vendredi 29 avril 2016

Cybercolonial 2e partie : Du rififi à Kakundakari-ville chapitre 13 2e partie.



L’on venait de procéder à l’inhumation sommaire du soldat Ndiop après un office abrégé, où le dérisoire marmottement de prières – sa confession, musulmane ou animiste, était ignorée – avait tenu lieu d’hommage funèbre. Les Noirs avaient entonné une mélopée polyphonique de leur cru. Un clairon d’origine Toucouleur avait couaqué alors qu’on avait enveloppé la dépouille d’un drapeau tricolore défraîchi pris au fort du zombie Malamine avant que quelques pelletées de terre fussent jetées juste en suffisance pour qu’un quelconque prédateur ne détectât pas le cadavre.

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De Boieldieu, toujours persuasif, commanda la mise à feu des dynamites. De Mirecourt détestait son entregent, son autorité. Il songeait à l’instant où il pourrait prendre son subordonné en faute, convaincre Boulanger de le démettre, de le dégrader, et de le mettre aux fers. Mais de quels fers pouvait-il s’agir ? Nous n’étions plus à bord du submersible ! Ruminant sa vengeance, Hubert se gara comme tous les autres, lorsque l’explosion retentit, ouvrant une brèche suffisante pour l’expédition. Tous passèrent en file indienne, les malades sur les civières itou.

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De l’autre côté, plus rien ne correspondait : le groupe surmontait une vaste vallée où s’épanchait un affluent secondaire du Congo. Nous étions en zone de forêt ouverte, non plus primaire.
« C’est là l’œuvre de défricheurs. Il y a des humains dans le coin », conclut le comédien.
Pourtant, sur les rives, si l’on en croyait ce que les jumelles montraient, une infestation grouillante antédiluvienne empêchait qu’on s’aventurât en contre-bas : des nids de scorpions géants, de scolopendres d’une taille colossale pullulaient, et ces arthropodes, agrégés en groupes de plusieurs dizaines, représentaient une nouvelle bulle-isolat paléozoïque, parce que leur anatomie rappelait les descendants directs des Euryptérides et des premiers articulés à trachées et stigmates qui avaient réussi la sortie des eaux. C’était la saison des amours. Des couples de scorpions entamaient d’étranges danses hypnotiques préliminaires à l’accouplement, à la fécondation, rite qui s’achèverait par la dévoration du mâle par la femelle, son devoir accompli. La nécessité ne laissait rien au hasard.

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Il était cependant possible de suivre la vallée en hauteur ; les sentiers, émaillés de ramifications, longeaient toute la contrée, à une altitude moyenne qui permettait de progresser le long du cours de la rivière tout en la surplombant. Les méandres de cet affluent innommé, non baptisé, montraient qu’il s’écoulait dans la bonne direction, ouest-est, vers le Katanga où il se jetterait sans nul doute dans la Lualaba. Déjà, à l’horizon, si l’on poussait la mise au point et la capacité des jumelles, apparaissaient des constructions étranges, en formes de dômes, appartenant à une civilisation inconnue, certains ruinés, d’autres encore debout, sans que l’on sût si la cité dont ils témoignaient était active ou abandonnée. Et là-bas, tout au bout, s’étendait le domaine souverain de M’Siri à dix jours de marche maximum, avec ses gisements d’uranium et de pechblende. Pierre le comprit :   

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« Nous venons de traverser une porte, une ellipse spatio-temporelle qui nous a rapprochés de notre but. Ce sacré brav’général revanche vient de gagner une semaine au moins sur son calendrier, mais il ne le sait pas encore. »
Toutefois, les officiers s’en rendirent compte, montres et boussoles avaient cessé de fonctionner. Les aguilles, mortes, marquaient pour les unes trois heures d’on ne savait quel jour et pour les autres, s’obstinaient à indiquer un nord magnétique correspondant à celui du Crétacé supérieur. De fait, cet affluent undescript de la Lualaba, dont nul géographe ne connaissait l’existence, avait creusé son cours dans un cratère immense, inconnu, dont l’origine se perdait dans la nuit des temps, témoignage peut-être d’une catastrophe protérozoïque, d’une première extinction de masse non répertoriée, localisée entre deux Pangée successives, Rodinia ou Laurentia, peut-être même intercalée entre deux terres boule de neige. Et des fossiles d’une ancienneté insigne affleuraient çà et là, innombrables, essais primordiaux d’une vie pluricellulaire, gélatineuse bien que déjà complexifiée, diversifiée, en formes de conques spiralées, ou de proto-coquilles, aux structures internes discernables prouvant que des différentiations fonctionnelles et organiques avaient été tentées dès l’an deux milliards cent millions d’années avant l’ère chrétienne. La rivière cheminait le long de tout cela, déposait ses alluvions, et chaque portion de ses berges différait des autres, sans raccord aucun, puzzle hétéroclite de toute beauté.

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« Passons par-là ! » ordonna Boulanger. Ils suivirent plusieurs heures un chemin serpentiforme, effectuant une halte pour la soupe lorsque le soleil les informa de son zénith. C’était curieux et déroutant : on eût dû se trouver plus tard dans la journée mais le temps s’était encore plus faussé dans le tunnel de pierre végétale. Affamée, la troupe avait l’impression d’avoir jeûné deux jours.
« Moi, j’me rue pas comme ça sur les boîtes de singe ! » fit Serge. Il n’éprouvait plus ni faim ni soif, comme perdu en un ailleurs non localisable.
En milieu d’après-midi, le surplomb se fit plus ombragé et l’on perdit le fond de la vallée de vue. Il n’y avait pas d’autre itinéraire, à moins de préférer les dards des monstrueux scorpions. Pas question de descendre pour le moment.
Le plus entêtant, c’était cette impression ferme et croissante d’être épié, guetté, voire suivi à distance. Les hommes de l’arrière-garde avaient beau se retourner, rien ne trahissait une présence hostile. Cependant, il ne savait pourquoi, De Boieldieu avait le sentiment que quelqu’un marchait de conserve, ange protecteur, spectre ou démon inconnu. Etait-ce un mirage ? Ses sens le trompaient-ils ? Avait-il la berlue ? Boulanger lui-même éprouva cette sensation qu’on escortait la colonne. Impossible d’ouïr le moindre craquement dans les fourrés. L’adversaire, s’il s’agissait bien d’une présence indésirable astucieusement camouflée, prenait garde à ne pas se laisser repérer. Le général commença à ressentir la peur, peur d’une embuscade, d’un assaut par surprise, mais par qui ? Des suées d’angoisse, paradoxales puisque glacées, dégouttèrent sur sa nuque. La hantise se faisait collective, irrépressible. Tous s’attendaient à quelque chose, mais à quoi ?
De Boieldieu se remémora cette légende selon laquelle l’Afrique était hantée par les esprits, les lémures des explorateurs qui y avaient précédemment péri dans plusieurs chronolignes. Malfaisance ou pas ? Calembredaines véhiculées par ceux qui n’avaient pas admis que Stanley eût non seulement retrouvé Livingstone, mais qu’il s’était aussi couvert de gloire au service – vénal – d’une puissance étrangère ambitieuse – le roi des Belges -  pouvant contrecarrer la rivalité franco-britannique ? Certains, dix-sept ans après ces événements, ne pardonnaient toujours pas à l’ancien journaliste américain d’avoir laissé le grand explorateur britannique mourir dans son trou d’Ujiji et d’avoir sacrifié ses comparses Shaw et Farquhar,
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succombés aux maladies tropicales perverses. Or, notre pseudo capitaine de la Grande Illusion avait eu le sentiment que le fantôme de ce dernier avait essayé de contacter les Français afin de les mettre en garde. Un miasme maladif, une forme imprécise, silhouettée, la perception d’une respiration accablée… Ç’avait été tout. L’acteur avait appris à augmenter ses capacités sensorielles grâce aux bouddhistes, à Lobsang Jacinto, à Tenzin Musuweni. Il avait forcé sur celles-ci, et, en une milliseconde, était parvenu à préciser l’aspect de ce Farquhar éthéré. Cette image tridimensionnelle fugitive, évaporée aussitôt qu’apparue, s’était imprimée en lui. Un monstre de grosseur, boursouflé par l’éléphantiasis, tuméfié par une voracité pathologique. Un visage de baudruche, déshumanisé, garni d’attributs pileux européens ridicules. Une bedaine d’hydropique, blafarde, malsaine, jaillissant d’une chemise éclatée. Des piliers pachydermiques en lieu et place des jambes. L’Afrique maléfique avait détruit et tué Farquhar. C’était en 1871, sur quatre pistes différentes. Des pistes dépourvues d’Aurore-Marie de Saint-Aubain. Les portes d’Agartha City s’étaient fermées aux aventuriers, colonisateurs, explorateurs racistes du XIXe siècle. Damnatio memoriae pour tous, sans exception. Même Richard Burton (son homonyme aussi d’ailleurs, et Liz Taylor itou). Toutes ces gloires d’une épopée injustifiable logées à l’enseigne de l’exclusion justifiée. Toutes absorbées par le même entonnoir, par ces entrailles de l’Enfer, du Néant, par cet horizon d’événement du trou noir auquel le Superviseur les avait condamnées. Plus jamais pour elles d’existence. Le Juge, le Shaitan, l’avait décrété. C’était cela la Mort…
La marche dans l’outre-nulle-part congolais recréé continua. Gare au prochain sortilège.
Le Capita avançait en tête, et il éprouvait du mal à débroussailler les fourrés se faisant anarchiques. On paraissait s’être distancié d’un bon kilomètre de la vallée. Sa machette s’ébrécha et s’émoussa sur une liane coriace. De fait, elle avait heurté un objet solide, à demi recouvert par un roncier constituant, avec la liane précitée, une espèce de jeu de cordes ligotant quelque chose. Il n’y prêta pas cas, et enjamba l’obstacle. Derrière, une petite clairière à la gauche de laquelle la pente se faisait abrupte, témoignant que la vallée était toujours présente. Alors, le Capita  aperçut une théorie de fétiches cloutés d’avertissement plantés en rangs d’oignons, certains en buis, d’autres en ébène, puis d’horribles épouvantails composites : des dépouilles humaines racornies, boucanées, d’une teinte brique, comme crucifiées, lacérées de griffures, éviscérées, dont le maxillaire inférieur avait été enlevé et remplacé par une mâchoire de panthère. Toutes les victimes étaient africaines. Elles puaient et des mouches insatiables, par myriades, grouillaient autour d’elles. Pierre Fresnay crut qu’il s’agissait de suppliciés des fameux Aniotos ou hommes-léopards. Pour corroborer ses soupçons, il aperçut des empreintes de pattes creusées sciemment puis découvrit, à moitié dissimulée dans un fourré, une arme de fer forgée en forme de griffe.
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« Mince ! Nous voilà plongés en plein roman d’aventures exotiques belges ! Ce n’est pas le moment de flancher, d’avoir le coup de bambou. »
Des rugissements retentirent dans les fourrés : quelque chose en surgit, en nombre. C’était l’attaque d’une tribu hostile non répertoriée par les ethnologues rationnels. Il s’agissait incontestablement d’êtres humanoïdes : tous portaient des pagnes de peaux de léopard ou de guépard dont, détail déconcertant, les queues, vivantes, battaient l’air. S’agissait-il là d’une réinterprétation délirante – une de plus - des hommes à queue de Linné, d’Hoppius et de Tarzan ? La  dentition de ces êtres, anciennement humains et qui avaient divergé du buisson évolutif conventionnel, avait muté en mâchoire de tigres à dents de sabre, Smilodon ou Machairodus. C’était là des guerriers ou chasseurs appartenant à la tribu des Hommes Smilodons. Et les étrangers, les boulangistes, venaient de violer l’interdit, de s’introduire dans leur territoire…

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Les dinghies naviguaient à contre-courant depuis près d’une heure, du moins si l’on voulait bien croire les indications fournies par les montres-ordinateurs dont étaient munis la plupart des amis de Daniel. De datation précise, il n’en était plus question depuis longtemps. Cependant, tous, y compris Saturnin, avaient suivi un entraînement conséquent permettant la survie dans des mondes hostiles et extrêmes. Et Deanna Shirley n’était pas en reste. Sans cela, pas de sélection possible. Par conséquent, les compagnes et compagnons de route de l’ex chef de bureau avaient l’impression qu’il en rajoutait. Il commença à énerver non seulement Violetta, mais aussi Dalio et Carrette parce que Monsieur éprouvait la peur du chavirement du fait que les dinghies remontaient le cours du fleuve à une vitesse trop grande. De même, il geignait sans arrêt sous prétexte de la chaleur moite insupportable pour son corps replet souffrant d’une surcharge pondérale qui eût fait envie en d’autres circonstances.
- Nous ne sommes pas des saumons ! Qu’en sera-t-il aux cataractes des Stanley Falls ? Ah, ce qu’il fait donc chaud ! » gémit-il. Julien répliqua au sexagénaire ventru avec acidité.
- M’sieur de Beauséjour, z’êtes pas l’seul à souffrir du climat ! Arrêtez vot’ cinéma. Vous en rajoutez pour vous faire mousser. Vous prenez-vous pour la Prima Donna de service ?
L’acteur extirpa un mouchoir plus que mouillé de la poche de son pantalon. Celui-ci sentait le renfermé et des effluves douteux se diffusaient dans l’air.
- Tenez, vous m’faites pitié ! s’exclama le Parisien avec condescendance. Puis, il lui lança l’objet en pleine figure. Le tissu imprégné d’une sueur aigre vint se plaquer sur le visage écarlate de l’ancien chef de bureau.
Jean Gabin, qui, à son tour, s’essuyait la nuque, souffla, d’un ton mi fâché, mi ironique, à l’encontre de Carette :
- Vous en faites pas un peu trop, là ? Laissez ce pôvre homme suer en paix !
Louis Jouvet sentit la nuance. Il fut pris d’une crise de fou rire, ce qui eut l’heur de mettre un peu de gaieté dans cette ambiance morose. Daniel paraissait n’avoir fait nul cas de l’incident. Il essayait d’avoir prise sur les déchirures du continuum, des déchirures de plus en plus béantes et préoccupantes. Il s’évertuait à augmenter l’élasticité du temps, afin de le rétablir dans un cadre plus uniforme et habituel. Pour cela, il accélérait la vitesse des dinghies alors que, simultanément, il contractait les distances afin de les rapprocher des normes connues. Il interférait donc sur la colonne boulangiste pour qu’elle soit synchrone avec son équipe et faisait de même avec les troupes allemandes auxquelles Erich et Alban étaient mêlés. Cependant, l’imagination se refusait à desserrer son étreinte, son étau ou plutôt l’Imaginé, un Imaginé pourtant incréé, non conçu, inengendré, insubstantiel, s’obstinait à être.
Un premier coassement leur parvint de la berge droite. Un second lui répondit, en miroir, de la rive opposée. Dans le même temps, la lumière se tamisa ; le ciel parut constitué d’un damier dont les cases alternaient le jour et la nuit. Plus exactement, les trouées ou cases nocturnes étaient autant d’ouvertures donnant sur le vide spatial que des portes permettant d’accéder à d’autres mondes. Ces mini trous de vers aspirèrent des mètres cubes et mètres cubes d’eau, en colonnes ascendantes, se goinfrant indifféremment de la faune aquatique et de la flore fluviale. Ce phénomène évoquait un vague écho mémoriel à la plus jeune membre de l’équipe.

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- Ouah ! Ce n’est pas possible ! J’ai déjà vécu cela. Je ne sais pas quand. Cela a un lien avec le métamonde de celui qui se nommait pompeusement l’Ennemi.
- Effectivement, ma nièce, ce n’est pas possible que tu te rappelles cela. Nous n’avons pas encore voyagé dans cet univers miniature reconstitué qui avait pour ambition de résumer toutes les incongruités d’un peintre surréaliste ayant trop abusé du peyotl.
Afin d’éviter d’être aspirés vers le haut, les esquifs des tempsnautes étaient obligés de slalomer entre les trouées de jour et de nuit. La dextérité de Benjamin se trouvait fortement sollicitée. Champion toute catégorie de canyoning, il s’était entraîné des heures durant dans les simulations de l’Agartha. Ces simulations reconstituaient au millième de millimètre carré près les gorges et les torrents des montagnes de Gaâldon sur le continent oriental de Haäsucq lors de la débâcle printanière. Ces gorges pouvaient atteindre une profondeur de 18 000 mètres sur des déclivités de 70 %. Sur les autres dinghies, Gaston et Spénéloss rivalisaient avec le Canadien. Il en allait de la survie de tous. Personne ne s’interrogea sur la non intervention du commandant Wu qui ne proposa même pas son aide pour venir à bout de l’obstacle. Rappelons que l’on remontait le cours du fleuve. Les canots bondissaient à contre-courant, effectuant parfois des bonds de plus de trente mètres au-dessus de cascades et de cataractes, franchissant ainsi les fameuses Stanley Falls, ce qui avait pour résultat de faire pousser des cris stridents à Deanna Shirley et à Azzo qui, tous deux, se serraient les bras contre la poitrine tout en enfouissant leurs têtes entre ceux-ci. Désormais enceinte de cinq mois, l’apprentie star redoutait que toutes ces péripéties lui provoquent une fausse couche. Ufo se moquait bien de tout ce ramdam ; il effectuait sa toilette aux côtés d’un O’Malley qui hurlait à la mort. Monsieur de Beauséjour n’en menait pas large : il marmonnait toutes les prières possibles, regrettant parfois de ne pas avoir été assidu à la messe lors de sa précédente vie. Son visage se couvrait d’ictères à la suite de la pratique malgré lui de ce sport extrême. Marbré de jaune, du front au cou, il ne suscitait plus la pitié mais la frayeur. On lui aurait donné le viatique sur l’heure. De la partie, les grenouilles surdimensionnées pullulaient sur les berges, poursuivant leurs coassements inharmonieux.
« Sales bêtes ! Grommela Louis Jouvet. Voulez-vous cesser ! Déjà qu’il me faut conserver mon équilibre dans ce succédané de radeau de la Méduse mâtiné de chutes du Niagara frôlant à chaque mètre le naufrage… Si en plus, je dois supporter votre chœur détonant, je donne ma démission illico ! »
Il s’agissait bien de grenouilles dites de malvenue, pustuleuses à souhait, à la peau écarlate ou d’un jaune de soufre marbré de noir transsudant d’un venin rosâtre. Elles rappelaient tout à la fois leurs lointains ancêtres du Jurassique et les variétés modernes tropicales dont les coloris vifs, non pas qu’ils fussent dépourvus de joliesse, avaient plutôt valeur d’avertissement. Leurs chants s’apparentaient à des incantations et ce langage incantatoire d’anoures, de fort mauvais présage, loin de constituer un appel classique à l’accouplement, à la perpétuation de l’espèce, signifiait au contraire la Mort. Sur une sorte de pierre plate sacrificielle reposait la dépouille ouverte d’un de ces diaboliques batraciens dont les sacs vocaux, à vif, poursuivaient pourtant végétativement leur alternance de tumescence-détumescence. Les plaies béantes de cette dissection laissaient voir distinctement les organes déjà pourrissants et le système digestif. Le sang épandu suintait encore, brillait même d’un éclat rubéfié d’épouvante nuancé de vert tandis que se diffusait une odeur fade d’eaux dormantes.

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Un calme relatif succéda à la remontée de la première chute. Saturnin crut son calvaire achevé mais Spénéloss, qui avait l’œil perçant de ceux de sa race, remarqua bien vite que « quelque chose » nageait en direction du premier dinghy. La créature progressait à une vitesse remarquable, laissant un sillage de mauvais augure derrière elle. C’était une gargouille médiévale, qui avait tout pour susciter l’effroi. Non content de peupler ce flux fluviatile d’un bestiaire tout à la fois cryptozoologique et préhistorique, l’Entité facétieuse avait ajouté des êtres issus d’un imagier ou d’un fabulaire médiéval : coquatrix, amphisbène, basilic etc., sans omettre un griffon au bec de rapace outrageusement menaçant.

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Bientôt, les trois dinghies furent littéralement assaillis par une variété de monstres délirants : Mokele M’Bembe, sorte de plésiosaure d’eau douce au long cou, Mosasaure du Permien, serpents volants, qui, en grappes, sautaient à bord des canots, menaçant de les faire chavirer dans les eaux tumultueuses, Ophiderpeton (amphibien tétrapode serpentiforme ayant donc perdu ses membres, du Carbonifère supérieur d’Europe et d’Amérique du Nord, carnivore et fouisseur, de la famille des Aïstopodes), Brachydectes
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(amphibien serpentiforme aux membres atrophiés du Permien inférieur), hippopotames géants qui se mêlaient à la curée, crocodiliens divers plus ou moins antédiluviens participant à la fiesta cynégétique. Comme on aurait dû s’y attendre, Saturnin se retrouva pris à partie par des serpents d’eau volants :   c’était un écheveau d’ophidiens ailés comme des exocets, d’une teinte jade ou émeraude, à la peau venimeuse exsudant de poison, qui, doués de mimétisme, se confondaient avec des enchevêtrements de lianes. L’inanité des efforts de Beauséjour pour se libérer des attaquants fut remarquable. Toutefois, il bénéficia de l’assistance bienvenue de Carette pour se tirer d’affaire. Quant à  Deanna-Shirley, attaquée par un hybride de python molure
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 et d’insectoïde (tête articulée aux yeux à facettes et aux pièces buccales, qui paraissait avoir été greffée à la place de la reptilienne, animal courant dans les régions marécageuses d’Haäsucq) elle ne dut son salut qu’au fait qu’elle s’accroupit au fond de l’embarcation, s’enveloppant dans une des peaux de bêtes d’Azzo. Aux amphibiens et aux reptiles, il fallut bientôt rajouter les onces
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 ; ces derniers, affamés, prenaient pour cible les créatures de l’eau, aussi appétissantes pour leur palais que des poissons ordinaires. La gigantomachie qui en résulta permit d’obtenir un sursis aux téméraires explorateurs. Sur le rivage, tandis que les grenouilles de malvenue coassaient de plus belle, les héros aperçurent fugacement des ombres humanoïdes errantes, spectres encore une fois des soldats coloniaux de la Force publique, à l’uniforme défraîchi, délavé, à demi décomposés comme des zombies : âmes en peine. Assurément, ils symbolisaient la culpabilité coloniale de l’Occident.
Le répit fut de courte durée. Les survivants du carnage bestiaire retournèrent à l’assaut des dinghies, mais, sans crier gare, se matérialisèrent des succédanés humains en bois, marionnettes fabuleuses vêtues d’étoffes somptueuses et multicolores, originaires de Java, de Bali, du Cambodge, officiant dans les théâtres d’ombres de Chine ou jouant des scènes tirées du Mahâbhârata mythique et du Ramayana sans que Daniel-Lin y fût apparemment pour quelque chose. Armées de sabres effilés, elles poussaient des exclamations en sanscrit, en khmer, en mandarin et en javanais.

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Certaines d’entre elles présentaient des faces vermillonnées, cramoisies, ou encore des figures de jadéite ou de jais, apposées tels des masques carnavalesques, figures aux babines retroussées laissant dépasser des dents recourbées. Leurs traits inhumains les apparentaient à des singes Hanuman ou à des Sharpeï.
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 Leurs regards étaient farouches, courroucés : c’étaient des démons. Curieusement, en une mixité culturelle hétéroclite, d’autres personnages fantastiques s’étaient mêlés à cette embuscade salvatrice. Ils empruntaient à la fois au folklore de l’Ancien Régime français et aux superstitions de la Rome antique. Ainsi, un regard attentif pétri de connaissances encyclopédiques embrassant l’ensemble des croyances humaines pouvait identifier des diables écarlates mécaniques, articulés et progressant sur quatre roues, à la queue fourchue, brandissant une fourche miniature tridentée, marionnettes ostentatoires et baroques en provenance d’une de ces processions traditionnelles de la Fête-Dieu ou de la Sainte-Barbe, telles qu’on les donnait à Aix-en-Provence au XVIIIe siècle.
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 http://www.artsdelamarionnette.eu/scripts/atlasgate.dll/marionnettesdb/wa_vignette?ex=40791&docid=35727
 Et ces pantins – dont la préséance de l’espace sacré imposait qu’ils fussent derrière les autres - étaient accompagnés de génies, d’entités inconsistantes, volatiles et fuyantes, si ce n’était qu’elles étaient liquides, faites d’onde s’écoulant, onde vive qui revêtait l’aspect iconique de monstres chevelus et barbus aqueux, la nouveauté en la matière résidant en la présence d’un troisième œil protubérant, cyclopéen, au mitan de leur front, digne de celui de Polyphème mais aussi des Moschops paléozoïques, thérapsidés herbivores qui possédaient quelque parenté distante avec les dragons de Komodo.
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 Certains d’entre ces reptiles primitifs paissaient parmi l’ajonc, ouvrant de temps à autre leur gueule malodorante dans laquelle les bactéries affairées convertissaient leur repas végétal en décomposition. Et les génies des eaux extirpés de la colonne de l’Empereur Marc-Aurèle, du Miracle plébéien de la pluie, participèrent avec allégresse à la curée générale.
Les poupées du Ramayana et du Mahâbhârata – dont certaines figuraient Rama en personne – taillèrent en pièces les animaux impossibles après qu’elles eurent poussé des cris d’intimidation paralysant leurs adversaires – cris de samouraïs qui tuent, les découpant en rondelles avec leurs lames rutilantes, de manière à ce qu’il n’en restât que des sushis écailleux peu appétissants, flottant à la surface du fleuve, sushis inédits dont les remugles marécageux suffisaient à décourager les estomacs les plus endurcis et les moins allergiques. Même Saturnin – fin gourmet accoutumé à toutes les expériences culinaires multiculturelles d’Agartha City à l’exception du régime des Kronkos et des lycanthropes -  passa du jaune au vert après que ses narines eurent humé les effluves de ces rondelles d’anguilles-amphibiens, de ces serpents volants ou de ces hippopotames colossaux dont les steaks en formes de cercles parfaits eurent suffi à nourrir dix villages du Kasaï ou du Kivu pendant un mois. Leur tâche accomplie, les marionnettes légendaires disparurent aussi promptement qu’elles avaient surgi, laissant les compagnons de Daniel à leurs interrogations.

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- Est-ce vous qui avez fait cela ? l’interrogea Lorenza.
- Vous y êtes pour quelque chose, pour sûr ! glapit Dalio.
- Ah, empressons-nous de nous éloigner de ces saloperies puantes ! s’écria Carette. 
Le Superviseur éluda une fois de plus la réponse, gêné par cette personnalité qui échappait à son contrôle, s’autonomisait sans qu’il eût prise sur elle. Du moins, s’il s’agissait bien d’une Entité indépendante, celle-ci venait de se montrer bon prince, à moins que ce combat traduisît un affrontement suprahumain entre deux facettes antagonistes d’un seul et même être. Daniel était-il en conflit avec lui-même ou contrait-il réellement ce A EL ambigu et envahissant ? Tout cela ressemblait à une mise à l’épreuve, à un entraînement de survie « ludique » en vue d’autre chose. Mais pourquoi ?
- Je ne sais plus où nous en sommes, répliqua le Ying-Lung.
Aveu d’impuissance renouvelé. Spénéloss fronça le sourcil. Il se remémorait cette tentative de fusion mentale de tantôt. Impossible de sonder le Superviseur plus avant.
- J’essaie de recoller les morceaux, c’est tout. La communication avec Pierre et Erich me revient par bribes, par à-coups. Notre Boieldieu est en péril. Erich et Alban doivent redoubler de prudence. Je crois… que Von Preusse n’est plus dupe de leur identité. Alban a gaffé quelque part. Hâtons-nous !
Il n’en dit pas davantage. En haussant les épaules, Benjamin se remit à pagayer à toute vitesse. Les silences du commandant Wu ne l’intéressaient plus. Il avait d’autres chats à fouetter car fait pour l’action immédiate, de terrain.  Les trois dinghies purent franchir en accéléré deux cataractes supplémentaires. 
 A suivre...
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