit de mademoiselle Marianne Arnault! Mais d'abord, qu'est-ce qu'on dit avant d'ouvrir grand ses oreilles?
- Sparrow ami, partout, toujours! S'écrièrent en chœur, enthousiastes, Louis et Michel.
- Très bien, les enfants! »
L'oncle Fol, quinquagénaire grisonnant à la calvitie marquée et au visage avenant, vêtu d'un complet croisé vieillot bleu marine à la manière d'un président du Conseil de la IV e république, le chef coiffé d'un entonnoir de cinglé de bande dessinée, sans oublier un nœud papillon rouge agrémentant son costard ultra classique, tira une bouffée de sa pipe d'écume et commença à conter...
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Marianne Arnault naquit à Ixelles le 25 octobre 1942, en pleine occupation nazie. Son papa était un modeste métallo et sa maman une ouvrière culottière. Cette famille pauvre s'enrichit au début 1945 d'un fils, Zénobe. Les deux gamins apprirent les rudiments de la lecture dans les belles images du joli Journal de Sparrow en vente dans tous les bons kiosques de notre belle Belgique...
Très tôt, Marianne Arnault fit preuve de serviabilité, de dévouement, d'abnégation, d'esprit de sacrifice envers les autres enfants plus faibles et plus petits qu'elle au point que ces derniers la surnommèrent affectueusement en dansant la ronde autour d'elle dans les jardins publics : « Gentille maman! »
Madame Arnault trimait tellement qu'elle n'avait nullement le temps de s'occuper de Zénobe. Ainsi, dès qu'elle sut parler, marcher et être propre sur elle, Marianne se chargea d'élever son petit frère, palliant les insuffisances d'une mère débordée et d'un père harassé par la pénibilité de son boulot prolétarien.
Marianne fut toujours première de sa classe à l'école de filles, montrant l'exemple à toutes ses camarades! De même, elle fut toujours assidue à la messe du dimanche et respecta le roi et la patrie, comme le stipule le quatrième commandement des amis de Sparrow: « Un ami de Sparrow est fidèle à Dieu et à son pays. »
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Nous voici arrivés à l'orée du printemps 1955. L'école du Bon Secours, où Marianne effectue sa scolarité (elle prépare son certificat d'études avant d'accéder à l'équivalent belge du primaire supérieur), doit organiser une petite fête. Notamment, Marianne a le feu vert pour monter un petit spectacle gentillet et mièvre bien dans ce temps anté-subversif où elle interprètera la reine des fées.
Le bulletin scolaire du second trimestre vient de tomber et Madame Vandevelde, l'institutrice, femme sèche au chignon sévère et aux lunettes d'écaille, comme il se doit, félicite la douce et bien élevée jeune fille brune à la robe stricte et à la coupe de cheveux sage pour l'excellence de son travail. Après la fête, qui a lieu demain, ce seront les vacances pascales! Marianne a un peu faim : elle respecte le carême. Madame Vandevelde prononce son éloge en pleine classe. Notre édifiante jeune fille écoute. Elle pourrait se vanter, mais, toujours au nom des valeurs chrétiennes qui l'habitent, elle affiche sa modestie innée. Bien qu'elle soit un peu grande pour son âge, Marianne est assez mignonne avec ses boucles brunes agrémentées d'un bandeau bleu ciel, son allure sage, réservée, désuète et révolue, sa robe grise d'une longueur éternellement correcte recouverte d'un tablier rose Vichy à petits carreaux blancs, boutonné jusqu'en haut, sans que même le col clair de la robe ne dépasse, ses socquettes blanches et ses chaussures à lanières plates sans oublier ses grands yeux marron candides, aussi émouvants que ceux d'une Daisy Belle de Beauregard, son actrice préférée (ce qu'elle n'ose avouer à ses copines plus intéressées par les jeunes premiers). Elle demeure stoïque, ne se permet même pas d'esquisser un sourire de contentement de soi, qui pour elle serait fort malappris comme si madame Vandevelde était en train de la sanctionner pour quelque babiole vénielle alors, qu'au contraire, elle adopte un ton apologétique. C'est là l'affirmation d'une timidité bien d'autrefois seyant à toute bonne élève croyant que Dieu et que l'école permettent l'élévation et l'ascension sociale des humbles, de ceux qui font bien leur labeur, qui se dévouent à la belle ouvrage, au nom du pays, au nom d'un monde qui pense alors qu'il a encore un avenir radieux, qu'il soit chrétien ou rouge! En bref : mort aux feignants!
« Mademoiselle Marianne Arnault, j'ai l'honneur de vous annoncer que votre bulletin scolaire pour ce trimestre est excellent, comme à l'accoutumée! Français 10/10, mathématiques 10/10, histoire 10/10, latin 10/10, géographie 10/10, instruction religieuse 10/10, leçons de choses 10/10, gymnastique 10/10, morale 10/10! N'en rajoutons plus! Non seulement vous êtes notre meilleure élève, mais la plus méritante, étant donné que vous aimez à vous occuper des autres enfants, que vous les aidez pour leurs devoirs, leur vie quotidienne, et que vous êtes d'une famille modeste. Vous vous montrez toujours charitable, vous portez secours à plus malheureux que vous et qui plus est, vous êtes animée d'un rare esprit de partage avec les autres. Mesdemoiselles, prenez Marianne Arnault, votre camarade, pour exemple! »
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A ce point du récit, Michel objecta :
« Les Arnault ont-ils toujours été pauvres?
- Les ancêtres de Marianne ont vécu quelques temps en France, à la fin du XIXe siècle, avant de retourner en Belgique en 1919. Ils avaient bénéficié d'une certaine ascension sociale avec le commissaire Clément Arnault, mais ils ont connu, une fois fixés en Belgique, une dégringolade surtout lors de la Grande Dépression des années 1930, expliqua, sentencieux, l'oncle Fol en asphyxiant ses neveux de la fumée de sa bouffarde. Ils ont encaissé les prémices de la crise des industries traditionnelles wallonnes : textile, mine, métallurgie, sidérurgie. Pensez au déclin du Borinage et des bassins miniers! Dans les années 1950, cela s'amorçait déjà! »
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Le jour de la fête est là. En cette journée heureuse mémorable entre toutes, la petite Marianne ignore qu'elle a des ennemis impitoyables qui fourbissent leurs armes! Dans la grand-salle de l'école du quartier, la scène avec son estrade a été aménagée avec quelques décors sommaires en toile peinte et en papier mâché. Le spectacle monté par Marianne est une libre adaptation du conte « La fée des grèves.» Son apparition sensationnelle, dans le rôle titre, provoque une salve d'applaudissements ainsi que des exclamations émerveillées des minots du quartier qui reconnaissent leur bienfaitrice. Ils crient spontanément de joie, affublant au passage Marianne de l'autre surnom affectueux qu'ils ont choisi de lui attribuer :
« Momo! Momo! Comme tu es belle! Vive not' Momo! Vive Gentille maman! »
Mademoiselle Arnault est costumée en bonne fée et aucun détail de sa panoplie n'a été omis : robe longue bleu pastel qu'elle a confectionnée avec sa mère, hennin de carton recouvert de papier doré, baguette magique en bois de coudrier avec collée au bout une grande étoile d'or, longue cape de drap rose qui sert de traîne, tenue par les petits de maternelle et de préparatoire avec shakos, dolmans et brandebourgs... Elle s'avance sur la scène, chaussée d'escarpins blancs, solennelle, et récite d'une voix limpide, de celles qui ont toujours su les récitations sans jamais ânonner, sans être infantile ni zozoter, une petite poésie de sa composition :
« Je suis la fée des grèves aux mille petits pages,
Et de mon pas mutin, fidèle à mon image,
M'en vais en la forêt quérir les farfadets
Avec ma belle escorte pareille aux feux follets (...) »
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L'oncle Fol fit une pause. Puis, il hasarda un commentaire critique :
« Marianne Arnault n'a pas fait là œuvre personnelle. Son poème se ressent de l'influence de la première manière d'Aurore-Marie de Saint-Aubain, de ses poésies d'enfance et de jeunesse, écrites entre huit et douze ans, inédites jusque là, qu'un éditeur venait opportunément de sortir à l'automne 1954, sans doute pour concurrencer le recueil de vers de Lilou Vouet, paru au même moment. L'école du Bon Secours avait acquis pour sa bibliothèque le livre de Madame de Saint-Aubain, sobrement intitulé « Premiers poèmes », et Marianne Arnault l'avait sans doute emprunté, lu et apprécié.
- Tonton, c'est qui, Aurore-Marie de Saint-Aubain? Questionnèrent les assidus neveux.
- Une poétesse poitrinaire du XIXe siècle, dont je vous déconseille la lecture!
- Pourquoi?
- Ce n'est pas écrit pour les enfants!
- Elle écrivait aussi bien que la poésie de Marianne?
- Vous voulez absolument le savoir? Hé bien, soit! Je change de style de narration! Voici la scène de tout-à-l'heure, racontée de la manière ampoulée et décadente de Madame de Saint-Aubain! Accrochez-vous les petits! »
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Les lois du genre eussent imposé que toute fée fût blonde.... Mais ce fut une brunette du meilleur aloi qui, sur ses pieds menus, entra en ses atours mignards de fadette médiévale sur la scène de théâtre. Le libre jeu de ses boucles d'ébène diaprait et moirait son visage à l'ovale sylvain, tel qu'eût pu l'esquisser un artiste instruit dans la tradition italianisante, ars major venu d'un Vasari et voué aux lithographies, à l'eau-forte ou à la taille-douce, engendré par l' émule d'un Calot, d'un Piranèse ou de quelque autre maître es-arts graphiques des temps anciens.
Elle cheminait sur les tréteaux, d'une douce foulée prodiguée par ses cristallines chevilles qu'eût soufflé dans un verre épuré de toute bulle insane un artisan de Murano, telle la sylphide évanescente de ce récit qu'un poëte symboliste du Hainaut commettrait en l'honneur d'une muse belge, ondine à la parure d'or, de cendres, de vermeil et de miel d'épicéa, sortie des flots rubescents de la Sambre par un soir étoilé de mille scintillements nacrés. Sa diaphanéité, quoique quintessenciée, m'apparut coruscante, imprévisible, sans équivalent pictural ou réel, en cela qu'elle seyait davantage à une blondine qu'à une enfant aux boucles noires, telle la mie que je regrettais lors.
Alors que les professeurs, tels ces privilégiés auxquels on réservait les meilleures places à l'église avec agenouilloirs en prime à fins de pénitence, jouissaient aux premiers rangs de bonnes chaises Directoire rembourrées, de fauteuils de moleskine Léopold II voire de bergères Louis XV de jadis aux fins tissus d'indienne aux motifs floraux, bucoliques, avicoles, caraïbes ou chinois d'une teinte passée, le bas peuple, parents et enfançons, se pressait, s'agglomérait, s'agglutinait, sur de vulgaires bancs de bois sans dossiers ni accoudoirs aucuns. Cet agrégat populacier bourdonnait comme l' œstre ou le taon. Il s'était déversé dans la salle, comme hors d' un vomitoire, empuantissant les aîtres de ses remugles abjects de taudis dépourvus d'eau courante, bien que près de ces sordides rues demeurassent quelques cossus immeubles conçus par Monsieur Victor Horta au tournant de ce malheureux siècle. Qui s'était rendu en cette ludique place par la seule force de ses pieds, qui à vélocipède, qui grâce à l'omnibus, au tramway ou encore à une de ces lourdes pataches qu'un voiturin peu regardant proposait à ces pauvres pour une poignée de centimes belges. Indifférente aux clameurs de cette lie grouillante, puante et bruissante dont elle-même était issue, Marianne Arnault alias la fée des grèves poursuivait pas à pas son avancée sous les feux de la rampe.
Sous la pression des semelles de ses souliers d'un beige grège, fourrés de demi-vair, cousus d'un seul tenant dans le madapolam grâce à la façon habile d'un ressemeleur du coin, quelques craquements se faisaient de ci, de là, entendre, comme si on eût vaticiné sur la proverbiale solidité des planches de cette scène, manufacturées à partir d'une mauvaise essence de bois blanc ou de sorbier d'importation congolaise à bas coût, au point que l'ont eût craint qu'elles se rompissent à l'instant. Une curieuse exhalaison balsamique provenait, l'eût on cru, de ce parquet médiocre, semblable à une valérianique fragrance échappée des résidus d'un baume ou d'une vaseline, quasi fossilisés au fond de quelque pyxide qu'un Lucain ou un Horace eussent pu manipuler à la semblance d'un calame de grammatiste hellénistique collaborant à l'œuvre des Septante, à moins que ces senteurs exsudassent des menus bris de verre bleu d'un balsamaire dans lequel la courtisane Poppée puisait l'aphrodisiaque dictame lui permettant de raviver les ardeurs d'un Néron épuisé par son orgiaque vie. En fait, l'odeur provenait prosaïquement du vernis des planches!
La fée Marianne était plus belle qu'une Lesbia, l'antique héroïne de mon ami Catulle Mendès. Seule la toge manquait à ses atours dignes de la Dame de Beauté, de cette Agnès Sorel
qui plut antan à Charles VII. Elle arborait un vertugadin de nankin, de surah et de percaline d'un bleu céruléen. Son corsage, azuré tout autant qu' ajouré de crevés Renaissance, était de bengaline, de velours et de soie damassée. On y devinait la naissance d'une juvénile poitrine aux aréoles jà affirmées.
La pureté de cet ovale de jeune Vierge aux joues veloutées et à la carnation mate m' ébaudit. Sa douceur me rappelait toutes les nativités du Trecento. La plénitude quasi lunaire de se visage était accentuée par la finesse des sourcils, aussi fins que s'ils eussent été épilés, et par une guimpe à la mode flamande, qui cachait ses cheveux de jais, surmontée par une coiffe de la cour bourguignonne de Philippe dit Le Bon, père du Grand duc d'Occident Charles Le Téméraire, coiffe générique dite hennin, à la teinte pareille à une dorure de peinture sur bois de primitif italien, au voile et au lambrequin de mousseline et de gaze, assez arachnéens, aussi enveloppants qu'un mandylion de religieuse byzantine du temps de l'Empereur Léon III L'Isaurien. En ses yeux sombres comme la terre de Sienne, je perçus cependant une touche d'ire ou de courroux, d' hubris, de folie d'Hercule comme l'avait écrit Euripide dans une tragédie fameuse, sorte de métissage entre l'ira deorum, la furia francese et la furor teutonicus d'un Ammien Marcellin. Cette figure virginale alliait par conséquent la douceur d'un Martini et d'un Lorenzetti à l'agitation plus maniériste d'un Tintoret, quoiqu'on y reconnût aussi l'originale synthèse entre la Flandre et Venise qu'avait obtenu en plein quattrocento un Antonello Da Messina.
Il eût fallu y ajouter, deçà-delà, des éléments issus d'un Giorgione, la surrection de l'irénisme apaisant d'un Fra Angelico et d'un Masaccio,
l'idéal d'une Marie de Magdala d'un Bellini
et les tourments sous-entendus d'un Fra Bartolomeo lorsqu'il portraitura Savonarole.
Sa longue jupe cachait des jambes solides, aux mollets un peu épais, et tout le vêtement laissait à peine deviner une ossature robuste, comme celle d'une jument du Perche : d'ailleurs, Marianne Arnault, je le devinais, était plus grande que moi, bien que je fusse adulte. Elle avait agrafé à son corsage une longue cape ou traîne de drap d'un rose un peu passé que ses petits pages, ainsi qu'elle les qualifiait, grimés et revêtus de ridicules uniformes d'opérette viennoise en étoffe ordinaire bleu de roi aux ornements de simple papier crépon jaune, tenaient, quitte à la gêner, à la ralentir, à entraver une démarche qui se faisait ondulée, presque chaloupante, comme si elle eût abusé d'une ambroisie des dieux croupissant jusqu'à fâcheusement se chancir dans les tréfonds d'une coupe à figures noires d'Exékias. Les volutes de sa démarche étaient peut-être davantage dues aux exhalaisons du mauvais vernis de tout-à-l'heure, fragrance digne d'une moisissure, de la fermentation alcoolique d'une pulpe d'orange ou d'une écorce de cédrat pourrissante laissée là pour éloigner les insatiables myrmides en quête de saveurs sucrées. Le friselis de sa jupe me troubla : irritée, je me grattai le nez, provoquant une desquamation furfuracée d'un fort vilain effet sur ma beauté de dryade blonde.
Le décor de la scène était à peine ébauché et de pseudo arbres en carton mâché laissaient tomber de lamentables ramures de feuillage d'un papier verdâtre de récupération lorsqu'elles n'étaient pas faites de brins de laine semblables à quelque fusaïole.
La fée des bois ou des grèves s'arrêta au milieu de la scène afin de déclamer un poëme que je reconnus à mon grand dam comme venant de mes propres œuvres : cette prosodie antique appartenait à ma manière reniée par la postérité ingrate du XXe siècle :
« Je suis l'hamadryade des roches de Glaucos aux mille petits pages,
Et de mon pas mutin de Terpsichore, fidèle à mon iconique image,
M'en vais en mon sylvain domaine, en ma Domus aurea, ô Polymnie, quérir les farfadets
Avec ma nonpareille escorte de ménades aux thyrses d'or semblables aux feux follets (...) »
En fait, j'avais révisé, remodelé des vers de mon premier style, trop enfantins, trop simplistes, afin qu'ils fussent conformes à ma seconde manière qui m'avait fait connaître...
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« Stop! Pitié! Tonton Fol! Reprenez le récit normal! Pas ça! C'est trop alambiqué! On n'en peut plus!
- C'est comme ça qu'on écrivait à la fin du XIXe siècle, lorsqu'on se targuait de décadence! Répondit amusé, le conteur. Je viens de vous démontrer comment on surcharge un poème limpide à la manière parnassienne et comment on rend indigeste comme un gâteau trop lourd un texte simple en présent de narration! De toute façon, Aurore-Marie de Saint-Aubain et Marianne Arnault ne se sont jamais rencontrées car non contemporaines! Mais je reprends... »
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Quelques jours ont passé. C'est le soir. Marianne a fait ses devoirs, puis les courses pour la semaine chez le crémier, l'épicier, le boucher et la marchande de fruits et de légumes. Elle rentre à la maison. Elle a une importante requête à formuler, qui va décider de son destin : nous sommes le 2 avril 1955 et demain, c'est le dimanche des Rameaux. Maman Arnault prend les filets et Marianne l'aide à ranger les denrées alimentaires. Papa dit, d'un ton un peu autoritaire :
« Tu n'as pas oublié de prendre de la margarine? Le beurre est cher, et j'ai jeté celui qui restait de la Noël : il avait ranci et tourné. »
Marianne semble un peu décontenancée. Elle répond :
« Papa, j'ai acheté tout ce que maman a marqué sur la liste!
- Il va falloir tenir! Dit maman. La paye fond vite! Certes, on a l'habitude de se priver, mais Zénobe est encore petit : un minot de dix ans, ça a besoin de calcium pour grandir!
- Tu sais bien que ma paye, elle arrive que mardi! Et toi qu'on rémunère qu'à la pièce!
- Y a pas toujours d'ouvrage! J'ai fait que trois culottes cette bon Dieu de semaine! Est-ce ma faute si les bonnes dames préfèrent de plus en plus acheter leur linge dans les Uniprix? Si la mercière me prend pas trop de commandes, c'est qu'elle a moins de demandes! Si on manque de sous pour le pain demain et lundi, faudra demander crédit à la boulangère, madame Van der Begue!
- Gotverdomme! Jure le père. Madame Van Der Begue est pas toujours commode! »
Marianne comprend qu'il n'y a pas beaucoup de sous et que cela va être difficile de sortir demain après-midi. Elle voulait aller à la fête foraine de Bruxelles avec Zénobe et ses amis et protégés, mais il va falloir trouver moins cher et plus proche. Il y a un cirque pas trop loin, mais là aussi, outre l'entrée du spectacle, il faut payer en plus le tram ou le bus. Reste le cinéma du quartier, où on peut se rendre à pied : il est à cinq minutes, près de la place Fernand Cocq. Marianne va devoir demander le journal pour regarder ce que joue le Lido. Elle a promis à Annick et Cathy qu'on sortirait ce dimanche après la messe et le déjeuner.
La jeune fille porte une robe écossaise verte à la jupe plissée et une grosse veste rouge de lainage tricotée main, avec des boutons d'ébonite. C'est maman qui l'a faite. Marianne n'aime pas cette veste de tous les jours : elle préfère son joli manteau bleu doublé de style princesse, avec son col Claudine de jeune fille sage, mais c'est sa tenue du dimanche et elle doit le faire durer jusqu'à ce qu'elle soit trop grande pour le porter. Demain, elle le revêtira pour ses copines et ses petits protégés. C'est son seul habit de luxe et sa maman s'est dégrafée pour le lui payer : ça a été son cadeau d'anniversaire d'octobre 54, pour ses douze ans. Cependant, avoir une mère ouvrière culottière à domicile comporte des avantages : les économistes appellent ça l'autosuffisance, l'autoproduction ou l'autarcie. Beaucoup de mots savants! Grâce à maman, on peut faire de substantielles économies sur le petit linge des enfants : elle prend les coupons de tissu, souvent de coton blanc et fabrique avec culottes, chaussettes, slips, maillots de corps et gilets de flanelle pour l'hiver. Le cliquètement de la Singer
avec son pédalier emplit fréquemment la maisonnée, du moins, lorsque l'ouvrage est conséquent, ce qui n'est plus toujours le cas avec les changements qui s'amorcent dans les habitudes de consommation des gens. La vie à l'américaine pointe son nez au détriment des merceries-bonneteries et de la façon traditionnelle en atelier ou en chambre. Que dire aussi de la morte saison?
Marianne est trop grande pour les joujoux. Elle avait neuf ans pour sa dernière poupée, une Raynal blonde en celluloïd, avec une robe jaune. Il lui faut désormais des cadeaux utiles : un dictionnaire Larousse, un beau stylo encre, pour bien tracer les pleins et les déliés, un manuel de conjugaisons ou de grammaire, avec la règle des participes, des compléments d'objet et autres mots composés (tout ça pour réussir le certif, comme on dit), des habits neufs, des chaussures qui ne prennent pas l'eau... maman a eu aussi ses cadeaux d'anniversaire : une belle batterie de casseroles pour ses trente-sept ans, d'un cuivre étincelant où on voit son reflet, une bague surtout, avec un brillant, pour laquelle toutes les filles lui ont fait la surprise et ont cassé leur cochon-tirelire, en remerciement d'un service rendu (maman avait appelé les pompiers de la cabine du café d'en face lorsqu' Annick Van de Winjgaert, la petite voisine et la copine préférée de Marianne, a été victime d'une intoxication alimentaire en novembre, à cause d'une boîte de conserve de légumes avariée. Maman et Marianne lui ont sauvé la vie).
Maman a ouvert le placard des réserves alimentaires. Il contient de quoi se rassasier lorsqu'on n'a plus de quoi acheter du frais. Le logis est modeste, pas très spacieux, les WC communs à l'étage mais il y a une salle de bains, certes petite, installée par le propriétaire voici deux ans, avec l'eau chaude et le chauffe-eau. On a l'électricité et le gaz pour la cuisinière : certaines amies de Marianne sont plus mal loties qu'elle, et dans certains lieux de Belgique, comme chez les mineurs du Borinage, c'est encore pire. Le Borinage, où ont trimé dans les houillères les ancêtres de Marianne, au XIXe siècle.
L'adolescente éprouve une fascination certaine pour la caverne d'Ali Baba, comme elle a surnommé le placard. Les paquets de pâtes, de vermicelles et de légumes secs, de féculents (lentilles vertes et brunes, pois cassés, fèves, haricots blancs et rouges), tapioca, floraline, riz, paquets de chapelure, bouteille d'huile, sucre brun pour la vergeoise,
les boîtes de sucre en métal décorées d'animaux marins, crustacés et poissons, le café, le lait en boîte, toutes les denrées non périssables s'alignent sur les étagères avec les conserves de pâté (à n'ouvrir qu'après carême), de concentré de tomates, de petits pois, de haricots verts, le corned-beef, la fécule de pommes de terre, la purée, la chicorée, les sachets de levure, la farine, les bouillons cubes de la marque Poule Soupe™, le tube de lait concentré sucré, le moulin à poivre, les flacons d'épices et d'herbes, la salière, la boîte à lard, les patates etc. Maman range les nouvelles conserves et flacons que Marianne lui a apportés dans les filets et le cabas : sardines à l'huile, pulpe de tomates, vinaigre etc. Au frais, dans la glacière, il y a des pains de glace.
Elle passe ensuite aux produits frais : bottes de radis, carottes, poireaux, haricots verts, une laitue, deux échalotes, des œufs, des tournedos, une bouteille de lait, un pack de bière blonde, un saucisson à l'ail, de la margarine...
« Zut! Un des œufs est fêlé! Tu aurais pu tout de même faire attention!
- Je n'ai rien heurté. Il a dû être vendu comme ça, réplique Marianne, gênée.
- Je parie qu'elle a encore oublié mes lames de rasoir! Croit bon d'ajouter le père.
- Rassure-toi, papa, les voilà! »
Monsieur Arnault s'en empare avec une certaine avidité, assez comique.
« Aaah! Mes « Gillette »™, enfin! Au fait, ma petite, y faudra aussi qu'on achète un nouveau blaireau! Le mien commence à montrer des signes de fatigue!
- Tu pouvais pas le dire avant! Jette la mère d'un ton véhément.
- Ouais! En attendant, prépare la bouffe! J'ai faim! J'ai besoin de viande rouge! Fais cuire les tournedos et une bonne soupe, et n'oublie pas le lard avec la noix de beurre! Aboule aussi la bière et le saucisson, tant que tu y es!
- Faudra d'abord que Marianne m'aide à écosser les haricots! Et puis, j'te rappelle qu'on a pris de la margarine, donc c'est une noix de margarine que je mettrai dans not' soupe!
- Ça va, ça va! Arrête tes jérémiades!
- Je n'ai pas envie de tournedos, se risque Marianne. Le carême n'est pas terminé!
- Ma fille chérie veut jouer les culs bénits! Si tu continues, Marianne, je te fiche une taloche!
- Ne parle pas comme ça à notre fille! Je ne sais pas ce qui te prend ces temps-ci, mais on dirait que tu deviens athée! Reprend maman.
- On se saigne assez aux quatre veines pour payer l'école privée pour nos deux gosses, mais j'ai le droit de croire à c'que je veux et de voter pour qui je veux! Et la liberté de conscience, qu'est ce que t'en fais?
- Monsieur avoue que ses copains de l'usine lui ont bourré le crâne et qu'il a pas voté comme moi!
- C'est la crise, chérie! Les métallos sont touchés comme les mineurs! En plus, y faut accepter tous ces immigrés italiens, au Borinage comme au laminoir! Y causent ni le français, ni le flamingant! Les macaronis, y nous prennent not' boulot, à nous les braves Belges! J'veux pas êt' chômeur, comme Antoine qui a été licencié l'an dernier! Bientôt, on verra aussi débarquer en masse les Congolais et les Sidi si y venait aux gouvernements l'idée de leur accorder l'indépendance! Moi vivant, jamais!
- Donc, tu as voté l'an dernier pour Van Acker, pour la première fois de ta vie! Hé bien, j'ai préféré donner mon bulletin à Van Houtte! Je reste catholique, moi!
- Écoute maman, Marianne! Écoute-la bien! Elle est toujours pour les démocrates-chrétiens, alors qu'ils nous ont fichus dans la mouise! J'ai cru aux promesses du PSB de combattre la crise! Quel mal y a-t-il?
- Bon, on arrête de discutailler et on pense à notre nutrition! » Répond maman.
Elle prépare la soupe et fait cuire les tournedos. Marianne refuse la viande à cause du carême. La table est bientôt servie. Papa arrose le repas de bière, comme tout Belge qui se respecte. La viande est partagée entre les parents et Zénobe, qui lui, boit du lait, tout comme sa grande sœur. Maman sale la soupe, y met un bouillon cube de « Poule Soupe »™ et rajoute la noix de margarine. Elle demande :
« Marianne, es-tu sûre que tu ne veux pas un peu de lard pour agrémenter ta soupe?
- Non maman, je te remercie. Mets-y plutôt des vermicelles.
- Une bonne soupe avec des patates, des carottes, du poireau et des navets, on y met du lard, pas des vermicelles! Objecte papa.
- Le bouillon cube suffit à parfumer cette soupe. Merci bien maman, mais finalement, je ne prendrai pas non plus de vermicelles.
- Vivement Pâques, remarque papa. Je suis pas un mécréant! Demain, j'irai comme d'habitude à la messe des Rameaux! Zénobe a un beau rameau avec des friandises tout plein et y veut le montrer à ses camarades! S'pas, mon Zénobe? Pour l'après-midi, je crois que Marianne a un petit projet à nous soumettre! »
Le père prononce ces mots tandis qu'il se coupe une tranche conséquente de saucisson à l'ail. La mère rompt le gros pain de ménage, le partage, en passe un gros bout plein de mie à Marianne qui se met à l'émietter dans la soupe tout en acquiesçant aux paroles du père. Elle prend soin de le faire très proprement, sans qu'aucune miette ou croûte de pain ne salisse la nappe de grosse toile à carreaux rouges et blancs de la table à manger. Elle formule sa requête :
« Voilà! J'ai jugé opportun de promettre à Cathy et à Annick une petite sortie pas chère pour demain après-midi, avec Zénobe et les petits Winckler, De Brouckère et Pierlot : on sera huit au total. Vu que nous sommes serrés au point de vue budget même si les enfants de moins de douze ans payent demi-tarif pour le bus et le tram, il m'a paru plus sage qu'à défaut du cirque Medra, en tournée actuellement, ou du Luna Park de Bruxelles, on aille tous à une séance du cinéma du quartier, le Lido, où on peut se rendre en groupe à pied...
- Quel dommage pour le cirque Medra! Il paraît que les trapézistes, Maria Medra et Roberto Matarazzo ils sont formidables! remarque maman.
- Encore des macaronis! Bon, ma petiote a besoin de sous-sous! Et c'est quoi, que vous allez voir? Questionne le père.
- Je paye la place de Zénobe ainsi que celle du petit Ludovic Pierlot! Cathy et Annick ont accepté, quel que soit le lieu de distraction, de partager les frais pour les autres gamins! Avant la messe, demain matin, on se verra tous pour se faire la commission et confirmer qu'on ira au Lido voir le Luis Mariano!
- Tu m'as demandé le journal tout-à l'heure avant d'manger, reprend papa. T'as consulté la page des films. Je te rappelle qu'il y a aussi le Stella à quelques encablures.
- Le Stella est plus loin, objecte maman. J'ai aussi lu le programme, et le film proposé, il est pas vraiment pour les gosses : c'est le « Casanova » de Deanna Shirley De Beaver de Beauregard! »
Ce nom semble faire tilt dans la tête de Marianne. Elle paraît bouleversée et se met à balbutier :
« C'est le nom qu'a dit la dame chez l'épicière! Elle a dit qu'elle s'appelait comme ça et qu'elle était une star! Madame Scutenaire a aussitôt fait les déférentes et passé la brosse à reluire à ce chaland illustre! Elle lui a fait crédit!
- Quoi! Fait le père. Tu as rencontré DS De B de B en personne chez madame Scutenaire! Qu'est-ce qu'elle fiche à Ixelles?
- Comment qu'elle était habillée? Demande maman.
- Très élégamment, avec un chapeau à voilette et un manteau de vison, reprend Marianne. Elle était aussi très maquillée et coiffée en chignon. Ses cheveux m'ont semblé teints. Mais l'important n'est pas là. J'ai trouvé cette dame nerveuse, comme inquiète, anxieuse d'on ne sait trop quoi. Elle ne m'a même pas remarquée, c'est peu dire! Elle était très préoccupée par la date, demandant à madame Scutenaire de lui répéter si demain, c'étaient bien les Rameaux. Elle a marmonné avec son accent anglais : « Il n'est pas trop tard! Pourvu que ce « Poil Rêche » ne soit pas encore arrivé! » Puis, elle a voulu s'enquérir de la tombe d'une Madame de Bonnemain, en insistant sur le fait que s'y recueillir était pour elle de la plus haute importance! Ensuite, elle a rajouté : « C'était la grande amie d'Aurore-Marie, savez-vous? »
- Aurore-Marie qui? Lance papa.
- Aurore-Marie de Saint-Aubain, une enfant poétesse, dont j'ai lu les poésies cet automne à la bibliothèque de l'école. Ses vers sont mignons et pleins de fraîcheur naïve, répond Marianne.
- C'est drôle que cette star ait appelé cette femme par son petit nom! Ajoute le père. Je l'aime pas trop. Elle est comme une sauterelle, trop apprêtée, trop peinturlurée ; on dirait qu'elle a du sang d'navet tellement elle est maigre. Son nez et son menton sont trop pointus. J'préfère les gros os et les cheveux bruns d'ma Paulette chérie (il désigne maman). Je suis fier que tu tires d'maman, Marianne! Qui plus est, c'est l'côté sainte ni touche de la DS qui me gêne le plus : j' l'ai vue dans un film mélo où elle jouait une fillette belge de ton âge, appelée Tessa! Avec ses tresses et ses robes minables, elle avait fière allure! Elle cache derrière son masque de jeune fille bien élevée un côté sulfureux, lubrique et dangereux!
- Allons, qu'est-ce que tu insinues par là? S'exclame maman.
- Tu vas pas le nier! T'as vu aussi l'film! Elle y est très suggestive, pour qui est porté sur les tendrons! Et puis, qu'est-ce qu'elle fiche ici à rechercher cette tombe où est aussi enterré ce fameux général imbécile, Boulanger?
- Je n'en sais fichtre rien, papa. »
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Après ses frasques de 1888, Deanna Shirley De Beaver de Beauregard
devait se racheter une conduite.1 Daniel Wu lui avait fait prendre connaissance du danger que couraient des enfants innocents de la piste 1721 ter ou quater, qui n'était plus prévue au programme des temps potentiels mais était tout de même née : ces gamins belges, qui devaient avoir des destinées honorables dans ces pistes, en tant que petites vies, allaient être des victimes d'une entropie d'opérette qui se prenait pour le deus ex machina : Johann Van der Zelden, que le Ying Lung avait déjà affronté dans diverses pistes. Il fallait empêcher cela, au nom de la Vie, et du côté Saint-Bernard galactique de Daniel. Le maître de l'Agartha s'était procuré sans le dire à l'actrice un exemplaire non-autorisé des mémoires de Deanna Shirley, « Rosebud's bed », dans lesquels elle déclarait avoir été témoin du complot de Johann et du soi-disant Commandeur suprême du Temps, sous la défroque du procurateur équestre Quintus Severus Caero . 2
Ce qui embêtait notre jolie actrice, c'était qu'elle devait se faire passer pour la Deanna Shirley de 37 ans qui avait suivi le cours normal de son histoire, alors que dans la réalité d'Agartha City, elle n'était âgée que de 20 à 22 ans à tout casser. Il fallait donc qu'elle se vieillisse légèrement pour cette mission, et elle en geignait de dépit! Elle devait se rendre à Ixelles le 2 avril 1955 dans la piste 1721 ter, sous sa propre défroque de star déjà mûrie sous le harnais! Ce qui la gênait le plus, c'était de devoir accentuer l'apparence pointue de son menton et de son nez, qui s'était forcément aggravée avec l'âge, du fait que les femmes d'au-delà des trente ans, c'est bien connu, perdent définitivement ce qui leur restait de bonnes joues enfantines.
Elle fut donc en la place, à Ixelles, s'enquérant de ce fameux Poil Rêche, ayant retenu la conversation Johann-Caero, sans même savoir à quoi ce jeune voyou pouvait donc ressembler, s'aventurant, avec sa toilette de star apprêtée fort mal adaptée aux circonstances, dans les bas quartiers d'Ixelles, questionnant le lumpenprolétariat pété à la bière pression de troisième catégorie qui lui rotait en pleine figure, errant au risque du vol et du viol dans ces bas fonds trop populaires où elle reçut maints quolibets ou crachats des putes du lieu, encore plus peintes qu'elle mais grasses, bouffies et rougies d'alcool et clope sans filtre au bec, aux jarretelles à l'air voire pis, qui ne supportaient pas qu'une telle pouffiasse de luxe en vison et renard, trop pudiquement boutonnée, aille chasser sur leurs terres! (sa poitrine 80 bonnet B taille 13 ans (33 C selon les mensurations en cours aux States) l'excluait de tout dépoitraillage pigeonnant : dans les grands magasins amerloques, la malheureuse poupée de porcelaine était obligée de se servir au rayon intitulé « My first bra », qui côtoyait d'ailleurs celui appelé en français «Ma première bande hygiénique.») Son maquereau devait selon elles être, au moins, un ministre ou un ambassadeur amateur de ballets roses! Pour cette mission, DS avait laissé à Louise de Frontignac le mouflet qu'elle avait eu de Bertie prince de Galles après ses mémorables aventures au Chabanais. Lorsqu'il était né, toute la cité en avait fait des gorges chaudes... De toute manière, vus ses petits seins, les montées de lactation demeuraient chez elle sans guère de lendemain et elle souffrait fort lorsqu'elles survenaient, pour quelques gouttes dérisoire seulement, qui perlaient misérablement des mamelons tumescents et douloureux de ses pousses de fillette attardée, gouttes bien insuffisantes pour procurer la satiété à son bambin goulafre. De plus, l'allaiter en public était messeoir vue sa qualité de star hollywoodienne : c'était pourquoi notre belle Anglo-américaine s'était résolue à ce que son fils bénéficiât de l'allaitement mercenaire, quoique l'Agartha manquât de nourrices morvandelles plantureuses dans le goût de Saturnin de Beauséjour et que l'argent n'y eût point cours.
Cependant, une Ford Vedette bleu outremer en provenance de Marcinelle, déposa place Cocq
le fameux loubard milieu de siècle, célèbre pour avoir perdu un match de savate contre Sparrow quelques années auparavant. Poil Rêche, pour rappel, reçut ses ordres ainsi que ses armes de Kintu Guptao Y Ka et Nitour Y Kayane. Kintu lui récapitula les instructions qu'il tenait de Johann Van der Zelden en personne ; il lui rappela aussi le délicat maniement des fameuses boules puantes incendiaires que le petit malfrat devait balancer en pleine salle de cinéma Le Lido. Poil Rêche se gratta la tête, caractérisée par des cheveux noirs et drus, sorte de coupe en brosse loupée. Son hérisson apprivoisé, « Goofiejske », nom qui était un compromis entre l'argot américain et le parler flamingant, couinait sur son épaule droite. L'objectif était simple : modifier le cours de l'histoire, en tuant Marianne Arnault, l'empêchant de devenir l'implacable juge du TPI qui avait fait condamner au début du XXIe siècle pour crime contre l'humanité (pour crime de mise à mort lente des peuples, dirions-nous), les prix Nobel d'économie chicagolais ultralibéraux Harry Parker et Jonathan Samuel ainsi que le président des États-Unis TQT, le président du Conseil italien Olympio Peperoni et, par contumace, l'ancienne première ministre britannique tory Meg Winter. Dommage que TTT (Thomas Tampico Taylor) et Taddeus Von Kalmann étaient décédés depuis plusieurs années, échappant ainsi aux griffes de l'implacable juge belge! Madame la juge, comme on l'appelait, recevrait tout de même le prix Nobel de la paix 2008 pour ses actions de bienfaitrice et d'assainissement (toute la haute finance mondiale, dont Axel Sovad et Heberart Orloff, tous ces traders, ces rois des subprimes et de la spéculation échevelée étaient passés grâce à Marianne Arnault à la casserole du TPI avec un bon bouillon cube Poule Soupe™ en prime!). Cela , Johann Van der Zelden n'en voulait aucunement : le triomphe des ultralibéraux était nécessaire aux desseins de l'Entropie parce qu'ils permettaient une destruction accélérée de l'humanité avec ses corollaires: guerre, émeutes de la faim, de la soif et de l'eau, conflits pour les matières premières, épuisement des sols, des énergies fossiles, choc des civilisations entre deux intégrismes, l'un ultra matérialiste, l'autre archi fondamentaliste et au final, effet de serre, réchauffement climatique, ruine de la biosphère, montée des eaux et sixième extinction : tout le vivant de Gaïa serait ainsi rayé de la carte! Marianne Arnault devait mourir dans ce maintenant-ci, ce dimanche des Rameaux 3 avril 1955 de la piste temporelle 1721 ter, une semaine avant Teilhard de Chardin, hypostase mâle d'Aurore-Marie de Saint-Aubain, afin d'assurer, comme dans cette célèbre peinture du XV e siècle, LE TRIOMPHE DE LA MORT.
C'était oublier l'hypostase « jumelle » d'Aurore-Marie, notre jolie écervelée et frivole DS De B de B, l'envoyée de Daniel, dont le pouvoir surpassait tous les agents temporels MX de la quatrième civilisation post-atomique réunis, puisqu'il les avait tous fusionnés en lui... Heureusement pour notre Américano-hollandais, Deanna Shirley, qui n'avait rien à envier à miss Delphine Darmont, l'autre péronnelle et bécasse de l'Agartha, aussi mignonne qu'elle fût (du moins pour les amateurs de squelettes ambulants rachitiques peroxydés), pouvait ne pas s'avérer tout-à-fait à la hauteur pour cette mission périlleuse. Le hasard cher à Steve Gould (ou autre chose) avait mis habilement un atout maître dans la manche de l' Ennemi : les photos porno de l'actrice, prises au Libellule Hôtel voici quelques années, fort compromettantes pour elle et pour tout ADS (ami de Sparrow) se targuant de porter son groom héroïque aux nues! Et Poil Rêche avait ces épreuves salaces sur lui! Si DS De B de B le chopait, il la ferait chanter! Il était évident que notre Deanna Shirley prise par Daniel à la fin des années 1930, ignorait tout de ses agissements dans un temps ayant suivi son cours. Pour elle, sa filmographie s'arrêtait à « Femmes » en 1939!
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Ixelles, dimanche 3 avril 1955, début d'après-midi.
Deanna Shirley trottine sur ses talons aiguilles dans les rues adjacentes à la place Cocq, où fourmillent les cinémas de quartier. Supposant que les femmes de 37 ans et six mois prennent du poids, elle a essayé de se grossir, de faire ressortir un soupçon de ventre, de bourrelets qu'elle n'a pas, en s'engonçant dans une gaine Preytox™ très ajustée, d'une taille en-dessous de la sienne (34 au lieu de 36, au dessous, c'est du douze ans qu'il lui faut et les nymphettes ne mettent pas encore de gaine), lingerie pour ventre plat qui la comprime sous la jupe droite elle-même entravée de son tailleur Prince de Galles ligne H, à l'ourlet à mi-mollets, sans oublier son chemisier de satin, son fond de robe en soie et ses bas couture à jarretelles. Bien qu'il fasse un tantinet frisquet, l'actrice paraît suffoquer sous son vison tellement elle est écarlate. Heureusement, la voilette noire de son bibi ponceau de bengaline et de feutre dissimule cet empourprement digne d'une Aurore-Marie. Sa démarche se fait sautillante, tressautante, presque comique, comme sous l'excitation d'une piqûre de tarentule ou d'aoûtat. Près du cinéma Lido, elle vient enfin d'apercevoir l'objet de ses recherches : oui, elle ne peut s'y tromper! Ce jeune délinquant a une allure antérieure à celle des blousons noirs influencés par « Rebel without a cause » ou par « L'équipée sauvage », qu'elle a visionnés à l'holo-cinémathèque d'Agartha City. Il s'agit bien de celui qui a été battu par KO par Sparrow à la boxe française dans l'aventure illustrée de Fradin : « Sparrow sur le ring », inspirée d'un fait réel. Le chenapan a pris cinq ans supplémentaires, a plus de poils au menton et ses éphélides ont disparu. Sa musculature et sa taille ont augmenté : mieux vaut ne pas se frotter à ce jeune gorille de 18 ans! Mais que peut donc faire une chétive femme de un mètre cinquante-huit et quarante-deux kilos (33 C, 22, 33, telles sont ses mensurations américaines officielles) face à un tel monstre qui pourrait se mesurer au célèbre Kikomba Kakou?»3
Et le groupe de gamins?
Pourtant, pour oser affronter franchement ce vilain garçon, Deanna Shirley choisit de faire primer le glamour sur la force. Elle va jouer de ses charmes de star antérieure au féminisme soixante-huitard du MLF. Elle glousse et se refait une beauté, extirpant son bâton de rouge et son poudrier de son sac en croco. Puis, elle marche franchement en direction de Poil Rêche, droite comme un « i », en pensant aux grands peintres qui se sont disputé ses faveurs : Tissot,
Sargent,
Chaplin,
Khnopff
et Stevens
en 1888, Balthus, LeLorraine Albright, Ribera, Bacon et Buffet à l'Agartha alors qu'elle préférait comme portraitiste Hernando Bodego, mais voilà, ce dernier ne peint que des pachydermes! Las! Sa frivolité lui a été fatale : les enfants sont déjà là, et Poil Rêche leur parle en les provoquant, surtout le petit Zénobe, le frère cadet de Marianne! Huit vies sont en jeu! Sans omettre les autres spectateurs, encore potentiels, de cette séance! Fascinée, paralysée, estomaquée, Deanna Shirley écoute l'échange de mots :
« Alors, mon p'tit, pourquoi qu'toi et ta frangine vous choisiriez pas d'aller au Stella voir l'Casanova avec DS De B de B plutôt qu'cette connerie mal fichue de Luis Mariano, Gotverdomme! Laissez foutre les autres minots une fois et allez voir avec moi un truc pour les grands! J'paie la place à toi et à ta sœur!»
Zénobe Arnault, sous l'emprise de la colère, bégaie :
« C'est...c'est pas un film pour nous! »
Marianne, qui a revêtu son manteau princesse par-dessus une robe bleue unie à col blanc, et la petite Catherine Rickjsen-Lambilotte, neuf ans, à la robe jaune, aux nattes rousses et aux dents de Jeannot lapin, coiffée d'un bonnet de laine parce qu'elle craint le froid, s'interposent :
« Va-t'en ou on appelle la police! Lui crient-elles en français puis en flamand.
- Pas envie d'bouger d'cette piaule, les gonzesses! J'y suis, j'y reste! Tant que le petit, il aura pas récité les dix commandements des amis d'Sparrow! J'en sais de belles sur votre héros favori et sur ses amourettes avec DS! Alors, Zénobe, quel est le premier commandement des ADS?
- Un...un ami de Sparrow est franc et droit! Balbutie le frérot de Marianne, comme le récitant de la loi de « L'Île du docteur Moreau. »
- Ouaip! Passons au quatrième!
- Un...un..un ami d'Sparrow, il est fidèle à Dieu et à son pays!
- Le dixième et dernier, pour m'faire plaisir! Alleï!
- Un ami de Sparrow, eh bien, y jure de jamais donner la clef du code!
- Arrête, méchant garçon! S'écrie Marianne courroucée. C'est désolant à la fin!
- Oh, la mijaurée, la fille à papa bien élevée! Si tu savais combien ton Sparrow est un beau salopiaud! C'est quoi qu'on dit, kameraden? Ami, Sparrow, partout....
- ...toujours! » bredouillent en chœur les sept enfants qu'escorte Marianne, leur bonne fée.
Un petit garçon blond de sept ans touche le manteau de Marianne et fait :
« Gentille Momo, pourquoi que le méchant garçon y fait rien que nous embêter?
- Parce qu'il n'a jamais lu l'Espiègle au grand cœur : « Je dors, mais mon cœur veille! »
- J'suis sûr qu'Sparrow, s'il avait été plus grand, aurait rallié les amis du Fou Rex pendant la guerre! Jette, odieusement, Poil Rêche. Sa gentillesse, c'est qu'une façade! Pour être espiègle, il l'est! Il fornique en douce avec les filles, surtout, il l'a fait avec DS De B de B! J'ai là des preuves compromettantes! »
Poil Rêche exhibe les photos du Libellule Hôtel, qu'il a prises lui-même, embusqué dans la chambre (il était payé par un journaliste à sensation qui cherchait à compromettre Deanna Shirley auprès des commères d'Hollywood). Marianne, offusquée par ces saletés, en couleurs Kodachrome™ qui plus est, rougit.
« Je suis horrifiée! Ces photos sont sûrement truquées! Ne regardez pas, les enfants!
- Pourquoi, Momo? Questionne la blonde Annick, qui porte un aussi joli manteau du dimanche que sa copine, mais écarlate.
- Ce sont des photos cochonnes! »
Deanna Shirley a tout entendu : on l'accuse d'une nouvelle vilenie de gaupe à l'Isabeau de Bavière. Elle ne sait pas ce qu'elle a pu fabriquer dans ce cours-ci de l'Histoire puisque Daniel s'est bien gardé de lui dévoiler sa vie, a fortiori la date de son décès dans chaque temps alternatif où elle existe en tant qu'elle-même. Elle a compris que ces photos la compromettaient et cassaient son image. Il lui faut s'en emparer et les détruire. Elle n'a tout de même pas couché avec un gamin! Elle préfère les adultes consentants des deux sexes, comme elle l'a prouvé en 1888 au Chabanais ou lorsqu'elle avait failli céder aux avances tordues d'Aurore-Marie de Saint-Aubain, follement et narcissiquement amoureuse d'elle, cette poétesse droguée et d'esprit dérangé qui l'avait faite kidnapper lors de la partie de chasse de la duchesse d'Uzès avant de prendre temporairement sa place! Ceci dit, Aurore-Marie n'était pas mal et ses cheveux magnifiques y étaient pour beaucoup dans son charme vénéneux, ainsi que ses joues rouges et sa petite voix de gnagnarelle!
Un autre souvenir, captieux celui-là, puisqu'il s'agissait d'une blague de carabin de George Cukor datée de peu de temps avant son arrivée à l'Agartha et qui pouvait encore plus induire en erreur sur les préférences sexuelles de l'actrice, lui revient à l'esprit. Alors que le tournage de « Femmes » s'achevait, le réalisateur proposa à l' encore demoiselle une visite à un vrai institut de beauté aussi génial que celui reconstitué pour le film. Ce fut une expérience scabreuse qui attendait la pourtant fausse oie blanche. On l'obligea, fait étrange, à se déshabiller intégralement dans une cabine prévue à cet effet, sans enfiler ensuite un peignoir ni mettre une serviette. Par contre, elle dut recouvrir son visage d'un blanc loup de dentelle et de soie qui rappelait, toutes proportions gardées, quelque femme voilée du Maghreb. Toutes les autres clientes étaient également, elle ne savait pourquoi, en tenue d'Ève, à l'exception de l'ambigu masque, parfois agrémenté d'un domino, garantissant l'anonymat. Il y en avait de toutes sortes : des grandes, des petites, des maigres, des grasses, des jeunes bien roulées, d'autres à peine formées et sûrement mineures et des rombières flétries pleines de cellulite, aux seins lourds tombant lamentablement. Étaient-ce des naturistes? Certaines de ces clientes étaient intégralement épilées. Parmi celles qui ne l'étaient point, toutes les blondes étaient fausses et l'une d'elle avait poussé la tromperie et l'artifice jusqu'à s'oxygéner là aussi... comme le pensa en rougissant notre vedette avec un reste de pudibonderie bien anglo-saxonne, sans oser prononcer le terme réel, demeurant évasive, jusque devant les autres acteurs à qui elle conta cette mésaventure. Par contre, elle put jauger une vraie rousse, qui affichait fièrement et en toute impudicité, son corps de Pomone intégralement grêlé!
Il n'y avait curieusement aucune salle avec les installations typiques d'un institut de beauté, comme dans le film. Par contre, une enfilade de portes en acajou, numérotées comme dans les chambres d'hôtel, s'offraient à son regard intrigué. Des bruits bizarres, des gémissements étouffés, de petits cris plaintifs et des halètements furent perçus par les oreilles de la jeune femme à travers ces cloisons. Les portes n'avaient pas de serrure : impossible d'y regarder en douce ; elles devaient se verrouiller de l'intérieur. Deanna Shirley réalisa dans quel guêpier obscène elle était tombée lorsqu'une brune permanentée aux formes généreuses avec une émeraude au nombril pour toute autre parure que le domino et le loup commença à se frotter contre elle comme une chatte en chaleur en lui susurrant des mots suaves et troublants dont son corps souple et fin de jeune nymphe à peine nubile - elle pensait avoir affaire à une gamine de 14 printemps - était le principal sujet. Elle l'invitait à venir en sa compagnie dans une des chambres adjacentes afin de goûter ensemble aux plaisirs de Bilitis et de Lesbos : Cukor avait malicieusement introduit la naïve britannique dans un club échangiste saphique! Deanna entrevit par l'huis entrouvert de la chambre de perdition, comme une image subliminale, un lit rose et spacieux aux coussins moelleux à souhait. Sur le couvre-lit aussi doux qu'un duvet d'oisillon, étaient posés de curieux sticks en forme d'amanite phalloïde et un ours en peluche au museau par trop proéminent (sorte de « sex toy » années 30)! Ses yeux n'étaient pas en verre, mais constitués de boutons de culottes! Les godemichés de sycomore, de tilleul et de santal, subtilement parfumés par d'émollientes essences aux effets des plus aphrodisiaques, embaumaient de leurs capiteuses senteurs sybaritiques cette chambre vouée à la griserie lascive et à la volupté. Deanna Shirley manqua s'y abandonner.
Ce fut un éméché vieillard aux bacchantes fauréennes, un vieux Priape en caleçon long 1900, qui, s'étant trompé d'établissement, remit les pendules à l'heure! Lorsque la star hollywoodienne avait ultérieurement raconté à Michel Simon cet épisode peu reluisant, ce dernier s'était mis à disserter avec volubilité sur les masques, lui expliquant qu'ils devaient être fabriqués dans les mêmes étoffes que la lingerie fine et jouaient par conséquent un rôle érotique et fétichiste similaire à celui d'un cache-sexe ou d'une petite culotte!
« Pourquoi que la dame blonde, elle est habillée en petite poupée mignonne avec de gros rubans? Demande Zénobe qui a malheureusement entrevu le premier cliché lubrique.
- Parce qu'elle était déguisée comme ses personnages préférés : Lisa Berndle et Tessa, petit galopin! Elle aime jouer les petites filles vicieuses! Lui répond égrillard Poil Rêche. Même Goofiejske en couine de fou-rire! Écoute comme il est ravi! Mon petit, tu veux la voir presque à poils avec juste ses pantaloons 1880? Elle sait te dépuceler les plus récalcitrants morveux!4 C'est une fille experte!»
Après moult hésitation, Deanna Shirley se jette enfin dans l'arène, alors que Marianne administre une gifle au voyou avant d'entrer dans le cinéma avec ses sept protégés. Elle leur crie, en anglais :
« Stop! Stop! Don't come in! Don't go into this cinema! It's too dangerous! Fire! Fire! Help! »
Elle voit Cathy Van de Winjgaert se retourner, surprise, tandis qu'un des petits est brièvement distrait par un incongru squelette de fleur voletant, pistil ou pollen précoce porté par la brise fraîche de ce début de printemps, et s'exclame : « Oh! Une bête à bon Dieu, comme les appelle ma mamie »! Elle entend Poil Rêche jurer comme un diable :
«Merdre! Par Ubu cocu! » et Cathy Van de Winjgaert de lui répliquer :
«Sacripant! On ne dit pas de gros mots! C'est très vilain! C'est « Mille bombes! » ou «Saperlipopette! » qu'il faut dire, comme Sparrow dans ses jolies histoires! »
«Les enfants! Je veux sauver les enfants! » reprend en français Deanna Shirley, quitte à passer pour folle et à imiter sa rivale Deborah Kerr dans un film qu'elle n'a pas vu car postérieur à l'époque d'où elle vient : «Les innocents.»
Prenant du poil de la bête, elle empoigne la petite frappe avant qu'elle n'emboîte le pas à la smala de Gentille maman.
« Alors, petit morveux, on me déconsidère en public? » Trouve-t-elle de mieux à dire en grasseyant de plus belle.
Il est rare de voir une Anglaise de souche monter sur ses grands chevaux alors qu'elle est réputée snob, flegmatique et pincée comme toutes ses coreligionnaires. Disons qu'une colère de DS De B de B équivaut, toutes proportions gardées, à une ruade de pouliche rose bonbon d'album illustré pour fillettes nunuches, de ces pouliches de royaume enchanté avec princes charmants et belles aux boucles d'or que les gamines de bonne famille vouées aux trois K d'Outre-Rhin chouchoutent pomponnent et pansent des heures durant dans leur box avant de les monter et dont elles prennent soin de brosser et shampouiner crinière et queue avant d'y nouer de gros rubans de satin et de soie parfumés au jasmin, au muguet, à la primerose ou à l'œillet mignardise. Quitte à ébranler sa mise en plis (on ne disait pas encore à l'époque brushing), l'illustre actrice délurée et distinguée soufflette le merdeux avec son gant de chevreau, « comme si elle eût été un chevalier défiant son ennemi », ainsi que l'aurait écrit un romancier épique du XIXe siècle à la Dumas ou Scott. Pour un type comme Poil Rêche, dont l'habitus est la force virile, l'intimidation et la domination des faibles, recevoir deux camouflets féminins en moins de cinq minutes relève de l'humiliation grave : son punch doit primer, quel que soit l'adversaire, et il a un compte à régler avec Sparrow et ses partisans, en plus de la mission pour laquelle on le paie : Kintu lui a versé un acompte de 500 dollars, et mille suivront bientôt une fois la mission accomplie. Mais le jeune loubard milieu de siècle a prêté peu d'attention aux biftons de l'homme robot : il aurait pu se rendre compte qu'il s'agit non pas de faux, mais de new dollars de la piste de la fin du XXe siècle, celle où sévit la troisième guerre mondiale (1993-1999) et la guerre du temps entre les soviétiques de Diubinov, premier secrétaire du PCUS et président du présidium de l'URSS et les Américains du président Drangston, piste où il n'y a pas eu Gorbatchev, Eltsine et Fouchine et les événements de 1989-1991 : ces coupures de new dollar sont à l'effigie d'Eisenhower, le président Américain en exercice en 1955!5 Ce n'est pas une arnaque, non, ni du faux monnayage ; juste l'étourderie d'une des créatures bioniques et biologiques de Shalaryd recrutée par Johann (Shalaryd est une des cités souterraines de la première civilisation post-atomique, la seconde de ces civilisations étant celle des cyborgs, la troisième celle des néo-mayas de boue décimés par les guêpes géantes vers l'an 30 000 et la quatrième celle des agents temporels MX, des Douze Sages, du Commandeur Suprême du Temps et de l'Homo Spiritus. Et Daniel Wu a préservé cette potentialité.).
Poil Rêche donne donc un coup de poing à Deanna Shirley : la pauvre! Il suscite l'indignation des badauds, qui appellent un agent de police! Paniqué, Poil Rêche, comme Lee Harvey Oswald, se réfugie dans le Lido tandis qu'on porte secours à la comédienne qui a reçu l'impact sur le ventre, là où la serre la gaine!
Le voyou s'introduit subrepticement dans la salle de spectacles, de pantomimes lumineuses à 24 images par seconde, en resquillant comme d'habitude, profitant de l'absence de videur dans ce modeste cinoche qui n'a pas les moyens d'en engager un alors que Marianne et ses petits protégés se délectent déjà de la première partie de la séance, constituée des actualités cinématographiques comme il était d'usage en ces temps révolus. C'est tout juste si la caissière et l'ouvreuse en tailleur rouge avec une toque du style hôtesse de l'air l'ont apostrophé et interpelé par un « Hep! Monsieur!». Le lieu est chauffé par un poêle au mazout, situé derrière l'écran, et qu'on entend discrètement ronfler. Il faut que Poil Rêche déclenche l'incendie, fasse ce pour quoi on le paye, avant que les pandores le pincent...pour coups et blessure à l'encontre d'une maigrelette femme! Il rase furtivement les murs, en tapinois, lentement, progressivement, se rapprochant de l'emplacement fatidique, comme en un suspense haletant et tapant sur les nerfs savamment distillé par le maître Alfred Hitchcock, le réalisateur amateur de (fausses) blondes glaciales à qui DS doit la célébrité, mais pour lequel elle n'a paradoxalement pas encore tourné puisqu'elle vient d'avant « Rebecca »!!! Il commence à sortir, en un geste calculé, ses armes : ces fameuses boules puantes incendiaires! On entend le speaker des actus vanter les exploits sportifs des glorieux petits athlètes wallons ou parler d'une visite protocolaire effectuée par Baudoin 1er, roi des Belges, chez l' Exarque de Baldonie Extérieure et le Grand Duc de Fenwick. Un reportage sur les fêtes des Géants du Nord, Gargamelle et Grandgousier, suit sur fond d'une musique folklorique empruntée à la suite brabançonne pour orchestre à cordes de Jean Saintonge qui n'est plus de ce monde pour encaisser les droits d'auteur, quoique sa veuve, Evelyne Lancret (qui a doublé en 47 Deanna Shirley dans « Tessa » et dans « Le crime de Madame Lexton ») fasse partie des ayant droit... Puis, re-sports : la victoire du champion cycliste Jeff Kublet à la quinzième Flèche du Hainaut comme celle du coureur automobile Jan Van Krompire au grand prix de Cocochamp sont commentées avec enthousiasme. Un des bouts de chou qui accompagne Marianne fait cette réflexion : « J'préfère mes cyclistes en plomb Bleuet, Caramel et Pyjama! ». Jeannine De Brouckère, une adorable petite brune de six ans aux longues tresses avec des nœuds au bout se met à réclamer à cor et à cri une crème glacée à la vanille. Marianne la calme en lui offrant une sucette à l'anis.
Hélas pour Poil Rêche, son estomac se met à gargouiller : il a cassé la croûte trop en vitesse, n'ingurgitant tantôt qu'une demi-portion de moules frites parce qu'il n'avait qu'une demi-heure pour se restaurer avant l'arrivée des minots! En plus, il commence à souffrir d'une sacrée envie de pisser! Il a trop abusé de la bière pression Varende pils™. Plus le choix : il doit balancer ses « bombes » ni vu ni connu! Alleï une fois!
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« Mes chers neveux, la suite devient tragique et triste, mais je vous promets tout de même un dénouement heureux, exulta l'oncle Fol sur le ton d'un vieillard ratiocinant sur le désenchantement du monde.
- Continuez quand même! Réclamèrent les garçonnets.
- J'ai envie d'une petite digression, en guise de mise en bouche avant le drame. Tenez, l'histoire véridique de Bobby chien fidèle, un corniaud qui vécut dans les années 1860 dans les bas-fonds de Liverpool sous le règne de Victoria. Naturellement, ce récit est aussi mélodramatique que de l'Hector Malo, mais je vous en garantis l'authenticité!
« Adonc vivouait à Liverpool, aux environs de 1860, un pauvre vieil homme appelé Grey. Il étouait seul au monde. Son seul ami, son unique compagnie, étouait son chien, Bobby. Démuni de toute ressource autre que les quelques liards que lui procurouait la mendicité illicite, Grey portouait pour toute vêture une camisole en toile écrue déchirée aux coudes, un tricorne poussiéreux et un haut-de-chausses rapiécé qui remontouaient tous trois à son grand-père qui avouait vécu au XVIIIe siècle, chemise, coiffe et culotte semblables, bien qu'elles fussent gravement usagées, à celles des personnages des anciennes gravures qu'aimouait à représenter le sieur Moreau Le Jeune
et pareilles aux haillons des figures du peuple des gouaches de Le Sueur.
S'il se faisouait attraper par l'exempt, il risquouait le bani∫∫ement à vie!
Grey avouait dressé Bobby à exécuter quelques tours de chien savant, un bonnet de police crasseux à la Capi enfoncé sur la teste. Lui même aimouait payer de sa personne en esquissant quelques pas de danse ou en improvisant une gigue tout en jouant d'oreille sur son chalumeau, afin de s'accompagner, les antiques menuets de Jean-Baptiste de Cupis et du sieur Exaudet, en une pantomime de gueux du plus heureux effet... »
- Restez-en là, oncle Fol! L'interrompit Michel. Gardez cette « Belle histoire » pour une prochaine fois!
- Puisque vous l'entendez ainsi, je reprends le récit de la vie de Marianne Arnault! »
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Trois secondes seulement viennent de s'écouler. Le speaker des actualités cinématographiques claironne sur fond d'une musique martiale composée par Jan Blockx à l'orée de ce siècle :
« Monsieur Théo Vandervelde, sous-secrétaire d'État à l'action sanitaire et sociale wallonne, a inauguré à Braine-L'Alleud, en présence du bourgmestre, le musée des pots de pommades médicinales et des onguents anciens dans un ravissant pavillon du XVIIe siècle (...) »
Poil Rêche a tellement la trouille que les flics le pincent en plein cinéma, sans oublier son envie pressante de faire de l'eau, qu'il projette sans calculer ses boules incendiaires sur le poêle à mazout en pensant :
« Où c'qu'y a des toilettes ici? »
Tandis que le reportage mettant en scène des officiels à barbiche, huit-reflets et queue-de-morue désuets cède la place à une ultime séquence abordant un sujet de propagande coloniale congolaise, illustré cette fois par une mélodie de Fétis, le compositeur préféré d'Anne-Louise Alix, duchesse de Talleyrand-Périgord6 , une explosion sourde retentit derrière l'écran. Le public des premiers rangs réagit aussitôt tandis que l'écran semble se tordre et roussir. Un homme d'une quarantaine d'années à la figure en lame de couteau s'écrie à tue-tête : « Au feu! Au feu! ». Il essaie de circonscrire le sinistre avec son veston, vainement. Le florilège des enchaînements classiques d'actions humaines au cours d'une panique s'ensuit, mélange d'actes de sublime héroïsme et de manifestations de la veulerie la plus abjecte. Et Marianne Arnault s'inscrit d'emblée dans le camp des héroïnes.
Et Poil Rêche dans tout cela? Que fait-il? Il n'entend plus ; il ne bouge plus. Il est mort, aux premières loges, surpris par la puissance de l'ignition de ses « boules puantes » sans même avoir réalisé qu'il était soufflé, pulvérisé, calciné et cramé avec son hérisson mascotte. Cette arme imparable a déjà prouvé son efficacité à Nuremberg en septembre 1934, lorsqu'un commando temporel israélien venu de 1993 -le 1993 de Johann- a tenté d'assassiner Hitler7 . Poil Rêche a terminé son parcours de malfrat à dix balles à la manière de ce célèbre zombie mexicain échappé de la troupe des guérilleros de Zapata et de Pancho Villa. Ce monstre avait voulu annihiler l'ange-chevalier médiéval Philippe Van der Kirche8 dans un château normand atemporel où notre séraphin combattait le prince des ténèbres et sa fille. Armé d'un lance-flammes laser des années 2100 (une des armes favorites des révolutionnaires islamistes dits turbans noirs qui s'emparèrent de la Suisse en 2105 univers 1721 bis), revêtu d'un sombrero carbonisé et de restes fuligineux de poncho délabré, notre mort-vivant mexicain, numéro d'ordre 251 d'une liste de 450 monstres divers allant de l' Alphaego au Platybelodon en passant par le K'Tou Xilulu, la momie inca, Kakundakari, le yogi déstructuré, le sumotori Yamamushi Hukugune etc. sans omettre une version vampirique d'un général de brigade de 1m 92 qu'il est inutile de nommer tellement il est illustre, avait été facilement vaincu par les armes séraphiques après avoir juré, comme tout Mexicain qui se respecte : « ¡ Caramba! ¡Caraï! ¡ Hijo de puerco! ¡ Hermano del rey Pedro! » (Pierre le Cruel, roi de Castille de 1350 à 1369)
Comme c'est dimanche, le cinéma est plein à craquer et le public affolé a tendance à bousculer et piétiner les faibles : femmes, enfants, vieillards. Il n'y a pas d'issue de secours. Marianne tente de regrouper ses sept petits protégés, de les évacuer vers l'unique sortie sans céder à la peur panique, mais les plus petits pleurent. La jeune fille sent les mains des minots la lâcher chaque fois qu'elle vient de les saisir et la fumée envahissant la salle abolit toute visibilité : chacun se disperse, et il y a d'autres gamins épouvantés perdus par leurs parents. Il est du devoir de la sublime enfant de faire aussi quelque chose pour eux. Marianne retrouve Zénobe. Elle empoigne un petiot de quatre ans, un petit brun qu'elle ne connaît pas. Elle tousse, elle suffoque. Si elle parvient à sauver tout le monde, elle sera décorée pour son acte d'héroïsme.
Enfin la sortie, mais il manque six gamins. Elle confie le petit inconnu à Zénobe tout en lui donnant ses instructions :
« Va, va avertir papa et maman qu'il y a le feu! Je dois retourner dans la salle sauver les autres!
- Marianne! Reviens! Tu es folle!
- Le devoir avant tout! Mes jeunes amis m'ont été confiés pour que je les protège! »
Elle retourne dans l'enfer... Dedans, c'est le chaudron du diable. La chaleur est dantesque. Marianne étouffe, ses yeux sont irrités par la fumée, les cendres, les escarbilles. Elle appelle :
« Annick! Cathy! »
Il y a encore une foule de badauds, de malheureux qui la bousculent sans ménagement, la houspillent, la piétinent, la meurtrissent. L'un de ces malheureux l'interpelle : « Que fais-tu, petite? Tu te trompes! La sortie, c'est là-bas! » Dans le tumulte, le désordre, le hourvari généraux, les cris et glapissements habituels retentissent, éructés en français et en flamand : « Sauve qui peut! A l'aide! Au secours! » Une jeune femme aux cheveux acajou, les yeux hagards, dont les bas tombent, grotesques, sur ses jambes, titube en gémissant : « Paul! Paul! Où es-tu mon chéri? » Son errance est interrompue par un rustre qui la renverse et lui marche dessus, un homme pourtant bien habillé, au complet d'alpaga, pressé qu'est ce bourgeois de s'extirper du lieu létal.
Jamais Marianne n'a été aussi belle, sublimée en cet instant terrible, avec son visage marqué de contusions, ses cheveux noirs ébouriffés et sa pauvre robe bleue souillée et déchirée. Une vilaine écorchure au genou gauche la fait souffrir. Qu'importe : elle se relève, elle est là ; elle trouve Catherine Rickjsen-Lambilotte avec la petite De Brouckère et le petit Pierlot. Le trio parvient à sortir, il ne sait comment...Un homme tout noir, très grièvement brûlé, s'effondre sur le trottoir après s'être échappé et quelqu'un le recouvre de son manteau. Une atroce odeur de chair calcinée et de tissu roussi vous prend à la gorge. Des hurlements d'épouvante, certains provenant de personnes en train de flamber vives, retentissent dans et hors du cinéma. Il n'y a que quatre minutes de passées depuis le début de la catastrophe, quatre misérables et dérisoires minutes...
Au dehors, Marianne parle :
« Vite, les enfants! Attendez les pompiers et attendez-moi aussi, car je dois encore sauver Annick, les petits Winckler et ta sœur aînée, mon pauvre Ludovic!», dit-elle en s'adressant au petit Pierlot.
Sa figure est noircie et marquée d'ecchymoses. Elle a une coupure au front qui saigne vilainement. De la fumée semble s'échapper de sa robe en lambeaux. Elle est bouillante. Elle sent le roussi. Ludovic Pierlot crie :
« Mais tu brûles, Momo! Tu brûles! »
Elle n'en a cure! Elle retourne, stoïque, dans le sinistre.
Elle titube sous les flammèches qui la lèchent, impudentes, au milieu de la vilenie et du malheur, de la désolation générale. Fin d'un monde innocent, symboles opimes, holocauste des justes! Le sol du lieu en flammes est jonché de débris divers, épars, de reliques dérisoires de cette tragédie qui court vers son accomplissement : brisures de strapontins, pardessus, paletots, manteaux, vestes, chapeaux d'hommes, de femmes, casquettes, bonnets, bérets, pèlerines d'écoliers, chaussures de femmes, d'enfants, sacs à main, cannes et maints autres détails et objets adventices à défaut de fortuits, qui ont l'avantage de détourner l'attention des déjà presque cadavres situés à côté d'eux, comme autant d'euphémismes subtils quoiqu' inappropriés. Il y a aussi des amas indéfinissables, indicibles : est-ce là la résultante de la carbonisation de ce qui fut un être humain?
Une grosse dame est à terre, elle gémit ; on l'a piétinée. Elle est sanguinolente en même temps que noircie. Elle ne peut plus se relever. Elle est piégée, comme 57 autres personnes qui ne sortiront pas de cette fournaise de mort et hurlent leur désespoir parce que le plafond s'effondre à l'instant, en écrasant certaines, parce que le piège se referme définitivement et que l'issue est bouchée pour toujours. Des torches humaines, partout, parcourent ces ruines avant de se recroqueviller, de s' étrécir par le jeu de la combustion, retournant à l'élément carboné puis cendré originel.
Marianne boite ; elle n'en peut plus. Elle aperçoit enfin Annick en larmes, sa meilleure copine, décoiffée, la figure charbonneuse, les cheveux blonds brûlés, qui a regroupé plusieurs enfants sous son giron, en un réflexe déjà maternel : il y a un des Winckler avec elle et trois autres petits, deux garçonnets et une fillette châtain toute menue dont elles ne savent pas les noms, et qui ont perdu leurs parents. Les flammes les cernent de toutes parts. Elles ronflent, tourbillonnent autour de leurs pauvres proies. Marianne se joint aux petits qui vont mourir avec elle. L'ultime instant, celui de la transfiguration, est arrivé.
La petite fille inconnue a une figure pâle, des cheveux magnifiques d'un châtain clair ambré et de grands yeux verts mélancoliques, empreints de cette gravité propre à l'enfance qu' un Edmond Jabès sut si bien restituer. Elle porte une robe blanche à smocks, pure de toute tache, et un grand ruban bleu pastel agrémente sa longue chevelure.
« Comment t'appelles-tu? Lui demande Marianne.
- Monique et z'ai plus de maman!
- C'est moi ta maman, désormais! »
Un des petits garçons pleure en réclamant sa mère.
Monique zézaye : « Z'ai peur de mourir! Z'ai que cinq ans!
- Ne crains rien, Monique, je suis là, n'aie pas peur! Tu verras, ça ne fait pas mal du tout! Tu ne sentiras rien et tu ne t'en rendras même pas compte!
- Z'est vrai? »
Annick geint :
« Je n'en puis plus, Marianne... »
Et Gentille maman de répliquer, galvanisant ses amis :
« Serrez-vous tous contre moi, les enfants! Du courage! Le Bon Dieu et la Sainte Vierge sont avec nous! Ils nous attendent au ciel! »
Ils se regroupent, se tiennent tous par les bras et par la taille autour de Gentille maman, sous son aile protectrice. Marianne empoigne le petit Winckler et le prend dans ses bras.... Le feu approche... Tout va être consommé, seulement huit minutes après le commencement du drame....
Ce fut dans cette attitude, réunis dans la mort, que les pompiers devaient retrouver les enfants, figés à jamais....
**************
Un tourbillon, un maelström, un tohu-bohu....La jeune fille se sent irrésistiblement entraînée à une vitesse phénoménale dans un tunnel baignant dans une lumière aveuglante, tunnel qui se ramifie en un réseau d'une capillarité infinie. Elle a la sensation de croiser furtivement plusieurs formes de vie inconnues, dont elle ne parvient pas à appréhender la nature, mais elle ressent que toutes possèdent l'intelligence et certaines d'entre elles ont une constitution, un organisme, très éloignés de ce que l'on appelle humain...
Les capillaires s'entrecroisent, se recoupent, se disjoignent à nouveau, éclatent en d'autres bouquets qui rayonnent à leur tour et ce par une infinitude de possibles biologiques et physicochimiques.
La paix, un sentiment de plénitude, d'accomplissement, habitent celle qui fut Marianne Arnault et n'est plus, du moins le croit-elle, qu'une de ces créatures vivantes, de quelque espèce qu'elles soient, entraînées tout comme elle dans ce voyage fantastique vers elle ne sait trop où. Couleurs, matières, sons, tout est prismatique et kaléidoscopique, voire fractal, terme qu'elle ne pouvait connaître dans le monde qu'elle vient de quitter. Elle perçoit des êtres vraiment singuliers, se demandant pourquoi ils ont une âme alors qu'elle ressent une incompatibilité apparente entre leur physiologie, leur stade évolutif dans l'échelle supposée du vivant et l'existence d'une pensée raisonnée, d'une conscience de soi, qu'elle croit l'attribut exclusif de la femme et de l'homme, espèce forcément située au sommet de la création. Puis elle comprend : toutes sont comme moi des créatures de Dieu, et peu importe leur forme! Elle accède à un stade supérieur et touche de près ce qui fait sens dans la notion de Vie.... Comment, ces choses que je croise pensent, souffrent, raisonnent comme moi? Ces sauterelles géantes, ces rochers et ces cristaux raisonnants, ces oiseaux, ces gaz capables d'imaginer, de concevoir leur monde propre, ces dinosaures bipèdes bizarres, au gros cerveau, cette méduse, ce singe à plumes, cet autre ailé, cet arbre à visage, cet éléphant, ce loup blanc aux beaux yeux bleus, cet homme préhistorique avec son bourrelet sus-orbitaire et son gros nez, cette « crevette » à trompe et à pince et qui sais-je encore?
Après un temps indéterminé (qu'est-ce encore que le temps, ici, là-bas et ailleurs?), elle parvient dans ce qu'elle qualifie d'aérogare. Tout y est blanc, nu, épuré, dépouillé, originel, d'avant les mondes. Et elle n'est pas seule! D'autres enfants arrivent et paraissent provenir de partout et cette fois, tous sont des êtres humains! Ils sont de toutes les ethnies humaines et de toutes les époques, puisque le temps est aboli ici, et aucun n'a plus de quatorze ans...
Elle se relève. Sa robe est devenue toute blanche, à l'image de ces lieux resplendissants et elle n'a plus aucune déchirure ni aucune souillure. Marianne n'a plus mal du tout : elle ne ressent aucune douleur : plus d'écorchures, plus de brûlures... Son corps est intact, mais est-elle matérielle dans le sens trivial du terme ou cette matérialité a-t-elle été sublimée en autre chose? Elle ressent qu'ici, elle sera heureuse et que tous sont égaux, que les différences sociales, de race, de culture, de religion, n'ont plus cours... Est-ce le Paradis?
Une voix l'appelle :
« Marianne! Marianne! »
C'est Annick et elle tient par la main la petite Monique! Trois garçonnets les suivent. Tous les enfants s'embrassent et pleurent de joie. Tous sont désormais vêtus de blanc, comme elle.
« C'est merveilleux, exulte Annick, enthousiaste, ses beaux cheveux blonds tombant sur ses épaules, sa peau de porcelaine aussi immaculée qu'avant la catastrophe. Nous sommes vivants! Dieu nous a sauvés! »
Le petit groupe se met en marche, au milieu des cris de réjouissance des minots de tous les continents. Il y a aussi beaucoup de bébés, dont le séjour ici-bas n'a été que trop bref. Marianne et Annick voient qu'on les prend en charge : de jeunes femmes d'une beauté époustouflante, de toutes les origines, de tous les peuples du monde : amérindienne, inuit, bantoue, khoisan, aïnou, saoudienne, persane, hindi, aborigène, mélanésienne, coréenne, thaï, espagnole, norvégienne, achuar, éthiopienne, peul, turque, lapone, russe, française, han etc... prennent soigneusement les bébés aux bras et les placent dans des berceaux avant de les emporter. Car il y a beaucoup à faire à cause de la mortalité infantile et ce, dans tous les temps. La plupart des bébés européens paraissent issus d'époques passées du fait qu'ils portent encore l' emmaillotage étroit en usage à l'ancien temps. Certains sont si anciens qu'ils sont nus comme s'ils provenaient directement du monde d'Adam et Ève, d'avant l'invention du vêtement et des langes. Et ces sortes de puéricultrices sont habillées à l'identique : un tailleur ivoire, occidental, à la mode de 1955 (sans doute est-ce ainsi que nos enfants les perçoivent car ces « nourrices » auraient pu tout aussi bien revêtir les vêtements variés et caractéristiques des époques et des contrées d'où proviennent les bébés). Aucun enfant ne crie, ne pleure ; aucun n'a faim, ne réclame le sein ni ne se souille : ils n'en n'ont plus besoin.
Puis, il y a une espèce de billetterie. Une autre dame vient à la rencontre du petit groupe. Elle porte le même costume tailleur que les autres, aussi beau qu'une œuvre de grand couturier, aussi élégante que si elle revêtait du Christian Dior ou du Jacques Fath. Elle est brune aux yeux bleus et ressemble étonnamment à la comédienne Gene Tierney, une des plus jolies femmes de l'époque d'où viennent nos gamins.
« Venez avec moi, les petits ; on va vous inscrire! »
Tous se laissent emmener : ils ont perçu l'infinie bonté de la jeune femme.
« Ça doit être une « ange », murmure Annick à l'oreille de « Momo" .
- Elle n'a pas d'ailes!
- Si, regarde bien : elles sont si translucides qu'on les voit à peine : elles sont nervurées comme celles des libellules.
- Fantastique! »
La dame-ange est arrivée à une sorte de guichet où s'affairent d'autres jeunes femmes toutes aussi belles, qui ressemblent toutes à des stars de cinéma. Marianne croit identifier une « Grace Kelly »,
une « Michèle Lorrant », une « Evelyne Prestre », une « Delphine Darmont » et une « Vivien Leigh ».
La « Gene Tierney » « angèle » parvient à un bureau brillant tant il est clair, où se tient assise une « Ingrid Bergman » rayonnante, aux cheveux aussi jolis que ceux de la petite Monique. « Gene Tierney » lui tend un carnet de vélin. Avec son merveilleux sourire, l'autre dame-ange parcourt le carnet puis décline les identités des six enfants. « Ingrid Bergman » déclare ensuite :
« Bienvenue à l'Agartha des enfants Sapiens! »
Marianne ne peut pas le savoir : les « angèles » sont vraiment les comédiennes, non leurs sosies, qui se mettent ainsi en scène pour atténuer le choc de l'arrivée! Qu'est-ce donc que cet Agartha, si ce n'est une forme du paradis? Daniel Wu l'a voulu ainsi.
A cet instant, une curieuse jeune fille, trapue, au grand nez, avec un bourrelet épais en guise d'arcade sourcilière, interpelle Gene Tierney.
« Que veux-tu, Mukura? »
- J'ai des problèmes! Il y a un afflux dramatique de petits, victimes d'une épidémie inconnue. La piste K'Tou 1213 est en danger et la civilisation K'Tou numéro 104 risque l'extinction! Daniel doit changer cela!
- Tranquillise-toi Mukura! Cette épidémie n'est qu'une potentialité : il y a plusieurs centaines d'autres mondes K'Tou possibles, et qui réussissent!
- Jamais je ne m'habituerai au jeu de Daniel! Soupire Mukura.
- Tiens, pour te détendre, je t'invite au vernissage d'Uruhu! Il expose ses dernières œuvres d'art : ocres sur peaux, ocres sur écorces, ocres sur corps...il s'est même entiché de la technique de l'ocre sur soie! Synthèse détonante des arts néandertalien et chinois! Déclare Ingrid Bergman.
- Même si c'est notre tradition, je n'aime pas l'exposition de modèles vivants! Reprend Mukura.
- Nuru, Unu et Ababu ont consenti à servir l'inspiration d'Uruhu! Fait Gene Tierney.
- J'ai particulièrement aimé son ocre sur peau « Durgu, le dieu bison, traversant le soleil » et l'ocre sur écorce « Minga, le dieu mammouth et le miracle de la grande chasse. » dit enthousiaste, la comédienne américano-suédoise.
- Je suis plus réservée, réplique Gene Tierney. Ces lignes, ces cupules, ces encoches, ces traits! Trop abscons! Je préfère Jackson Pollock!
- Pourtant, Salvador Dali a été particulièrement laudatif, sourit Ingrid. N'a t-il pas déclaré : « L'arrrt d'Uruhu représente la quintessence de l'achillée sternutatoire et de l'évhémérisme transcendantal qui, métaboliquément, nous ramènent à l'orrigine dou monde! »? Pouffe-t-elle en imitant la voix du peintre catalan.
Marianne n'entend rien à cet échange de mots. Certes, elle a entendu parler de Salvador Dali, mais l'art moderne ne l'intéresse pas.
Les deux actrices sont interrompues par une autre personne qui déboule au guichet : DS De B. de B. elle-même, qui a conservé sa toilette d'Ixelles.
« Arrêtez! N'admettez pas encore Marianne Arnault! Ma mission a loupé! Je dois tout recommencer! J'ai vu le chronovision, c'était horrible! Les ultralibéraux triomphaient temporairement : il n'y avait plus de justice pour agir et, en toute impunité, ils précipitaient le monde dans l'abîme et l'extinction de l'humanité!
- D'une des humanités, la corrige Mukura sur un ton fâché.
- Ma petite Marianne, toi et tes amis allez devoir attendre! Fait Gene Tierney.
- C'est la faute de Johann Van der Zelden! Dans cette piste temporelle, il l'emporte haut la main, et vous savez que ce temps alternatif est proprement inacceptable! Glapit Deanna Shirley, sa mise en plis défaite et son rimmel dégoulinant sur ses joues.
- Deanna, tu t'affoles pour des peccadilles!
- Ingrid! 57 morts, des peccadilles! Je vais bouder, na!
- On t'aime bien, Deanna! Reprend Gene, mais ne fais pas la soupe au lait! Daniel va sûrement t'accorder une nouvelle chance! Je le contacte tout de suite! Il capte toutes nos paroles, toutes nos pensées! (…)
(…) Il répond : « C'est entendu! Tu as le feu vert, ma chérie! Mais je t'adjoins Michaël, le MX terminal! Il connaît parfaitement les failles de Johann! Attention, il va y avoir du sport! »
- Ce monsieur Daniel, c'est le Bon Dieu? Questionne naïvement Annick Van de Winjgaert.
- En quelque sorte, mais pas tout à fait... »
La petite fille semble se contenter de cette explication sommaire de notre jolie blonde maigre.
« Que fait-on? Demande Marianne à Ingrid.
- On vous renvoie à Ixelles, une heure avant l'incendie, mes enfants! Répond Gene Tierney
- Zhic, alors! S'exclame la petite Monique.
- Cela veut dire que votre « Bon Dieu », il va nous ressusciter? Interroge le petit Léon Winckler.
- A peu près! soupire DS en songeant à la corvée qui l'attend. Allez les enfants, venez! En voiture pour Ixelles! Again! »
******************
L.A. 1995, villa espagnole luxueuse de Johann Van der Zelden.
L'homme d'affaires américano-hollandais suit sur son PC les derniers cours de la bourse : la destruction de Seattle la veille par les missiles soviétiques a provoqué une chute de 6% du Dow Jones. Le capitalisme n'aime pas les revers militaires, mais s'en fiche pas mal des deux millions de morts, qui pour lui, ne sont que des clients, des consommateurs, perdus. Tandis que l' Ennemi tire une bouffée de son cigare vert tout en sirotant un verre de bourbon, l'ordinateur ID l'interrompt par un message urgent qu'il corne à ses oreilles :
« Alerte! Intrusion indésirable!
- Tais-toi, machine stupide!
- Vous insultez ID, le chef d'œuvre de l'intelligence artificielle! »
L'intrus surgit au débotté, se matérialisant en plein milieu du patio. C'est un gros homme à la barbe poivre et sel, comme celle du comédien Victor Buono. L'homme est revêtu d'un costume de tweed froissé. Il s'agit du Commandeur suprême, sous la pelure du sinistre Humphrey Grover, le fameux fondé de pouvoir de la banque Athanocrassos-Van der Zelden des années 1960-1970, bien connu pour ses actions criminelles.
« Vous me dérangez une fois de plus! Lui jette Johann avec courroux. Ce n'est pas le moment!
- Johann! L'heure est grave! Michaël est sur les rangs afin d'annuler notre victoire sur la piste 1721 ter! Il va rétablir le précédent cours de cette histoire et sauver Marianne Arnault! Engageons toutes nos ressources afin de le contrer! Il y va de la crédibilité de l'Entropie, vous le savez bien!
- OK, OK, Commandeur! Je me plie à vos ordres!
- Je sens et vois ce qui ne va pas! Michaël s'en est pris à la Ford Vedette de vos imbéciles d'hommes robots! Elle vient de crever, ce qui occasionne à Poil Rêche un retard fatidique d'une heure trente-cinq minutes, dix-huit secondes, neuf dixièmes quatorze centièmes...
- Merci pour vos précisions, votre méticulosité et votre maniaquerie, mais épargnez-moi la suite! Je n'ai nullement besoin que vous alliez jusqu'à l'attoseconde! Je perçois bien que quelque chose a changé... Marianne Arnault vit, réussit ses études, sa carrière, devient juriste puis juge au TPI, et nos alliés de la piste 1721 ter comparaissent à la barre! Et hop pour le Nobel de la paix 2008! C'est dans la poche! Adieu kalmanno-samuelisme! Au fait, pourquoi ne pas tout bêtement empêcher cette chipie de naître?
- Sa non-naissance aboutit à la troisième guerre mondiale dès 1962! Vous savez, les missiles de Cuba! Fulmine le Commandeur.
- D'accord! Allons affronter Michaël! Rira bien qui rira le dernier! »
Johann écrase son cigare de dépit et se dématérialise. Destination : la route Marcinelle-Ixelles, matinée du dimanche 3 avril 1955.
************
Johann, invisible et immatériel, scrute la chaussée, à la recherche du clou fatal placé par le MX.
« Quel piège grossier! Notre Homo spiritus manque parfois d'imagination! » Pense l'entité négative.
La Ford Vedette doit passer dans douze minutes : une broutille pour Johann qui a largement le temps de déceler la présence du clou et de le désintégrer! Quel jeu d'enfant! Rebelote! La Ford passe sans encombre! Vaya con Dios, petite Marianne!
L' Ennemi savoure -temporairement- son triomphe : une peccadille à l'échelle cosmique du pan trans multivers. Dès que l'auto franchit la portion d'asphalte, elle se retrouve immédiatement environnée de toute part de taillis sous futaie qui se métamorphosent en un espace forestier impénétrable ou répulsif. Le véhicule s'encastre dans l'écorce d'un séquoia de 2500 ans où il explose : tous ses occupants ont succombé. Van der Zelden vient d'être joué par Michaël, qui a trouvé automatiquement la parade. L'entité aux yeux de nuit, redevenue un être de chair contre sa volonté, se débat dans un inextricable fouillis de trembles, de cornouillers, d'ormes, de baobabs, marronniers, ginkgos, hêtres, charmes, pins sylvestres ou maritimes, noisetiers, yeuses, hamamélis, micocouliers, genévriers, coudriers, ifs, aulnes, troènes, érables... des centaines d'essences, de toutes les variétés, de tous les continents, emprisonnant celui qui se prétend la Mort! Les majestueux végétaux bombardent le ridicule personnage de leurs fruits et leurs cosses. De monstrueux cotylédons, à la semblance d'un boa constrictor, enserrent Johann comme des serpentins s'enroulant autour d'un corps par trop réel. Les mouvements de reptation diaboliques des ronces et des racines de dicotylédones, fantasmes végétaux propres aux terreurs les plus irraisonnées et aux phobies habitant un cerveau limbique malade affolent l'Ennemi qui doit opposer une lutte incertaine et opiniâtre contre cette éruption vengeresse de la Vie! Et l'Américano-hollandais n'a même pas une machette à portée de main, ne serait-ce que pour trancher ces lianes qui l'emprisonnent et l'étouffent, qui resserrent leur étreinte, en sachant que de toute évidence, plus il coupera dans le vif, plus ces tentacules végétaux repousseront et se multiplieront : lui faudra-t-il abandonner cette dérisoire enveloppe de chair et renoncer au combat? Les plantes carnivores ou plutôt vampires se mettent de la partie : elles entrent dans la compétition, se collent à leur proie goûteuse et commencent à pomper les fluides de ce corps dérisoire dans lequel l'entité négative a eu le tort de s'incarner! Johann risque de mourir, réduit à l'état d'une momie desséchée vidée de toute sa substance ; mais peut-on tuer la Mort?
Alors, l'Ennemi réagit par la capacité quadridimensionnelle inhérente à un être qui se joue des lois de la physique classique : il distord l'espace-temps, parvient à faire régresser ce cauchemar chlorophyllien au stade de la graine n'ayant pas encore atteint l'étape de la germination. L'automobile recule aussi car l'accident se déroule à l'envers alors que les arbres fatals se résorbent dans le néant et un nouveau temps alternatif remplace le précédent. La Ford Vedette passe, puis Johann se transporte instantanément à Ixelles, place Cocq, afin de parer une contre-offensive de l'agent MX terminal. Il parvient à quelques mètres du cinéma Lido, lorsque Deanna Shirley aperçoit Marianne et ses protégés arriver à hauteur de Poil Rêche! Johann demeure sur ses gardes. Il se rappelle furtivement l'anté temps, lorsque le bien et le mal n'avaient pas encore été séparés, lorsque Michaël et lui étaient appariés, tels deux monstrueux siamois antinomiques dans la même matrice potentielle, au sein d'un blastocyste commun ! Non pas qu'un tel être revêtît un quelconque caractère tératologique puisque rien n'existait encore. Mais, en ce pré-temps, Tout n'était encore que possibilités. Du moins, l'anté mondes se présentait ainsi dans l'esprit de l'Ennemi. Or, à l'Agartha, il n'en allait pas de même. Les choses étaient, disons...beaucoup plus complexes.
Johann a décidé d'agir : Deanna Shirley est décidément le maillon faible. Les talons hauts : talon d'Achille de l'imprudente coquette. Un croche-pied, et le tour est joué! DS se retrouve les quatre fers en l'air (elle est assimilable à une pouliche parfumée couverte de rubans, n'est-ce pas?). Celui qui se prétend l'Entropie ne peut savourer le point marqué : la réalité bascule immédiatement. Des drapeaux américains flottent sur toute la place Cocq et des GI's patrouillent partout : la Belgique est devenue un terre d'occupation des États-Unis, une forteresse avancée, frontalière, du monde dit libre, dans une Terre alternative, bis, où toute l'Allemagne, voisine redoutable, est tombée dans l'escarcelle de l'URSS en 1945! DS se retrouve elle-même en uniforme, fort seyant au demeurant, enrôlée au service de la patrie qui l'a naturalisée en 1943! Tandis qu'un marine casqué descend d'une jeep et appréhende Poil Rêche, la star hollywoodienne s'écrie :
« What? Qu'est-ce que je fiche en soldate? Rendez-moi mon vison!»
Johann fulmine : « Mauvais tour pendable! Attends, sale Homo spiritus, tu vas voir! »
Nouveau basculement : les drapeaux rouges, les faucilles et les marteaux, les statues de bronze et de fonte pompières à la gloire du travail et de Lénine, exaltation réaliste socialiste du muscle stalinien habillé (à la différence du muscle nazi qui était nu), sans oublier celles du tsar rouge, non encore victimes de la déstalinisation, donc du déboulonnage, remplacent la bannière étoilée. D'une Tchaïka noire descend le fameux officier du MVD KGB « Pierre Duval », alias Sergheï Antonovitch Paldomirov, accompagné du non moins redoutable Igor Pavlovitch Fouchine. C'est Deanna qui est arrêtée, parce qu'elle pue l' Anglo-saxonne à dix lieues à la ronde!
« Tu ne le voyais pas ainsi, Michaël! » ricane Van der Zelden.
Manque de pot, Johann a compté sans la faiblesse des Fouchine : Pavel, le frère jumeau d'Igor, est amoureux de la blonde actrice de porcelaine. Lui-même, monté à bord de la sinistre et balourde auto noire surchargée de chromes d'un goût atroce, la fait libérer immédiatement! Deanna est raccompagnée avec les excuses des soviétiques, mais l'Ennemi ne renonçant jamais, Johann choisit de pousser de l'avant dans la divergence historique : les malabars rouges deviennent soudain des armoires à glace de la Gestapo et des SS et Deanna Shirley, qui a conservé tout au long de ces péripéties une tenue militaire, glapit d'effroi. Elle reconnaît cette vareuse, ces insignes et cette casquette : ils sont britanniques! Johann vient de pousser la malice jusqu'à lui attribuer les oripeaux tirés d'un film qu'elle aurait dû tourner avec Tyrone Power en 1942 si elle ne s'était pas retrouvée accidentellement à Agartha City (du moins, c'est ce qu'on a bien voulu lui faire croire) : « Âmes rebelles », d'Anatole Litvak,
où elle aurait incarné une auxiliaire volontaire des forces féminines d'Albion, film patriotique de propagande s'il en fût! Deanna Shirley risque le peloton d'exécution! Que va faire Michaël?
Le MX trouve automatiquement une solution au problème : la Belgique devient française. Le temps vient d'être encore plus modifié en amont. Finis le congrès de Vienne, l'occupation hollandaise, l'indépendance de 1830 et tout le toutim : vivent les Napoléonides!
Les successivement américains, russes et nazis, deviennent des mouches de la police secrète néo napoléonienne, agissant au nom de l'Empereur Napoléon IX, qui arrêtent Poil Rêche brusquement affublé d'un habit rouge à brandebourgs anglais du plus mauvais effet avec un archaïque
Regency shako vissé sur sa boule.
« Un partisan de l'ennemi héréditaire! Sus!» s'écrie le policier au service d'un lointain et improbable successeur de Fouché.
Poil Rêche tente de fuir. Le représentant d'un ordre haï donne un coup de sifflet et des pandores au curieux casoar orné d'un aigle surgissent des quatre coins de la place. L'un d'eux brandit son pistolet de service à triple canon. Une, deux, trois sommations et le coup de feu : Poil Rêche est tiré comme un lapin. Mais voilà que les choses s'affolent davantage encore : le voyou se relève indemne et les policiers ont encore changé de tenue. La coupe de leur vareuse a quelque chose d' austro-hongrois ainsi que leur képi, qu'un François-Joseph n'aurait point dénigré, et leurs pantalons sont par trop collants et surchargés de galons. Serait-ce à dire que la Belgique est demeurée possession de l'Autriche? Mais non, elle est toujours possession de l'Espagne comme en témoignent désormais et soudain les espèces de bicornes noirs, de hauts de chausses à crevés, de gigantesques fraises de tulle tuyautées fort peu pratiques et de cabassets qu'arborent nos « Gardes civils »! Tout tourbillonne et s'accélère en ces pérennes Pays-Bas espagnols ; mais les enfants, qu'en pensent-il, que comprennent-ils à tout ce micmac?
Laconique – sans doute est-ce un effet de la surprise prodiguée par cette succession de scènes incohérentes – Marianne dit sans ambages à l'adresse de ses petits camarades :
« Quel tintouin et quel charivari, vraiment! »
On passe alors à la Belgique bourguignonne! Une persistance réinterprétée de la mode de la cour de Philippe le Bon alliée à une certaine modernité mâtinée de relents attardés du XVIe siècle des débuts du règne de Charles Quint remplace la mode hispanique. Les soldats ressemblent désormais à un mélange de Suisses de Granson et Morat et de lansquenets de l'an 1520 quoiqu'ils conservent des coiffures à l'écuelle! Cependant, leurs casques, salades et bourguignottes sont en acier trempé et ce sont de bien modernes pistolets automatiques et mitraillettes qui constituent leur armement au lieu des attendus estramaçons, espadons, hallebardes ou arquebuses à mèche et autres couleuvrines! Et les tissus des uniformes sont synthétiques, tout comme ceux du « hennin » azur de nylon et de rayonne de miss De Beauregard! Certes, la coupe de sa lourde robe de brocart vert au décolleté bordé d'hermine et de vair rappelle celle de 1440, mais l'ourlet est juste aux genoux que l'actrice a assez cagneux à cause de sa maigreur d'anorexique! Les enfants portent bizarrement des toilettes unisexes et les fillettes, avec leur coupe de cheveux, leurs collants, leur court pourpoint et leurs poulaines ont tout de Jeannes d'Arc en miniature, surtout notre Marianne!
Jusqu'à présent, le duel uchronique œil pour œil dent pour dent entre Johann et Michaël s'est prudemment limité à un strict respect de l'orthodoxie européocentriste. Mais voilà : rien n'est suffisant pour la Mort insatisfaite de voir ses proies lui échapper et l'Ennemi choisit de riposter par une option radicale, celle de l'hétérodoxie à tout crin!
La « Belgique » se mue en une femtoseconde en une civilisation improbable axée sur le trafic du sel gemme, de mer et de terre et les sauniers et négociants de la place nouvelle version, de par leurs vêtements, apparaissent comme un mélange détonnant, incarnation d'une culture hybride celto-touarègue ou ibéro-berbère! Il est amusant de constater que les femmes et les fillettes, DS incluse, ressemblent à une synthèse entre la Dame d'Elche
et Dassine,
la célèbre musicienne et poétesse targui, sorte d'Aliénor d'Aquitaine du Hoggar que courtisa l'amenokal Moussa Ag Amastane!
Et les camélidés ont été acclimatés dans ce plat pays (à l'exception des Ardennes, bien évidemment!) au climat étrangement steppique! La mer a monté à cause du climat et les marais salants s'étendent jusqu'aux portes de l'ex-Bruxelles! Au Borinage, les salines se sont substituées aux mines et les tertres salins aux terrils! Le peuple celto-touareg, issu d'un métissage entre les « hommes bleus » et les anciens Gaulois, est en lutte contre les Francs saliens de Clodweg XVII qui souhaitent avoir la mainmise sur la primordiale denrée et le trafic caravanier y afférent! Nous sommes au mitan de la place du marché, du souk, fort animée, aux maisons blanches à terrasse et à étage unique avec parfois des toits de chaume gaulois, place caractérisée par des bruits assourdissants, une bigarrure de couleurs, des cris et vociférations en gaulois dérivé, en berbère, en arabe, en syriaque, en araméen, en ligure, en batave, en frison et en tudesque et des parfums, exhalaisons et odeurs épicées innombrables et puissantes, lieu de vie, de sociabilité, de brassage culturel inouï où importe fort peu l'état de fraîcheur des denrées qui s'échangent uniquement en monnaie de chèvre (pièces de « billons » faites de cuir tanné de caprins avec tatoué dessus, le portrait de profil du cheikh de « Belgique », Idriss Ibn Al Ambiorix) lorsque fait irruption une horde sauvage de cavaliers francs vêtus de broignes ou brigantines en fer, de casques en métal repoussé et en peau de vache bouillie ornés d'entrelacs inextricables, cornus ou ailés, de fourrures de loups, d'ours et de sangliers, le visage peint au sang de bœuf, armés de la francisque et de bâtons à feu portatifs fonctionnant au naphte de la Mer du Nord. Le but du raid est de s'emparer des pains de sel! Le massacre et la panique qui s'ensuivent sont indescriptibles! Les barbares francs émettent des grognements, des mugissements et des reniflements de fauves (certains, afin d'accentuer leur sauvagerie, portent des anneaux d'ours de foire en cuivre au nez) : c'est à croire qu'ils veulent abolir la frontière floue entre humanité et animalité afin d'épouvanter l'adversaire! Ils jouent aux créatures hybridées du docteur Moreau de Wells! La bestialité est aussi dans leur comportement : ils renversent sans ménagement les étals et éventaires tout en égorgeant ou pourfendant les maraîchers. Les bâtons de naphte, tels des lance-flammes, crament le chaland. Les francisques fracassent les crânes dont esquilles et fragments de cervelle éclaboussent les soudards germains. Le sang des victimes jaspe les broignes. Légumes, fruits de saison, bigorneaux, écrevisses, oursins, épinoches et tourteaux malodorants se déversent sur le sol terreux tandis que les pillards s'emparent des pains de sel, des quartiers de viande de gibier sylvain plus ou moins faisandé et de curieuses meules de fromages faits de lait de chamelle fermenté et coulé à la louche, sortes d'horribles « camemberts » « munsters » ou « maroilles » disproportionnés grouillants de vers et de myriades de mouches dont la fragrance est bien sûr à vomir! Les cages à lapins, à poules, à oies et à canards (l'Amérique n'étant point découverte, le dindon manque à l'appel), sont dérobées par les Francs qui tentent aussi de s'emparer des femmes. Deanna Shirley hurle, geint et stridule de trouille. Elle veut fuir. Elle porte un ridicule sarouel bleu pétrole très hollywoodien et un corsage en soie et en gaze transparentes -qui ne cache nullement sa poitrine à peine esquissée dépourvue à son grand dam de soutien-gorge - wardrobe aussi kitch qu'une tenue de Marlène Dietrich conçue par Adrian pour un de ses nanars orientalistes.
Elle pue le patchouli à cent lieues à la ronde, ce qui permet (un peu...) de couvrir les miasmes de la marchandise précitée! N'omettons pas les bagues à chacun de ses doigts, le pectoral de bronze sous son torque celte, ses provocants bracelets d'or aux chevilles et aux bras, à la charge érotique fort suggestive, sans oublier le kohol, le rimmel et les macarons platines postiches de ses tempes peroxydées au henné et à l' hyposulfite! (l'auteur s'excuse pour la prolixité de cette baroque description dont l'extravagante et fantasque actrice est une fois de plus le centre d'intérêt!) Un flux de matrones voilées, certaines de type berbère, d'autres flamandes, coiffées de longues tresses celtes qui dépassent des mêmes coiffures donc non-conformes à l'Islam entraîne la grotesque star et les gamins vers le havre supposé de la mosquée d' « Ixelles », curieuse bâtisse cultuelle en pisé, aux minarets dans le style Tombouctou les bains, où en fait est célébré un culte syncrétique idolâtre mêlant Allah, Sucellos et les djinns! Les Francs s'en foutent du droit d'asile, de refuge : ils veulent enlever et violer les femelles, même les fillettes! Il ne faut pas qu'elles puissent entrer dans l'édifice de brique crue qui aurait dû s'écrouler, fondre à la première grosse pluie si ce sacré bon dieu de climat ne s'était pas réchauffé et asséché à cause des énergies fossiles utilisées à tire-larigot depuis la révolution industrielle punique de l'an 100 avant Ambiorix voilà plus de deux mille années lunaires!
Michaël utilise dans l'urgence une parade, mais le remède a priori, semble pis que le mal : maintenant, la « Belgique » est disputée entre un Empire sino-mongol héritier des grands khans étendu jusqu'à l'Europe et des conquérants amérindiens, plus exactement amazoniens, issus des ethnies cruelles Chavante, Chuar, Tupinamba et Munduruku dont les radeaux et jangadas de balsa ont accosté sur la côte atlantique il y a tantôt 450 années! La place Cocq ressemble désormais à un mix de village bororo ou kayapo côtoyant des pagodes, des palais mandarinaux et des yourtes mongoles! Les palanquins et les hamacs se télescopent! Le chameau (deux bosses, voyons!) a remplacé le méhari! Adieu, le bigarré caravansérail de tout à l'heure! Nos personnages en sont réduits à des rôles de faire-valoir, de marionnettes ballottées d'un temps parallèle à l'autre.
Deanna Shirley De Beaver de Beauregard se retrouve dans la peau de l'orfraie! Nue comme un ver, ou plus exactement comme une Amérindienne, avec des cheveux d'un noir d'encre tombant jusqu'à sa chute de reins et un simple cordon douteux autour d'un abdomen par trop proéminent, non pas gonflé par la grossesse mais par l'abus de tapioca et de farine de manioc, ce qui provoque en elle de gênantes et pestilentielles flatulences, elle hurle en voyant exposés ses appâts de sloughi aux voyeurs, bien que son physique fort peu plantureux n'ait pas de quoi faire bander même le moins regardant des conquistadores de la troupe de Balboa à moins qu'il ne soit porté sur les pré-nubiles ou sur celles qui veulent se faire passer pour telles! Ah, j'oubliais! La miss arbore toujours ses bracelets de bras et de chevilles, mais ils sont d'une autre matière dont la couleur évoque le corail! Et les gamins se partagent entre les types sino-mongol (Marianne notamment), européen (Annick et Cathy) ou chuar (Zénobe par exemple, qui, dans cette harmonique temporelle, n'a plus ni la même ethnie, ni à fortiori la même fratrie!). Poil Rêche, quant à lui, a tout du rastaquouère de la Horde d'Or! Ses joues sont tailladées de cicatrices, de scarifications dont le but est d'empêcher la barbe de pousser comme chez les Huns de la grande époque de l'univers 1720!
Face à une telle anarchie temporelle, Johann se découvre impuissant d'autant plus que lui aussi surprend son reflet dans une flaque d'eau sale (ou d'urine de chameau?) : il est repérable à cent mètres, avec ses attributs de chamane-chef toungouze, sa robe de peau de renne, son crâne humain porté en sautoir, sa toque de fourrure de tigre blanc et son tambour! Un « officier », peut-être un Kayapo, l'interpelle : l'homme porte labret, étui pénien et coiffure en bol surmontée d'un diadème de plumes d'ara. D'une répugnante grosseur, il suinte par tous ses pores car, là aussi, le climat est trop chaud! Tout son corps est peint, bariolé de bandes bicolores du cap jusqu'aux orteils : cochenille pour le rouge et charbon de bois pour le noir! Il s'exprime dans une langue apparentée à celles du groupe Tupi-Guarani et Johann est dépourvu de traducteur universel! L'Ennemi s'avère proprement suffoqué par les remugles fétides du lieu, exhalés aussi bien par les peaux des yourtes que par l'haleine de l'Indien aux dents gâtées aviné par le pulque ou par l'épiderme des conquérants Mongols enduits de beurre rance sans omettre ces sacrés chameaux grouillants de parasites et qui ne prennent jamais le moindre bain! Il ne peut que dire prosaïquement :
« Pouah! Tout pue ici! »
A partir de cet instant (mais à quelle échelle de temps faut-il donc raisonner?), tout s'emballe, comme si le processus choisissait sciemment de s' auto-entretenir, de s' auto-alimenter, comme une machine infernale mue par sa dynamique propre. La progression, de mathématique, se fait géométrique, puis exponentielle et le second principe de la thermodynamique triomphe dans cet emballement où tout finit par se confondre. Ce qui tient lieu de place finit par être découpé en sections uchroniques, en « lamelles » d'espace-temps, chacune douée de sa localisation propre, et de son climat : telle tranche du lieu vit dans un monde de glace Inuit où l'emporte la civilisation du phoque ; sa voisine est de pure culture Khoisan ; la troisième hindoue ; la quatrième crétoise ; la cinquième papoue et ainsi de suite, de fraction en fraction, de bande de place en bande de place, parfois limitée à l'étroitesse d'un scotch déroulé! en une mosaïque, une bigarrure enivrante et vertigineuse de tous les schémas possibles, de toutes les probabilités combinatoires des cultures humaines issues d'Homo sapiens! Et tout cela s'enfonce dans le désordre!
Le policier Kayapo de tout-à-l'heure s'est métamorphosé en créature composite prise entre trois feu ! La partie gauche du corps appartient apparemment à un univers grec : le premier tiers de l'être revêt le grotesque uniforme de l'evzone et à ce tiers correspond une section climatique et civilisationnelle méditerranéenne. Main gauche, partie gauche du visage sont bronzés, et l'homme brun, à l'œil marron, subit les affres d'un soleil ardent, d'une canicule athénienne à 45°! Le tiers central de l'humain, cuivré, au nez court, à la face fortement néoténique, partage indubitablement des caractères communs à ceux des « mangeurs de viande crue » du Groenland et à l'étoffe de l'evzone succède une bande de peau de phoque de parka fourrée! Un intense blizzard souffle sur ce tronc médian et toute la lamelle de terrain correspondante s'encombre de terre gelée, de permafrost, de lichen d'une toundra typique ! Cet être tripartie s'achève par un délire « aryen » propre à l'Allemagne nazie, un profil droit, un côté droit de pseudo Scandinave aux longs cheveux blonds, à la carnation d'ivoire et à la lippe moustachue, vêtu comme un Germain du temps d'Arminius, mais baignant dans une atmosphère continentale et forestière d'un été orageux où crèvent les écluses du ciel : il pleut à torrents sur cette section de corps et ce secteur de place! L'homme parle et son langage n'est que cacophonie de sons, superposition inaudible de grec moderne, d' inuit et de tudesque. De plus, il marche de guingois difficile de faire autrement lorsqu'on mesure 1m60 à gauche, 1m45 au mitan et 1m90 à droite! Bonjour la colonne vertébrale, le nerf sciatique et tout le reste, très malmené!
Johann, Deanna Shirley, Poil Rêche, les enfants, se retrouvent victimes de cette mosaïque : tripartition, parfois quadripartition voire au-delà, jusqu'au divisionnisme extrême de tranches d'un micron d'épaisseur, comme si un anthropologue dément mâtiné d'anatomiste s'était amusé à découper au scanner, par le flanc, lamelle de corps par lamelle de corps, un spécimen de chaque ethnie humaine terrestre puis s'était avisé de recoller, de reconstituer des personnes complètes, mais en se trompant dans ce puzzle très spécial, dans ce salami humain, optant pour l'anarchie totale!
Notre star d'Hollywood est devenue une quintuple personne : Fang d'ébène aussi nue que possible, Irlandaise rousse grêlée d'éphélides vêtue comme en 1850, squaw Cherokee à l'étoffe en peau de bison, concubine Ming à la longue robe de soie et Maorie tatouée!
Poil Rêche ressemble à une pub des années 1990 de la célèbre marque de vêtements de Camiglio Charleston, vous savez, ces campagnes de photos choquantes et provocantes avec le slogan mondialisé : Global colored world with Charleston. Poil Rêche s'est mué en un homme arc-en-ciel de quinze ethnies et carnations différentes et il parle un sabir inaudible de quinze dialectes superposés et simultanés. Il crie tout bêtement : « Au secours! » dans ces quinze idiomes!
Chez certaines victimes, le mixage devient tel qu'elles ont plusieurs sexes en alternance, d'une section de corps à l'autre. Le décor et le climat sont à l'avenant : un chaos climatique et architectural tellement composite qu'on ne peut plus distinguer ni le biotope, ni l'appartenance des « maisons » à une culture propre puisque tous les matériaux, toutes les formes se mêlent inextricablement : peau de bête, marbre, béton, brique crue ou cuite, torchis, palmier, écorce, carapace de tortue de mer, opus caementicium, ordre corinthien, ordre toscan, raphia, bambou de cahute, défenses de mammouth, boue séchée, bouse, pierre de taille, verre, fonte, chaux... Ascenseurs, pignons, colombages, mâchicoulis, fronton, chaume, ardoise, encorbellement, tour de cinquante étages, véranda, pergola, corniche, hamac, lit à baldaquin, natte tressée, hutte africaine, tente bédouine, abri de feuilles d'Orang-outan (tiens, on s'éloigne de l'homme...), cabane de bucheron canadien en même temps que de branchages, borie de berger provençal, vieille masure du Pékin traditionnel vouée à la démolition...
Dans ce tohu-bohu, un barrissement incongru... Un étrange cornac fait irruption dans cette pagaille alors qu'un climat glaciaire envahit l'ex place Cocq. Le chef de la tribu K'Tou des néandertaliens de Spy
effectue son entrée solennelle dans la cité, convertie en sanctuaire du bison sacré ou
Durgu (Paris étant celui de l'ours ou Broohr), monté sur son minga apprivoisé, harnaché des plus belles peaux de renne, de bison et de rhinocéros laineux! Le mammouth du chef -un spécimen colossal de cinq mètres au garrot aux défenses majestueuses recourbées en spirale!- se dandine tout en déféquant afin de marquer son nouveau territoire et toute une escorte vociférante accompagne le chef Ang-U-Kur'Uh dont la civilisation a perduré jusqu'à « 1955 ». Une fois de plus, le monde K'Tou l'a emporté, signe que Michaël (ou Daniel) travaille à la remise en ordre de l'espace-temps! Ces K'Tous sont des « Belges » pur jus, certes d'origine paléolithique, mais bel et bien Européens et ils sont rouquins ou blonds! Ils brandissent de peu avenants casse-têtes d'obsidienne pyriformes sculptés de manière à figurer le visage primitif du dieu Singe Dressé Pi' Ou (une encoche pour la bouche, deux trous pour les yeux, un pour le nez), divinité à l'origine de ceux qui marchent debout car Pi' Ou fut le premier à se redresser hors de l'animalité! Ces armes emblématiques sacrées, aspergées d'eau lustrale provenant de la rivière Muulk, scintillent sous les rayons blafards d'un soleil postglaciaire! Et nous ne sommes aucunement dans une resucée maladroite, une parodie, un plagiat éhonté de Rahan, fils de Krao et des âges farouches chers aux épigones de Rosny Aîné (tout de même membre – l'a-t-on oublié? - de l'Académie Goncourt), mais dans un nouveau temps réel qui n'eût point déplu à Mukura!
Du haut de sa majestueuse monture proboscidienne laineuse qui déroule sa trompe velue avec solennité, notre chef néandertalien s'ébahit et dit : « A’ Nou ban’k khi» (Traduction : « Qu'est-ce que je fiche ici? »)
Et Johann, désormais plus contrit que sourcilleux, saisit le fin mot de l'affaire :
« Ce n'est pas Michaël le responsable de ce capharnaüm! Il n'apparaît jamais physiquement! Michaël n'existe pas! Ce n'est qu'un leurre de Daniel Wu qui joue avec moi comme le chat avec la souris! Et, contrairement aux cartoons américains de « Tom et Jerry », c'est le félin qui gagne à tous les coups! Je suis humilié! »
Comme pour répondre à l' Ennemi, lui même désormais grotesquement revêtu de peaux de bêtes mal tannées aux remugles immondes à faire fuir un charognard Kronkos (les peaux des « esclaves » serviteurs des tribus vaincues), l'emballement des possibles alternatifs atteint son optimum panique et chaotique : les schémas de temps mettant en scène des êtres humains sont dépassés! Place à n'importe quoi! Plus entropique que l'Entropie! Et ce, jusqu'au vertige! Tout se mélange!
Les schèmes conceptuels alternatifs culturels et biologiques s'entremêlent d'une façon démoniaque. Toutes les possibilités de plans d'organisation, des plus prosaïques aux plus fantaisistes et démentiels se superposent en une malvenue simultanéité évocatrice d'un enfer composite où se seraient donné rendez-vous Amaury de Saint-Flour, Jérôme Bosch,
Matthias Grünewald,
Salvador Dali,
Stephen Jay Gould
et l'ivrogne du bistro du coin! Ce « songe » délirant brasse en toute impunité les représentations probabilistes les plus spéculatives de la vie primitive mêlées aux théories des xénobiologistes fous d'avant la découverte des peuples extra-terrestres réels. Dans une vision lactescente s'entrecroisent des sortes de « panoramas » à la fois cubistes, membraneux, mosaïcaux et surréalistes, trip de drogué, transe hallucinatoire d'un chaman du Mato Grosso ayant abusé du peyotl, communication symbiotique du sorcier de la grotte ariégeoise des Trois-Frères avec le gibier sacré selon une théorie chère à l'abbé Breuil, tentation de Saint Jérôme, folie de moine cistercien épileptique atteint par l'ergot du seigle se consumant en un feu mystico-démonologique où la possession de son âme est disputée entre archanges et séraphins d'un côté, et de l'autre stryges, goules, succubes
et incubes faunesques ou simiens aux ailes de chiroptères et aux multiples visages cornus et grimaçants multipliés anarchiquement sur le ventre, la poitrine, les coudes et les genoux, comme autant de mascarons, de masques d'applique, d'antéfixes et d'acrotères étrusques de terre cuite, créations de Vulca de Véies à face de Méduse à la bien connue chevelure d'ophidiens, délirium trémens d'un mousquetaire du Roy dans une taverne borgne, le ventre gonflé par l'abus de muids, de setiers et de pintes de vin d'Anjou, de sauternes et de chablis, confondant la piquette, le chasselas et les grands crus, brandissant sa flamberge en rotant, pourfendant un mousquetaire du cardinal aux yeux chassieux tout en croyant avoir affaire à une nuée agressive de dracs, de tarasques, de dragonnets et de vivernes™9 somme tératologique issue des spéculations d'un aquafortiste ayant œuvré à la manière d'un Callot...
Terre de silice, mer de feldspath, ciel d'armoise. Artaxerxès le coryphée de moire alabandine à la fourrure de tigron roux agave nervurée menthe brute opercule sa sextuple bouche en cristal de gaze souple afin que Binopâa, l'Empereur Prêtre d' Odaraia et de ce pluri-monde thoracique puisse célébrer le culte de l'iridescente sphère olphéane issue du Rien des Tout. Sa surrection mille fois sainte en bouquet d'exhalaisons et d'exhumations iniques meurt pour naître en une embryogenèse où les Aruspuciens, emprisonnés dans d'hideuses membranes de colle de prunus des Indes antarctiques à la couleur bleu marnousien et à l'opalescence de naphte-Styx d'Alpha centauri se débattent comme des Saint-Guy de créosote fumée au suc positronique. La Sixtine abbaye de chaume yoruba vouée au culte syncrétique prophylactique de mucus au nævus d'orona témoigne ô combien cet a monde est un anté temps a éternel! Et la chryséléphantine bouche rocade à la barbe treslie fourchue caudine d'Artaxerxés, tressée à la mode infantile des exosquelettes-jade pentacosiomedimne boit l'ambroisie de lave verte du Popol Vuh qu'un humanoïde néo-maya de boue séchée issue de la putrescence de mille milliards d'exuvies zooplanctoniques de Waptia,
de Sydneyia
et de Yohoia
des schistes bitumeux de Burgess (an 1908 après on ne sait plus quel dieu de quelle ère de quel astre de quel quadrant de quelle galaxie de quel amas local) lui verse à l'aide d'une coupe d'azote solide sur sa barbe tressée et annelée de soie grège au cercopithécidé-hêtre échappé d'un arboretum de Cygnus, quelque part issu des recherches génétiques interdites des Asturkruks d'après le Grand Ancêtre. Et Johann Van der Zelden, sur multiplié en fractales infinitésimales, affronte ses propres démons en la personne de golems peaux gluants et décapités de leurs jambes-chefs des Antipodes de talc azur aux cerveaux à cent lobes de glycine-ambre gris, puant le pot-pourri d'alcool d'excréments NKVD des fosses de Suburre, ses « bouches » (une d'homme, une d'Anomalocaris, une d'Opabinia, une de Sage Cèdre d'Epsilon Eridani, une d'oursinoïde, une d'éléphantoïde, une de Naorien, une ά ώ ∞... ad libitum) crissant de douleur délicieuse face à son impuissance d'anti créateur vaincu par Daniel, pris dans le maelström originel d'un grumeau potentiel de bullose aux tréfonds d'une sphère de Dyson en forme d'entonnoir et de bouteille de Leyde d'où une bande de Moëbius émerge en un éclatement multicolore d'un quatrillion de nuances différentes d'une infinitude de saveurs iréniques en rose-thé plurielle tutti frutti...
En cette distillation posthomérique d'athanor de bronze-gutte percha prêchi-prêcha où l' Hector au casque de gomme-laque participe aux funérailles de l'Achille penta-lobé, se mouvant en une figure noire découpée dans l'inselberg de la parallaxe atavique telles les silhouettes shintoïstes de Banjul du Ramayana amarillo-negro anté-big bang (cycle 0!) lorsque le gamelan balinais et javanais célèbre le théâtre d'ombres des archées de Luca, origines panspermiques de Zoé, notre Ennemi s' englue dans le web de civette s'étirant hors du puisard de la voûte céleste de Tycho Brahé. L'homme-dieu de carbone protérozoïque parle comme le poëte de Robert Schumann en une musique des sphères d'icosaèdre emboité dodécaphonique en une matriochka de porcelaine zygomatique blond-chique qu'un chaman Kayapo peinturluré de rouille courge et de suc de cucurbites céladon mâchouille en une rétroaction multiversée au rythme du mambo sondonésien avant de recracher l'immonde excrément de l'Entropie, nouveaux éjectas de quartz choqué dinosauroïde. Et la civilisation des hydrangeas pensants s'allie à celle des hydraires raisonneurs tandis que les cœlentérés savants du professeur Schlffpt concluent un traité avec l' Alliance que Johann crut, en son présomptueux ego, anéantir d'une simple chiquenaude... Johann est craie excrémentielle, cul de basse-fosse, in-pace d'Arnould de Charmeleu infesté de crocodiliens incestueux de leur promiscuité aux écailles tumescentes oxydées, charognes piégées dans une fange d'une putridité telle qu'on la croirait issue d'humeurs liquides produites par la décomposition d'un grand rorqual vert-émeraude échoué sur une grève soufrée, quelque part au bord de l'océan primordial bordant la Laurencie, charogne dont même un Kiku U Tu refuserait de faire son ordinaire.
Johann de craie surréaliste, goule de fer blanc adamantin retournant à la fusion originelle des hypostases hendécagésimes de l'Energie Pure, dont chaque partie humaine s'ampute et s'amuït au fur et à mesure que le temps « réel » se remet en place.... Épiploon de bismuth, de cornaline et de cuivre natif, amazonite opaline de chrysoprase brésilienne géante aux poils de rainette-pliopithèque disputant son biotope à quelques chimpanpieuvres lémuriennes de cristaux de charpakium d'avant l'antépénultième Déluge universel. Chant de guerre otnikaï ultra capitaliste que les perroquets de soie tressée aux fils de megarachne servinei du Carbonifère éructent en une cantate camarde composée autrefois par le Baphomet de bronze du Coromandel possédé par le Cantor de Leipzig lorsque l'Agartha naquit des blop-blop horripilateurs à la bourre de pus de jujubier portée à ébullition (- 272°) des pyramides de boue néo-maya en l'an 30 000 de quelque part dans un temps indéterminé aux bruissements de guêpes géantes que seul connut Michaël M 32 X 1, avant qu'à Ciudadjuarez, le 8 janvier 1972 de la piste 1720, il ne fût assassiné par Humphrey Grover, avatar de Sydney Greenstreet, planteur ruiné et clone illustre du Commandeur suprême. D'un bassin aquariophile japonais aux nymphéas sinoples émerge un génie népalais moustachu de musée Cernuschi au troisième œil de chrysolithe,
avatar de Daniel Deng haut d'un milliard de coudées. Casqué d'onyx et d'or, il souffle sur une fleur dont il disperse étamines et pollen, ce qui engendre de colossaux humanoïdes-embryons anthropomorphes étoiles englobant tout l'espace-temps, le sub-espace et le non-espace, au réseau capillaire érubescent diaphane dont on entend battre les cœurs d'hydrogène. Et ces colosses polyclétéens bio-spatiaux rappellent fâcheusement à l'Entropie un de ses précédents combats. Ne manquent à l'appel que les hommes-lions de Khorsabad d'Ahura-Mazda! « Ha! Soupire l' Ennemi. Que n'eusse-je un baguenaudier
pour enfermer l'importun qui me vainc! »
Johann d' Einsteinium et de Lawrencium en opus testaceum de la Villa des Mystères gueulant son impuissance en 36 000 langues terrestres et extra-terrestres, parce qu'il n'est rien et que Daniel est tout! Théodicée du grand amphigouri au turban de pâte d'amande du Grand Diwan teint à l'amarante phalloïde, où nagent en une saltarelle gazéifiée, les têtards-plumes de caroubes et de papaye fermière d'hyposulfite élevée en liberté et d'andésite de la Tabula Rasa de Gentus. Johann de titane, de bore, de tungstène, de molybdène, d'autinios™ 10 et d'hélium liquide réduit à des pastilles d'éphémérides et d'apophtegmes du Grand D'Anton Georges-Jacques, compositeur sanskritiste prestidigitateur de la Symphonie du Nouveau Monde écrite en 1893 avant Tsanu XI, pour laquelle Daisy Belle de Beauregard et Betsy Blair pleurèrent comme des madeleines de Proust et d'Aurore-Marie de Saint-Aubain quelque part dans une fosse aux serpents mil neuf cent quarante-huitarde. Néant...Fin de la Mort!
Le rossignol chante....non, c'est le canari de Marianne Arnault, en sa cage, qui salue ce soleil du dimanche des Rameaux. Nous sommes place Cocq. De nouveau....ET RIEN N'A EU LIEU.
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Une fort distinguée et élégante jeune femme de vingt-deux ans, star de cinéma de son état, venait d'effectuer quelques emplettes au kiosque à journaux de la place. Cette jolie blonde au vison détonnait au milieu de la foule populaire, qui se pressait en ce dimanche de fête en direction des cinémas. Mademoiselle De Beaver de Beauregard était à Ixelles incognito. Conséquemment, elle avait caché ses yeux noisette malicieux derrière des lunettes de soleil.
Deanna-Shirley avait acheté quelques magazines de mode belges, qui, à ses yeux, n'égalaient aucunement leurs homologues anglo-saxons Life Magazine et le Harper's bazaar où la jeune Grace Kelly avait fait ses débuts comme mannequin. Très photogénique elle-aussi malgré son nez et son menton trop pointus, DS De B de B aimait l'ambiance de cette vieille Europe où on pouvait encore flâner en toute tranquillité sans se faire constamment reconnaître et aborder par des admirateurs en quête d'autographe.
Outre les futiles revues précitées, notre actrice s'était risquée à l'achat d'un quotidien en langue française : « La Libre Belgique ». Un détail l'intriguait : comment un dépositaire de presse pouvait-il être ouvert un dimanche en début d'après-midi, un jour de fête catholique de surcroît? Elle n'avait pas remarqué que le marchand de journaux n'était pas là par hasard puisqu'il s'agissait en fait d'un des hauts personnages d'Agartha city qui avait choisi d'être là pour la circonstance : permettre à DS d'être informée de la remise en ordre des choses. L'homme avait les yeux clairs et une mèche de cheveu auburn rebelle. Décidément, il rappelait quelqu'un à notre comédienne!
Deanna Shirley ouvrit le quotidien à la page des faits divers, comme mue par un ordre mental. Elle tomba sur un article annonçant que la veille, 1er avril, un petit malfrat, voleur à la petite semaine connu sous le sobriquet de Poil Rêche, avait été appréhendé par la police, à Marcinelle, après avoir tenté de fracturer le tiroir-caisse d'un café-restaurant où l'on pouvait consommer de fameuses moules-frites.
La star réfléchit :
« Voyons...C'est le journal d'hier! Bien sûr! Pays catholique...Pas de presse un dimanche des Rameaux... Mais qui est donc ce coupable d'un lamentable larcin? Au fond, qu'est-ce que je fabrique ici, en 1955? Ne devrais-je pas être en train de déguster le thé avec mes amies Gene, Ingrid et Bette à Agartha City? C'est bizarre...J'ai comme un trou de mémoire sur les événements des dernières quarante-huit heures...Ah! Il y a un cinéma, là bas...Voyons...Le Lido...Qu'y joue-t-on? Pas un de mes films, j'espère! Je ne sais même pas ce que j'ai dû tourner, d'ailleurs...Qu'ai-je pu jouer après « Femmes »? Et pourquoi suis-je si connue? Je n'ai que vingt-deux ans après tout, pas trente-sept! Allons bon! Pourquoi m'interroger davantage? Je crois que je vais entrer dans ce cinéma afin de me changer les idées... »
Elle entendit des voix rieuses d'enfants....Une jeune fille brune d'une douzaine d'années conduisait un groupe de sept autres gamins, filles et garçons. Les visages des garçonnets et des fillettes ne disaient rien à Deanna. Ils s'exprimaient moitié en français, moitié en flamand, langue totalement ignorée par notre britannique qui écorchait déjà passablement celle de Molière.
L'aînée de la petite troupe parla :
« Je suis grande, je paie place entière!
- Oui, Momo, répondit une petite rousse aux incisives supérieures en avant.
- Tu verras, Cathy, comme Luis Mariano chante bien! Ajouta à l'adresse de la rouquine coiffée d'un bonnet une blonde un peu plus jeune que la cheftaine du groupe.
- Tous groupés avec moi! » Reprit la brune.
Allant au culot, DS se proposa :
« Les petits, est-ce que je peux aller avec vous? N'ayez crainte! Je suis très gentille et je peux...
- Momo, on parle pas à une inconnue! Lança un petit garçon.
- Chut, Ludovic! Répondit celle qu'on surnommait Momo. Zénobe, qu'en penses-tu?
- Sœurette, c'est à toi de décider. Si cette dame veut venir avec nous...
- Et toi, Annick? demanda-t-elle à la petite blonde.
- Maman aussi m'a répété de ne pas adresser la parole à des inconnus, quels qu'ils soient! »
Deanna Shirley enleva ses lunettes de soleil. Des larmes venaient sur ses joues.
« Mes chers enfants, si vous saviez...fit-elle, la mémoire brusquement revenue. Je...vous venez d'échapper à un sort funeste, croyez-moi! Il n'y a plus de danger maintenant, aussi vrai que je m'appelle Deanna Shirley De Beaver de Beauregard! »
La brune, sous le coup de l'émotion, balbutia :
« Vous...vous êtes la star! L'héroïne de ce film avec Cary Grant, où il veut vous empoisonner avec un verre de lait?
DS , ne voyant pas à quel film la jeune fille faisait allusion, fit mine d'acquiescer.
- Chic! C'est une vedette de cinéma, une vraie! Je me disais bien qu'elle était mieux habillée que les autres dames! Elle est riche et célèbre!
- Bien sûr, mademoiselle! Reprit Deanna Shirley. Au fait, comment t'appelles-tu?
- Marianne, Marianne Arnault, madame....
- Hé bien, les enfants, c'est moi qui vais payer pour tout le monde! Je vous offre cette séance.
- Madame, fit timidement Zénobe Arnault, dites pas à la caissière comment que vous vous appelez!
- Pour sûr! Je suis ici incognito! Allez, les enfants! Bonne séance et tous ensemble...
- Amis, Sparrow, partout, toujours! »
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L'oncle Fol achevait son récit édifiant.
« Mes chers neveux, il faut toujours persévérer si on veut obtenir des résultats! Marianne Arnault est un exemple pour nous tous!
- Tonton Fol, y a une chose qui m'échappe à la fin. Pourquoi les enfants paraissent agir comme s'ils avaient oublié ce qui s'était produit?
- Michel, tu n'as rien compris! Aucune des actions dont Johann Van der Zelden était le responsable n’est en fait survenue : le plan d'élimination de Marianne, l'enrôlement de Poil Rêche, l'incendie du cinéma....Un autre temps réel s'est substitué à celui où Marianne mourait dans l'incendie! Elle a fait la carrière de juge qui lui était promise, du moins dans cette chrono ligne! Sachez, les enfants, qu'il existe une infinité de probabilités pour que tel ou tel événement ait ou n'ait pas lieu! »
Une sirène d'ambulance retentit, interrompant le laïus du conteur de papier.
« Ah, c'est l'heure de prendre congé! On vient me chercher! Au revoir, les enfants, et à jeudi prochain!
- Au revoir, oncle Fol! A la prochaine belle histoire! »
A Jeanne Rombaut, héroïne belge de treize ans dont je me suis librement inspiré, tragiquement disparue dans l'incendie du cinéma Rio de Liège le dimanche des Rameaux 3 avril 1955 avec trente-neuf autres victimes dont vingt-deux enfants et sa meilleure amie, Marie-Thérèse Verstraeten.
Christian Jannone.
« (...)Por os furet morte a grand honestet
Enz en l fou lo getterent com arde tost (…)"
Cantilène de Sainte Eulalie.
«Je suis une reine toujours en voyage...
Pour porter ma traîne, j'ai cent petits pages... »
« La caresse de la nuit passe sur toutes choses.»
« Les blés font des rêves d'or.
Tout prépare à l'aurore. »
Jeanne Rombaut (31 octobre 1942 – 3 avril 1955)
Notes :
1 : Voir le roman « Cybercolonial 1ere partie : « Belles lettres d’une rose méconnue ».
2 : Voir la nouvelle « Ma chère petite sœur » et le roman « En quête du phénomène humain » partie 4.
3 : Voir « Cybercolonial » partie 2.
4 : En fait, Sparrow n’est pas passé à l’acte : il a fui sous les miaulements de dépit de la chatte perverse : voir « Ma chère petite sœur ».
5 : Voir le roman prototype (notre « Jean Santeuil », toutes proportions gardées) : « Un goût d’éternité ».
6 : Voir la nouvelle « L’escamoteur de voix ».
7 : Voir « Un goût d’éternité » chapitre 1934.
8 : Voir la troisième partie du roman « Mexafrica » : Le chevalier au blanc harnois.
9 : Je m’excuse auprès de monsieur Pierre Pevel pour cet emprunt hommage à un néologisme génial.
10 : Hommage à Philippe Ebly !