samedi 1 octobre 2011

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain : chapitre 11 1ere partie.

Avertissement : ce roman érotique et saphique fin-de-siècle est déconseillé aux moins de seize ans.

Chapitre XI
Le cri de révolte et de refus d’Odile-Cléophée avait paralysé toute la salle par effet de surprise. Toutes les petites en étaient demeurées bouche bée. C’était la première fois que quelqu’une osait tenir tête à l’autorité de Cléore et s’élever, s’indigner contre la brutalité arbitraire de Délia.
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La jeune peste voulait encore frapper, bien que Jeanne-Ysoline eût perdu connaissance. Elle se moquait bien de ce NON ; elle voulait passer outre car seul un ordre express de Cléore l’aurait interrompue. Odile quitta son siège, se précipita sur Adelia, et lui saisissant le poignet sans que même les sbires de la comtesse de Cresseville s’interposassent, le lui tordit, l’obligeant à lâcher le flagellum en un cri de douleur mêlé de déception. L’inhumaine domptée, la rebelle affronta Cléore, la défiant du regard.
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Subjuguée, admirative devant cette absence d’à-propos, ce culot, cette énergie et cette volonté, Cléore n’osa sévir, alors que Sarah eût fait expulser la révoltée sur-le-champ, à moins qu’elle n’eût été envoyée à la Mère afin que celle-ci fixât sa peine. Les autres fillettes de l’Institution lui paraissaient trop fades, trop obéissantes, sans grande personnalité, trop hypocrites surtout. Elle qui transgressait sans cesse la morale, avait enfin trouvé une personnalité forte, capable de désobéissance. Certes, en principe, Odile-Cléophée risquait la dégradation et le bannissement, mais, de crainte qu’elle fût bavarde, qu’elle racontât ce qui se passait à Moesta et Errabunda, Mademoiselle de Cresseville se contenta de prononcer des paroles confondantes :


« Mademoiselle Cléophée, bien que présentement, vous venez de commettre une grave faute de discipline, je vous annonce solennellement qu’après demain, en même temps que Mademoiselle Quitterie, ici présente, vous aurez l’honneur de recevoir votre promotion. Je vous proclame rubans jonquille. Mademoiselle J. N. (elle ne dit que des initiales mystérieuses) passe cet après-midi. Je lui parlerai de vous dès que possible. Je décrète cet incident regrettable clos. Que l’on amène un brancard pour transporter Mademoiselle Jeanne-Ysoline à l’infirmerie, où on lui administrera les soins nécessaires. Que Mademoiselle Hortense s’y rende aussi. Je ne puis décemment tolérer la présence de filles blessées dans notre établissement. Nos clientes exigent des pièces de biscuit parfaites. Elles ne voudront jamais d’un bibelot ébréché. Notre matériel humain se doit de demeurer d’une qualité irréprochable. J’en ai terminé pour ce jourd’hui. Mesdemoiselles, messieurs, à ce soir pour souper ! »


A ces mots, Délia voulut protester, mais un geste de la main de son adorée suffit à éteindre en elle toute velléité critique. Selon Odile, Cléore se défilait, refusait d’assumer, bien qu’elle dirigeât l’Institution d’une main de fer, excellemment secondée par son duo redoutable de Burke et Hare et veillât à ce que les affaires ne s’en allassent point en eau de boudin. Les faiblesses de la comtesse se révélaient au grand jour. De plus, une expression l’avait choquée, sortie comme si de rien n’était des petites lèvres pourprines de Mademoiselle : matériel humain. Cela signifiait qu’ici, on déshumanisait les enfants, qu’on les transformait en objets, en poupées vivantes, disons en joujoux pour ces mystérieuses clientes qu’Odile n’avait pas encore vues. Le brusque départ de Cléore, qui était en train d’ordonner à Michel qu’on lui attelât une voiture pour Château-Thierry, confirmait les mots de la pauvre petite Bretonne : Mademoiselle partait pour son travail de trottin en ville. Parallèlement, elle chargea Julien d’une mission : il fallait qu’il s’enquît de la mystérieuse J. N., présente en ce moment à Château-Thierry, descendue à l’Hôtel Théodoric l’avant-veille, et qui avait envoyé un Petit Bleu à Cléore l’informant de sa venue. Rendez-vous lui serait fixé l’après-midi vers trois heures à Moesta et Errabunda dans la bibliothèque. Julien s’éclipsa sur-le-champ.


Les autres filles dégoûtèrent plus que jamais Odile. Elles lui parurent veules, stupides. Sans doute leur jeunesse et leur naïveté excusaient bien des choses. Peut-être qu’aussi, venues pour une bonne part d’entre elles du ruisseau, du fait qu’elles mangeaient tous les jours à leur faim, qu’on les habillait comme des filles de riches jusqu’à l’exagération, qu’elles avaient un foyer pour dormir, de beaux jouets de luxe, une école pour apprendre, et qu’elles étaient frivoles et coquettes comme toutes les petites filles, elles finissaient par tirer un trait sur leur basse extraction et remerciaient la main dans laquelle elles venaient picorer et becqueter leur pitance. Trois repas par jour ! Un toit ! Un lit ! De jolies robes ! De beaux dessous ! Des chaussures ! Des poupées ! C’était inespéré ! Toutes soumises à Cléore sans discussion, Cléore qui n’eût pas compris qu’elles manquassent de respect à celle qui les avait extirpées de la fange et transformées en quelque chose, tel le Tiers Etat de l’abbé Sieyès.


Odile se résigna à regagner sa place, en grommelant. Elle vit Michel et Sarah placer Jeanne-Ysoline, toujours pâmée, sur la civière et l’emporter. Elle retint quelques larmes avec peine, elle qui, peu d’heures auparavant, eût fui cette enfant au vu de ce qu’elle lui avait fait la précédente nuit.



Une fois Cléore partie, le cours débuta. S’approchant du tableau noir, Délie, qui, comme on sait, excellait dans le dessin, commença à tracer deux croquis qui représentaient, de profil, des bustes féminins revêtus de leur corset. Des flèches indiquaient, sur le dos, les emplacements du laçage, tandis que la craie d’Adelia complétait le schéma démonstratif en dessinant les positions des mains affairées au délaçage de cet indispensable élément de séduction de la gent féminine. Elle indiquait les différentes étapes par de grandes lettres capitales, des A, des B et des C.
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Le croquis achevé, Adelia, de sa voix minaudante insupportable de petite chatte poseuse, déclara :

« Aujourd’hui, mesdemoiselles, nous allons aborder une question capitale : comment délacer avec délicatesse et tact les corsets de nos clientes afin de les soulager d’un carcan qui les oppresse et qui, cependant, est obligatoire dans le grand jeu de la séduction et de la coquetterie. Il est préférable que de petites mains d’enfants s’occupent à cette tâche complexe, à ce rituel indispensable dans l’expression d’Eros. »


Cependant, plusieurs des domestiques perruqués de la veille, qui avaient officié au souper, s’en vinrent en la salle de classe, transportant une vingtaine de mannequins d’osier, tous pourvus de leur corsetterie baleinée. Ces bustes grinçaient sur des roulettes. Les silhouettes étaient à l’identique, cambrées, la gorge généreuse, la taille de guêpe, conformes aux canons de beauté de notre temps. Il y avait un mannequin pour deux élèves.


Tandis que Délie, règle en main, commentait ses croquis en expliquant comment les étudiantes devaient entreprendre le délaçage en plusieurs étapes, Daphné, pour la pratique, effectua les manœuvres sur un des bustes avec une habileté confondante qui trahissait l’expérience de la chose. Toutes les petites filles durent s’affairer, par paire, l’une aidant l’autre, certaines avec gaucherie, les doigts gourds, d’autres agiles comme de petits singes, qui, en moins de deux, parvenaient à extirper ces poitrines artificielles de leur cage imposée.


Odile se retrouva avec Ysalis, une de ses voisines de tablée de la veille. La jolie brunette de neuf ans, adonisée de nœuds orange, était jà experte, alors qu’elle méprisait les autres encore inhabiles, préférant qu’elles se débrouillassent toutes seules. Elle raconta en zozotant à la fausse Cléophée qu’elle avait une cliente habituelle, qui venait trois fois la semaine, que cette cliente exigeait qu’Ysalis la mît torse nu et lui permît d’exhiber une poitrine conséquente aux mamelons tumescents d’où exsudaient et perlaient en permanence des gouttelettes d’un lait délicieux et nourrissant. Militante de l’allaitement maternel, cette Dame, par ailleurs féministe, disait que c’était à la mère de nourrir ses enfants et que c’était tant pis pour elles si toutes les nourrices morvandelles se retrouvaient chômeuses au cas où viendrait à nos élites l’envie d’appliquer ses recommandations de fanatique. Ysalis prenait lors la tétée des seins énormes de cette Dame, l’un après l’autre comme un marmot en couches, se gavait de ce lait riche, calorifique et fantastique jusqu’à ce que son petit ventre de marie-salope fût des plus tendus et qu’elle en rotât d’aise.

« Z’est zelon moi le meilleur lait maternel de toute la doulce Franze ! En même temps, la zentille dame à la zolie poitrine, elle me gratte et me zatouille partout zusqu’à ze que z’en zois fort aize. Z’est si bon que ze me fais pipi dans mes pantaloons zans retenue ! » s’exclama-t-elle, enthousiaste, avec son blèsement de poupée niaise. Cette manie qu’avaient la plupart de ces nigaudes de s’exprimer de manière compassée et artificieuse, comme sous l’Ancien Régime, et de zézayer bêtement, horripilait la jeune fille des rues. Cette Ysalis, au prénom compassé et grotesque sans doute attribué d’office, eût mérité qu’on lui administrât un bon camouflet et qu’on lui arrachât tous ses nœuds. Odile se disait qu’il y avait beaucoup de choses étranges et anormales à découvrir ici. Elle irait de surprise en surprise.


Le cours s’acheva, avec des résultats inégaux. L’heure de la pause méridienne approchait, puis, d’après ce qu’Odile avait pu saisir çà et là des bouches empruntées des pécores, il y aurait d’importantes clientes cet après-midi, et qu’il fallait qu’elles les traitassent toutes avec de grands égards. Surtout, un client, le seul homme habitué des aîtres viendrait, réservé d’office à Délie : le bourreau de Béthune. Odile se promit d’aller au chevet de Jeanne-Ysoline dès son repas terminé.



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La jeune fille avait mangé sans empressement ni enthousiasme une soupe aux lardons et un bon romsteak saignant à souhait, le tout accompagné de brie et de fruits divers juteux, abricots et reines-claudes notamment. Elle avait demandé à sa voisine, Stratonice, où se situait l’infirmerie.


« Au bout du pavillon de droite, au second étage, lui répondit la fillette d’un ton neutre entre deux louchées de soupe au lard. Je crois qu’il y a en ce jour trois patientes aux petits soins, ajouta-t-elle, d’un air presque blasé. Armance n’est pas venue manger avec nous. Elle se plaignait d’avoir mal aux dents. Je lui ai dit d’aller se faire soigner. Elle s’est exécutée en grognant de douleur. »


Odile se hâta de sortir du bâtiment principal de l’Institution et se rendit avec célérité au pavillon indiqué par Stratonice, un bâti néoclassique un peu décrépit, dont certaines pièces demeuraient désaffectées et servaient de dépotoir de meubles et d’objets usagés et dépareillés, y compris des instruments aratoires qui semblaient remonter avant 1800, notamment des vieux trains de charrues ayant appartenu à quelques coqs de village acquéreurs de biens nationaux sous la Révolution. Elle gravit les deux étages à balustrade du plus vite que ses jambes enfantines le lui permettaient. Lorsqu’elle fit son entrée dans l’infirmerie, elle s’attendait à quelque chose de sordide avec de la crasse, des amas de bandages souillés et de charpie immonde à même le sol, des flaques de sang, des odeurs de viande pourrie, comme dans un de ces hôpitaux militaires improvisés où gémissaient les blessés amputés, gangrenés et agonisants, selon les récits que son oncle lui avait faits de la guerre franco-prussienne.


Ce fut la fragrance des nouveaux désinfectants modernes qui l’accueillit. Odile eut la surprise d’une pièce spacieuse, avec des fenêtres et fenestrons, peuplée d’environ une douzaine de lits blancs, avec des rideaux, une literie irréprochable, un parquet propre, bien encaustiqué, et deux infirmières qui officiaient, deux jeunes femmes un peu sèches, au chignon sévère, à la tenue de nurses d’Outre-Manche, Marie Béroult et Diane Regnault. Certes, la peinture des murs s’écaillait quelque peu, bien qu’ils eussent été blanchis à la chaux. Le plafond, un peu haut, ce qui trahissait une pièce difficile à chauffer en hiver, rappelait la destination primitive de cette salle commune : les profusions de stucs et de peintures ridicules emplies de putti et de naïades dénudées dans le goût rococo de Boucher ainsi qu’une ancienne tribune réservée à des musiciens au fond, tribune où se rouillait un orgue, prouvaient que nous étions dans une ancienne salle de bal du temps du Bien Aimé. De même, avant la salle païenne avait dû exister une chapelle, vite laïcisée par la noblesse libertine de ce temps de débauches.


Comme elle l’avait prévu, seuls trois de ces jolis lits d’enfants malades étaient occupés. Dans le premier, Armance, une « rubans orange » aux cheveux mordorés et au visage de gros bébé, poussait des geignements de petite comédienne. Elle arborait une chemise de nuit beigeasse toute brodée et un vilain mouchoir jaune noué sur ses joues enflées par la rage de dents. Elle ne cessait de pousser des plaintes pathétiques, exagérant à dessein afin que les nurses s’apitoyassent sur son sort. Elle n’arrêtait pas de marmotter en pleurnichant : « Oh j’ai mal, j’ai grand mal ! Petit Jésus, que j’ai mal ! » Assise sur un autre lit, un peu plus loin, même pas changée en toilette de nuit, la jeune Hortense paraissait indifférente, très occupée à jouer aux bonshommes avec ses petits doigts pansés du matin. Cela lui faisait comme des nœuds comiques de tissu, et Hortense imaginait des petites historiettes, des personnages, soliloquant dans son monde intérieur, babillant sans fin ses saynètes naïves où chacune de ses extrémités jouait son petit rôle de Monsieur, de Madame, de Mademoiselle, de la vilaine maîtresse d’école qui punissait en frappant de sa férule ou du méchant gendarme de Guignol.


Dans le troisième lit pris, au fond de la salle, il y avait Jeanne-Ysoline. Odile s’adressa à la première nurse, Diane Regnault, une femme d’environ trente ans, une brune aux besicles sévères et plate comme une planche.

« S’il vous plaît. Je m’appelle…Cléophée (elle avait buté sur ce nom imposé) ; je suis élève euh ici et je souhaiterais rendre visite à Mademoiselle Jeanne-Ysoline de Kerascoët.

- Ici, on ne reçoit pas de visites, lui jeta d’un œil noir la revêche infirmière. Ordre de la comtesse de Cresseville et de miss Adelia.

- C’est que…Mademoiselle de Kerascoët est gravement meurtrie. Elle a grand besoin d’un soutien euh…moral. »

Elle cherchait ses mots, ne maîtrisant qu’avec difficultés la langue précieuse de ce lieu étrange et étranger, de ce microcosme voulu par Cléore de Cresseville, de ce nouveau Saint-Cyr. La nurse à la coiffe immaculée et au tablier d’un même blanc étincelant par-dessus une robe sans apprêts, mis à part des manches de dentelles, parut se laisser fléchir.


« C’est bon. La demoiselle est là-bas, au fond. Ne restez pas plus de dix minutes. Elle souffre beaucoup. Si nous n’y prenons garde, elle pourrait gravement s’infecter. Nous allons devoir la toiletter et renouveler le désinfectant et les bandages. Une de ses blessures s’est rouverte tantôt et nous avons dû l’étancher. Elle ne sortira pas de l’infirmerie avant plusieurs semaines. »


Tremblante d’émotion, Odile s’approcha du lit blanc dont elle tira légèrement les rideaux, lit où, allongée sur le ventre tant son dos et son postérieur étaient meurtris par la monstrueuse Délie, Jeanne-Ysoline avait repris connaissance. Le visage enfoncé dans un coussin moelleux, la jeune Bretonne murmura d’une voix à peine perceptible :

« C’est vous ma Cléophée, ma mie fidèle… Je sais que c’est vous. Mes sens blessés ressentent cela. Voyez comme Miss O’Flanaghan m’a arrangée et déshonorée jusqu’à mon intimité de jeune vierge. Je ressemble à une momie d’Egypte, n’est-ce pas, à une petite chatte sacrée embaumée par les anciens Egyptiens, un de ces minets momies qu’on voit, parfois, en certains musées d’égyptologie…Je suppose que vous êtes trop pauvre pour aller au musée… Pourtant, à Paris, le Louvre est gratuit. Je m’y suis souvent rendue dès que j’ai su lire.
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- Reposez-vous. Essayez de dormir.

- Dans cette position, je ne puis, ma mie très chère. Je suis écorchée vive, mon dos n’a plus de peau et je ne peux me retourner. Et mes cheveux, mes pauvres cheveux…perdus. Jamais, depuis ma naissance, cette somptueuse parure n’avait été coupée. J’en…j’en étais si fière. C’est comme si…comme si on m’avait tondue à la manière d’un roi fainéant mérovingien privé de sa toison virile…pour m’enfermer comme lui dans quelque monastère.

- Je vous promets qu’ils repousseront encore plus beaux qu’avant.

- A propos de momies….

- Parlez moins, Jeanne-Ysoline. Vous vous épuisez.

- Je…je voulais vous reparler des chats. J’aime ces animaux tout en grâce et mystère. J’en ai eu un autrefois. Il avait un pelage soyeux, bicolore, noir et blanc. Je l’avais appelé Mignonnet. Autre chose… Feu mon grand-père, un jour, dans notre vieux château des Kerascoët, découvrit en notre cheminée un pauvre félin tout momifié dont la dépouille devait peut-être remonter à notre grand Roy Louis XIV…J’avais alors six ans.

- Vous avez besoin de repos. Vous avez perdu pas mal de sang. Ce spectacle me désole. Délie mérite un juste châtiment. C’est une barbare.

- Je ne désire point me venger, fit la jeune Bretonne dans un souffle. Par contre, ma Cléophée, entre nous deux, c’est désormais à la vie comme à la mort. »


Elle était entièrement nue à l’exception des bandages qui la recouvraient toute, sauf ses membres et son visage. Elle souffrait grandement, serrait les dents pour ne pas hurler. Le haut de sa tête, presque scalpé par Délie, était lui-même entouré de pansements encore tachetés d’hémoglobine. D’une des bandes du derrière de la fillette, fort malmené, on apercevait une macule sanglante allant s’élargissant. Tous ces amas de tissu vil voué à la souillure étaient si épais qu’ils en constituaient des sortes de saillies herniaires dorsales et fessières, des bosselures où le travail insidieux de l’infection post-traumatique, tout en prolégomènes, s’insinuait peu à peu, sans heurt, comme un exorde à la souffrance christique. A travers l’épaisseur de la gaze et du tissu, le pointillé des plaies causées par les pointes de métal du flagellum exsudait ses sanies séreuses. Les zébrures profondes et les trous mutilants de ces chairs enfantines disputaient leur territoire morbide immondiciel à la superficialité des plaies mineures, qui s’encroûtaient déjà sous l’effet de la coagulation, exulcérations et excoriations formant autant de mouchetures qu’une vérole épidermique de bâton de chaise de bordel. Les balafres des lanières du fouet étaient sous les bandages comme autant de sillons d’où pouvait émerger, pousser, croître, une moisson de pus et de mort. Le dos de Jeanne-Ysoline était devenu à la semblance d’un livre ouvert sur la pourriture martyrologique, un psautier de la sainteté tracé sur les chairs mourantes, une inscription lapidaire épidermique de Graptoï byzantins écorchés, un dos voué à se corrompre, à se marbrer du noir de la gangrène. Mais les nurses veillaient. Elles oeuvreraient afin que ces horreurs se désinfectassent toutes, se lavassent des sanies thanatologiques et n’entraînassent point la mise en bière prématurée de l’ange adorable qu’était Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët.


« Infirmière ! Infirmière Béroult ! geignit la malade. Je sens se rouvrir une de mes plaies. Par pitié ! Seigneur, sauvez-moi ! »


Munie d’une seringue de Pravaz, la seconde nurse administra une dose de morphine à Jeanne-Ysoline qui tomba dans une semi torpeur.

« Nous allons changer ses pansements. Vous devez quitter cette salle, mademoiselle. »

L’enfant brune ne se fit pas prier davantage. Elle se résigna à prendre congé. Les lèvres d’Odile murmurèrent un « au revoir » que Jeanne-Ysoline, assommée par la drogue, n’entendit point. Par contre, tandis qu’elle s’éloignait de cette couche de torture, alors qu’elle ne parvenait plus à retenir ses pleurs, ses oreilles perçurent un bruit régulier et familier de claudication. La clopinante petite Quitterie lui faisait face, rouge comme un coquelicot, elle d’habitude si pâlichonne, essoufflée par tant d’efforts imposés à ses bronches si faibles, par ces deux étages gravis.

« Mademoiselle Cléophée ? l’interrogea-t-elle comme si elle doutait aussi de cette identité à la semblance d’une tromperie, d’une usurpation, d’un masque imposé par les autres, alors qu’elle avait été, elle, Berthe Louise Quitterie Moreau, l’ultime pensionnaire de Moesta et Errabunda à avoir pu conserver un de ses petits noms.

« Une…une cliente vous attend à la bibliothèque. C’est votre première visiteuse, je crois. »

Elle toussa à s’en arracher les alvéoles bronchiques. Cette fouine maladive avait grandement besoin de consulter un médecin au lieu de se soigner empiriquement avec des potions de grand’mère qui sentaient bien mauvais.

« C’est une bien belle femme, une étrangère. Elle est grande, fort jolie, bien habillée quoique assez spécialement. C’est une amie de Mademoiselle Cléore. Suivez-moi. C’est dans l’autre pavillon, au premier. Je vous accompagne. »

Elle fut prise d’un nouvel accès de catarrhe comme un vieillard atteint de bronchite. Puis, clopin-clopant, Quitterie fit quitter l’infirmerie et le bâtiment à Odile jusqu’au lieu de rendez-vous de la mystérieuse première cliente. Nonobstant les paroles d’Ysalis, qu’elle avait jugées fantaisistes et propres à un esprit dérangé et stupide, notre brune enfant allait enfin savoir ce qu’il en était de cette maison dont elle commençait à comprendre l’extrême perversion.


***********


Debout dans la bibliothèque, accoudée à un confident de ces dames datant de Napoléon III, tout capitonné d’un velours d’une nuance vert tendre, miss Jane Noble, trente-quatre ans, de nationalité américaine, fumait nerveusement une longue cigarette roulée dans du tabac de Virginie en attendant celle dont le message de Cléore, que Julien lui avait communiqué tantôt à l’hôtel, lui avait parlé avec tant d’éloges.
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C’était une femme à la chevelure brun clair, de ces bruns subtils d’Anglo-Saxonne tirant sur le marron soutenu qui se mordore parfois au soleil des rives du Potomac. Son teint était rose, ses yeux d’un bleu de pervenche. Une brune avec une peau et un iris de blonde, mais tellement plus belle ainsi. Sa stature était élevée pour une femme, bien qu’elle conservât en sa silhouette grâce et harmonie car, sous la toise, miss Noble atteignait les cent soixante-quinze centimètres. Elle incarnait le type même de la femme émancipée. Appartenant à cette élite bostonienne tant vantée par nos viragos nationales, miss Jane Noble s’adonnait au journalisme, à la littérature et au militantisme politique au sein de clubs très actifs, très revendicatifs, non seulement en faveur du vote des femmes, mais aussi de leur libération morale, économique et sexuelle. Dans un célèbre article scandaleux de la Boston Gazette où elle officiait, elle s’était faite l’apologiste de l’ouverture de lupanars pour femmes, non seulement des bordels où ces dames fraieraient avec des prostitués mâles, mais aussi des établissements purement destinés aux pratiques saphiques vénales. Jane Noble se vantait à qui voulait l’entendre qu’elle avait été déniaisée par une tribade à l’âge de dix-sept ans. Sportive émérite, elle pratiquait le lawn tennis, l’équitation, la natation et la gymnastique suédoise.
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Impatiente de lier connaissance avec ce jeune esprit rebelle qui, elle le pressentait, était pareil au sien, un de ces esprits militants de l’égalité des sexes, perpétuellement en révolte contre l’arbitraire phallique, qui constitue la sanior pars de la légion des meilleures partisanes du droit de vote des femmes, miss Noble se contraignait à ronger son frein en s’imposant la contemplation forcée du décorum chargé de cette pièce baroque et confinée, obligeant le saphir de ses prunelles à s’attarder sur les boiseries de palissandre, sur les lambris et les rayonnages de chêne, de cèdre et de bouleau, sur ces perses à ses pieds, tout en arabesques et figures stylisées indéchiffrables, ou encore, sur ces tapisseries, l’une d’Aubusson, l’autre des Gobelins, qui toutes deux partageaient la commune évocation d’un épisode de l’Hombre de la Mancha, ce Don Quichotte qu’elle admirait au nom de la transgression et de la destruction créatrice de l’ordre ancien.


Non pas qu’elle souffrît d’un abus de donquichottisme. Elle n’en dégustait que l’épicarpe, la peau du fruit, abandonnant à d’autres fanatiques de la compassion et de l’altruisme la pulpe interne, la chair de la pêche juteuse.


Cependant, miss Noble fatiguait. Sa langue s’épaississait ; elle n’avait absorbé ni laudanum, ni chloral depuis la veille au soir, et cela l’importunait. Elle avait besoin de se rafraîchir le corps et les idées et regrettait qu’elle ne fût point le Palémon, ce personnage mythologique changé en dieu marin qui eût trempé avec délice dans toutes sortes d’eaux émollientes. Le violent tabac brun dont elle abusait, au nom de la liberté des femmes, desséchait ses muqueuses et son gosier et gâchait son haleine : elle avait grand besoin d’une bonne gorgée d’absinthe, elle qui goûtait en esthète à l’encanaillage des assommoirs.

Les dos des maroquins, qu’ils fussent de cuir ou d’autres matières, rouges, verts, bleus ou ocres, ne l’intéressaient aucunement. Trop d’obscénités composées par des mâles, de leur point de vue exclusif, peu d’auteurs nouveaux, à l’exception d’un Oscar Wilde en langue originale, cet auteur déroutant qu’elle avait rencontré à Londres l’an passé.


En cette pièce suant l’ennui et le confinement, bien qu’elle fût égayée par les plantes vertes, les vivariums et les aquariums qui en humidifiaient l’atmosphère à la semblance d’une minuscule portion de forêt vierge, miss Noble se retrouvait bien démunie, n’ayant pas encore éprouvé le besoin d’injecter dans ses veines, par le biais d’une petite seringue de Pravaz, cette salvatrice solution à sept pour cent qui décuplait ses facultés créatrices et son imagination érotique.


Elle était donc belle, grande, bien constituée, désirable quoiqu’adepte de Sappho. Les hommes aimaient à la contempler, à la dévisager, à cause de son teint de lys et de son iris bleu qui contrastaient avec ses boucles brunes, mais elle les détestait, les rabrouait lorsqu’ils se faisaient par trop entreprenants, se complaisant en la seule compagnie des femmes. Monsieur Manet ne s’était point trompé sur sa beauté ; lors qu’elle avait à peine vingt-trois ans, tandis qu’elle séjournait en dilettante en la patrie de La Fayette – ses sentiments francophiles étant fort appréciés en haut lieu – il l’avait peinte en compagnie d’un monsieur, un séducteur, qui l’avait rebutée. Elle avait posé dans une robe grise avec de discrètes passementeries bleutées. Le soir de la première séance de pose, à des fins de revanche, elle avait partagé la couche de Valtesse de la Bigne, comme par défi contre la grande bourgeoisie, qui était pourtant sa propre caste en Nouvelle Angleterre. Depuis, même si les rouages du temps semblaient inopérants sur elle, quelques signes annonciateurs, qui eussent dû l’alarmer, elle qui avait la vue fine, commençaient à marquer deçà-delà son cou et son visage blancs. Son épiderme se teintait d’un hâle indiscret, propre à celles qui s’exposent trop au soleil ; ce cou si pur s’épaississait ; le menton tendait à s’alourdir, les yeux à se cerner. Les joues, quoiqu’elles demeurassent rosées, pelaient parfois et se chiffonnaient, bien que ses mains d’albâtre d’une merveilleuse finesse et d’un velouté doux les soignassent et recourussent de plus en plus fréquemment à l’usage des crèmes, onguents et autres pâtes de beauté trompeuses. Mais l’iris d’azur demeurait intact dans tout son éclat céruléen et là était l’essentiel pour celles et ceux aveugles à percevoir les premier stigmates du vieillissement de la femme. La vie agitée qu’elle menait à Boston ou ailleurs, en féministe, journaliste et écrivain cosmopolite de talent, en bambocheuse aussi, était la seule chose qu’elle eût dû incriminer dans la fatigue de la face et l’amorce de flétrissure de cette beauté de brune claire.


Pourtant, Jane Noble n’était point un de ces personnages droit sortis d’un roman de Mr Henry James.
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Son élégance battait le haut du pavé tant elle était novatrice. Entre autres choses, elle abhorrait toute autre couleur d’étoffe que le bleu électrique, signe chromatique selon elle de la modernité. Contradiction avec sa toilette, pourtant fort bien, arborée sur la toile de 1879, et qui lui seyait à ravir. Ce refus obstiné de toute autre nuance tinctoriale dans ses vêtements tourna à la monomanie. Elle ne trouva aucune exquisité, aucune seyance aux tissus d’autres couleurs que ce bleu électrique obsessionnel et moderniste.
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Porter autre chose eût été selon elle comme se vêtir de chiffons d’étoupe ô combien inflammables, d’un justaucorps poilu d’homme sauvage, de velu médiéval du Bal des Ardents de Charles VI le fol,
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massue cloutée en sus, ou encore tel un de ces jacquemarts barbus et hirsutes de l’horloge de Saint-Marc à Venise, avec leur maillet et leur pagne de peaux de bêtes. Tout en devint monochromatique sur son corps, du linge intime, des déshabillés et négligés jusqu’aux bottines et aux gants de suède bleue. Elle équipa chez elle toute sa literie, ses dentelles et ses rideaux et tentures en bleu. Elle mit du bleu d’Espagne sur ses lèvres, poudra de bleu ses joues, vernit ses ongles de nacre bleue, teinta de reflets bleus ses boucles. Elle eut même l’idée de peindre son épiderme en bleu, voire de faire injecter dans son hémoglobine un colorant azur qui eût constitué la preuve sidérante que du sang de patricienne de Boston coulait dans ses veines et qu’elle était bas-bleus, corps bleu et ventre bleu ; mais elle se ravisa à temps. Elle exigea bientôt que l’on peignît, coloriât et teintât sa nourriture en bleu, de cette nuance bleu sombre dite kuanos chez les Grecs ou cyan en Amérique. Elle se fit servir des steaks bleus, des rôtis bleus, des pâtisseries bleues, du maïs bleu, des potages bleus, du poulet bleu, du bleu d’Auvergne, des Causses, du roquefort en abondance, du vin bleu, de l’eau minérale bleue, des entremets bleus, des oranges bleues…jusqu’à ce qu’elle s’en lassât et fît marche arrière de peur qu’on la jugeât aliénée et bonne pour le lunatic asylum. Elle s’arrogea donc des exceptions dans ses tenues, adoptant de nouveau des dessous blancs ou beiges, s’accordant çà et là des licences aux édits somptuaires ridicules qu’elle s’était imposés : foulards, gants, chapeaux, bottines et réticules recouvrèrent des couleurs plus classiques et conformes aux bonnes mœurs, aux bons us, sur sa petite personne de girafe bostonienne.


Cependant, loin d’être assagie, miss Jane Noble fut frappée de nouvelles lubies innovantes portant non sur la teinte, mais sur la forme et la coupe de la vêture de dessous et de dessus. Elle se mit à bannir, à ostraciser les fioritures, les fanfreluches, les dentelles, les falbalas inutiles, tout ce qui faisait d’une femme une cocotte de luxe ou de demi luxe, poussant son habillage jusqu’à l’épure cistercienne. Puis, elle s’affranchit du corset, de la chemise et des pantaloons, exigeant que toutes les Bostoniennes les brûlassent solennellement comme si c’eût été une nouvelle tea party. Elle remplaça ces stupidités de catins par des dessous révolutionnaires limités à deux pièces minimales en plus des bas : une sorte de brassière à baleines qui laissait ventre et nombril nus et des bloomers très courts et bouffants, avec un empiècement triangulaire juste au milieu et une double rangée de boutons sur les côtés, d’un boutonnage dit à ponts, bloomers croustillants et impudiques nommés culottes ou pants, qu’elle bourrait de crins fort urticants afin d’empêcher que les mâles en rut la pelotassent. Par contre, quand elle partageait sa couche avec des amantes, ces dernières s’émerillonnaient à l’ouverture du fameux empiècement médian qui révélait un pubis et un sexe intégralement épilés. Par-dessus ces pants, elle enfilait une sorte de compromis révolutionnaire entre la jupe et le pantalon masculin, long, flottant, avec un entrejambes, qu’elle baptisa jupe-culotte, qui lui facilitait l’équitation et la pratique du vélocipède, dont de nouveaux modèles à pédalier médian se répandaient et qu’elle appelait bicycles.


Par égard pour les gamines de Moesta et Errabunda, Jane Noble s’était ce jour là assagie, optant pour un ensemble certes bleu électrique et dépouillé, mais à jupe longue véritable, avec un vrai jupon de percaline et de satin dessous. Concession arrachée par le conservatisme vestimentaire gaulois de cette bourgade de province ou volonté que les fillettes ne se choquassent point de sa tenue ? On ne sait. De lourds pendants d’oreilles en ambre jaune déformaient ses lobes. Elle écrasait nerveusement chaque mégot dans un cendrier d’étain gravé d’un listel féodal de sa main droite baguée. En lieu et place de l’alliance protestante qu’elle eût dû porter si elle eût convolé, son annulaire destiné à l’anneau nuptial arborait une chevalière sertie de lapis-lazuli enchâssée d’une topaze. Sa jolie tête était coiffée d’un étrange turban de soie damassée et de satin, comme une maharani jouant au rajah, turban d’une teinte violine au milieu duquel était inséré, telle une applique, un petit bijou de jadéite, taillé d’une pièce à l’effigie du dieu éléphant hindou Ganesha, ornement duquel partait une aigrette de plumes de Paradisier. Miss Noble trépignait toujours plus. Avait-elle eu raison d’envoyer cette boiteuse quasiment phtisique, cette Quitterie, à la recherche de la fameuse Cléophée que le message de Cléore lui avait tant vantée ? Le cendrier jà débordait. Elle le repoussa d’un geste méprisant de la paume jusqu’au bord du reposoir de santal d’où il manqua choir.


Elle se leva du confident capitonné et arpenta la bibliothèque. Ses yeux s’arrêtèrent sur un bouclier d’impi zoulou, sorte de trophée de chasse ramené par quelque Boer belliqueux après la bataille de la Blood River contre le roi cafre Dingaan. Elle chercha sa blague à tabac et s’aperçut lors qu’elle était vide. Résignée, Jane tira d’une poche de son corsage bleu électrique, nous vous le rappelons, corsage boutonné comme une jaquette d’homme, un étui d’ivoire sculpté à ses initiales, J.N., cadeau de Paul de Cassagnac, étui duquel elle extirpa un long et fin cigare de Hollande qu’elle coupa et qu’elle plaça dans une sorte de tube d’ambre et de nacre qu’elle mit dans sa bouche avant qu’une nouvelle allumette grillée en eût provoqué l’ignition. Tout en poursuivant sa marche agitée et en tirant maintes bouffées, la jeune femme prêta enfin attention aux contenus des aquariums et des vivariums dispersés dans ces aîtres. Le liquide des cages de verre destinées aux êtres aquatiques glougloutait et bouillonnait comme homard à l’étuve. Intéressée par les tragédies viles qui se déroulaient et s’accomplissaient dans ces prisons miniatures, fascinée par la laideur des bêtes qui s’y terraient, Jane goûta à des combats, des duels homériques, des bestiaires dignes d’un amphithéâtre Flavien en réduction. Elle s’amusa à exciter les animalcules immondes qui s’entredéchiraient par des ksi ksi, comme s’il se fût agi d’un combat de boxe anglaise. Ses doigts tapotaient les vitrages, embêtant ces bestioles répugnantes qui vaquaient à s’entredévorer. Elle parcourut des fragments de duels : myriapode contre scorpion, limule contre araignée de mer, blatte mexicaine contre mygale ou tarentule qui tissait ses arantèles d’aragne, scolopendre contre lézard Moloch.
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Elle remarqua même un aquarium où cohabitaient murènes et piranhas, bien trop calmes à son goût. Sans doute ces prédateurs étaient-ils repus. Comme peu satisfaite de la victoire par trop facile de ce nouveau gladiateur qu’était le scorpion noir, elle tira de son réticule un petit gantelet de fer, l’enfila en la main droite, ouvrit la cage du gagnant et l’en tira, le maintenant par la queue, juste au niveau de l’aiguillon et de l’ampoule à venin, temporairement vidée contre le myriapode. L’innocuité des piqûres répétées du petit monstre contre le fer de sa protection articulée la fit ricaner comme une sadique. Miss Noble arrosa le sable du sol de la cage avec une fiasque de gin qu’elle conservait toujours sur elle, de manière à ce que le liquide fort formât un cercle. Avant qu’il eût été absorbé par le revêtement sableux de ce fond, elle craqua une allumette et la jeta, en feu, sur l’alcool épandu. Le cercle enflammé, elle reposa précautionneusement en son mitan le laid arachnide qui, cerné, n’avait plus d’échappatoire. Comme dans ces célèbres figures alchimiques symboliques des traités arabes, le scorpion n’eut plus qu’à se suicider en piquant son tronc encéphalique avec le reste de son venin qui de nouveau se sécrétait. Alors, Jane Noble se surprit à rire à gorge déployée, dans un de ces accès d’infantilité cruelle qui la prenait parfois, comme quand elle se distrayait à faire éclater des crapauds en les bourrant en pleine gueule de ses cigares incandescents. La main de Quitterie, qui frappait l’huis, interrompit cet épanchement de contentement pervers.


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