D’autres
minutes avaient encore fui. Les images mentales se bousculaient, désordonnées,
dépourvues de sens, constituant des rêves sans queue ni tête qui déboulaient,
invasifs et accapareurs, dans le cerveau de Lulu. Elle avait péché en répandant
son sang ; elle s’était faite impure par la perte première, par
l’éraillure pourprée de son sexe de vierge. Il fallait qu’elle demeurât en
quarantaine. Si jamais on la libérait, quelle menterie échafauder afin que les
siens pussent continuer à croire à la conservation de son enfance ? Un
jour, tout se révèlerait, aux toilettes ou ailleurs… viendrait l’époque des
aveux forcés, lorsque par exemple, sa mère ou l’un de ses frères constaterait
la présence de taches suspectes sur ses draps, ou même son linge, sans omettre
qu’il faudrait bien, qu’en douce, elle achetât ces viles serviettes
périodiques, qu’elle en fît usage jusqu’à ce qu’elles gluassent de sa sanie
cramoisie, puis qu’elle les jetât discrètement dans les ordures une fois ces
dernières pourries. Elle craignit la trahison de celle à qui elle achèterait
ces saloperies avec les sous de sa cachemaille. Pour ses culottes, peu lui
souciait qu’elles devinssent sales et maculées, tachetées en leur mitan de cet
ichor vermillonné particulier à la femme. Elle était accoutumée, nous le
savons, à les savonner et lessiver elle-même.
Son
sommeil s’agita…ses ovaires la lançaient encore… Le fait de coucher depuis
plusieurs jours à la dure, sur cette litière préhistorique, sans matelas, lui
occasionnait une légère lombalgie. Elle passait alternativement du chaud au
froid, du frisson à la sudation, ne cessant de gigoter sous ses peaux
préhistoriques. Elle s’éveilla, trempée, ayant le sentiment d’une présence
indésirable dans le repère de Pierre. Toujours emmitouflée, drapée dans cette
dépouille fourrée, Lucille se leva, hésitante. C’était l’heure la plus noire,
la plus profonde de la nuit, et, à la maigre lueur subsistante d’un foyer
rougeoyant et braisé, elle s’alarma : il
s’était absenté.
« Monsieur ?
Monsieur ? » appela-t-elle, en resserrant avec pudibonderie la
pelisse bestiale autour de son corps nu nouvellement pubère. Elle ne sut ce qui
la poussa à s’armer : elle ramassa une espèce de lame moustérienne
facettée puis s’en fut, à tâtons, vers l’entrée de la bauge. Fille de
Cro-Magnon ensauvagée et sale, les cheveux non coiffés depuis plusieurs jours,
les cuisses devenues croûteuses d’un coagulum impudique, frémissante à la fois
de peur et de fatigue, elle tira une espèce de tenture effiloquée de peau de
daim, qui obturait le boyau d’entrée de la petite grotte ou de ce qui passait pour
tel, car nous n’étions pas dans une zone karstique ou calcaire. Elle jeta un
regard rapide, furtif, au dehors, constatant la présence de la brume,
l’obturation de la voûte étoilée, l’impossibilité d’y lire l’heure nocturne.
Lulu frissonna ; sa bouche exhala une fumée d’humidité, de froidure.
« Pierre,
euh…Pierre ? » fit-elle encore.
La
lueur d’une lampe-torche l’éblouit.
Elle
comprit, et, résolument, bondit sur l’importun, son arme néandertalienne au
poing.
L’homme
inconnu, sous la surprise, lâcha la lampe, agressé par cette sauvageonne en
peaux de bêtes, ce Mowgli femelle décoiffé au visage crasseux, qui puait
l’ourse mal léchée. Il sembla à la jeune fille que l’inconnu arborait un képi.
Il
eut juste le temps d’actionner un sifflet dont le son, désagréable, stridula
aux oreilles de Lulu.
Cinq
personnes et un berger allemand surgirent d’un fourré. Quatre hommes étaient
coiffés du même képi que celui que la fillette venait de culbuter, tandis que
le dernier portait un chapeau mou. Lulu eut très peur du chien-loup, qui sauta
sur elle afin de la maîtriser, de la mordre peut-être.
« Les
yeux rouges, luisants dans le noir…Ne regarde pas, ne regarde pas ! »
pensa-t-elle.
Cette
pensée se traduisit en un hurlement de terreur.
« Rex, du calme Rex ! », fit l’un des gendarmes au canidé fidèle qui
grognait, montrait les crocs à la gamine terrassée et effrayée.
« C’est
elle, c’est mademoiselle d’Arthémond, mais dans quel état ! »
s’exclama le civil au chapeau.
L’émule
de Rintintin relâcha l’enfant sans qu’il l’eût mordue. Lulu s’évanouit,
commotionnée.
« Elle
a eu une sacrée réaction en nous voyant ! Bigre ! Et pourquoi
est-elle vêtue comme une femme des cavernes ? N’a-t-elle plus rien à se
mettre ?
-
Parce que vous
croyez, Bréjoux, que, quand le lascar l’a kidnappée, elle avait songé à
emporter un pyjama ou une chemise de nuit ? » rétorqua une voix que
nous connaissons bien.
Edmond Luc se pencha sur Lulu inconsciente :
« Faudra y aller mollo avec elle, pour lui faire
comprendre que le cauchemar est terminé. »
Un gendarme auxiliaire dit :
« Là-bas, il y a des traces plus fraîches qui
s’enfoncent dans cette direction ! »
Le militaire, du bras, désignait le nord-ouest du
bois.
« En plein vers les marécages ! Ce bonhomme
n’a pas froid aux yeux ! observa Dullin.
-
C’est là-bas que
le dernier acte va se jouer. En avant ! »
Tous obéirent au détective.
***************
Il ne s’était écoulé qu’une demi-heure depuis qu’il avait perçu l’approche des gendarmes.
Ses facultés auditives, décuplées par l’existence naturelle qu’il menait depuis
seize ans, lui avaient permis de ressentir l’arrivée de ses ennemis, alors
qu’ils étaient encore distants de plus d’un kilomètre, dans le hallier proche
de la lisière où les hiboux s’occupaient à chasser les mulots imprudents sortis
des champs et des terriers.
Pierre sortit, vêtu de pied en cap, exhiba le happeau
de bois et d’os gravé d’une tête d’aurochs qui lui servait à héler ses amis
rapaces. Il se savait vulnérable à cette heure sépia, ne pouvant agir sur la
gent ailée diurne, terrée dans ses frondaisons de repos sépulcral, en attente
de la résurrection du jour pâle de pré-hiver.
Il faisait froid, humide. Ses mains nues souffraient.
Si la température poursuivait sa baisse, l’onglée les atteindrait. Des bancs
vaporeux montaient du sol jusqu’au ciel d’encre, le colonisaient. Il examina
ce qu’il pouvait appréhender de la voûte céleste, la scrutant au-dessus des
ramées squelettiques. Tout là-haut,
par-delà ce qu’il restait des frondaisons effeuillées, la lune, presque
pleine, revêtait un aspect déroutant : une éclipse brumeuse la phagocytait
en partie, l’avalant presque toute, tel un serpent goulu à la mâchoire
démesurément écartée, dilatée, absorbant un œuf d’autruche.
Il redouta cette brume ; certes, elle faciliterait
son camouflage, mais ralentirait l’action de ses commensaux et féaux armoriés.
Les rapaces nocturnes avaient beau être dotés d’une vue perçante, adaptée,
cette purée de poix de saison entraverait, ralentirait, leur habileté
proverbiale de grands prédateurs devant l’Eternel.
« Si mes alliés échouent, je devrai attirer ces
salauds vers le piège marécageux. Ce sera ma dernière chance de leur
échapper », médita-t-il.
Alors, il
s’aventura hors du repaire, laissant Lulu dormir, s’enfonça dans les ténèbres
boisées, jetant sporadiquement des appels, happeau aux lèvres. Cela faisait
comme des hululements d’outre-nulle-part, spectraux, fantomatiques, des appels
d’outre-temps du Grand Esprit de l’Empereur à plumes ancestral à l’origine de
la Race des Ducs de la sylve.
Les serviteurs des ténèbres ne tardèrent point,
appâtés par le signal. L’homme-cerf pratiquait couramment leur langage ;
il n’eut aucune peine à leur faire comprendre ce qu’il attendait d’eux.
Une escadrille aux vastes yeux perçants et phosphorés
s’envola à la rencontre de l’adversaire qui cheminait en s’enfonçant dans les
sentes des sous-bois obscurs, noyés d’encre d’ébène. Tous ces prédateurs
étaient fiers de leurs titres. Ils arboraient leurs aigrettes avec vanité. Ils
étaient huppés, empennés, emplumés de barbelures, ocellés afin de susciter
l’effroi en leur proie choisie. Les gentes Dames, hulotte, effraie, escortaient
les trois catégories de ducs. Dès qu’ils les eurent rejointes, ils assaillirent
les vareuses confondues avec l’outremer forestier.
Cependant, sur les conseils d’Edmond Luc, les
gendarmes, sachant qu’ils avaient tout intérêt à éventer l’effet de surprise
d’un assaut venu du ciel, s’étaient équipés des outils répulsifs nécessaires à
la prévention de ce péril aviaire, parce que le malin détective avait prévu qu’en
cette situation, le criminel recourrait à la seule aide des rapaces nocturnes.
Les Ducs formaient une aristocratie de la nuit : ils ne pouvaient
conséquemment tolérer la lumière. La maréchaussée avait donc transporté un
groupe électrogène permettant d’actionner non seulement des spots lumineux
éclatants, violents, mais aussi des sirènes assez puissantes pour épouvanter
les oiseaux. De plus, chaque militaire brandissait une lampe-torche à
l’éclairage blanc propre à vous éblouir.
Alors qu’on se fût attendu au triomphe aisé des
hiboux,
à leurs attaques en piqué dignes des buses et balbuzards et autres
Stukas sifflants, à l’arrachage de lambeaux d’uniformes, aux lacérations
multiples des corps humains via les becs acérés, ce qui se déroula en cette
forêt plongée dans la nuit releva non seulement d’une dramaturgie riche en
coups de théâtre, mais aussi de la tactique astucieuse imposée par Edmond Luc
aux préposés de l’ordre. La pyrotechnie du XXe siècle brisa net l’élan des
alliés de Pierre. Assourdis par les sirènes tonitruantes, assommés par le
déchaînement démesuré des torches électriques et autres éclairages de pistes
dignes d’un atterrissage après un vol de nuit, les hurleurs hululant
paniquèrent et battirent en retraite, à tire d’ailes, en jetant des houhou où se mélangeaient le
désappointement et la peur. Croyant parachever l’œuvre, un des gendarmes fit
feu de son arme de poing, et la détonation retentit dans les fourrés. Sans
doute l’homme voulait-il marquer spontanément le triomphe du soldat, comme lorsqu’en
une fantasia, les cavaliers marocains des temps orientalistes déchargeaient
leurs pétoires. Luc l’engueula : il avait gaffé, et ce geste inconsidéré
donnerait l’alarme : la survenue des hiboux constituait une preuve
irréfutable de l’acuité des sens de l’ennemi, du fait qu’il était sur ses
gardes et doté de la faculté de ressentir le danger sur des distances plus
grandes qu’un humain ordinaire.
« Je vous rappelle que nous avons affaire à
quelqu’un d’extraordinaire, d’exceptionnel. », opina Dullin.
On pouvait comprendre l’impatience et l’exaspération
des membres de la brigade, leur impatience d’en découdre face à face, d’homme à
homme, à coups de poings s’il le fallait,
avec celui qui s’était fichu d’eux trop longtemps. Plusieurs étaient
fatigués par cette mission en pleine nuit, par le malaisé transport du groupe
électrogène avec sa dynamo, en pleines ramures et sentiers grouillants de
racines noueuses et d’amas de feuilles pourrissantes, avec une température
avoisinant le zéro, par la perspective de ne goûter qu’à l’aube au repos tant
mérité du guerrier dans les bras d’une épouse pour eux aussi belle que B.B.
(même s’il s’agissait d’une matrone, d’une maritorne, d’une bobonne ou d’une
mégère).
Mais la situation s’était retournée, quoiqu’ils
pensassent, à la manière du matador songeant à son vedettariat, à son triomphe
annoncé avec la perspective d’une citation, d’une lettre de félicitations du
ministre des Armées et d’une décoration au bout du chemin.
Pourtant, ils craignaient que ce civil, ce détective,
ne leur volât la vedette, un peu comme Pablo Picasso s’aventurant en pleine
arène de la feria de Nîmes, demi-nu
comme dans le fameux film de Clouzot, afin de dessiner ou de peindre, non pas
le torero en pleine action (Luis Miguel Dominguin
en l’occurrence comme il le
vit, éblouissant, en 1959), mais les nettoyeurs introductifs de la corrida, ces
picadors un peu méprisés montés sur leurs chevaux de réforme.
Et Picasso croquerait la première boucherie, celle où El Toro l’emporte encore, encorne les
caparaçons matelassés, ne reçoit que des piqûres excitantes sans gravité, bien
qu’annonciatrices de la pose des banderilles par le banderillero à l’habit de lumière ajusté et scintillant sous le
Phébus ardent. Parce que la corrida
ou plus exactement cogida,
c’est un
peu la Passion du Toro, du descendant
du noble aurochs de Lascaux. Les banderilles représentent sa couronne d’épines,
la mise à mort sa crucifixion de dieu bovidé païen, paléolithique, vaincu et
effacé par la Civilisation que Pierre Desportes combattait.
Comme en écho de Guernica
où le cheval figure en bonne place, Pablo Ruiz Picasso
valoriserait de fait
l’agonie des carnes, des cavales pourfendues, transpercées par les attributs du
Minotaure camarguais ou espagnol à la virilité profuse, les flots de sang
chevalin se déversant des matelassures déchiquetées, l’épandage des tripes et
des fressures des rossinantes et haridelles bonnes pour l’équarisseur. Picasso
saisirait l’instant exact de l’hémorragie des chevaux, leur hémoglobine
d’éventration s’épanchant en l’arène sablée qui boirait les giclées de cinabre.
Il tiendrait compte aussi des nuées grainées de poussière soulevées par les
sabots. Le grand peintre s’attellerait à la restitution du spectacle dans sa
totalité synesthésique et confuse : il traduirait tout à la fois picturalement les odeurs de sang, de crottin, de
pissat équin, de sueur des picadors engoncés dans leur lourd costume,
les
exhalaisons hircines et de suint des robes équestres pommelées ou unies, du
pelage d’ébène moiré et lustré d’El Toro.
Il rendrait l’ambiance, l’atmosphère de la feria
le plus fidèlement possible. Il n’omettrait pas les sons, les hennissements de
souffrance et d’agonie des plus nobles conquêtes de l’homme terrassées et
pantelantes, les Olé !, les
clameurs des spectateurs, les applaudissements des spectatrices à chignon
banane, en robes fleuries à coroles signées Dior ou griffées Yves Saint-Laurent,
son successeur. Il en rajouterait ; par exemple, un fond musical de Manuel
De Falla,
quintessence de l’hispanité sublimée, avec ses Nuits dans les Jardins
d’Espagne. Une voix off (celle d’Orson Welles,
pourquoi pas ?)
réciterait en castillan le chef-d’œuvre tauromachique de Federico Garcia Lorca
La Cogida y la Muerte : A las Cinco de la Tarde etc., en prenant
soin de bien mouiller les sonorités à la façon ibérique. Le grand Orson
égrènerait ces vers immortels. Il les scanderait et les psalmodierait. Et
Picasso peindrait tout cela à gros traits pourpres et ocres symboliques. Ce spectacle constituerait une anthologie
muséale absolue.
Fernandel et Henri Colpi sauraient s’en souvenir dans
l’ultime film du comique marseillais : Heureux
qui comme Ulysse.
Après cette digression baroque, force est au narrateur
de reprendre le récit de la progression des gendarmes dans le bois : ils se
guidaient comme des trappeurs, des scouts ou des pisteurs indiens aux traces
laissées par le Couquiou, éclairant celles-ci de leur lampes-torches : empreintes
de pieds chaussés de mocassins de peaux, brindilles écrasées, branches cassées,
écartées, herbes foulées. Le berger allemand les secondait magnifiquement,
humant le musc humain, car s’étant exercé à partir du fameux fragment expertisé
arraché par Brisquet bien qu’il eût
été contaminé par les multiples manipulations d’analyses scientifiques
sans fin. Mais l’odeur d’un homme préhistorique ou se prétendant tel est trop
originale, hors normes, pour qu’un brave toutou limier ne l’oublie pas.
On sait qu’ils parvinrent jusqu’à la
« grotte » terrier, qu’ils libérèrent Lulu.
A suivre...
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