Dehors, près des parterres fleuris aux azalées, Jean
rongeait son frein.
Il s’ennuyait ferme, en avait assez de faire la ronde,
d’autant plus qu’il ne s’était pas restauré. Il avait l’impression d’être le
dindon de la farce, avec ce clébard fort encombrant et capricieux qui ne
cessait de tirer sur sa laisse, voulant folâtrer dans les herbes. Des bribes de
musique lui parvenaient ainsi que des fumets délicieux de cailles rôties.
L’épreuve à endurer lui paraissait à peine moins dure que celle d’un biribi. Il
râlait parce qu’il aurait bien fumé une clope, mais Daniel Lin avait été formel
là-dessus : pas de paquets de Gitanes, c’était anachronique. Une idée cocasse
lui vint : ce sacré Julien ne s’arrêtait pas de sucer des gommes à mâcher ; il
en était à son quatrième paquet en deux heures. A ce train-là, il allait
bientôt ressembler à une barrique. Mais, bon sang ! Il aurait tout de même pu
lui refiler deux ou trois bonbons !
Tout à ses pensées, il relâcha sa pression sur la
laisse du briard. Le chien mit à profit cette relative liberté pour filer comme
le vent jusqu’à un massif qui l’intriguait fortement. Il stoppa net devant
celui-ci, ne cessant de japper, de gémir et de grogner. Ses pattes grattaient
le sol.
« Chut ! Non de D… Tu vas nous faire repérer,
O’Malley ! »
Gabin s’approcha d’un pas faussement désinvolte tout
en sifflotant une chanson célèbre de Mistinguett, J’ai de belles gambettes,
c’est vrai… A la vue de ce qu’avait découvert le briard, l’ancien boy de
revue ouvrit grand la bouche :
« Merde ! Un domestique en livrée avec des
rouflaquettes qui dénoncent le British plein pot ! Il a un sacré coquart
derrière la nuque ! J’m’en vais lui faire les poches, tout cela n’est pas
normal. »
En fouillant dans la veste, Gabin mit la main sur un
passeport d’origine britannique. L’homme s’appelait Andrew McLane,
fonctionnaire sans plus de précision.
« Ouille ! Un espion du Foreign Office, mais qui
a bien pu l’assommer ? »
Tandis que le comédien se faisait ces réflexions, le
chien O’Malley reprenait de plus belle ses aboiements.
« Mais qu’as-tu donc ? » S’énerva Jean.
Il ne put en dire plus, sidéré par la vue de l’homme
qui sortait des fourrés. L’inconnu était vêtu d’un costume croisé rayé qui
bridait sur son ventre. Mais ce n’était pas là ce qui pouvait choquer. Il
brandissait un revolver à long canon et arborait un sourire inquiétant. Une
moustache, visiblement postiche, ornait sa lèvre supérieure. L’intrus balança :
« Alors, mon zigue, tu me reconnais pas ? T’as
pris un coup de jeune ! Ah, c’est vrai ! Tu bosses pour le camp adverse !
Putain ! Arrête ce chien, qu’est-ce qu’il a avec mes mollets ! »
Instinctivement, Jean Gabin avait levé les mains,
démontrant ainsi qu’il n’était pas armé. O’Malley tournait autour de Francis
Blanche - car c’était bien lui -, ses crocs bien visibles. Un court instant, le
briard eut le culot de mordre la jambe gauche de l’espion français.
« Ouaille ! Foutre ! »
Il allait presser la détente et abattre la malheureuse
bête innocente lorsqu’il changea d’avis. Ses yeux s’illuminèrent. Jean Gabin,
cependant, avait esquissé un mouvement afin de profiter de la distraction de
Francis Blanche pour lui sauter dessus, mais son geste fut stoppé net. Le noir
se fit devant ses yeux et il tomba comme une masse. Alors, seulement, le chien
lâcha le mollet malmené non sans avoir pris dans sa gueule un morceau
conséquent de tergal. O’Malley gémit puis flaira le corps inanimé du comédien.
Un deuxième individu était arrivé sur les lieux ; lui aussi portait des
vêtements anachronique mais d’une coupe bien plus élégante que ceux de son
acolyte. Détail notable : un monocle noir ornait un de ses yeux. Ses mains
étaient gantées de blanc. Il avait tout d’un majordome de haut lignage.
« Mon cher Francis, vous avez encore gaffé. Il
eût fallu que vous fussiez davantage discret.
- Mon commandant…
- Appelez-moi Monsieur Paul !
- Monsieur Paul, je ne pouvais prévoir la présence
incongrue de ce chien.
- Je crois savoir à qui il appartient. Retournons sous
les arbres et attendons Emilienne. Elle aura du gras pour nous. »
**************
Tandis qu’Aurore-Marie, se sentant légèrement mieux,
s’apprêtait à s’asseoir sur le tabouret du piano, aidée de Marguerite de
Bonnemains qui plaçait les partitions sur le pupitre, avec discrétion, la
soubrette prénommée Emilienne, feignant de poursuivre son service, s’était
éclipsée aux étages supérieurs. Pour qu’on ne lui posât aucune question quant à
sa présence dans les corridors conduisant aux chambres, elle avait emprunté un
plumeau, alibi incontournable de son rôle. Pourtant, il n’était pas l’heure de
faire les poussières. Elle savait que les plans se trouvaient à l’étage, sans
plus, mais elle allait devoir inspecter toutes les pièces.
En bas, au fond du salon, Saturnin s’agitait sur son
siège. Il s’épongeait le front avec un mouchoir brodé à ses initiales,
soufflait tant et plus, essayant de faire taire les gargouillements de son
estomac. Alors que la baronne de Lacroix-Laval commençait à pianoter Un
Sospiro, la partition perdue par Franz Liszt à l’Agartha, que tout le
monde, dans cette piste temporelle, attribuait au pianiste mondain viennois
Stephan Brand, le replet fonctionnaire retraité sentit qu’une bête familière se
frottait contre ses jambes.
« Ufo, toi ici ? Mais, qu’as-tu dans la gueule ?
Est-ce bien une cuisse de canard confit ? Où as-tu chipé cela ? Montre ! »
Le chat comprenait tout ce qu’on lui disait ; il
répondit à Saturnin par un miaulement explicite. Puis, il fila en direction de
l’office. Le vieillard se leva afin de le suivre. Il eut du mal à ne pas faire
tomber sa chaise, mais le bruit s’avéra suffisant pour qu’une invitée plus que
dodue se rendît compte du départ brusqué de Monsieur de Beauséjour. Adolphine
du Ponts-de-Cé murmura : « Quel malotru, celui-là ! » tout en
s’éventant.
Aurore-Marie,
après les épanchements romantiques rêveurs et passionnels du Liszt réattribué,
choisit d'enchaîner son concert avec quelques bluettes salonardes plus
intimistes. Tandis que Marguerite de Bonnemains poursuivait son office de
tourneuse de page, la baronne égrena au clavier l'insignifiante quoiqu'
émouvante pièce de monsieur César Franck Les plaintes d'une poupée,
œuvrette plus facile, tombant bien dans les doigts des pianistes amateurs, que
le compositeur avait commise en 1865.
Michel
Simon soupira :
« C'est
pas très bath, tout ça! Cette bégueule commence à m'gonfler! Après les discours
ronflants - avec le grand dessein d'Barbenzingue en prime -, puis les vers
d'mirliton de cette gonzesse, voilà qu'il faut se farcir encore de la zizique!
Heureusement qu'avec l'ptit communicateur fourni par Daniel, on pourra
enregistrer par le son et l'image l'prochain laïus secret des pontes du
boulangisme en toute discrétion sans prendre de notes sur un calepin!
-
Y sont fortiches techniquement, dans les années 2500 d' la piste 1721 ter !
Louis
Jouvet, reprenant un de ses tics d'acteur caractéristiques, se permit d'ajouter
:
-
J'ai pas la berlue! As-tu remarqué que Madame la baronne vient d' peloter en toute
discrétion la poupoule à Boulange? Et l'autre lui a rendu affectueusement sa
caresse de salope! Sacrées mains baladeuses!
-
Le p'tit cul d'la drôlesse m'intéresse pas! L'est trop maigre! Cracha Michel
Simon. Tu sais bien que je préfère les grosses avec des malles arabes!
Julien
s'en mêla :
-
Dommage qu' Marcel, Môssieur Alban de Kermor et Erich soient pas là ce soir
pour se marrer un brin! L’un est en Afrique en train de se la couler douce
tandis que les deux autres fouillent - sous les ordres de Bismarck ! - font les
poubelles de l’ambassade d’Allemagne. Au fait... Saturnin vient de se tirer !
Pas fou le bedon ! Dites, les aminches, vous trouvez pas qu'ma perruque d'valet
en livrée commence à me chauffer? C'est le sauna là-dessous! J'ai des gouttes de
sueur plein l'front! Ça la fiche mal dans une soirée sélect! »
Après
César Franck, Aurore-Marie attaqua de petites pièces de monsieur Gabriel Fauré.
Ce fut alors que ses pensées vagabondèrent à
travers l'espace-temps.
Le
pouvoir des quatre hypostases qui habitaient la poétesse lui avait permis
d'acquérir cette faculté qu'eût envié tout adepte des paradis artificiels :
Madame de Saint-Aubain n'avait parfois même pas besoin du recours à l'opium –
ce qui était présentement le cas – pour que ses pérégrinations la
transportassent vers des ailleurs rêvés peut-être, crées sans doute par ses
facultés spirituelles, mais plus certainement potentiels car obéissant à une
conception de l'univers que seuls partageaient le Chœur Multiple et l'ancienne
Énergie Noire.
Le
transport débutait immanquablement par une sensation de volupté, suivie par le
sentiment que la psyché se détachait de l'être de chair, l'abandonnait,
recouvrant une totale liberté néo-platonicienne, afin de voguer vers d'autres
cieux. Cette impression de décorporation, très douce, n'était pas perçue par
les autres personnes puisque l'enveloppe humaine d'Aurore-Marie demeurait
assise au piano. L'esprit d'Aurore-Marie, telle une élévation baudelairienne,
franchissait les nuées, optant pour une direction ou pour l'autre, selon ses
envies : des milliers de pistes, de circonvolutions, s'offraient au choix de la
Grande Prêtresse. Madame la baronne préféra d'abord la réminiscence, le retour
à une scène vécue quelques semaines auparavant avec sa fille adorée : Lise de
Saint-Aubain. Le piano demeurait le sujet de cette rêverie.
L'acuité
des perceptions plurielles, qu'elles soient olfactives, visuelles, gustatives
ou auditives fut si forte qu'elle déclencha en elle une ivresse nonpareille. Le
réalisme, le vécu de la scène, dépassaient en intensité tout ce que les
photographies les plus nettes, les peintures les plus soucieuses du détail
authentique et les descriptions les plus précises extirpées de la plume
inspirée des romanciers naturalistes ou victoriens avaient pu produire en ce
XIXe siècle qui se targuait de science et de progrès. Aurore-Marie perçut un
léger bruissement sur sa gauche : un incongru papillon tropical, du genre
Machaon, enfui de quelque insectarium, tentait vainement d'échapper au piège de
la vitre du salon de musique. La scène se situait à Rochetaillée, non pas à
Lacroix-Laval ; et la présence du lépidoptère ne s'expliquait aucunement parce
que l'insectarium était propre à la seconde propriété. Le mobilier Louis XVI et
la serre communiquant avec le salon étaient d'autres éléments indubitables de
cette localisation du souvenir reconstitué.
Une
exhalaison composée de senteurs végétales et florales allant des plus communes
aux plus recherchées par les parfumeurs frappa les narines de la poétesse : les
fleurs embaumaient effectivement la pièce, qu'elles provinssent des réceptacles
de faïence conçus à cet effet ou de la serre, souventefois grand’ouverte,
tandis que des sachets de pot-pourri émergeaient des tiroirs opportunément
entrouverts d'une commode de merisier et d'une console d'un style dit provençal,
arlésien ou rustique en pin Douglas et en épicéa, surmontée d'un Santibello
sous cloche représentant Jean Le Baptiste, que Madame la baronne avait acquis
en 1882 lors d'une vente aux enchères des anciens biens meubles d'une confrérie
de pénitents bleus marseillais du XVIIIe siècle. La couleur du froc de ces
pénitents baroques était obtenue grâce à la bien connue plante tinctoriale
nommée indigotier. Il y avait aussi ces traces de poudre de riz, de fragrance
surannée, comme issues de quelque fantomatique et émerillonnante errance d'une
Dame de qualité venue, à son seul plaisir, des millésimes 1780 et
quelques, doux spectre bienfaisant aux coruscants paniers, aux joues fardées et
farinées et à la perruque haut-perchée qui eût éprouvé l'envie de venir
chatouiller la raison et les sens jusqu'à y instiller la volupté. Cette Dame
était née, avait vécu et était morte ici : elle avait été un fragment de la
réalité d'autrefois, pièce d'un monde disparu qui, si on l'en ôtait,
réorienterait celui-ci vers une autre direction, un temps où son absence serait
davantage due au non accomplissement d'une potentialité harmonique de
transsubstantiation, de métamorphose du virtuel en vrai, qu'aux aléas d'une
mort in-utero ou d'une non-rencontre de ses parents. Tout le cours d'une
histoire familiale en serait donc changé et peut-être davantage... Il y avait
donc le temps où elle fut, et les temps autres où elle ne fut jamais,
à moins qu'existassent également des multitudes de possibles où elle eût
été autrement. Restait à savoir quel démiurge ou dieu, universel comme
indigète, décidait de chaque piste, de la vie et de la mort de millions
d'ombres potentielles, quoique précieuses, comme l'eût affirmé un Homo spiritus
de la quatrième civilisation post-atomique, et quel était le nombre de ces
pistes où la Dame pouvait être, différente tout autant que semblable... Chaos
ou déterminisme? Téléologie ou contingence? Le débat n'était jamais clos.
Aurore-Marie
pianotait : elle interprétait de petites pièces extraites de L'Album
pour la Jeunesse de Schumann. Lise questionnait sa maman, du haut de
ses sept ans. Cette dernière, à l'écoute, cessa de jouer. Elle prit une coupe
d'albâtre contenant de délicieux macarons qu'elle tendit à la fillette. Lise
choisit un macaron à la pistache tandis que sa génitrice optait pour une
gâterie parfumée à la fraise : elle adorait ces friandises colorées, ce péché
mignon sans conséquence sur sa silhouette fluette.
« Mon
cœur, ne parle pas la bouche pleine! » Réprimanda-t-elle Lise qui
recommençait à formuler sa demande expresse avant même que la manducation du
gâteau, son croquage, son mâchouillage et son absorption fussent accomplis dans
les bonnes formes physiologiques.
« Maman,
quand donc m'apprendrez-vous à jouer comme vous? » questionna le petit
elfe blond qui ressemblait à la petite fille d'une célèbre toile de John Singer
Sargent.
Comme
pour répondre à la place d'Aurore-Marie, Alexandre, de son perchoir, se mit à
siffler comme un merle moqueur. La poétesse intima à son cacatoès l'ordre de se
taire. La réponse de la mère à l'enfant demeura évasive :
« Je
ne suis point professeur de musique, mon amour, et c'est un pédagogue qu'il te
faut. Je te promets que d'ici trois mois, je louerai les services d'une personne
compétente. »
Lise
soupira, mais parut se contenter des paroles de sa maman. Elle s'éloigna,
tournant le dos à sa génitrice, comme une dryade ou nymphe, une déesse Flore du
Printemps, une sylphide éthérée de fresque pompéienne vêtue de son vaporeux péplos
reprise par le maître du quattrocento Sandro Botticelli. Ses petits pas
mutins de trotte-menu aux chaussures vernies furent perçus par la femme de
lettres. Elle sembla s'effacer comme un pur esprit, sans même qu'elle eût
quitté la pièce et que se refermât la porte du salon. L'atmosphère de cette
évocation prit alors un tour plus onirique que réel, plus flouté, plus impressionniste.
Cependant,
Aurore-Marie paraissait davantage préoccupée par un détail apparemment
insignifiant du décor que par l'estompage de l'image de sa fille : il y avait
un tableau à la mauvaise place, oui!
C'était
un double portrait d'Aurore-Marie avec Lise, avec en arrière-plan la tapisserie
myosotis du grand salon de l'hôtel de l'avenue des Ponts, huile sur toile
exécutée par un peintre lorrain qui se réclamait du naturalisme, Emile Friant,
dont la baronne de Lacroix-Laval avait particulièrement apprécié, lors d'un précédent salon, son étrange peinture à l’étonnante exactitude. Bien qu'il employât les thèmes inspirés du quotidien chers aux impressionnistes, le style d'Emile Friant demeurait académique et correspondait au tempérament artistique d'Aurore-Marie, assez conservateur, puisqu'il refusait les procédés avant-gardistes d'un Claude Monet ou d'une Mary Cassatt. L'art d'Emile Friant le confinait à un réalisme quasi photographique, instantané. Cette prémonition picturale de l'hyperréalisme américain du XXe siècle avait pour défaut d'atteindre une précision et une acuité glacées, comme si, par le biais du coup de pinceau, de la figuration, Friant eût été doté de la vue la plus parfaite au monde.
dont la baronne de Lacroix-Laval avait particulièrement apprécié, lors d'un précédent salon, son étrange peinture à l’étonnante exactitude. Bien qu'il employât les thèmes inspirés du quotidien chers aux impressionnistes, le style d'Emile Friant demeurait académique et correspondait au tempérament artistique d'Aurore-Marie, assez conservateur, puisqu'il refusait les procédés avant-gardistes d'un Claude Monet ou d'une Mary Cassatt. L'art d'Emile Friant le confinait à un réalisme quasi photographique, instantané. Cette prémonition picturale de l'hyperréalisme américain du XXe siècle avait pour défaut d'atteindre une précision et une acuité glacées, comme si, par le biais du coup de pinceau, de la figuration, Friant eût été doté de la vue la plus parfaite au monde.
Cependant,
une peintre rattachée au courant impressionniste faisait dans les préférences
de la poétesse exception à la règle pour des raisons bien particulières : Marie
Bracquemond. Aurore-Marie avait vu le portrait de sa sœur Louise, peint autour
de 1880. Notre parnassienne s'était proprement ébaudie face à cette œuvre
maîtresse du fait que la jeune femme en robe blanche qui y avait posé incarnait
une surprenante synthèse physique entre les caractères de Charlotte Dubourg et
les siens propres! L'expression de ce visage inoubliable, de ces prunelles,
frappa d'autant Aurore-Marie qu'elle crut à quelque magie picturale
combinatoire, mosaïcale, qui avait produit cette ressemblance.
Le
portrait d'Emile Friant ne cessait d'intriguer Madame la baronne car, en plus
de l'incongruité de sa localisation, ici à Rochetaillée, accroché négligemment
en plein salon de musique, au lieu de trôner, bien en évidence, dans le grand
salon de l'hôtel particulier des Saint-Aubain de l'avenue lyonnaise des Ponts,
deux points de détail l'irritaient : lorsque Lise avait posé, elle ne portait
ni ruban dans les cheveux, ni médaille pieuse. Aurore-Marie avait exigé que le
peintre se basât de l'autoportrait d'Elisabeth Vigée-Lebrun avec sa fille,
remontant au début des années 1790, où jà s'amorçait la tendance vestimentaire
du retour à l'antique, qui conduirait aux errements dénudés des Merveilleuses
en spencer et des beautés sans chemise ou en robe dites à la victime. Dans
cette version déviante de la peinture, Lise avait noué dans sa chevelure un
ruban jaune paille assorti à sa robe d'organsin beige et elle avait au cou
cette médaille de la Vierge en émail, héritage de la grand-tante Olympe, morte
en 1874, que celle-ci avait acquise lors d'un pèlerinage à La Salette en 1856,
avant que les nouvelles apparitions mariales de Lourdes n'en vinssent à
détrôner cette pieuse destination.
Le
regard affûté de notre blondine, bien qu'elle se mût dans une version éthérée
de la réalité, constata avec effroi que les dissemblances entre les deux
tableaux allaient croissantes. Seul un œil exercé, déjà familiarisé avec la
toile, pouvait détecter ces différences. Il sembla à Madame de Saint-Aubain que
la nuance de blond des cheveux de Lise différait désormais de la sienne :
davantage de reflets dorés et moins de mèches cendrées, alors que dans le réel,
ces parures fantastiques et plantureuses étaient strictement pareilles. Il en
fut de même pour les prunelles de l'enfant : elles se teintaient désormais plus
d'émeraude que d'ambre. Une expression altière marquait le visage de Lise
tandis que sa mère en devenait plus languide. Or, dans la réalité, mère et
fille étaient si semblables qu'on eût pu faire accroire que l'une était la
jumelle décalée temporellement de dix-huit ans de l'autre. La chose s'aggrava :
Aurore-Marie perdit la douloureuse sensation de sa cicatrice, de cette
césarienne qui avait permis à Lise de voir le jour. Cela voulait-il dire que
désormais, du moins, dans ce monde parallèle où sa psyché s'était aventurée,
Lise n'était plus vraiment sa fille surnaturelle, son hypostase
issue de la parthénogenèse, conforme à la doctrine de Cléophradès, mais un
banal enfant conçu selon les lois normales de la nature portant conséquemment
les caractères partagés des Saint-Aubain et des Lacroix-Laval? En ce cas, Lise
eût dû devenir brune ou châtain aux yeux bleus ou verts, comme il était courant
du côté d'Albin, ainsi qu'Aurore-Marie pouvait l'apprécier chez sa belle-sœur
Rose du Forez-Archambault à l'hautaine beauté. Détail encore plus dramatique :
elle perdit tout souvenir d’un des vers de son « Imploration en forme
de thrène à un amour perdu », en l'occurrence le « Parturiente
blessée, meurtrie, je souffre en ma gésine.» Plus de parthénogenèse, plus
de césarienne, plus de cicatrice, une conception normale de l'enfant, un poème
métamorphosé et peut-être, en fin de compte, l'espérance d'une santé meilleure,
sans kyste ovarien et sans fausses couches! Aurore-Marie songea au schéma d'un
arbre qui, à partir d'un tronc, va en se ramifiant, incarnation de la descendance
avec modification de Charles Darwin. Il y avait un temps zéro où le tableau
de Friant était à l'hôtel lyonnais de Madame. Puis venaient les deux premières
ramifications avec le changement de localisation de la peinture et les
différences vestimentaires de Lise. Ensuite, une harmonique temporelle numéro
trois s'enclenchait, avec une Lise physiquement divergente, ce qui changeait
jusqu'à l'œuvre et la santé de la baronne de Lacroix-Laval vouée désormais à
une postérité. Aurore-Marie alla jusqu'à pressentir qu'elle avait eu un fils
vivant et bien portant en 1886. Il se nommait Adrien et hériterait de la
baronnie. C'était donc cela, le pan multivers tétra-épiphanique? Jusqu'où les
divergences et ramifications des possibles pouvaient-elles donc aller? Il eût
fallu que Kulm lui révélât davantage les arcanes cachés contenus dans les codex
volés en 1877, toutefois s'il s'en souvenait. Aurore-Marie préféra
évacuer ces cogitations boiteuses au profit de ses souvenirs familiaux, à
commencer par sa grand-tante Olympe, connue pour sa piété excessive comme en
témoignait la médaille de Lise numéro 2.
Demeurée
vieille fille, Olympe avait collectionné à tout crin les objets pieux de toutes
sortes : ces vilains rosaires espagnols de buis encombrant le château de Marcy
provenaient de sa hoirie. Confite en dévotions, à demi impotente après une
attaque d'apoplexie, grand-tante Olymp', comme la surnommait Aurore-Marie
fillette, passait ses dimanches à la messe et ses semaines à confesse,
transportée dans une chaise roulante spéciale conçue à son seul usage sur le
modèle de celle du régicide Couthon. Ses goûts saint-sulpiciens tournaient à la
monomanie et à la simonie médiévale, car les acquisitions d'objets de piété,
particulièrement ces affreuses et envahissantes statues de plâtre polychrome du
Christ, de la Vierge et des saints intercesseurs, effectuées parfois dans des
conditions troubles, avaient quelque chose de simoniaque, bien que le trafic
des choses saintes et des reliques eût été condamné depuis plusieurs siècles.
Grand-tante Olymp' faisait maigre le mercredi et le vendredi. Elle contait à sa
petite-nièce ses mésaventures spirituelles, sa visite au curé d'Ars en 1852,
dont la réputation de sainteté était telle qu'on lui attribuait un pouvoir de
guérison miraculeuse, vertu cardinalice dont, en dehors des clercs, seuls en
avaient été dotés nos rois thaumaturges qui, à chaque sacre, touchaient les
écrouelles avec la fameuse sentence : « Le roi te touche, Dieu te
guérisse. » Elle aimait à évoquer sa visite à Rome sous Grégoire XVI,
son autre pèlerinage à Saint-Bertrand de Comminges, la venue historique de
Lacordaire à Lyon en 18., sur
l'invitation du primat des Gaules, et son prêche enflammé prononcé en la cathédrale
lugdunaise pour le carême prenant. Dès lors, Olympe avait renforcé sa pratique
pieuse par la mortification et l'ascèse, revêtant cilice, haire, discipline et
ceinture de chasteté tels les dévots de la Compagnie du Saint-Sacrement sous
Louis XIV, s' imposant l'abstème d'alcool et de viandes autres que piscicoles,
le respect du jeûne des quatre temps et la fréquente communion, au point
que ses amies pussent l'assimiler à une crypto ou néo janséniste.
Chose
plus grave : Olympe était tombée sous la coupe d'un frère dominicain qui la
poussait à rédimer ses péchés par crainte de la damnation éternelle. Ce frère
avait ressuscité la fâcheuse pratique des billets de confession, produits à la
moindre peccadille de la vieille dame. De même, le moine lui imposa le rachat
de ses fautes supposées par l'acquisition d'indulgences, comme s'il eût été
l'épigone du sinistre Tetzel.
Lors
des repas de famille, Aurore-Marie, encore fillette, avait du mal à retenir son
agacement au spectacle d'un bénédicité imposé par Olympe dont la voix
chuintante l' insupportait d'autant plus que cette bouche quasi édentée
marmottait sans arrêt des patenôtres et des ave entrecoupés de
malédictions à l'encontre des païens et des juifs, qui, conformément aux écrits
de Saint-Paul, avaient crucifié Notre Seigneur Jésus (ce fut à cette occasion
qu'Aurore-Marie découvrit hélas l'antisémitisme), imprécations, diatribes,
admonestations et invectives haineuses prononcées comme si elle eût fulminé
l'anathème, qui se concluaient immanquablement par un misere mei Deus ou
par un ora pro nobis. Lorsque la chenue grenouille de bénitier entamait
le cycle des neuvaines par on ne savait plus quelle lubie, partager avec elle
notre pain quotidien devenait dès lors pis qu'une corvée : une pénitence. Les
bondieuseries de la vieille fanatique finirent par provoquer l'esclandre un
beau jour du printemps 1873 : Aurore-Marie se mit à pouffer si fort qu’Albéric,
son père qu'elle craignait plus que tout autre, la punit en la consignant deux
jours durant dans sa chambre, prise des repas incluse. Dès lors, et jusqu'à sa
mort, grand-tante Olymp' ne fut plus désignée par la frêle enfant que sous le
sobriquet de vieille bique. Son influence sur la pauvre fillette fut
paradoxale : elle développa chez Aurore-Marie un sentiment d'irréligion, plus
exactement anticatholique, qui faciliterait son adhésion au gnosticisme
cléophradien. Par esprit de contradiction, la crainte d'une mort prématurée due
à sa santé chancelante pousserait la femme de lettres à la palinodie : il
fallait que la religion de ses pères la resservît afin d'obvier au risque de
damnation éternelle qu'impliquait son choix néo-païen.
Le
trépas de la vieille bigote obtuse, survenu aux plus fortes chaleurs de juillet
1874, inaugura une série de deuils familiaux. Elle demeura hantée par la
déréliction et la Géhenne jusqu'à son ultime souffle, comme si elle eût subi
conjointement les tourments du supplice de Tantale, de l'épée de Damoclès et de
la tunique de Nessus. Elle murmura en expirant les sept dernières paroles de
Jésus-Christ sur la croix, un exemplaire datant du XVIe siècle du maître
ouvrage de Thomas A Kempis relié en maroquin chamois et imprimé par Robert
Estienne en mains. Devenu son légataire universel, Albéric de Lacroix-Laval
s'empressa de se débarrasser du legs encombrant des statues saint-sulpiciennes.
Il les vendit à l'encan, pour la somme dérisoire de trois sous le saint de
plâtre. Les curés de campagne et les abbés en manque de décorum édifiant se
ruèrent comme des charognards avides sur les écuries du domaine de Marcy où
s'entassaient pêle-mêle ces horreurs. Comme il ne put tout écouler, Albéric fit
détruire à coups de masse les
rondes-bosses surnuméraires et sans valeur, quelles que fussent ses dénégations
exprimées lorsque ses amis légitimistes de ces temps d'ordre moral et de
vocation de la France au Sacré-Cœur lui demandaient : « Alors, et tes
statues de tante Olympe? Sont-elles bien exposées en leur chapelle musée de
Marcy comme tu le lui avais promis? Maltraiter les choses saintes serait un
sacrilège pour nous, monarchistes, tu le sais bien.» Au final, la famille ne
conserva qu'un Saint Roch : la statue, toute écaillée, finit comme épouvantail
à moineaux du verger de Lacroix-Laval.
Six
mois après Olympe, son aînée Philippa, veuve de bonne heure, la rejoignit dans
la tombe. Aveugle depuis un quart de siècle après un méchant glaucome, elle
avait déshérité son fils Urbain, sa seule postérité, qui croupissait à
Charenton depuis 1863 : elle avait fait valoir contre lui la loi d'internement
de 1838 du fait qu'il menait une vie de débauche et qu'il avait fomenté voilà
douze ans un attentat contre le comte de Chambord. Craignant la déshérence,
elle avait partagé son héritage en trois parts égales. Le testament holographe
dédiait à Albéric l'essentiel du patrimoine foncier et des actifs : rentes,
bons du trésor, actions, obligations souscrites auprès du crédit lyonnais et
chose plus étonnante pour une famille foncièrement antisémite, auprès du crédit
mobilier des frères Pereire et de James de Rothschild. Les deux autres tiers
(liquidités, bijoux, bibliothèque (uniquement constituée de livres de piété),
propriétés secondaires) allèrent à sa gouvernante Euphémie et aux œuvres
catholiques de charité et de philanthropie. Aurore-Marie eut sa part d'héritage
: les partitions de piano de la grand-tante, un peu moisies, remontant à sa
jeunesse napoléonienne.
Puis,
Louis, le petit frère de cinq ans, mourut du croup au printemps 1875. Ce fut à
cette époque que la mère bien aimée, Louise-Anne, au merveilleux accent irlandais
et aux yeux jaunes comme ceux de sa fille, fut atteinte par un squirre de
l'utérus. Profondément pieuse comme toute Irlandaise qui se respecte,
Louise-Anne née de Boscombe O' Meara, croyait aux vertus curatives des eaux
miraculeuses. Elle pensait que la source bénite de Lourdes la guérirait de son
cancer. Ce fut grande pitié de voir cette petite femme du même blond que sa
fille transportée en chaise longue pour un hasardeux pèlerinage jusqu'à la
grotte de Massabielle en mars 1876, alors que les Pyrénées n'avaient pas encore
déneigé. Devant l'innocuité de ce remède, la médecine normale fut tentée
en vain : Aurore-Marie vit disparaître sa pauvre maman dans d'atroces
souffrances au mois d'août suivant.
Moins
d'un an après, Albéric reçut la singulière visite d'émissaires – dont Kulm-
dépêchés par un grand homme d'État, Adolphe Thiers, qui vinrent, elle le sut
bien vite, s'enquérir d'elle : les tétra-épiphanes la tenaient dans leurs rets,
à jamais. Albéric mourut lors des troublantes péripéties qui émaillèrent l'intronisation
d'Aurore-Marie en tant que Grande Prêtresse, le 18 septembre 1877, après une
phase accélérée d'instruction religieuse hérétique.
Désormais
seule, mademoiselle utilisa la couverture mondaine et littéraire (son don
poétique était toutefois là bien réel) afin de cacher ses activités occultes et
gnostiques. Elle trouva comme époux le benêt idéal en la personne du bonasse et
tout autant fortuné qu'elle Albin de Saint-Aubain, d'une dynastie de soyeux
remontant à Olivier de Serre, sous Henri IV. Elle dut cependant conserver dans
sa vie publique les faux-semblants de la catholicité. En fait, elle continuait
à participer aux assemblées secrètes de son culte. Elle se montra parallèlement
au public en aristocrate décadente et féministe, dont le modèle littéraire
était le Des Esseintes de Huysmans. Elle collectionna les bijoux païens,
commandant en 1885 à un lapidaire vénitien de la calle dei Lunghini une
série de camées faunesques dans le style d'Arnold Böcklin ainsi qu'une bague à
l'effigie de Julien L'Apostat, Grand Prêtre des Tétra-épiphanes de 360 à 363,
dont elle exigea que l'artiste reproduisît la plastique schématique et
symbolique des monnaies impériales du IVe siècle.
Ce
fut donc une jolie femme très appréciée, petite de taille, certes, mais du fait
qu'elle plaidait la cause féministe, elle attira l'attention de la duchesse
d'Uzès, qu'elle rencontra en 1884 lors d'un vernissage de ses œuvres de
sculpteur que cette dernière signait du pseudonyme Manuela. Chacune
appuya avec conviction la cause de l'autre. Alors que la fortune d'Albin avait
été quelque peu écornée par la crise de la sériciculture et par le krach de
l'Union Générale du sieur Bontoux,
banque catholique dans laquelle Aurore-Marie lui avait imprudemment conseillé d'investir, le patrimoine des Lacroix-Laval continuait à fructifier on ne savait comment. On murmurait en haut lieu que le baron Kulm n'y était pas étranger : mais nul ne savait d'où provenaient les sommes colossales qu'il brassait au profit de notre parnassienne, sommes réinvesties dans la réalisation des plans secrets de la duchesse et du général Boulanger. C'était comme si elles eussent été la résultante de spéculations venues du futur, voire de spoliations particulières exercées contre certaines catégories de personnes persécutées pour leur religion ou leur supposée race, dans un avenir odieux, horrible et indéterminé.
banque catholique dans laquelle Aurore-Marie lui avait imprudemment conseillé d'investir, le patrimoine des Lacroix-Laval continuait à fructifier on ne savait comment. On murmurait en haut lieu que le baron Kulm n'y était pas étranger : mais nul ne savait d'où provenaient les sommes colossales qu'il brassait au profit de notre parnassienne, sommes réinvesties dans la réalisation des plans secrets de la duchesse et du général Boulanger. C'était comme si elles eussent été la résultante de spéculations venues du futur, voire de spoliations particulières exercées contre certaines catégories de personnes persécutées pour leur religion ou leur supposée race, dans un avenir odieux, horrible et indéterminé.
Aurore-Marie
se voua - simple façade?- au mécénat
patrimonial et à l'érudition médiévale et antique. Elle se passionna pour les
sources d'inspiration du sculpteur roman auvergnat Amaury de Saint-Flour et
pour la philologie carolingienne et romane, voyageant beaucoup à travers la
France jusqu'à épuiser son peu de santé, veillant des heures dans les
bibliothèques, penchée sur les évangéliaires, bibles et autres sacramentaires
des VIIIe au XIIe siècles : le sacramentaire de Gélase, celui de Gellone,
l'évangéliaire d'Ebbon, la bible de Charles le Chauve, le tropaire d'Auch, le Commentaire de l'Apocalypse de Saint-Sever de Beatus de Liebana, le psautier d'Utrecht et le Moralia in Job de Grégoire le Grand, enluminé au XIIe siècle, n'eurent plus de secret pour elle. De même, la fragile enfant n'omit pas de s'initier à l'art de la fresque romane en visitant, entre autres lieux consacrés, Saint-Nicolas de Tavant et Saint-Savin sur Gartempe dont l'Arche de Noé l'impressionna tout particulièrement. En fait, elle recherchait la persistance du fait tétra-épiphanique durant le Haut Moyen-âge, en quête de messages cachés dans l'iconographie, qu'elle fût sur pierre ou parchemin, messages qu'Amaury de Saint-Flour avait utilisés dans ses opus de cire las détruits en 1077. Madame de Saint-Aubain fit exécuter en 1886 des fouilles à Saint-Géraud d'Aurillac, sous le patronage éminent de la duchesse : on y découvrit les restes d'un baptistère mérovingien avec des remplois de chapiteaux du Bas-Empire ainsi qu'une tombe d'abbé : le squelette, encore revêtu d'une chape, fut assimilé aux restes d'Adalard de Riom, abbé de Saint-Géraud en exercice en 1077. Des envoyés de la secte en Catalogne lui communiquèrent des informations des plus intéressantes : le document qui indubitablement contenait des informations cryptées de nature cléophradienne n'était autre que la fameuse tapisserie de la Genèse de Gérone. Elle se promit de se rendre à destination afin d'en avoir le cœur net. Cependant, l'étoile montante du général Boulanger et l'insistance de son amie la conduisirent à se détourner -temporairement, pensait-elle- de son but érudit : une occasion de prendre la revanche sur 1870 tout en restaurant l'ancienne royauté se présentait : il fallait saisir cette opportunité. Aurore-Marie le fit.
l'évangéliaire d'Ebbon, la bible de Charles le Chauve, le tropaire d'Auch, le Commentaire de l'Apocalypse de Saint-Sever de Beatus de Liebana, le psautier d'Utrecht et le Moralia in Job de Grégoire le Grand, enluminé au XIIe siècle, n'eurent plus de secret pour elle. De même, la fragile enfant n'omit pas de s'initier à l'art de la fresque romane en visitant, entre autres lieux consacrés, Saint-Nicolas de Tavant et Saint-Savin sur Gartempe dont l'Arche de Noé l'impressionna tout particulièrement. En fait, elle recherchait la persistance du fait tétra-épiphanique durant le Haut Moyen-âge, en quête de messages cachés dans l'iconographie, qu'elle fût sur pierre ou parchemin, messages qu'Amaury de Saint-Flour avait utilisés dans ses opus de cire las détruits en 1077. Madame de Saint-Aubain fit exécuter en 1886 des fouilles à Saint-Géraud d'Aurillac, sous le patronage éminent de la duchesse : on y découvrit les restes d'un baptistère mérovingien avec des remplois de chapiteaux du Bas-Empire ainsi qu'une tombe d'abbé : le squelette, encore revêtu d'une chape, fut assimilé aux restes d'Adalard de Riom, abbé de Saint-Géraud en exercice en 1077. Des envoyés de la secte en Catalogne lui communiquèrent des informations des plus intéressantes : le document qui indubitablement contenait des informations cryptées de nature cléophradienne n'était autre que la fameuse tapisserie de la Genèse de Gérone. Elle se promit de se rendre à destination afin d'en avoir le cœur net. Cependant, l'étoile montante du général Boulanger et l'insistance de son amie la conduisirent à se détourner -temporairement, pensait-elle- de son but érudit : une occasion de prendre la revanche sur 1870 tout en restaurant l'ancienne royauté se présentait : il fallait saisir cette opportunité. Aurore-Marie le fit.
*****************
L'esprit
d'Aurore-Marie repartit vers une autre pérégrination, d'un futur personnel
supposé, cette fois ci. Elle était toujours dans le salon de musique de
Rochetaillée, mais les années avaient quelque peu fui. Quel merveilleux
spectacle!
Elle
identifia l'auteur de cette petite merveille : Gabriel Fauré, bien sûr! Elle ne
pouvait savoir que cette œuvre s'intitulerait Dolly, bien qu'elle eût compris
que le futur qu'elle voyait n'était qu'une potentialité et qu'elle eût été
portée à croire malgré tout à sa réalité et à son accomplissement. Elle
ignorerait la date exacte de composition puis de création de Dolly,
postérieure à sa disparition dans la piste de temps où elle était sûre de
trépasser avant 1903. Un musicologue de l'avenir lui eût expliqué que Dolly serait
composée à compter de 1894 et créée entre autres par Alfred Cortot quelques
années plus tard mais cela ne changeait rien à l'affaire : Aurore-Marie se
savait intimement condamnée par la science quoiqu'en eût dit Maubert de
Lapparent.
Ce
qui frappa la mère dès l'abord fut l'âge de Lise : elle lui donnait de douze à
quatorze ans, et elle était son portrait craché au même âge, c'est à dire en
1876-1877. Puis, elle vit qu'elle-même avait renoncé aux boucles anglaises au
profit d'un lourd chignon. Finis aussi les poufs avec leurs ressorts permettant
de s'asseoir sur les doux sièges capitonnés des compartiments Pullman de
première classe pour dames seules ou à bord de ces calèches dites « huit
ressorts ». L'ampleur du vêtement, du derrière, s'était reportée sur les
manches. L'âge supposé de l'enfant faisait dater la saynète de 1894-1895 : un
avenir pas si lointain, quoique Aurore-Marie se trouvât les traits tirés, les
yeux cernés, le regard plus mélancolique que jamais, les joues plus creuses,
plus pâles, sans omettre un ou deux fils d'argent deçà-delà sur les tempes
cendrées témoignant d'une amorce de blanchissement prématuré et d'un progrès de
la maladie de langueur, comme autant de
prodromes de la mort.
Lise
était demeurée fidèle aux robes claires d'organdi, de satin, de percaline ou de
soie, bien que du fait de son âge elle les portât plus longues. Son
extraordinaire beauté gémellaire et juvénile émut la maman jusqu'aux larmes.
Aurore-Marie se vit arrêter de jouer et prendre par la taille l'adolescente
qu'elle tint tendrement contre elle. Elle caressa doucement la somptueuse
chevelure d'or, de miel et de cendres de Lise, toute semblable à la sienne, qui
tombait en volutes jusqu'aux reins et qu'elle avait agrémentée d'un ruban
vieux-rose. Une ceinture de même teinte était nouée à la taille fine de la
jeune fille. La poétesse s'entendit murmurer : « Oui, mon cœur, ma chérie,
oui... Demain, tu pourras monter ma haquenée! » Et l'enfant de répondre :
« Oh,
merci, Mère! Si vous saviez, maman, comme je vous aime! »
Une
apostrophe ramena la baronne à la réalité de ce 1888. Une grande femme revêtue
d'une robe rouge l'avait interpellée. Elle apparaissait telle une amazone, y
compris dans les moindres accessoires. Ainsi, elle tenait à la main droite une
cravache qui, visiblement, avait servi. Non invitée à la soirée, Mademoiselle
de La Hire - car il s’agissait d’elle -
avait forcé le passage des nombreux domestiques, n’hésitant pas à les
frapper de son attribut de cavalière, malgré leurs admonestations et leurs
récriminations. Convaincue de son bon droit, elle avait même eu la force de
repousser violemment le maître d’hôtel contre le mur du vestibule. Il s’était
assommé contre la patère. Yolande était accompagnée d'une jeune fille gauche au
regard pervenche angoissé, qui avait eu l'audace, pour ne pas dire
l'outrecuidance de coiffer ses jolis cheveux châtains clairs d'anglaises
similaires aux siennes. Sa toilette beige évoquait la mode américaine du Sud du
fait de sa coupe quelque peu désuète. Daniel Wu aurait identifié cette robe
comme provenant du film de 1948 Another part of the forest. Julien la
reconnut : il s'agissait de Betsy Blair, alias O' Fallain. Aurore-Marie n’eut
aucun mal à identifier la bringue en rouge dont elle connaissait la réputation
et l’excentricité vestimentaire. La baronne de Lacroix-Laval ne pouvait se
dérober à cette attaque frontale sans déchoir auprès de ses amis. Son tempérament
différait de celui du chien de Jean de Nivelle, qui s'enfuit lorsqu'on
l'appelle.
*************
Mais
que devenait Saturnin ? Dans quel pétrin notre calamiteux vieillard s’était-il
encore fourré ?
Connaissant
le tempérament gourmand d’Ufo, l’ex fonctionnaire pistait le félin dans les
corridors jusqu’à atteindre les communs et particulièrement l’office, autrement
dit les cuisines. Il s’agissait pour le vieil homme de chaparder quelques
reliefs de nourriture au nez et à la barbe des maîtres queux et marmitons qui
s’affairaient à mettre la dernière touche au souper. Déjà, les effluves de
bonne chère le faisaient saliver. Le félidé n’avait pas attendu Saturnin ; la
preuve : les cris de réprobation qui se répandaient au-delà des pièces de
l’intendance.
« Fichtre
! Sale voleur ! Rends-moi cette poularde ! »
« J’m’en
vas lui donner un d’ces coups de pied, à ce chat ! Renchérit un marmiton à
l’accent bourguignon.
Mais
Ufo n’avait cure de ces manifestations de colère. Revenant en arrière, il se
faufila entre les jambes de Monsieur de Beauséjour, tenant dans sa mâchoire une
volaille entière dont le jus gouttait sur le carrelage. Saturnin admirait
l’habileté de son compère à quatre pattes mais s’inquiétait pour lui-même :
comment allait-il s’y prendre et justifier sa présence en ces lieux ? Un faux
sourire coincé sur sa face couperosée, l’ancien factotum de Galeazzo s’avança,
persuadé qu’il avait trouvé le bon stratagème pour tromper les cuisiniers.
« Mmmm…
Que cela sent bon ! Messieurs, je viens aux nouvelles, de la part de Madame de
Bonnemains. Elle m’a délégué en ambassade afin de connaître par avance le
savoureux dessert que vous nous avez préparés.
-
Pourquoi tant de curiosité, Monsieur ? Fit le chef cuisinier.
-
Comment ! Vous ignorez que le Général est allergique aux fraises ?
-
Il n’a jamais été question de fraises ! Vous nous grugez monsieur…
-
De Beauséjour ! Vous me voyez soulagé de voir que vous connaissez l’allergie
dont souffre notre brav’général.
-
Monsieur de Beauséjour, donc. Ce chat, qui a osé s’accaparer d’une poularde,
est-il à vous ?
Saturnin
bégaya :
-
N…non… Je ne le connais point.
-
Tant mieux pour vous, reprit le chef cuisinier. Madame de Lacroix-Laval ne
supporte aucun animal à poils : chat, chien, furet…
Incidemment,
Saturnin s’était approché d’une desserte où des compotiers attendaient. Tout en
discutant, face à son interlocuteur, ses mains exploraient les objets et plats
qui reposaient sur la table. Il avait l’impression de s’apprêter à accomplir un
exploit digne du roi des pickpockets de Londres : comment escamoter un
larcin sans être ni vu ni connu ? Cependant, quelques gouttes de sueur
trahissaient son stress. Le chef cuisinier n’était pas dupe du manège du vieil
homme qu’il tint en haleine par sa conversation.
« Chef,
chef ! Il vient de tremper sa main dans la crème anglaise ! S’écria un marmiton
d’à peine seize ans.
-
Fouchtra ! Renchérit le Bourguignon.
-
Chef, je le ligote et l’amène à Madame la duchesse ?
-
Pourquoi donc petiot ? Monsieur a faim ! Hé bien, moi, j’ m’en vais le nourrir
! »
Pis
que l’éponge de vinaigre de la Passion, Saturnin dut ingurgiter pour aliment un
torchon souillé de multiples taches. Manquant s’étouffer, il hoqueta, pris de
nausées. Jamais un personnel stylé n’aurait dû se conduire ainsi vis-à-vis d’un
invité. Mais la plupart étaient des extras engagés par le baron Kulm. Le chef
cuisinier en titre, ancien pègre, avait retrouvé les travers de sa jeunesse
lorsqu’il avait officié dans une bande rivale de celle de Tellier et de
Marteau-pilon. Doué pour les pot-au-feu, une fois sa dette payée à la société
et à l’Etat, il avait opté pour une reconversion dans la restauration, tout
comme le Piscator.
Soudain,
on entendit le Bourguignon jeter :
« Qu’est-ce
que tu fiches ici, le valet ? Ce ne sont pas tes affaires ! »
Daniel
venait de faire son entrée, Ufo dans ses bras. Punissant son animal de
compagnie, le pseudo adolescent le corrigeait en lui administrant une petite
fessée sur l’arrière-train.
« Alors,
vilain chat, on vole la nourriture des humains, maintenant ?
-
Miaouuu, fit le félin d’un air dédaigneux.
-
Ah, p’tit, il est donc à toi ce voleur !
-
Oui, m’sieur, mais je suis en train de le punir !
-
Balance cette bête par la fenêtre! Tu vas rendre malade Madame la baronne !
-
Je veux bien, mais arrêtez de faire des misères à Monsieur de Beauséjour. Vous
ne voyez pas qu’il s’étouffe ? Lâchez-le !
-
Pour qui te prends-tu, blanc-bec ?
-
C’est que je connais Monsieur Saturnin de Beauséjour. Vous oubliez qu’il a ses
entrées au Ministère ! »
A
ces mots, le vieux bonhomme ridicule hocha la tête, tentant de dire « oui,
c’est cela. »
Le
pouvoir de persuasion du chasseur était tel que les deux marmitons qui tenaient
fermement Saturnin le relâchèrent.
Mais
qui était donc ce providentiel freluquet ? Haletant et reprenant son souffle
tout en s’essuyant le front, l’ancien chef de bureau remercia son sauveur.
« Ah,
mon jeune ami, je vous rends mille grâces. Mais j’ignorais que Monsieur Wu
avait un neveu d’un âge proche de Mademoiselle Violetta. Vous n’étiez pas avec nous,
dans le vaisseau ? »
Un
chut retentissant surgit dans l’esprit de Saturnin. Une poigne de fer acheva de
convaincre Beauséjour de l’identité du domestique. L’adolescent le poussa sans
ménagement à l’extérieur de l’office.
« Monsieur
Wu, vous me la coupez ! Quel talent dans le maquillage ! Êtes-vous sûr que vous
n’avez pas été comédien dans votre jeune temps ? Vous avez bénéficié de leçons
auprès de Deburau et Frédéric Lemaître.
-
Mais je suis toujours en représentation, Saturnin ! Ceci dit, vous m’avez fâché
! Il faut toujours que vous vous fassiez remarquer. »
Tout
en marchant d’un pas vif vers le grand salon, les deux tempsnautes perçurent
des aboiements plaintifs provenant du parc. S’avançant jusqu’à la porte-fenêtre
entrouverte d’où la fraîcheur du soir s’infiltrait, Daniel se pencha pour mieux
situer l’appel d’O’Malley.
« Zut
! Il est arrivé quelque chose à Jean Gabin ! J’aurais dû m’y attendre avec ce
Bonnelles nid d’espions !
-
Monsieur Wu, qu’allez-vous faire ?
-
Vous, vous regagnez le grand salon et vous vous faites oublier ! Le reste ne
vous regarde pas.
-
Oui, j’ai compris… Gardez votre sang-froid ! »
Saturnin
reprit la marche, penaud, tandis que Daniel, acrobate patenté, avait sauté du
rebord de la balustrade. En quelques enjambées à peine, il rejoignit le fourré
derrière lequel était étendu le corps évanoui de Jean Gabin. Se penchant sur le
comédien, l’ex daryl androïde vit immédiatement que le coup qui avait
contusionné la nuque n’avait pas été administré par une matraque du XIXe
siècle, mais par un de ces objets plus souples en usage au milieu du siècle
suivant. Aussi perspicace qu’un reporter de bande dessinée belge que nous ne
nommerons pas, l’adolescent s’avisa de l’existence d’empreintes de pas
provenant de deux individus différents. Ces traces avaient comme
caractéristique de correspondre à des semelles de souliers non encore fabriqués
en 1888. Quant au morceau de tergal que le briard s’obstinait à pousser de sa
patte tout en poursuivant ses jappements, il vint corroborer les premières constatations
du policier en herbe.
« Beau
tissu par ma foi, provenant d’un bon coupeur de la rue Saint-Honoré. Aurais-je
affaire à une bande d’espions français de la Guerre Froide ? Ah, Jean tente de
reprendre conscience… Aidons-le. »
Revenu
à lui, Gabin commença par se masser la nuque.
« Ouille
! Quel mal de chien ! Ah, Daniel Lin, j’ai été attaqué. L’homme que j’ai
d’abord surpris n’était pas grand. Il portait une moustache sûrement postiche, avait les cheveux bruns et une
calvitie naissante. Plutôt replet de corps. Il parlait bien le français, comme
vous et moi. Puis, j’ai été assommé. Le salopard qui a fait ça, je lui rendrais
bien la pareille ! Vous avez une idée de qui ils sont ?
-
Oui, bien entendu. Ils n’appointent pas au Deuxième Bureau mais au SDEC.
-
Ah ! Ils ne sont donc pas de 1888 ! Ça complique bigrement les choses. On
change nos plans ?
-
J’accélère. Le message mental d’alerte est envoyé. »
Daniel
avait bien agi à double titre. Il avait tu à Gabin la présence insolite à
l’étage d’une source lumineuse baladeuse provenant apparemment d’une lampe
torche, chose impossible en cette fin du XIXe siècle.
Il
pensa :
« Les
agresseurs de « Gueule d’Amour » sont là-haut. Ils fouillent les
chambres. Ils ne doivent pas mettre la main sur les épures du Bellérophon et
les cartes de l’Afrique. »
Sans plus attendre, le commandant Wu se transporta dans le château au premier étage. Jean Gabin crut que Daniel avait usé de son ultra vitesse.
Dès
qu’il atterrit dans le corridor, il remarqua Violetta, une Violetta un peu
agitée, bien qu’habilement dissimulée. Il la suivit avec la même discrétion,
usant de ses facultés de camouflage, qui n’avaient rien à envier à celles de
notre métamorphe. D’instinct, une porte plus ouvragée que les autres – faite
pour qu’on la remarque ? – attira les deux tempsnautes. Ne souhaitant pas
être repéré tout de suite par sa « nièce » et voulant voir comment
elle savait se débrouiller comme espionne et fouineuse, Daniel ne franchit le
seuil de cette supposée chambre que quelques secondes après la jeune fille. Il
était temps : déjà, le balai lumineux de la lampe-torche de Heu-Heu
approchait. On allait enfin connaître l’identité du ou de la complice des
agresseurs futuristes de Jean Gabin et le commandant Wu laisserait à Violetta
l’honneur de sa capture. Une fois en la place, une partie de cache-cache
attentiste débuta, Daniel ne se jurant d’intervenir que si cela tournait au
désavantage de l’adolescente, qui venait d’opter pour une apparence
indétectable au sein de ce lieu plongé dans l’obscurité.
***********
Emilienne
Ermont avait pour mission de retrouver les plans d’une arme atomique et d’un
sous-marin nucléaire. Elle n’en savait pas plus. Les seuls renseignements dont
elle disposait étaient leur vague localisation dans une des chambres dévolues
aux invités. Elle avait déjà fouillé deux pièces, sans succès.
Légèrement
contrariée, elle força la serrure d’une porte au fond du couloir, sur la
droite. Son rossignol ne fit aucun bruit et le pêne lui obéit. Vite, elle
appuya sur l’interrupteur de la lampe torche et
balaya de son rayon lumineux les aîtres. La lumière accrocha une
silhouette féminine allongée dans un lit à baldaquin. De longs cheveux couleur
blond miel recouvraient la taie d’oreiller immaculée. Emilienne pensa in
petto :
« Zut,
je me suis trompée ! La chambre est occupée ! A moins que… Il me
faut la fouiller malgré tout. »
A
petits pas feutrés, l’espionne pénétra dans la pièce. Sa lampe électrique
effectua des cercles lumineux, éclairant fugitivement les différents objets
disséminés un peu partout sur les meubles : bonbonnières, colliers et
boucles d’oreilles en nacre, bracelet-montre – détail anachronique qui
tranchait – peigne d’écaille, brosse à cheveux, cold cream, poudre de
riz, vaporisateur fleurant bon le Numéro Cinq de Chanel (en
1888 !), tube de rouge griffé Balenciaga tirant sur le rose corail, des
numéros de Life Magazine et du Harper’s Bazaar, un rasoir féminin
pour faire peau nette sous les aisselles et ainsi de suite.
« Mais
où suis-je donc tombée ? siffla Heu-Heu entre ses dents. M’étonnerais que
la gonzesse qui pionce là soit native du XIXe siècle ! »
Cependant,
il fallait bien qu’elle fracturât quelques armoires et commodes afin de bien
s’assurer que les plans qu’elle cherchait n’étaient pas là. Prudemment, elle
commença par le petit meuble qui s’offrait face à elle. Délicatement, elle en
sortit le premier tiroir, pour y découvrir stupéfaite de la lingerie
froufroutante de gaze et de soie qui n’appartenait pas à une enfant : des
soutiens-gorges à balconnet, fort pigeonnants (l’hôtesse de cette chambre en
avait bien besoin), des gaines à la maille aérée, des guêpières, des caracos
amis aussi des pantaloons plus conformes à la mode de 1888, des corsets
et des jupons taillés dans la toile la plus fine.
Agacée,
Emilienne remit le tiroir à sa place. Elle voulut s’emparer d’un autre, mais,
patatras, ce fut le meuble entier qui tomba sur le parquet. Le bruit réveilla
en sursaut la demoiselle qui dormait ici.
« What ? »
fit la voix de la juvénile beauté.
DS
De B de B rechercha instinctivement sa lampe de chevet. Tout embrumée de
sommeil, elle se croyait encore dans l’Agartha et oubliait qu’elle ne disposait
ici que d’une lampe à pétrole et d’un briquet. Découverte, ou en passe de
l’être, Emilienne jeta :
« Merde !
Une Anglaise ! »
Tandis
que l’espionne rebroussait chemin, Mademoiselle Deanna Shirley
glapissait :
« Help !
On a pénétré dans ma chambre ! C’est intolérable ! On veut me
voler ! »
Sous
la colère et la peur, son accent so british ressortait. DS De B de B
avait sauté du lit. Pieds nus, elle brandissait désormais une ombrelle pour
toute arme. Visiblement, elle avait l’intention de bondir sur l’intruse,
réagissant comme son propre chien O’Malley. C’était sans compter sur Emilienne,
équipée de manière à parer toute éventualité. Avec la grâce travaillée d’une
première danseuse, l’espionne exécuta une demi-boucle et, d’un pschitt, fit
gicler sous le nez de la Britannique une bouffée de soporifique. Il était
temps. Tandis qu’elle pressait la poire de son « arme », Emilienne
avait eu la présence d’esprit de retenir sa respiration. L’effet du gaz fut
instantané. Deanna Shirley retomba endormie sur le sol. On aurait cru une
poupée de chiffon. Tandis qu’Emilienne s’échappait, ne calculant ni une ni
deux, elle était loin de se douter de la présence d’une troisième personne dans
la chambre de la fausse adolescente. Alors que la porte de la chambre se
refermait dans un subtil grincement, le deuxième intrus se dévoila, sortant de
derrière une tenture. Il s’agissait de Werner von Dehner, le plus habile des
deux agents secrets du deuxième Reich. La preuve, il avait eu le temps de
mettre sous son nez un mouchoir afin de réchapper aux fragrances du soporifique
qui planaient encore.
« Gott
Himmel ! Une autre équipe est sur la piste ! Mais ce n’est pas le
Deuxième Bureau qui l’envoie. Dois-je poursuivre ma fouille, ou en
avertir mon supérieur ? »
Optant
pour la première solution, Werner s’engagea dans le corridor.
Après
deux nouvelles inspections infructueuses, Emilienne aboutit devant un
double-battant en chêne sculpté de rondes-bosses qui représentaient des scènes
incongrues de chevalerie tirées du Roland Furieux. Ce chef-d’œuvre
d’ébénisterie (était-il nancéen ?) était doté d’un loquet en forme de
boule en ivoire. Un peu échaudée, Emilienne hésita à le tourner. Bizarrement,
il n’était pas verrouillé. A peine
eut-elle posé la main dessus, qu’elle sentit la matière se modifier sous la
chaleur de sa paume : l’ivoire s’était mué en améthyste ! Les scènes
médiévales elles-mêmes s’étaient métamorphosées, et désormais, un vitrail
anglais du XIVe siècle ornait les deux battants, œuvre contemporaine du livre
d’heures de la reine Marie. Avec mille précautions, l’espionne du SDEC entra
dans la chambre mystérieuse. Elle était surélevée et comportait une
rampe : il y avait trois marches à gravir. Une fois encore, les sensations
tactiles d’Emilienne lui indiquèrent une modification : la boule de cuivre
de la rampe s’était transformée en un énorme cabochon d’améthyste
iridescent. Quand elle fut en haut, un vertige la saisit. Les murs semblaient tourner, s’inverser, gondoler, changer constamment de forme et de consistance tout en émettant une lueur interne, oscillant entre le lilas, le violet et l’argent. Ils furent tour à tour ambre, jaspe, granit, péridot, jade, saphir, rubis, topaze, jais, teck pour se stabiliser au stade de l’améthyste. Toute la chambre en était constellée. Des psychés gemmées aux appliques, du lit au lustre, des plinthes aux moulures du plafond, des armoires au pouf et aux fauteuils. Il en allait de même pour les différents objets : du plus trivial, la cuvette et le pot à eau, au plus raffiné. Il en allait ainsi pour les épingles à chapeau, et celles utilisées pour les bottines, pour les manches d’ombrelles, dont deux gisaient, abandonnées, sur une chaise, pour les vaporisateurs, les boîtes à pilules, les intailles, les caissons sculptés qui constituaient désormais le plafond. Lui non plus n’avait pas réchappé à l’étrange phénomène. Les magnifiques intailles présentaient à la fois des motifs antiquisants et renaissance, des profils romains et florentins. Un œil exercé y aurait reconnu le portrait de Constantin Le Grand et celui de Laurent de Médicis. Certains arboraient la grâce d’un Raphael ou d’un Léonard, d’autres évoquaient la beauté rousse de la Vénus de Botticelli.
iridescent. Quand elle fut en haut, un vertige la saisit. Les murs semblaient tourner, s’inverser, gondoler, changer constamment de forme et de consistance tout en émettant une lueur interne, oscillant entre le lilas, le violet et l’argent. Ils furent tour à tour ambre, jaspe, granit, péridot, jade, saphir, rubis, topaze, jais, teck pour se stabiliser au stade de l’améthyste. Toute la chambre en était constellée. Des psychés gemmées aux appliques, du lit au lustre, des plinthes aux moulures du plafond, des armoires au pouf et aux fauteuils. Il en allait de même pour les différents objets : du plus trivial, la cuvette et le pot à eau, au plus raffiné. Il en allait ainsi pour les épingles à chapeau, et celles utilisées pour les bottines, pour les manches d’ombrelles, dont deux gisaient, abandonnées, sur une chaise, pour les vaporisateurs, les boîtes à pilules, les intailles, les caissons sculptés qui constituaient désormais le plafond. Lui non plus n’avait pas réchappé à l’étrange phénomène. Les magnifiques intailles présentaient à la fois des motifs antiquisants et renaissance, des profils romains et florentins. Un œil exercé y aurait reconnu le portrait de Constantin Le Grand et celui de Laurent de Médicis. Certains arboraient la grâce d’un Raphael ou d’un Léonard, d’autres évoquaient la beauté rousse de la Vénus de Botticelli.
Alors
qu’Emilienne murmurait :
« Purée !
En voilà un micmac ! Encore un peu, je me croirais au Palais des mirages
du musée Grévin ! »
une
autre personne, sous une forme indécelable, pensait avec trouble :
« Oncle
Daniel devrait être ici. Tout ce Bronx me rappelle quelque chose… »
« Mais
je suis là, ma nièce ! Et je vais tout t’expliquer.
-
Il est temps ! Mon cœur bat la breloque. Tu aurais pu te signaler
avant ! Marre d’attendre sous cette forme peu confortable que Michel et
consort daignent se manifester ici !
-
Violetta, nous sommes dans la chambre transformiste d’améthyste, historiquement
attestée dans les chronolignes 1724 à 1729. Le château de Bonnelles est sis à
la confluence de plusieurs pistes temporelles, ce qui le rend protéiforme,
multidimensionnel et instable. Il s’étend à travers plusieurs réalités. Seuls
des intrus non humains ou non contemporains de 1888 peuvent être témoins des
manifestations étranges résultant de sa construction, en ce lieu qui est un
passage à travers les différentes réalités.
-
Oui ! Voilà ce que ça me rappelle ! Cette ânerie, ce film
bidimensionnel, Cube, du début des années 2000 !
-
Ma fille, ne sois donc pas si sévère ! Tu les aimes bien, ces
âneries ! »
L’adolescente
métamorphe posa la bonne question. De sa voix flûtée, comme sortie d’un
tisonnier :
« Mais
qui est donc le concepteur de cette machinerie ? Il est fortiche !
Dans le noir, en me cachant, je n’ai rien perçu de spécial. »
Daniel
répondit aussitôt :
« Ma
nièce, tu t’en doutes, il n’est pas humain et n’appartient pas à cette époque,
du moins n’en est-il pas natif, bien que pour l’heure, il officie sous les
oripeaux du numéro deux des Tétra-épiphanes : je veux parler du baron
Hermann Von Kulm. »
Violetta
reprit :
« A
quoi ressemble-t-il, ce bonhomme ?
-
Un peu à Valentin le désossé, mais son apparence n’est qu’un masque. Fifille,
tu appartiens aux privilégiés qui peuvent percevoir l’étrangeté de cette
chambre constellée d’améthystes. Cela est dû à tes doubles origines, mi-métamorphe,
mi-humaine, mais surtout native du XXVIe siècle et dotée d’une mémoire
plurielle. Présentement, dans le multivers, les êtres capables d’appréhender et
de déchiffrer les merveilles de cette pièce ne dépassent pas le million, et si
je réduis encore les élus, ils se comptent sur les doigts des deux mains :
Otto von Möll et son petit-fils Stephen, Franz Von Hauerstadt, mais il est hors
concours, Erik Satie, parce qu’il a été initié, Gaston Leroux (relis Le
Fantôme de l’Opéra), le sinistre inquisiteur du début du XVIIe siècle Dom
Sepulveda de Guadalajara…
-
Ah bon, oncle Daniel ?
-
Oui, ma fille, je n’aime point nommer cet homme. Il me rappelle de forts
mauvais souvenirs, la boulie entre autres… Mais je reprends : le
mathématicien fou et génial Allan Turing (inutile de te dire pourquoi), Isaac
Asimov, et, last but not least, le sieur Charles Merritt. »
Ce
dernier nom fut jeté avec un mépris sans pareil.
Daniel
lui aussi était dissimulé, derrière les courtines du dais. Il avait toujours
son aspect de jeune valet adolescent. Mais ses bras étaient encombrés par un
Ufo endormi qui émettait un doux ronronnement à peine perceptible. Tandis que
cet échange muet se terminait, Emilienne, faisant fi de ses craintes, avait
posé un pied circonspect sur le parterre changeant. En effet, le parquet avait
laissé place à des dalles elles aussi d’améthyste, et ces gemmes se révélaient
dans toute leur beauté sous l’éclat de lampe-torche. Ce fut à cet instant
qu’elle sentit entre ses reins le canon cylindrique d’une arme à feu.
« Tut
mir leid, Fräulein ! Les mains en l’air s’il vous plaît ! »
C’était
Werner.
« D’où
il sort celui-là ? Que fait-on, oncle Daniel ?
-
On laisse les choses se dérouler. »
A suivre...
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