vendredi 16 mai 2014

Daniel Wu et Violetta à la fête des loges (1966).

Nouvel extrait du roman "Le Tombeau d'Adam" troisième partie "Le Jeu de Daniel", par Jocelyne et Christian Jannone, à suivre sur le blog "La Gloire de Rama". 

Il était quinze heures. Dans la forêt de Saint-Germain, la Fête des Loges attirait une foule jeune et joyeuse. Parmi tout ce monde insouciant, il y avait le capitaine Daniel Wu et sa « nièce ». L’enfant, émerveillée, avait visité le Palais des glaces où elle avait ri aux éclats devant les déformations, puis avait fait plusieurs tours de manège. Elle n’avait pas réussi à attraper le pompon mais elle s’en moquait. Pour l’heure, la fillette tenait précieusement un ballon multicolore muni de sa raquette tout en mordant dans une jolie pomme rouge enrobée de sucre. Nullement effrayée par le brouhaha, il lui tardait maintenant de monter dans une auto tamponneuse. 
- Mais enfin, ma puce, tu n’es guère raisonnable! Faisait Daniel Lin tentant vainement de prendre un air sévère. 
- Je veux y aller, trépignait Violetta devant le stand. Tiens… je choisis la voiture bleue. 
- C’est trop violent pour toi. Or, tu te plains d’être secouée dans la 4L. Là, ça va être pire. 
- Je veux essayer. Avec toi, je ne crains rien. Tu es plus fort que tout le monde. Les autres conducteurs vont avoir peur de toi. 
Dix minutes plus tard, la petite ressortait ravie de l’expérience. Effectivement, les autres conducteurs avaient vite compris qu’il fallait éviter le duo. 
Ensuite, le daryl androïde et la fillette firent la queue devant le stand de tir. Des poupées hautes de soixante centimètres, en tenues folkloriques, de gros ours en peluche roses ou bleus étaient à gagner. 
- Je peux viser, moi? Demanda naïvement Violetta. 
- Tu es trop jeune. 
- Ah? Dans ce cas, ce sera toi. Tu vas gagner, j’en suis certaine. Tu me laisseras choisir la poupée. Ou plutôt, non. Je sais déjà laquelle je veux. Celle avec des tresses, la blonde… et puis aussi la brune toute bouclée. L’ours bleu. 
- Décidément, tu ne doutes de rien, fifille. 
- Pourquoi? Tu n’es pas capable d’atteindre la cible et de gagner? 
- Si… mais le patron ne me laissera pas jouer plusieurs fois. 
- Ah. Pourquoi? 
- Comprends un peu. Ce serait du vol… je vaux tous les tireurs d’élite de la Terre. 
- Oncle Daniel tu cherches un prétexte. Tu ne veux pas me faire plaisir? Commença la petite câline 
- Mais oui, je vais te satisfaire. Ce sera la dernière fois… 
- Oui…. 
- Entendu? 
- Promis. Je ne te demanderai plus rien. 
Les cibles présentaient différentes formes: des cartons carrés, des pipes blanches ou noires qui défilaient, des faux canards sans oublier des personnages anciens de bandes dessinées comme Zig et Puce, Bécassine ou encore Les Pieds Nickelés.
Le bonimenteur attirait la clientèle par son bagout.
- Un franc seulement les cinq balles. Mesdames et messieurs, n’hésitez pas à tenter votre chance. Montrez votre habileté. Allez! Un peu de cran… 
Le tour de Daniel était venu. Il sortit une pièce de cinq francs de sa poche, prit une arme, une petite carabine à plomb assez légère, observa trois secondes - laps de temps fort long pour lui - les pipes qui semblaient se pourchasser, puis, imperturbable, presque désinvolte, fit feu à cinq reprises à une vitesse époustouflante, ne donnant même pas l’impression d’avoir visé. Naturellement, les cinq pipes sélectionnées avaient été brisées par les impacts de plomb. 
- Hé bien, monsieur, bravo! Vous avez gagné. Vous n’êtes pas un tireur professionnel au moins? 
- Non, pas du tout. Je ne m’exerce pas régulièrement pour cela. 
- Ah? Heureusement. Mais si vous désirez un gros jouet comme un ours ou une poupée, il va falloir recommencer. 
- D’accord. 
Avec un haussement d’épaules, le daryl androïde visa une fois encore mais cette fois-ci, il porta son choix sur les figures caricaturales des personnages de bande dessinée qui s’abaissaient et se relevaient régulièrement, mais pas ensemble. C’étaient en fait les cibles les plus difficiles à atteindre. Pourtant, Daniel Lin fit mouche à cinq reprises sans difficulté. 
- Alors, là, j’en perds ma cigarette, s’exclama le forain. Allez… Choisissez votre cadeau. 
- C’est moi qui choisis, lança Violetta en zézayant, les yeux brillants de joie. 
- Qu’est-ce que tu veux, ma mignonne? 
- La jolie poupée avec des tresses. Celle-là, oui, avec la jupe bleue. 
Le patron tendit la poupée désignée à la fillette qui s’en empara et la serra contre son cœur. Puis, innocemment, l’enfant attendit que son « oncle » rééditât son exploit. Espoir déçu. Doucement, mais fermement, Daniel poussa Violetta vers une autre attraction. Mécontente, la fillette se fit entendre. 
- Tonton! Tu n’as pas tenu ta promesse. Tu as menti. 
- Ma puce, ne te mets pas en colère et ne crie pas. Sois sage. Nous sommes en train de nous faire remarquer. Tu sais que je déteste cela. Réfléchis… je ne peux pas ruiner cet homme juste pour te faire plaisir. 
- Pourquoi?     
- Ma chérie, il n’a que cela pour vivre. De plus, il porte une alliance. 
- Oui et alors? 
- Cela veut dire qu’il est marié et qu’il a des enfants. Tu ne vas pas faire manquer de pain cette famille, non? 
- Euh… Non… ce serait mal… tiens… là, ce stand m’intéresse. 
- Lequel? 
- Celui-ci… il y a des porte-clefs à gagner. De toutes les couleurs et de toutes les formes. 
Pour obtenir lesdits porte-clefs, il fallait lancer des balles sur des têtes en papier mâché d’hommes célèbres. L’enfant trouva à redire sur le réussi de ces caricatures. 
- Oncle Daniel, tu as remarqué comme ces marionnettes sont moches, moins bien faites que celles des Pantins de l’Actu? 
- Tais-toi un peu. Veux-tu que je gagne un porte-clefs ou pas? 
- Oui, bien sûr. 
Le capitaine Wu avait envie de se défouler. Il laissa donc une nouvelle pièce sur le comptoir et parvint à faire tomber les têtes avec les balles en caoutchouc sans se fatiguer. Ainsi, il fit l’acquisition d’un porte-clefs en plastique de forme carrée dans lequel une mini bouteille de coca-cola était incrustée. Heureux de sa victoire, il entraîna ensuite la fillette vers une estrade sur laquelle un bonhomme ventru à moustaches demandait aux plus costauds parmi le public - un public assez blasé il faut l’avouer - d’oser venir affronter l’homme le plus fort du monde, un certain Milon, ou encore le dénommé Kakou, l’homme singe originaire de Bornéo ou le Gorille des acacias, un gigantesque catcheur à la carrure impressionnante dont le torse dépourvu de poils choquait. En outre, l’individu était coiffé d’une cagoule noire dissimulant ses traits.
- Regarde Violetta, ceci me semble amusant. 
- Quoi? Tu veux rire, là! Ce singe qui se dandine est faux. Je peux mieux imiter un gorille, disons un bébé gorille que cet homme déguisé. On parie? 
- Ma fille, combien de fois t’ai-je dit qu’il ne fallait pas te métamorphoser en public! Soupira Daniel Lin. 
- Pourtant, tu le sais, je peux faire un adorable bébé gorille avec un joli poil tout propre. 
- Non, Violetta, je te l’interdis. 
- Bon… ne te fâche pas. J’ai compris. Alors, tu affrontes les trois affreux qui se pavanent. Les trois à la fois. Sinon… je me métamorphose… 
- Tu pratiques le chantage maintenant? 
- Ben oui… Comme toi lorsque tu m’obliges à avaler mon lait que tu as oublié de sucrer. 
Avec malice, la fillette envoya un coup de pied bien senti dans les tibias de Daniel. Surpris, le daryl ne put retenir un cri. Il attira ainsi l’attention du patron du ring. 
- Ah! Enfin un amateur courageux! S’écria le forain, satisfait, comptant gruger ce nouveau gogo. Allez mon gars, monte donc. Tu es attendu. Montre que tu as du ventre et que rien ne te fait peur. Dis-moi lequel de mes lutteurs tu souhaites affronter. Le gorille, l’hercule ou l’homme de Bornéo? Fais ton choix. 
- Qu’est-ce que je gagne en cas de victoire? 
- Tu es drôlement pressé d’encaisser, toi. En cas de victoire, tu emportes cent francs et une bouteille de pastis. 
- Hum… et pour les trois à la fois? 
- Oh! Oh! Tu ne doutes de rien l’amateur. Tu n’as peut-être pas bien lu la pancarte. Chacun de mes lutteurs totalise cent vingt victoires consécutives au minimum. 
- Vous n’avez pas répondu. 
- Mais tu y tiens vraiment… trois bouteilles de pastis et trois cents francs. Sache que tu me ruines. Du moins si tu l’emportes… ricana le moustachu ventripotent. 
- Combien dois-je débourser pour ce combat? 
- Toi? Rien. C’est le public qui paye. 
Sous le charme de l’amateur, la foule se hâta de verser son obole. Elle voulait assister à cet affrontement inhabituel. Croyant sa fortune faite, le patron se frotta les mains. Trop tôt car, moins d’une poignée de secondes plus tard, il déchanta. 
Le public hurlait sa joie devant l’authentique exploit que venait d’accomplir l’amateur. Le tohu-bohu était incroyable. Imaginez un peu la scène. Sur le ring, le Gorille des acacias gisait knock-out, emmêlé dans les cordes, trois dents à ses pieds tandis qu’à quelques pas Milon croyait entendre le chant des oiseaux. L’homme singe, quant à lui, se frottait vigoureusement la mâchoire ornée d’un beau bleu. 
Violetta sautillait d’allégresse. 
- Bravo, oncle Daniel. Je n’ai jamais douté de toi. C’est toi le plus fort. Tu les as mis quenottes outre. 
- Mon enfant, j’ai honte… lui répondit le daryl androïde. J’ai l’impression d’avoir commis une mauvaise action. Un vol… or, je les ai à peine frôlés… heureusement d’ailleurs… 
- Vous m’avez ruiné, gémissait le propriétaire du stand. Mes champions K.O. Maintenant, personne ne viendra les voir. Cela va se savoir et se répandre comme une traînée de poudre. Ah! Fichez-moi le camp d’ici avant que je me fâche. 
Pendant que le public huait les champions déchus, Daniel descendit rapidement de l’estrade et s’éloigna, Violetta à ses côtés, ne réclamant même pas le prix de sa triple victoire. 

***************

Une demi-heure avait passé, bien employée par la fillette. Elle avait dévoré un sandwich aux merguez, tâté de la grand roue, essayé quatre nouveaux manèges tandis que son « oncle », au stand de pêche à la ligne, avait attrapé pour l’enfant une splendide montre de pacotille. 
Désormais, le capitaine Wu et Violetta déambulaient au hasard dans la Fête des Loges, prêts à regagner Boulogne-Billancourt. Leurs pas les conduisirent devant une tente sous laquelle un chiromancien officiait. Il s’agissait d’un pseudo mage chinois, répondant au nom de Ti. Il proposait aux crédules de dévoiler leur avenir grâce à la science du Yi Qing.
- On n’entre pas là-dedans, oncle Daniel? Interrogea la fillette. 
- Pourquoi faire? Il me semble évident que ce Ti est un charlatan. Pour commencer, il n’a qu’un seizième de sang chinois. Il est plutôt cambodgien avec une ascendance Thaï.
- En face, qu’est-ce que c’est? Un train comme lorsque nous sommes venus à Paris en février? 
- Pas tout à fait, ma puce. Il s’agit d’un train fantôme. 
- Euh… On s’amuse dans un train fantôme? 
- On s’amuse à avoir peur. 
- Pourquoi?
- Parce que, justement, il y a des fantômes et des squelettes. 
- Comme dans le Musée de l’Homme? 
- Non. Ici, ce sont des faux. 
- Alors, je veux y aller! 
- Fifille, il commence à se faire tard.
- Mais je veux y aller, oncle Daniel.
- Violetta, tu avais promis d’être sage. 
- C’est la dernière chose que je te demande aujourd’hui. Après, nous pourrons partir. 
- Très bien, soupira la daryl androïde qui cédait une fois encore à la fillette capricieuse.
   
Le stand du train fantôme arborait avec un mauvais goût ostentatoire un décor de carton-pâte en noir ou bleu nuit. La peinture reproduisait une imitation assez réussie d’un château-fort comprenant des balcons ainsi qu’une allée couverte à l’étage dans laquelle on pouvait voir des portes automatiques s’ouvrir régulièrement, laissant passer des wagonnets poussés par des mannequins de diables ou de vampires ou encore de créatures de Frankenstein. Des automates divers s’animaient et se mouvaient. Une pieuvre géante agitait ses tentacules, un calmar gigantesque venu du fin fond des abysses nageait, un python surdimensionné s’enroulait autour d’un pantin, une tête de sorcière à l’œil torve ricanait. Dans ce décor pseudo cauchemardesque, périodiquement, une fenêtre laissait entrapercevoir une momie se penchant maladroitement au-dessus des wagonnets qui défilaient, pâle imitation de ses sœurs hollywoodiennes des années 1930.
La première porte conduisant au train était dominée par un pendu tirant une langue pustulée aux courageux aventuriers qui osaient pénétrer à l’intérieur de l’attraction. 
Daniel Lin et Violetta montèrent dans une voiturette poussée par un diable rouge muni de poils rêches. Le wagonnet s’engouffra ensuite à l’intérieur plongé dans une totale obscurité. Les nouveaux visiteurs furent alors accueillis par d’étranges soupirs pressants, d’ululements de hiboux préenregistrés, bruits destinés à plonger les explorateurs dans cette ambiance macabre. 
La voiturette suivit des rails cahotant lors des brusques changements de direction, secouant fortement ses occupants, plongeant parfois brutalement dans le vide, mais aussi grimpant des côtes avec difficulté. 
Violetta, pas apeurée pour deux sous, riait aux éclats. 
- Encore! Tonton, j’adore!
Mais soudain, des squelettes armés d’une faux surgirent de deux sarcophages qui s’éclairèrent d’une lumière verdâtre. Une araignée velue et monstrueuse par sa taille progressa sur le wagonnet. Puis, après cette péripétie, le véhicule entra dans la gueule d’un dragon toujours en cahotant. Des boyaux illuminés par un halo d’un vert bouteille phosphorescent s’écartèrent au tout dernier moment, laissant ainsi le véhicule avancer vers l’inconnu.
Ce fut alors qu’un fantôme, un spectre des plus repoussants, recouvert d’un drap rapiécé et moisi au trois-quarts, brandissant une lourde chaîne cliquetante, franchit en un coup de vent l’étroit espace qui se trouvait devant nos amis. La fillette ne frémit même pas à ce spectacle.
Ensuite, la voiturette fut assaillie par un pirate sans tête et une momie aux bandelettes salies et souillées qui se détachaient par endroit. 
Le wagonnet finit par atteindre l’étage supérieur ressortant ainsi brièvement dans l’allée couverte extérieure pour retourner bientôt aux ténèbres après l’ouverture d’une nouvelle porte sur laquelle était peinte, criante de vérité, une tête de mammouth chargeant. 
Après une seconde plongée toute aussi brusque que la précédente, des mannequins métalliques de cyclopes semblèrent menacer le véhicule puis reculèrent juste à temps en s’entrechoquant. Comme on le voit, tous les assauts étaient calculés au millimètre près.
Violetta s’amusait toujours autant et la frayeur était bien loin de ses pensées. Pourtant…
Ce fut l’affreuse et méchante sorcière de Blanche-Neige qui vint à bout de son ravissement. Sa vue la terrorisa. En effet, le mannequin représentait avec la plus grande authenticité une vieille femme au corps décharné revêtu d’une robe noire plus qu’usée, la longue chevelure blanche en désordre, au regard cruel et flamboyant dont un œil était pourtant crevé, la bouche édentée riant sardoniquement, le teint blême. La créature maléfique tendait d’une main aux ongles acérés comme des griffes une pomme verte et rouge aux visiteurs.
Se mettant à pousser des cris stridents, la fillette entrecoupa ses hurlements de pleurs. Pour la réconforter, Daniel, l’embrassant gentiment sur la joue, lui dit affectueusement: 
- Ma puce, calme-toi. N’aie pas peur. Ce n’est qu’un automate. Il ne t’arrivera rien. C’est bientôt fini… 
Mais un vampire plus vrai que nature brandit ses doigts crochus, prêt à tordre le cou des deux audacieux. 
- Il est faux celui-là, jeta l’enfant entre deux reniflements. Je préfère Antor. 
Le daryl androïde allait lui répliquer mais il n’en eut pas le temps. Il perçut un chuintement étrange. Croyant que le bruit incongru provenait d’un python se mouvant dans un décor fluorescent de pseudo forêt vierge, il se retourna pour focaliser en direction de l’automate. 
En fait, un gaz soporifique s’échappait du plafond, absolument invisible. 
Daniel Lin et Violetta perdirent rapidement conscience. 
Lorsque les deux victimes furent profondément endormies, des silhouettes déguisées en yétis au poil fauve se saisirent des corps, ni vu ni connu, le patron du train fantôme ayant été grassement soudoyé par Ti, un cousin éloigné de Sun Wu, le grand maître du Dragon de jade.

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