Chapitre II
Par un matin ensoleillé, en ce joli mai 18. , Mademoiselle Cléore de Cresseville s’extirpa de son bain parfumé. Elle s’apprêtait sans hâte pour cette visite à son ami Elémir. Le bain et l’habillage constituaient un rituel auquel elle devait se conformer scrupuleusement car elle avait institué une sorte d’étiquette digne d’une cour royale. Faute de courtisans, le public tenu à assister au spectacle se restreignait aux gens de sa maison.
Cléore sortait non point d’un vulgaire tub, mais d’une baignoire de marbre et de bronze aux robinets en cols de cygnes. Son corps gracieux, bien qu’il eût des proportions presque pré-pubères, s’extrayait avec une grâce lascive et alanguie de l’eau en laquelle se mêlaient les aromates, la rose et le muguet. En cet instant renouvelé quotidiennement, elle paraissait à la semblance d’une Vénus anadyomène qui n’eût point atteint toute la plénitude. Elle s’imaginait comme une réincarnation de Lesbia, la maîtresse du grand poëte Catulle.
Jeanne, sa dame de compagnie, lui tendait serviette et psyché, afin qu’elle se séchât et se mirât. Cléore contemplait ses courbes graciles, qu’on eût crues à peine ébauchées. Ses lèvres esquissaient selon les jours une moue de satisfaction ou de réprobation, non pas qu’elle fût mécontente d’elle-même, de cette vénusté de sylphe dont elle avait saisi les appas vénéneux, mais parce que son humeur changeait selon le temps. Elle s’extasiait de la mignardise de sa gorge menue, des longues mèches rousses tombant jusqu’aux mollets et de son incarnat de lait. Elle aimait à caresser les aréoles de ses pousses juvéniles qui l’assimilaient à quelque petite nymphe des bosquets.
Puis, elle réclamait ses onctions d’huiles antiques, contenues en de minuscules aryballes
ou balsamaires
en pâte de verre lapis-lazuli ou émeraude copiés de Pompéi et de l’Orient lagide, imitant en cela une Aphrodite, une Acté ou une Thaïs. Jeanne lui versait goutte à goutte ces liquides embaumants, sur la peau et les cheveux, qu’elle frictionnait lentement, ambigument, jusqu’aux plus intimes creux ou niches, en cela que ces gestes fort doux suscitaient en la chair diaphane de la comtesse de Cresseville la montée d’une sève de désirs inassouvis. Elle peinait à retenir de petits cris de contentement.
Venaient les baumes et pâtes de beauté à la rose, au jasmin et à l’aloès extraits de répliques de lécythes créés par Alma-Tadema en personne, petits vases à fond blanc ornés de sujets domestiques silhouettés de sépia, de scènes de gynécées, qui contenaient les émollients dictames aux pouvoirs aphrodisiaques avérés destinés à lisser joues, cou, gorge et mains de la belle. Parfois, lorsqu’elle souffrait de bénignes douleurs, Jeanne ajoutait des frictions d’opodeldoch. Mademoiselle de Cresseville connaissait par cœur, dans la langue, le traité qu’Ovide avait consacré aux produits de beauté pour le visage de la femme, cosmétiques, fards ou kohol égyptien. Elle en récitait des extraits en susurrant tandis que Jeanne l’enduisait. Souventes fois, Cléore réclamait que l’on ajoutât quelques gouttes d’une essence camphrée sur un mouchoir avec lequel elle humectait nez et lèvres. Cette essence dite algérienne ne lui suffisant point, la jeune aristocrate avait fait importer en son jardin des plants de camphriers, desquels on extrayait la bien connue substance, plants qui jouxtaient la serre où poussaient les ophrys hérités de son père. Elle fit ajouter des citrus et des bigaradiers ainsi que deux citronniers du Japon dont les fruits avaient été baptisés kum-kats par ses amis anglais. Elle procédait à la cueillette des bigarades et des citrus amers et, nolens volens, ne tardait point à confier à sa cuisinière Euphrasie la fabrication de confitures spéciales et de sortes de boissons à base d’un indigeste quinquina qui lui servait de fébrifuge lorsqu’elle se sentait trop dolente et anonchalie ou de vomitif quand elle jugeait avoir trop bamboché. Mademoiselle tenait à conserver la ténuité de son physique. Elle aimait aussi à mâcher des pâtes de guimauve et ne dédaignait pas les plaisirs que prodiguait le bétel.
Elle exigeait que ses domestiques contrôlassent jusqu’à ses fèces afin de vérifier sa bonne santé, imitant en cela un rituel aulique chinois dont elle avait entendu parler à propos de Tseu-hi avec les eunuques et concubines mâles de la Cité interdite préposés aux défécations de l’Empereur. En de répugnantes scènes pourtant indispensables selon Mademoiselle, les bonnes se devaient de les humer, de les tâter, d’en vérifier la couleur et la consistance si ce n’était la saveur. Lorsqu’elle souffrait de diarrhées, Cléore les dispensait heureusement de cette tâche ingrate.
Albine, la première femme de chambre, après que la comtesse fut pommadée, lui passait chemise, bas, jarretières et pantalons propres. Mademoiselle gazouillait de plaisir tandis qu’on la parait et la laçait, qu’on enfilait son jupon et son cache-corset. Puis, Juliette, seconde femme de chambre, la coiffait et frisait ses torsades rubescentes tandis que Cléore se vêtait d’un vaporeux déshabillé de soie.
Venait le moment déterminant du choix de la toilette, des bottines et du chapeau. Ah, comme elle eût voulu se vêtir toute l’année à l’antique, telle une Madame Récamier du célèbre tableau inachevé de David, arborer, qu’il vente, pleuve ou neige, d’arachnéens péplos de gaze et de mousseline, à la transparence optimale afin que ses amis pussent s’extasier de sa beauté unique et de sa lactescente diaphanéité ! Mais nous n’étions plus en 1800 et les atours s’étaient considérablement empesés. Lors, les tournures et polonaises tendaient à se réduire et mademoiselle s’était contrainte à renouveler sa garde-robe. Elle dépensait pour cela des mille et des cent. Laure, sa chambrière et camérière qu’elle avait surnommée avec affectation ma cardinale camerlingue du fait qu’elle se vêtait toujours de pourpre ou de cramoisi faisant fi des usages des tenues de service, la conseillait et l’aidait dans ses choix. Ses armoires débordaient et Cléore se résignait à donner ses toilettes démodées à ses domestiques ou à les vendre à l’encan durant ces fameux bazars de charité où se pressaient marquises et duchesses de sa connaissance.
Elle prit une paire de bottines de printemps, d’un cuir clair, presque laiteux, comme passé au blanc d’Espagne, aux guêtres ivoirines et aux petits boutons crème, que Laure laça précautionneusement à ses pieds délicats, à la fois poupins et pourprins, pieds qu’on eût crus de fillette. Ils étaient si petits, si jolis et particuliers, tels ceux d’une poupée de biscuit, que toutes les chaussures de Mademoiselle étaient fabriquées sur mesure, ainsi qu’on le fait pour les robes chez Monsieur Worth et consort. Ce laçage subtil, aux connotations troublantes, assurait un galbe parfait à ces extrémités qu’elle aimait à exhiber furtivement afin que se pâmassent ses amis des deux sexes.
Pour que la robe lui plût, il fallait qu’elle froufroutât en conséquence. Le froufrou devait être discret mais suffisant pour que les oreilles le perçussent et en profitassent tant ce bruit mignon participait de l’érotisme, affriandant mâles et femelles concupiscents. Une traîne insuffisante, une longueur trop courte ou trop longue du tissu, une retombée imparfaite, et c’en était fait de la toilette dont elle réclamait qu’on la lui remboursât. Il lui fallait obvier, éviter un autre écueil : que la robe eût trop d’ampleur et elle se transformait en attrape-poussière, pour ne point écrire en attrape-fange. Il était fort désagréable à Mademoiselle que ces velours damassés, cette bengaline, cet organza, cette alépine ou cette vigogne ne fussent crottés et terminassent à la blanchisserie pour un laps de temps fâcheux.
Adonc, ce jour là, Cléore choisit la vêture idoine de printemps, vieux-rose et cinabre, de soie satinée et de pongée aux motifs de rosoni (sortes de grosses roses antiques) étrusco-hellénistiques avec points de Calais et d’Alençon, padous, faveurs et rubans profus en velours grenat sur un bustier ouvrant sur un chemisier ouvragé avec un petit pouf étréci selon la nouvelle mode. L’ombrelle ourlée de dentelle était assortie ainsi que le petit chapeau. Elle y ajouta un foulard d’indienne qu’elle noua du sommet de sa coiffe jusqu’à son menton pointu, de manière à protéger ses anglaises de la prévisible poussière du voyage en calèche découverte, du fait de la beauté du temps. Laure plaça les accessoires et les bijoux indispensables à la perfection de la comtesse : au cou d’albâtre, un camée de chrysolithe au profil de Diane, qui s’ouvrait par un minuscule fermoir placé de côté – ô subtilité exquise ! – sur un portrait miniature de Mademoiselle peint deux ans auparavant par Sophie Gengembre Anderson. Il représentait Cléore en hamadryade couronnée de fleurs et de lierre. Ses cheveux libres de toute boucle artificielle retombaient en coruscants tourbillons érubescents.
Laure ajouta l’aumônière, la châtelaine à laquelle pendait un oignon Breguet en argent, le réticule de calicot d’une teinte complémentaire au reste de la toilette et acheva de pomponner sa maîtresse en poudrant ses joues carminées et son nez. Elle bagua Mademoiselle d’un anneau enchâssé d’un péridot. Cléore enfila une paire de gants de chevreau bistrée d’une finesse insigne et épingla à son corsage un bouquet de violettes. Puis elle sortit à petits pas, accompagnée de sa dernière domestique, Odile, qui faisait office de majordome et de portière, à travers le hall grec de l’hôtel des Cresseville aux frises de rinceaux, palmettes, triglyphe et métopes polychromes conformes aux recommandations de Monsieur Léon Gérôme, de l’Institut, hall où des crédences de chêne dévoilaient leurs collections de porcelaines de Sèvres, de Saxe et de Limoges et de faïences Wedgwood. On y voyait aussi deux troublants portraits de Mademoiselle. L’un, en Eve lascive séduite par le serpent, était de Puvis de Chavannes tandis que le second, montrant mademoiselle assise en sa bibliothèque, vêtue d’une robe azuréenne, était dû au pinceau de Louise Breslau. Blaise, le cocher, seul domestique masculin au service de la comtesse, l’attendait, déroulant le marchepied du huit-ressorts dont les portières étaient ornées du lambel des Cresseville : un griffon terrassant un basilic.
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Elémir de La Bonnemaison était âgé de trente-quatre ans. Le Monde l’avait surnommé le dernier dandy du siècle. Il en avait l’étoffe, la prétention et le panache. Il en possédait également l’aura, héritée de son père Anthelme et de son aïeul Palamède. Le marquisat de La Bonnemaison se prétendait aussi ancien que celui d’Effiat ou celui de Saluces, bien que des esprits chagrins prétendissent qu’on ne pouvait arguer avec certitude du nombre de quartiers de noblesse possédés par son dernier rejeton.
Les contempteurs, jouant les langues de vipères, accordaient une origine scandaleuse au marquisat : d’aucuns le disaient issus d’un favori ou mignon de Philippe d’Orléans, frère de Louis XIV, d’autres d’un roué du Régent, compagnon de débauche. On prétendait que la lignée était entachée de bâtardise. Beaucoup voyaient en Elémir les symptômes d’une dégénérescence de la race, d’un aveulissement fâcheux. Or, la famille de La Bonnemaison faisait accroire à une origine apanagée de la lignée, du côté des fils de Louis VIII, frères du Saint Roi, mais ils ne parvenaient pas à prouver lequel car registres, chartes et terriers avaient tous été détruits par la fureur paysanne durant l’été de la Grande Peur de 1789. La famille avait fui promptement à Coblentz avec l’armée de Condé.
Palamède, le grand-père, était un émigré revenu en 1800, rallié par conséquent à Bonaparte car ayant cru à ses promesses de réconciliation. Devenu Empereur, créant en 1808 la noblesse d’Empire, Napoléon pérennisa le marquisat en permettant à l’aïeul de se constituer un majorat. Palamède avait tardivement convolé en justes noces, en 1810, à quarante-trois ans, et son fils aîné et héritier, Anthelme, avait vu le jour l’année suivante. Louvoyant en fonction des aléas politiques, Palamède de La Bonnemaison avait fini par rallier l’aile modérée des Bourbons tout en siégeant à la Chambre introuvable. Pair de France en 1820, il s’était éteint deux ans à peine après que Louis XVIII, dont Honoré de Balzac, notre grand écrivain, avait loué la voix d’argent, fut passé de vie à trépas. A peine adolescent, Anthelme ne put encore siéger à la pairie, bien qu’elle fût héréditaire. Il dissipa sa fortune en entreprises hasardeuses aux Amériques et en aventures orientales à la cour du pacha d’Egypte. A demi ruiné, il revint au bercail à la veille de la désastreuse révolution de 48. Entré dans les faveurs du prince-président qui s’était opportunément rappelé le soutien de Palamède à son oncle, Anthelme batailla pour acquérir une nouvelle position sociale. Il la trouva par le biais du saint-simonisme et des chemins de fer.
Fortune à nouveau faite, Anthelme crut bon de convoler au même âge que son géniteur, épousant en 1854 Sophie-Frédérique de Coëtquidan-Saint-Yrieix qui, à l’heure où nous écrivons, vit encore. Une fois Elémir, l’aîné de sa progéniture né, ses parents lui passèrent tous les caprices, toutes les excentricités du fait qu’il n’eut après lui que des sœurs. Talent gâté et gâché, Elémir se vautra dans la décadence et la paresse, fréquentant les poëtes maudits et abusant des substances opiacées. Anthelme ne trouva pas mieux que de le maudire sur son lit de mort, en 1881. Vivant en dandy, en esthète anglais, Elémir provoqua le scandale et l’ire réprobatrice parmi tout le bottin lorsqu’il répudia et chassa à coups de fouet son épouse Mélanie, née des Esparres, le lendemain de sa nuit de noces. Le bruit courait, qu’impuissant du fait d’un chancre fâcheux dû aux fréquentations immodérées des créatures, il avait joué au whist l’hyménée de sa femme avec un certain baron von M., un Prussien, afin que ce dernier consommât le mariage à sa place.
Le visage bouffi par l’absinthe, d’une pâleur malsaine, les cheveux d’un blond fade, Elémir de La Bonnemaison paraissait porter dix années de plus que son âge réel. Cavalier émérite, il conservait un semblant de prestance, mais ses membres et son ventre s’alourdissaient par l’abus des nourritures terrestres. Certaines pythonisses mondaines osaient prédire qu’avec l’âge, il deviendrait à la semblance d’un Mirabeau-tonneau apoplectique. Il portait de curieuses moustaches entortillées, compromis entre les impériales et ces bacchantes frisées qu’arborent certains fakirs antiphysiques aux Indes.
Pour ne point s’ennuyer, il métamorphosa la propriété des Bonnemaison, sise en son domaine de Sceaux acquis par Palamède en 1809, en palais excentrique des Mille et une nuits, vandalisant à tout-va un édifice classique copié sur le château d’Ancy le Franc, dont Louvois fut un des seigneurs les plus notables. De l’imitation d’Ancy, il ne conserva que la chapelle secrète. Celle-ci se caractérisait par son décorum macabre, par ce fameux réchampi de peintures imitant les vanités. Sur un fond bleu grisé, les crânes grimaçants et les tibias entrecroisés rappelaient au dévot la précarité de l’existence et les fins dernières.
Lorsqu’il jugeait avoir par trop fauté, Elémir était pris de crises mystiques de repentir. Tel le prince de Conti sous Louis XIV, il passait du jour au lendemain de l’irréligion et de l’apostasie à la catholicité la plus fanatique, s’abîmant en prières au milieu de ce décor de squelettes, s’enfermant de longues heures le torse nu, coiffé d’une cagoule de pénitent noir, demandant que Notre Seigneur rédimât ses péchés, se frappant la poitrine puis se flagellant. Parfois, il optait pour le capuce des moines servites et portait le cilice jusqu’à ce que son sang corrompu gouttât de son torse. Il faisait souventefois appel à un confesseur jésuite espagnol qui, tel Tartuffe réclamant de serrer sa haire avec sa discipline, lui demandait d’aggraver ses pénitences et ses mortifications. Il se rendit ainsi à l’office des morts de 188. à Notre-Dame, en longue chemise écrue de bourgeois de Calais, la corde au cou, les pieds nus couverts de cendres encore ardentes en marmottant force ora pro nobis pecatoribus, mea culpa et miserere mei Deus.
Certains vendredis saints, Elémir participait à la montée du calvaire cagoulé et enchaîné, couvert d’une bure grossière et déchirée, anonyme mais néanmoins reconnaissable par la Haute Société qui le boudait. Il prétendait que cela était l’usage en l’île de Corse, plus exactement à Sartène, à la Settimana Santa, et que les ethnographes nommaient cela le catenacciù. Il fit don au musée d’ethnographie du Trocadéro d’un de ces vils habits de frate mendigot.
Sa crise passée, apaisée, il redevenait sybarite.
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