mercredi 26 novembre 2008

Décapité parlant

A Henri Fantin-Latour, Octave Joly et George Langelaan.


Monsieur Charles Maurice de Talleyrand Périgord n'apprécierait aucunement notre XIXe siècle bientôt finissant, lui qui se vantait d'avoir connu la douceur de vivre de l'Ancien Régime! Scientisme, machinisme, positivisme, impressionnisme….Nous vivons, respirons, mangeons, dormons et mourons à l'époque des "ismes"! "Pluie, vapeur, vitesse": tel est le titre d'un tableau évocateur et proprement révolutionnaire de Mister Turner, tant il apparaît comme une prémonition de nos actuels beaux arts non académiques : trois termes qui résument intelligemment notre "révolution industrielle" et tous ses corollaires. Apprécions donc les romans de Monsieur Jules Verne et les expositions universelles comme celle que ce fat de maréchal Mac Mahon inaugura tantôt. Soyons de notre temps! Mais Henri, mon beau-frère, l'est-il réellement? Je pose souvent pour lui, ainsi que ma sœur Victoria d'ailleurs! Je tiens à rassurer messieurs les moralistes : je suis un modèle décent, vêtu de pied en cap! Il est parfois quelques accessoires intrigants sur les toiles d'Henri, qui peuvent attiser le regard d'érudits dévoyés : je n'ai pas oublié la récente affaire du dessus de table précolombien du tableau "La lecture". La jeune femme blonde, de profil, toute de noir vêtue, qui, méditative, écoute semble-t-il avec attention l'autre personnage féminin lire un quelconque ouvrage dont le spectateur ignore le titre, c'est moi, Charlotte Dubourg!
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Belle conception antiquisante de la lecture, remise en cause par Saint Augustin dans "Les Confessions", dans la fameuse scène de la rencontre du futur père de l'Eglise avec Saint Ambroise de Milan! Pourtant, sur le tableau, la lectrice apparaît bel et bien bouche close!
Je viens une nouvelle fois de contribuer à l'élaboration d'un chef d'œuvre pictural de mon beau-frère, avec Père et Mère, sans oublier Victoria, bien sûr! Me faut-il avouer qu'Henri m'a remarquablement valorisée sur sa toile, sobrement baptisée "La famille Dubourg"?
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L'espace du tableau paraît conçu pour que les regards focalisent sur moi. Je me détache nettement, habillée en tenue de ville : chapeau, manteau, uniformément noirs, comme les vêtements de bourgeois respectables de Victoria et de nos parents. Pourtant, on devine sous le manteau le port d'une robe bleue et je ne demeure point godiche et fade, puisque j'enfile un gant, l'air décidé, prête à sortir. Henri a-t-il voulu faire un clin d'oeil à "La dame au gant" de Monsieur Carolus-Duran, qui remonte à dix ans?
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Ou s'agit-il de la manifestation d'un amour platonique à mon égard? Ma beauté surpasse certes celle de ma sœur aînée, mais les dix années qui nous séparent jouent en ma faveur! Ceci n'empêche nullement cela : à bientôt vingt-neuf ans, je demeure demoiselle. Dois-je rappeler que Victoria n'a convolé avec Henri qu'à trente-six ans?

Assurément, nous vivons une époque bien étrange, que je qualifierais, c'est selon, d'hypocrite, de prosaïque, de contrastée voire de contradictoire. La philosophie positive côtoie l'engouement pour les sciences occultes. Puis-je vous remémorer que notre grand romancier et poète, Monsieur Hugo, s'est adonné au spiritisme? Lisez donc "Quia pulvis es" et méditez ces vers :
"Dieu donne aux morts les biens réels, les vrais royaumes.
Vivants! vous êtes des fantômes ; (…)"
Le machinisme n'est point exempt de sauvagerie et de violence : il permet d'occire son prochain d'une manière disons plus…"raffinée". Cependant, je ne pense pas que les victimes de la Commune puis celles de la Semaine sanglante avaient en tête quelque raison de croire qu'elles mouraient plus proprement que lors des batailles des âges barbares lorsque les balles ont percé leur poitrine!
Quant à l'hypocrisie… Monsieur Courbet ne peignit-il point un sexe féminin (horreur!) pour un commanditaire turc? Les maisons closes ne sont-elles pas affaires prospères courues par le Gotha? Une demoiselle de mon état, qui ne bénéficie ni du statut de majeure, ni du droit de vote se doit d'être chaperonnée! Pourtant, c'est en toute connaissance de cause qu'il m'arrive de sortir seule, surtout lorsqu'un critique d'art renommé, Monsieur Champfleury en l'occurrence, m'a donné rendez-vous en la galerie Davioud de notre tout neuf et éclectique Trocadéro. Un nouveau musée de moulages de monuments anciens y est en cours d'installation, selon la volonté expresse de Monsieur Viollet-Le-Duc. La notoriété de Champfleury n'est plus à faire : ami de Gustave Flaubert, partisan du réalisme, il a âprement défendu l'œuvre de Gustave Courbet, mort depuis peu. Son œuvre littéraire n'est point non plus à négliger.
"Une invitation de Monsieur Champfleury ne se refuse pas" me suis-je contentée de dire laconiquement à Victoria et à Henri, avant de m'éclipser.
Les rues de la capitale sont toujours autant animées, encombrées de charrois et d'attelages divers, des plus triviaux comme les pataches ou les voitures des vidangeurs, aux plus "fashionables", destinés au "monde", sans oublier vélocipèdes et grands bis, qui conviennent davantage à nos parcs qu'aux pavés. L'odeur de crottin et le clopin-clopant des sabots ferrés, sans omettre le grincement des roues parfois protégées par des bandages de caoutchouc résonnant sur le pavé parisien créent une atmosphère inoubliable manquant quelque peu à nos contrées provinciales endormies, bien moins agitées, comme par exemple Grenoble, la ville natale d'Henri.
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Le développement des transports hippomobiles en commun, avec ces lourds omnibus à impériale où se presse le menu peuple constitue une tendance de notre temps.
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Ce ne sont pas les véhicules à vapeur expérimentaux de Monsieur Amédée Bollée comme "L'Obéissante" ou sa toute nouvelle "Mancelle" qui pourront détrôner notre traction animale : leur manque de maniabilité est proverbial!
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N'oublions pas les immeubles, anciens ou modernes (ceux dus aux travaux du préfet Haussmann), dont les façades souffrent d'une tendance au noircissement à cause des fumées industrielles, les trottoirs tout aussi encombrés d'une "faune" bigarrée et interlope et les palissades et colonnes Morris couvertes d'affiches vite pourrissantes sous la pluie!
Paris conserve encore des stigmates de la Commune, avec les vestiges noircis du palais des Tuileries, que nos édiles semblent avoir renoncé à reconstruire. Il leur a paru plus judicieux d'investir dans de nouvelles constructions aux objectifs politiques affirmés : Le Sacré Cœur de Montmartre et le Trocadéro, insipide pâtisserie à campaniles, par ma foi!

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Dans la galerie Davioud, aux murs peints en rouge pompéien (teinte des fresques -fort osées- de la Villa des Mystères), aux poutrelles emblématiques de notre architecture moderne vouée au fer, j'ai été sobrement accueillie par Monsieur Champfleury face aux impressionnants moulages reconstituant les portails romans de Moissac et Vézelay.

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- Notre art chrétien du Moyen Age ne cesse de nous fasciner, me dit-il. Voyez ces maquettes, au pied du faux portail de Moissac: l'artiste a tenté de restituer hypothétiquement, à partir de la chronique d'un moine auvergnat du XI e siècle, Orderic d'Issoire, un Jugement Dernier de l'église du Puy, réputé disparu vers 1080! Il serait dû à un artiste énigmatique et maudit, Amaury de Saint-Flour. A côté, notre sculpteur des Beaux Arts a reconstitué le retable de cire de la vie de Saint Amadour, créé vers 1230 par Jehan de Mauriac! Admirez aussi la scène du tympan de Moissac inspirée de Saint Jean. Constatez la présence des archanges, du Tétramorphe (les quatre Evangélistes) et des vingt-quatre vieillards entourant le Seigneur. N'oubliez point le goût du fantastique de cette époque obscure : outre le trumeau de Moissac, décoré de monstres dont on ne sait s'ils sont infernaux ou divins, nous avons, parmi les répliques de chapiteaux isolés, un moulage du supposé Tétraphtalme d'Amaury de Saint-Flour, d'inspiration orientale, dont une copie de pierre est détenue à Nantes, dans les collections de Monsieur Dobrée.
- Merci pour votre commentaire érudit, Monsieur, mais je suppose que le but de notre rendez-vous ne se limite pas à une visite guidée de ce nouveau musée.
- Bien évidemment, mademoiselle Dubourg. Je souhaite m'entretenir avec vous au sujet des dernières créations de votre beau-frère. En tant que critique d'art, il m'est bon de recueillir les impressions des proches d'un bon peintre. Henri n'a pas dédaigné de me faire figurer dans une de ses toiles de groupes, voyez-vous. Comme je ne fustige que les académiques, ces pontes coincés de l'Institut, je ne me risquerais pas à commettre un papier incendiaire contre un de nos modernes talents! Cela ternirait ma réputation! Je ne vous cacherais point, cependant qu'il existe des artistes plus "radicaux" que Fantin. Avez-vous entendu parler de Paul Cézanne?
- Allusivement, je vous l'avoue.
- Bien. Monsieur Camille Pissarro m'a entretenu il y a quelques temps d'un nouvel amateur, un agent de change qui souhaite faire carrière dans la peinture : monsieur Paul Gauguin. Son pinceau est prometteur, mais il ne parvient pas à se plier aux nouveaux préceptes du groupe "impressionniste". Il dit vouloir aller plus loin!
Tandis que notre visite se poursuivait de reproductions de statues en moulages d'édifices gothiques, notre conversation s'orienta vers l'évolution de la peinture italienne du XIIIe siècle jusqu'à la Renaissance, de Giotto et Cimabue à Raphaël et Titien, sans omettre au passage La Maestà de Duccio, Masaccio, Masolino et le triomphe de la première Renaissance.
- Nos plus modernes peintres sont porteurs d'une révolution picturale en rupture avec toutes les lois de la représentation et de la perspective fixées depuis Masaccio. Un jour, Le Greco et les œuvres terminales du Titien feront figure de prémonitions, voire de prolégomènes, de l'art du prochain siècle! Vasari sera irrémédiablement dépassé!
Face au moulage de l'atroce transi de Ligier Richier représentant le cadavre décomposé du prince d'Orange, René de Chalon, dont l'original est à Bar-Le-Duc, une soudaine impulsion a traversé Champfleury.
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- Mademoiselle, je vous invite à poursuivre plus avant nos investigations dans le temple forain de la médecine moderne, l'attraction courue des boulevards par les amateurs de sensations fortes : les collections anatomiques et monstrueuses de monsieur Spitzner, avec son musée des horreurs et son spectacle du décapité parlant!
- Mais, monsieur, convenez-en : il s'agit là d'un canular bon à abuser les naïfs!
- Il faut de tout pour faire un monde!
Nous avons donc quitté le Trocadéro pour le boulevard Montmartre, aux trottoirs encombrés de camelots, d'hommes sandwichs et de crieurs de journaux. L'écrivain et critique a cependant préféré le fiacre à l'omnibus, nous évitant la promiscuité et les remugles d'une populace triviale parfumée à la crasse, au mauvais tabac et au graillon, parfois assommée d'absinthe, qui n'a pas le privilège de l'eau chaude à tous les étages.

Le lieu où la singulière impulsion de Monsieur Champfleury m'a conduit tient du compromis entre la pédagogie scientifique et moraliste et l'exhibition spectaculaire de phénomènes de foire dignes du cirque Barnum. Le musée des horreurs côtoie le cabinet des figures de cire anatomiques et historiques. Les spécimens formolés font bon voisinage avec les reconstitutions morbides comme "L'exécution de Cinq-Mars" ou "La chambre des tortures inquisitoriales de Torquemada, Bernardo Gui et Nicolas Eymerich" exposées dans la cave. Mais le clou du spectacle malsain, si l'on peut dire, est "Le décapité parlant", attraction tout droit importée de l'"Egyptian Hall" de Londres, où elle défraya la chronique voici quelques années. Ce "salon" ou musée, provisoire, intéresserait fortement monsieur Alfred Grévin, qui le convoite pour le transformer en un lieu plus respectable. Monsieur Champfleury s'est remémoré un souvenir tout personnel remontant à trente années de cela, lorsqu'un semblable cabinet de cires et autres bizarreries avait pignon sur rue en pleins Champs Elysées! J'ai préféré m'attarder devant les cires historiques plutôt que contempler les représentations pathologiques de Monsieur Spitzner, ces affreux organes, nez, membres et bustes colorés montrant les stigmates ou chancres vénériens et autres vitiligos et carcinomes. L'une des reproductions était particulièrement horrible : il s'agissait du moulage effectué après la mort du visage d'une pauvre créature de foire exhibée sur les tréteaux transalpins vers 1860 présentée comme la momie vivante du Pharaon Taâ Sekenenré, de la XVII e dynastie, le vainqueur des Hyksos : l'être n'était plus qu'un squelette vivant, rongé par une maladie dégénérative nommée lupus.
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Cela m'a rappelé un certain Monsieur de Maupassant, personnage qui fréquente assidûment les cercles réalistes et naturalistes avec l'intention de vivre de sa plume. Cet original a prétendu un jour que le naturalisme ne pouvait dédaigner l'insolite, et pour cela, il s'est lancé dans une évocation macabre des momies de la crypte des Capucins de Palerme! Ses attaches sont normandes, comme pour Monsieur Flaubert et notre oncle de l'Orne. D'infinies digressions sur l'auteur de "Madame Bovary" conduiraient mon accompagnateur à gloser sur ses sources concrètes, par exemple l'affaire de ce jacquot empaillé du Muséum de Rouen, mangé par les mites, que l'on retrouve dans l'un de ses récents contes! Contrairement à moi, quelques matrones de bas étage et de bonnes bourgeoises d'un certain âge m'ont paru fascinées par des bocaux de formol contenant des fœtus mal conformés, anencéphales, siamois ou cyclopes.
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Une virago a même pris Monsieur Champfleury par la manche pour lui demander ce qu'il pensait de la plus spectaculaire des cires Spitzner : l'évocation d'une césarienne où des mains de chirurgiens dépourvues de corps s'attardaient au-dessus d'un ridicule mannequin de parturiente aux yeux exorbités. Cette statue de cire, blonde, avait une tête de "cocotte" de maison de tolérance proche des goûts de Monsieur Manet, dont je réprouve l'art empreint de vulgarité sous prétexte de réalisme!
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Henri a osé le portraiturer il y a quelques années! Toujours est-il que l'érotisme équivoque se dégageant de cette reconstitution soi-disant pédagogique me révulse! Heureusement pour moi, nos grands personnages de l'Histoire et de la Littérature ont opportunément offert une heureuse alternative aux visiteurs que le goût de la monstruosité n'attire pas. Pourtant, selon certains critiques, la gent féminine éprouverait une fascination non-feinte pour les êtres déviants, particulièrement les "monstres" littéraires dits "classiques" : la créature de Frankenstein, Hugues le loup, le vampire de Polidori, l'homme-ours Lokis etc. Quant aux lecteurs masculins, ils pencheraient en faveur des momies égyptiennes de l'autre sexe, d'où le roman de monsieur Théophile Gautier, décédé depuis quelques années. Je n'y vois là que débauche à peine camouflée! Je me suis donc concentrée sur Henri IV, Louis XIV ou Napoléon le Grand. Devant une reproduction de Voltaire âgé sur son non moins fameux fauteuil, un Pierrot blafard, émule de Deburau, a tendu la main pour que je lui glisse une pièce afin qu'il puisse discourir sur les illustres statues de nos gloires nationales. Ce Pierrot jouait à l'automate et au mime, gagnant de cette singulière manière de quoi payer son écot. Il parlait sur le ton d'une mécanique dite "androïde". Mais les paroles qu'il m'a débitées ont été si délirantes que j'ai cru qu'il se moquait de moi! "Même la fugace et muette apparition de Monsieur Maurice Schutz,
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pourtant crédité au générique, dans "le Diable boiteux" de Sacha Guitry vaut mieux que cet artefact médiocre! Ce "Voltaire" est plus proche de celui de "Masques de cire" de Michaël Curtiz, film de 1933 du prochain siècle, que du vrai François-Marie Arouet! Un long métrage en technicolor bichrome, avec Lionel Atwill, Fay Wray, la fiancée du Gigantopithèque Kong, et Glenda Farrell, l'espèce de blonde délurée, dont l'ourlet de jupe est presque aussi long qu'en 14! Maurice Schutz, qui joua pour Dreyer! Maurice Schutz, l'immortel doyen des Goupi! Son Paganini chenu de "La symphonie fantastique" et son abbé Herrera, aussitôt abattu par Vautrin alias Michel Simon, forment autant de compositions caricaturales et alimentaires de ce pauvre Géronte, jouées avec l'accent italien ou espagnol! D'ailleurs, pour en revenir au sujet, même le costume de ce prétendu Voltaire sonne faux! Admirez plutôt mon maquillage, "mix" d'Harry Langdon et de Klaus Nomi! Pour une piécette supplémentaire, chère madame, je puis entonner un air de Purcell de derrière les fagots! A moins que vous ne préfériez que je vous fasse don de quelques fumetti d'Outcault comme "Yellow Kid" et "Buster Brown", quoique je ne vous interdise pas d'en pincer pour Scolari." Plutôt que d'en entendre davantage, j'ai préféré poursuivre la visite. Un bonimenteur en frac, à l'instant même, a annoncé que le public devait expressément se rendre à la cave du musée, où la représentation du décapité parlant n'allait pas tarder. Tandis qu'accompagnée de Champfleury, j'ai descendu les degrés qui menaient le chaland au sous-sol aménagé en salle des reconstitutions judiciaires du passé, une autre dupe du Pierrot lui a glissé un sou, et ce dernier a dégorgé de nouvelles sottises dignes d'un lunatique de Charenton : "Je suis un cerveau positronique du nom de Van- El. J'ai été conçu par Itzhak Nazimov en 1955. J'obéis aux trois lois de l'automation. J'appartiens à l'espèce "robot nazimovien". Savez-vous qu'à l'origine des "Avengers", il y eut "Hot Snow"? John Steed, le partenaire de l'acteur Ian Hendry, ne portait aucunement le melon à cette époque mais un banal trench "casual" au possible…Au fait, 'bonjour chez vous!'" La cave du musée sentait la moisissure et le salpêtre en imprégnait les murs. Outre les scènes précitées, d'autres reconstitutions émaillaient cet antre sinistre : l'écartèlement de Damien, le supplice de Cartouche sur la roue, l'assassinat de Marat et les exécutions de Louis XVI et de Tropmann, affaire récente qui n'avait pas dix ans. Les reproductions de guillotines frappaient par leur exactitude! Des masques mortuaires agrémentaient si l'on peut dire ce sous-sol : les chauffeurs du Nord, Marat, Tropmann (même le moulage de sa main était exposé!), la Jégado, Fieschi, Orsini, Lesurque et j'en oublie. L'atmosphère désolée de ce lieu générait en vous des sueurs froides. Seuls les gémissements des victimes soumises à la question et le bruit du couperet manquaient à l'appel! Au fond de la cave, plusieurs rangées de fauteuils et des rideaux nous ont indiqués l'emplacement du "clou" du musée. La théâtralité des aîtres était accentuée à dessein par des statues de bronze fort laides, rongées de vert-de-gris, hautes d'environ deux mètres, dont le caractère animalier à faire frémir Barye tant leur facture était médiocre, devait épouvanter les personnes trop émotives : ours grizzli, tigre du Bengale, gorille, mandrill et orang-outan, tous porteurs de chandeliers et de lanternes sourdes, dont les têtes inquiétantes aux crocs démesurés étaient coiffées de ridicules chapeaux tyroliens! Leurs luminaires crasseux diffusaient de chiches et fantomatiques lueurs. Ces monstres paradoxaux rappelaient les génies gardiens de tombes de la Chine ancienne.

Le metteur en scène de ces stupidités, plus maniaque et vétilleux que réellement scrupuleux, devait songer davantage aux bénéfices que lui prodiguait son attraction douteuse qu'à la vérité zoologique! Nous nous sommes donc installés, Champfleury et moi, sur les fauteuils de la première rangée, impatients d'un lever de rideau destiné à nous révéler la tératologique merveille! "Mesdames et messieurs, a repris le bonimenteur, je vous promets que vous allez en avoir pour votre argent! Je n'irais pas jusqu'à dire que la huitième merveille du monde va se dévoiler sous vos yeux, mais attendez-vous tout de même à un choc." Cessant là ses tartarinades, le prétentieux forain a saisi un sifflet et d'un "trrrit" strident, a donné au machiniste le signal du lever de rideau. L'être qui s'est dévoilé aux spectateurs avait de quoi faire sursauter le Gascon le plus gradasse! Imaginez une simple tête de jeune homme, les cheveux coiffés en catogan à la mode du XVIIIe siècle, semblant simplement endormie, et reposant sur un plateau lui même posé sur un guéridon!

Une vision dantesque et mémorable, dont les connotations valaient, me dit mon accompagnateur, les "Judith et Holopherne" et autres "Salomé et la tête de Saint Jean Baptiste" des grands maîtres de la peinture du siècle de Louis XIII! "Je vous prouverai la supercherie au moment opportun. Tout n'est qu'illusion! - Monsieur Champfleury, avouez que malgré tout, ce spectacle est saisissant de réalisme et de mauvais goût!" me suis-je contentée de répliquer. Le plastronnant Monsieur Loyal a repris la parole : "Je vais réveiller la créature. Vous pourrez ensuite l'interroger à loisir!" Le forain s'est mis à exécuter de grotesques gestes et passes cabalistiques au-dessus du pseudo décapité qui a aussitôt recouvré ses sens. Une grosse dame mal fagotée, qui m'avait tout l'air d'une concierge venue s'encanailler, accompagnée d'un gnome à moustaches cirées et à binocles, sans doute son mari, s'est levée et a aussitôt proféré une remarque : "Si c'est y pas du chiqué, il faut qu'cette tête nous cause d'son passé, fouchtra!" Le décapité a réagi prestement aux mots de notre Auvergnate endimanchée : "Tel que vous me voyez là, je suis une victime de la grande Terreur de 1793, madame. - Quand êtes-vous né? Ai-je osé demander. - Sous Louis XV, en 1767! Je n'avais que vingt-six ans lorsque je suis monté sur l'échafaud. Je suis un aristocrate, un authentique sang bleu. - Quel nom portez-vous donc? - J'étais le marquis de La Coueste des Lourdines! - Inconnu au bataillon! S'écria un spectateur d'allure professorale. En tant que physiologiste, je voudrais bien connaître les circonstances de votre survie, si vous n'en voyez pas l'inconvénient. - Je n'en disconviendrais pas, répliqua la tête. Reprenant une leçon apprise par cœur, le soi-disant marquis nous conta sa rocambolesque histoire, à laquelle je n'adhérai pas une seconde. Il acheva sa fable morbide en ces termes : - Ainsi, ce monsieur Duroy, collectionneur de têtes coupées et embaumeur, me sauva. Utilisant toutes les ressources du galvanisme, et alchimiste à ses heures, il parvint à maintenir mes fonctions vitales, bien qu'il échouât à recoudre mon corps à ma tête. Il me prodigua des soins tels que j'en devins en quelque sorte immortel! En quatre-vingt-cinq ans, je ne vieillis que d'une année. Il conçut pour cela un élixir physiologique axé sur un sérum d'éther mélangé à des décoctions de plantes indiennes d'Amazonie et à du mercure!" Champfleury m'a jeté, gêné : "Quelque chose cloche pour expliquer ce tour : le guéridon! Il aurait fallu une table tripode! Théoriquement, avec un pied unique central, on ne peut disposer le jeu de miroirs, reposant sur les trois pieds de la table, miroirs qui camouflent le corps du prétendu décapité! A moins que l'homme soit réellement monstrueux, cul-de-jatte voire homme -tronc! Nous devons nous en assurer et démasquer l'odieuse supercherie! - Faites comme il vous plaira, mais n'allons pas jusqu'à l'esclandre!" Par malheur, un client passablement agité nous a pris de vitesse. Cet homme grand et maigre, à la barbiche méphistophélique et au monocle noir était vêtu d'un costume anthracite de croque-mort. Une écharpe écarlate négligemment nouée jurait, créant une note anarchiste. Il était coiffé d'un béret de berger alpin et arborait une décoration factice, d'un ordre espagnol ou latino-américain! - Le Pierrot fou d'en haut m'a baptisé du sobriquet de Za-La-Mort! Acceptez ce pseudonyme! Sachez que tout cela n'est que chiqué et que le grinche qui veut nous écornifler de cette façon ne va pas l'emporter au paradis! Le bouif qui lui fournirait les bonnes galoches pour botter l'cul des Prusscos de l'Alsace-Lorraine n'est pas encore né! Allez-y, les aminches! Il siffla sa claque personnelle qui se tenait au dernier rang. Aussitôt, des fruits et des tomates pourries ont plu sur le guéridon en souillant le décapité qui glapit comme un Mascarille bastonné par un Scapin de commedia dell'arte! Une balle de lawn-tennis, nouveau jeu venu d'Angleterre, a rebondi sous le rebord du guéridon, alertant effectivement les voyous de la présence de miroirs. Ils ont donc concentré leur tir à cet endroit, brisant bientôt le jeu de glaces et même le pied de la table dont les esquilles de simple bois blanc se mélangèrent aux éclats de verre! Comme un cri de victoire, le chef des chenapans s'est exclamé en italien : "Per Baccho! Una macchina di corsa è piu bella che la Vittoria di Samothrace!" A se demander d'où et surtout de quand venait cette canaille! Quant à la vérité du trucage qu'elle nous a dévoilés, celle-ci était bien pis que ce que Champfleury avait supposé. Le pied du guéridon étant lui-même faux, une monstruosité s'est offerte aux regards médusés, provoquant cris d'effroi et pâmoison! L'être était constitué à première vue d'une tête androcéphale, mais celle-ci s'avéra en fait recouverte d'un masque de cire subtil - car la tromperie semblait indécelable-, enveloppe qui se brisa sous les coups des balles de lawn-tennis! Il perdit également sa perruque! Devant cette créature immonde, dont l'organisme entier tenait dans une terminaison céphalique à l'exception d'une espèce de tentacule "ombilical", que cachait le faux pied du guéridon, je n'ai pu retenir une exclamation d'horreur. La cervelle de l'être était à vif. Il comptait cinq yeux et une sorte de trompe terminée par une pince lui servait à la fois de nez et de bouche. Comment parvenait-il à s'exprimer avec un tel appendice? Ventriloquie du bonimenteur, paléophone ou phonographe perfectionné? Tout le réseau veineux et lymphatique de l'être transparaissait sous sa peau translucide, formée de squames iridescentes. Quant au tentacule du monstre, il était connecté à un réservoir, sorte de bonbonne emplie d'un "alcool" ou liquide physiologique dans laquelle baignaient des homoncules embryonnaires aux mouvements natatoires spasmodiques. La tête "vivait" en puisant sa nourriture dans les têtards alcoolisés, humains ou mammifères! Il s'agissait d'un "embryophage"! Je n'ai pu en savoir plus : la créature a littéralement fondu sous mes yeux tandis que, prenant brusquement vie, les animaux de bronze porte-luminaires se sont animés en grinçant, pour marcher d'un pas saccadé en direction des voyous. Pris de panique, chacun a tenté une dérisoire escapade mais les automates les ont rattrapés! J'ai cru percevoir leurs grognements de fauves! Le Méphisto au béret a été broyé dans les bras du gorille, hurlant en vain qu'on l'épargnât. Un de ses acolytes est parvenu à renverser l'ours grizzli dont le chapeau et le sommet de la tête se sont dévissés, nous révélant qu'il s'agissait là encore de monstruosités car ces bêtes "androïdes" étaient mues par un authentique cerveau humain greffé! Avant de m'évanouir, j'ai eu le temps de lire l'inscription de la plaque en fer forgé qui figurait sur le dos de l'ours : "Galeazzo di Fabbrini et Charles Merritt fecit AD MDCCCLXVI."
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Recouvrant ma conscience environ un couple d'heures plus tard, j'ai pu remarquer que Champfleury m'avait reconduite à domicile. Je reposais dans ma chambre, douillettement couchée, lorsque Victoria, qui me veillait, m'a conté la suite des événements, la voix entrecoupée de sanglots. "Les sergents de ville sont intervenus pour rétablir l'ordre lorsque la panique a pris un tour indescriptible. Plusieurs personnes ont été piétinées. On a dénombré vingt morts et autant de blessés! Par chance, Monsieur Champfleury a gardé toute sa présence d'esprit. Il est parvenu à te sortir du piège et de la foule de cette maudite attraction! Certains clients, pourtant de la bonne bourgeoisie, ont par contre fait preuve de lâcheté car la plupart des victimes sont des femmes! Ces veules se sont frayé un chemin à coups de canne et de parapluie! Le préfet de police et le préfet de la Seine ont ordonné la fermeture de l'attraction. Les scellés viennent d'être posés. - Ce qui veut dire que Monsieur Alfred Grévin pourra obtenir gain de cause et récupérer les locaux qu'il convoitait tant! Les responsables de la tragédie ont-ils été appréhendés? - L'arrestation du bonimenteur a été promptement menée. Quant au propriétaire, un mystérieux Anglais, il se serait enfui Outre-Manche. Ces deux sinistres escrocs auraient appartenu autrefois à la bande du comte Di Fabbrini, ancien chef des pickpockets de Londres, dont les méfaits ont défrayé la chronique parisienne voilà une douzaine d'années. Je n'ai pas dévoilé à Victoria le fond de ma pensée : j'avais lu le nom de l'Anglais gravé sur l'automate d'ours! Il devait s'agir d'un inventeur dévoyé. Me remémorant le vieux fait divers, j'ai répliqué : - Oui, l'affaire de l'enlèvement du juge Frédéric de Grandval, emprisonné dans les arènes de Lutèce, encore enfouies à l'époque. Elles abritaient un repaire et un laboratoire où des notabilités étaient maintenues captives et leur volonté annihilée. Un agent secret de Napoléon III, caché sous de multiples identités, aurait joué un rôle capital dans le démantèlement de la bande. Au fait, Victoria, parmi les hôtes singuliers de l'attraction, j'ai rencontré une espèce de Pierrot passablement dérangé. L'a-t-on aussi arrêté? - Un Pierrot? La presse n'en a pas parlé! Outre les clients victimes, aucun homme grimé en Pierrot n'a été retrouvé, indemne, blessé ou mort. Peut-être se sera-t-il discrètement éclipsé?" Le mystère du lunatique est demeuré entier. Quant au monstre, une hypothèse invraisemblable a traversé mon esprit. Les travaux astronomiques de Monsieur Camille Flammarion et la récente mise en évidence par Schiaparelli de canaux martiens étayent ma supposition : la créature hideuse pouvait provenir d'une autre planète. Sélénite, Martien, ou autre, peu importe. Vouloir affirmer sans preuve l'existence d'une pluralité de mondes habités risque de demeurer pour longtemps du domaine de la conjecture!

Christian Jannone.

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